Accueil > 13- Livre Treize : ART ET REVOLUTION > Une culture prolétarienne ? Pas pour Trotsky !

Une culture prolétarienne ? Pas pour Trotsky !

dimanche 25 mai 2008, par Robert Paris

"En définitive ce n’est pas la poésie qui doit être libre, c’est le poète"

Robert Desnos

Une interview de Léon Trotsky

sur la " Littérature Prolétarienne "

juillet 1932

Séjournant, à Prinkipo, chez Léon Trotsky, je lui ai demandé son opinion sur la littérature " prolétarienne " après l’avoir informé des débats que provoquent en Occident certains écrivains batailleurs. Il serait, je l’espère, ridicule et indécent de réclamer pour Trotsky le droit de représenter l’esprit révolutionnaire. Sa place est faite, quoi qu’on veuille, dans l’histoire. Comme acteur de la grande Révolution russe, il reste vainqueur, même banni. Comme écrivain, il accomplit avec une lucidité et une fermeté rares sa tâche de mandataire du prolétariat.

Il a commencé par me dire qu’à cause de ses occupations il ne se tenait plus guère au courant des mouvements littéraires, même de ceux qui s’intitulent " prolétariens ". Par suite, il ne lui convenait point de faire des déclarations. Mais, plus tard, ayant pris tout à son aise le temps de la réflexion, il m’a fait remettre une série de petits et de grands papiers qu’il ne me reste plus qu’à exploiter honnêtement. Le lecteur trouvera ici une interview échelonnée sur une quinzaine de jours et venue entre mes mains d’un premier étage qu’habite Trotsky au rez-de-chaussée où il m’hébergeait.


Texte de Léon Trotsky :

" Mon attitude à l’égard de la culture prolétarienne est montrée dans mon livre Littérature et révolution. Opposer la culture prolétarienne à la culture bourgeoise est inexact ou incomplètement exact. Le régime bourgeois et, par conséquent, la culture bourgeoise se sont développés dans le courant de nombreux siècles. Le régime prolétarien n’est qu’un régime passager et transitoire vers le socialisme. Tant que dure ce régime transitoire (dictature du prolétariat) le prolétariat ne peut créer une culture de classe achevée à quelque degré. Il ne peut que préparer les éléments d’une culture socialiste. En ceci consiste la tâche du prolétariat : créer une culture non prolétarienne, mais socialiste, sur la base d’une société sans classes. "

Je réponds à Trotsky qu’assurément il a raison de dissocier l’idée de culture de l’esprit de classe, mais que, cependant, cette discrimination n’est valable que pour une échéance encore indéterminée. En attendant, il est concevable que la classe ouvrière, dans sa période de lutte pour la conquête du pouvoir et l’émancipation toutes les catégories de travailleurs, se soucie de créer, même avec des moyens suffisants, une culture particulière, provisoire, précisément appropriée aux besoins de la lutte révolutionnaire. Cette culture qui n’a rien de définitif dans le temps et qui est strictement limitée dans les sociétés contemporaines, n’est-elle pas nécessaire ?

" Oui, réplique Trotsky, et vous voudrez bien souligner que, moins que personne, je ne serais disposé à faire fi des tentatives de création artistique ou plus généralement culturelle qui viennent s’insérer dans le mouvement révolutionnaire. J’ai seulement voulu dire que les résultats de ces tentatives ne peuvent être absolus... J’essaierai de vous donner des indications plus précises. "

Je reçois un autre papier de Trotsky. C’est un extrait d’une lettre écrite par lui un ami, en date du 24 novembre 1928 et d’un lieu de déportation. Le fait qu’après plus de trois ans, Trotsky m’envoie copie de ce texte prouve qu’il maintient rigoureusement une opinion que nos écrivains " prolétariens " français n’apprendront pas sans amertume.

Lisons donc :

" Cher Ami, j’ai reçu le très intéressant journal mural et Octobre contenant article de Sérafimovitch. Ces raretés [1] des belles-lettres bourgeoises se croient appelées à créer une littérature " prolétarienne ". Ce qu’ils entendent par là, c’est, visiblement, une contrefaçon petite-bourgeoise de deuxième ou de troisième qualité. On serait autant fondé à dire de la margarine que c’est " du beurre prolétarien ". Le vieux bonhomme Engels a parfaitement caractérisé ces messieurs, expressément au sujet de l’écrivain " prolétarien " français Vallès. Le 17 août 84, Engels écrivait à Bernstein : " II n’y a pas lieu que vous fassiez tant de compliments à Vallès. C’est un lamentable phraseur littéraire, ou plutôt littératurisant, qui ne représente absolument rien par lui-même, qui, faute de talent, est passé aux plus extrémistes et est devenu un écrivain " tendancieux " pour placer de cette manière sa mauvaise littérature. " Nos classiques, en de telles affaires, étaient implacables ; mais les épigones font de la " littérature prolétarienne " une besace de mendigots dans laquelle ils ramassent les restes de la table bourgeoise. Et celui qui ne veut pas prendre ces reliefs pour de la littérature prolétarienne, on le dit " capitulard ". Ah ! les vulgaires personnages ! Ah ! les phraseurs ! Ah ! les dégoûtants ! Cette littérature est même pire que la malaria qui recommence à sévir ici... " [2]

Cette sortie scandalisera les bonnes âmes dans les milieux révolutionnaires où l’auteur de l’Insurgé passe pour un saint de lettres. Mais qu’y puis-je ? Il se trouve qu’un de " nos classiques ", Engels, guide la matraque dont se sert son disciple et continuateur, et ruine une réputation d’écrivain anarchisant dont nous soupçon nions, sans trop l’avouer, le mauvais aloi [3].

Un peu plus tard, je prends prétexte de cette conversation écrite pour questionner Trotsky sur les fabricants de pièces de propagande qui fournissent nos soirées ouvrières. Il me dit qu’il n’est pas renseigné.

Je l’interroge aussi au sujet de M. Henri Barbusse et de Monde. Aux yeux de Trotsky, M. Barbusse et son entourage littéraire n’ont point d’existence. Je l’espérais bien.

Soudain, Léon Davidovitch, cherchant toujours à préciser sa pensée, m’apprend que l’on vient de publier de curieux inédits d’Engels concernant Ibsen.

Deux médiocres écrivains allemands qui appartinrent jadis à l’extrême gauche de la social-démocratie et qui sont depuis devenus conservateurs et fascistes, avaient ouvert une polémique sur la valeur sociale d’Ibsen qu’ils déclaraient réactionnaire et petit-bourgeois. Engels, sollicité d’intervenir dans cette polémique. commença par déclarer qu’il lui serait impossible d’aller au fond des choses, faute de temps et parce que la question était complexe. Mais il voulut marquer qu’à son avis Ibsen, écrivain bourgeois, déterminait un progrès. A notre époque, déclara Engels, nous n’avons rien appris en littérature si ce n’est d’Ibsen et des grands romanciers russes. Les écrivains allemands sont des " philistins ", des froussards. des médiocres, parce que la société bourgeoise allemande retarde sur l’évolution générale. Mais Ibsen, en tant que porte-parole de la bourgeoisie norvégienne qui, pour le moment, est l’élément progressiste et devance même l’évolution de son petit pays. a une énorme importance historique, tant à l’intérieur de ce pays qu’au-dehors. Ibsen, notamment, enseigne à l’Europe et au monde la nécessité de l’émancipation sociale de la femme. Nous ne pouvons négliger cela comme marxistes et nous devons établir une distinction entre la pensée bourgeoise progressiste d’un Ibsen et la pensée réactionnaire, peureuse, de la bourgeoisie allemande. La dialectique nous y oblige.

C’est à peu près en ces termes que Trotsky me transmet les réflexions d’Engels. Je n’ai pas pu prendre des notes sur le moment. Nous étions à table.

Le 2 avril, de son étage au rez-de-chaussée, Léon Trotsky me fait tenir le message que voici :

" Camarade Parijanine - pour éviter les malentendus, je voudrais, sur la ques tion de la littérature et de la culture prolétarienne, souligner un point qui, en substance, s’entend de lui-même pour tout marxiste, mais qui est soigneusement estompé par la bureaucratie stalinienne et par toute autre. Même en régime capitaliste, nous devons, bien entendu, tout faire pour élever le niveau culturel des masses ouvrières. A cela se rattache, en particulier, le souci de leur niveau littéraire. Le parti du prolétariat doit considérer avec une extrême attention les besoins artistiques de la jeunesse ouvrière, les soutenant et les dirigeant. La création de cercles d’écrivains ouvriers débutants peut, si la chose est bien menée, donner des résultats tout à fait profitables. Mais, si important que soit ce domaine du travail, il demeurera cependant, inévitablement, enfermé dans d’étroites limites. Une nouvelle littérature et une nouvelle culture ne peuvent être créées par des individus isolés sortant de la classe opprimée : elles peuvent être créées seulement par toute la classe, par tout le peuple qui s’est affranchi de l’oppression. Violer les proportions historiques, c’est-à-dire, dans le cas présent, surestimer les possibilités de culture prolétarienne et de la littérature prolétarienne, cela conduit à détourner l’attention des problèmes révolutionnaires pour la reporter sur les problèmes culturels, cela détache les jeunes ouvriers écrivains ou " candidats " écrivains de leur propre classe, cela la corrompt moralement, cela fait d’eux, trop souvent, des imitateurs de deuxième ordre ayant des prétentions à une illusoire vocation. C’est contre cela et uniquement contre cela qu’il faut à mon avis mener une lutte sans rémission. "

En somme, Trotsky réclame une culture authentique et repousse l’ersatz, le pain K.K. de l’esprit, cet art indigent, caricatural, cette misérable propagande de bastringue, ce théâtre " prolo ", les innombrables horreurs sentimentales et " philosophiques " dont s’empoisonnent les organisations ouvrières. Trotsky se sent également distant des expérimentateurs en " art révolutionnaire " que nous délègue bénévolement une bourgeoisie " sympathisante ", irrémédiablement satisfaite, distraite, par de petites excentricités de style et de mise en scène. Trotsky, enfin, se méfie des échappés du prolétariat qui, vivant de leur art, en artistes, affectent de rester " peuple ", prétendent mépriser et renouveler la culture bourgeoise qui les fête encore pour sa distraction.

La culture, disposition générale des sociétés à travailler et fructifier d’une certaine manière, ne s’improvise pas. La doctrine marxiste veut que la société nouvelle recueille tout ce qui restera de précieux de la société ancienne et le révolutionnaire est loin de nier les droits et les devoirs de la succession. La tâche d’une classe victorieuse est toujours d’imposer une culture neuve, enrichie et complétée dans le détail avec le temps. Mais si le neuf est du neuf, si le présent est l’avenir, il contient pourtant une dose énorme de passé. Il faut, pense Trotsky, une collaboration de toutes les forces populaires réveillées par la révolution pour créer le neuf en sauvant l’héritage. Dans l’esprit de Trotsky, que je ne veux point trahir, la culture est l’intégration d’un état général aux travailleurs, d’une force commune déjà réalisée, mais uniquement manifestable à travers la révolution. Le marxiste tient compte de la solidité et du bâti de l’espèce, du pérenne si constant dans ses répliques à la nécessité quotidienne et, par conséquent, si mouvant. Permanence de la révolution... Dans les éléments contraires de ce terme, affirmation de la suprême loi de la Nature que nous connaissons...

Trotsky, cependant, s’inquiétait encore du travestissement que je pourrais infliger à sa pensée. Il m’envoya, avec la lettre précédente, la communication qui suit :

" Il faut poser des conditions sur ce que l’on entendra par littérature proléta rienne. Des oeuvres traitant de la vie de la classe ouvrière constituent une certaine partie de la littérature bourgeoise. Il suffit de rappeler Germinal. Il n’y a rien de changé dans l’affaire même si de telles oeuvres sont pénétrées de tendances socialistes et si leurs auteurs se trouvent issus du milieu de la classe ouvrière. Ceux qui parlent d’une littérature prolétarienne, l’opposant à la littérature bourgeoise, ont, évidemment, en vue non divers ouvrages mais tout un ensemble de créations artistiques constituant un élément d’une nouvelle culture " prolétarienne ". Cela suppose que le prolétariat serait capable, en société capitaliste, de créer une nouvelle culture prolétarienne et une nouvelle littérature prolétarienne. Sans une grandiose montée culturelle du prolétariat, il est impossible de parler d’une culture et d’une littérature prolétariennes, car, en fin de compte, la culture est criée par les masses et non par les individus. Si le capitalisme ouvrait au prolétariat de telles possibilités, il ne serait plus le capitalisme et il n’y aurait plus aucune raison de le renverser.
Dessiner le tableau d’une culture nouvelle, prolétarienne, dans les cadres du capitalisme, c’est être un utopiste réformiste, c’est estimer que le capitalisme ouvre des perspectives illimitées de perfectionnement.

La tâche du prolétariat n’est pas de créer une nouvelle culture au sein du capitalisme, mais bien de renverser le capitalisme pour une nouvelle culture. Bien entendu, certaines oeuvres artistiques peuvent contribuer au mouvement révolutionnaire du prolétariat. Des ouvriers talentueux peuvent accéder au rang d’écrivains distingués. Mais, de ce point jusqu’à une " littérature prolétarienne " il y a encore très loin.

Dans les conditions du capitalisme, la tâche essentielle du prolétariat est la lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir. Après cette conquête, la tâche est d’édifier une société socialiste et une culture socialiste. Je me souviens d’un court entretien avec Lénine - un des derniers - sur ces thèmes. Lénine me demandait avec insistance de me prononcer dans la presse contre Boukharine et autres théoriciens d’une " culture prolétarienne ". Dans cette causerie, il s’exprima à peu près exactement ainsi : " Dans la mesure où une culture est prolétarienne, ce n’est pas encore une culture. Dans la mesure où il existe une culture, elle n’est déjà plus prolétarienne. " Cette pensée est tout à fait claire - plus le prolétariat, monté au pouvoir, élève sa propre culture, plus celle-ci cesse d’être une culture prolétarienne, se résolvant en culture socialiste.

En U.R.S.S., la création d’une littérature prolétarienne est proclamée tâche officielle. D’autre part, on nous dit que l’U.R.S.S., au cours de la prochaine période quinquennale, se transformera en société sans classes. Mais dans une société sans classes, ce qui peut évidemment exister, c’est une littérature sans caractère de classe, donc non prolétarienne. Il est clair qu’ici le raccord des termes n’est point fait.

Au régime transitoire de l’U.R.S.S. répond jusqu’à un certain degré le rôle dirigeant des " compagnons de route " en littérature [4]. La prépondérance des " compagnons de route " est encore facilitée par ce fait que le régime bureaucratique étouffe les tendances créatrices autonomes du prolétariat. On présente comme des modèles de littérature prolétarienne les ouvrages de " compagnons de route " moins doués, qui se distinguent par la souplesse de leur échine. Parmi les " compagnons de route ", il existe un certain nombre de talents véritables, quoique non exempts de la maladie du ver rongeur. Mais le seul talent des Sérafimovitch est celui du mimétisme.

La liquidation de la grossière tutelle mécanique exercée par la bureaucratie stalinienne sur toutes les formes de création spirituelle est la condition indispensable d’un rehaussement du niveau littéraire et culturel des jeunes éléments prolétariens en U.R.S.S. dans la vie de la culture socialiste. "

C’est une question de technique littéraire qui m’a conduit à Prinkipo. Trotsky sait à quel point je respecte en lui le combattant de la cause prolétarienne et l’illustre organisateur des victoires d’Octobre. Il sait que je le considère comme un des plus grands hommes de notre temps. Il n’avait pas besoin que je fisse des confidences grossièrement élogieuses et nous n’avons point parlé de sa politique. Si ma pensée et mon sentiment m’avaient engagé à lui donner entièrement ma foi, je le lui aurais dit et j’en témoignerais. Ma déclaration n’aurait, je le sais, aucune importance pour le mouvement révolutionnaire. C’est même une des raisons pour lesquelles j’estime devoir m’abstenir de réflexions dans cet ordre d’idées.

L’objet précis de ma visite et de mon séjour était la mise au point d’une traduction considérable sur laquelle un différend s’était élevé entre l’auteur et moi-même.

On imaginera sans peine que pendant de longues heures de travail commun, nous avons été amenés à des discussions dont il convient de garder quelques traces à cause de la situation historique de mon interlocuteur.

Je crois d’abord que Léon Trotsky, en tant qu’écrivain, use de méthodes dont le rendement est fort inégal. Il avoue n’avoir rédigé ou dicté certains de ses nombreux ouvrages que dans le souci d’exprimer le plus rapidement et nettement possible sa pensée. Si son tempérament éclate alors en des images, des métaphores surprenantes que le " beau parler " russe ne supporte pas toujours aisément, peu lui en chaut. Il use surtout délibérément de la terminologie courante en politique et s’accommode de répétitions. Il s’inquiète médiocrement de telle ou telle version, jugeant que le but est atteint si ses idées ont touché le point de mire. Je connais un livre dont il a imposé la publication immédiate en dépit des imperfections incontestables de la traduction - et il m’a dit : " Cela devait paraître ainsi. Le style ici n’est que peu de chose. "

Mais voici que cet homme d’action désire élever son monument littéraire. Léon Trotsky est désormais tout autre. Il a écrit et dit que longtemps il hésita, avant de devenir le militant que l’on connaît, entre la carrière d’ingénieur et celle d’écrivain. En plusieurs périodes de sa vie, il manifeste la vocation du " littérateur ". Il construit avec le dernier soin des livres dont personne ne nierait la haute qualité artistique : son 1905, son Lénine, son Essai autobiographique et, présentement son Histoire de la Révolution russe.

" Ah ! comme il est difficile d’écrire ! " me dit-il.

Les manuscrits de Trotsky sont d’immenses feuilles aussi chargées de colle que d’encre.

"Mon travail n’avance pas vite... pas plus que le vôtre..."

Je veux noter ici la grande délicatesse de Léon Trotsky. Il vient me voir :

" Vous avez pu penser que je vous reprochais de travailler lentement. Non. Cela n’était nullement dans mon intention. Je sais ce que vous faites..."

Mais il s’insurge parfois lorsque je prétends défendre contre des attentats flagrants notre syntaxe française.

J’avais écrit une phrase dont la construction se dessinait, schématiquement, ainsi : " Comme il m’avait dit ceci, que d’autre part il agissait de telle manière et qu’enfin l’idée qu’il se faisait... "

" Ah ! camarade Parijanine, pourquoi tous ces que ? "

" Le que se substitue régulièrement au comme dans une série de propositions subordonnées..."

" Ah ! camarade, camarade ! cherchez autre chose ! Ôtez-moi ces que ! "

" La syntaxe ! "

" Oui, la syntaxe ! L’Académie ! Mais c’est du pédantisme pur, s’écrie Trotsky. (Il s’agite sur sa chaise, son irritation n’est pas feinte, ses doigts expressifs m’en donnent l’avertissement.) Vos que ! Ignorez-vous que Flaubert détestait les que ? Attendez un peu ! Quand nous aurons fait la révolution chez vous, vos que ! "

Je baisse la tête :

" Oui, peut-être... Mais la révolution n’est pas faite..."

Trotsky, débonnaire et découragé :

" Allons, passons... Laissez-les, vos que. Mais je me rattraperai tout à l’heure... Vous allez voir !..."

Et la bataille continue.

Trotsky admire l’écriture de Flaubert et celle de... Pascal. Il s’agit bien de Blaise Pascal, auteur de l’apologie chrétienne. En lui, l’écrivain matérialiste a goûté la promptitude et le cassant des formules, la puissance explosive qui rompt le cours abondant et régulier de la prose française.

Trotsky n’aime point la rondeur oratoire, le développement " ouaté ", (dit-il), dont la virtuosité lui semble une faiblesse.

Ironique, il me persécute :

" Vous faites du Bossuet, camarade ! "

 Eh ! eh ! ce ne serait déjà pas si mal, si je pouvais vous croire !

Mais ne s’est-il point dès lors impatienté à deviner la récitation rythmique de Haubert ? Non, et probablement ce non parce qu’il a trouvé en Flaubert, indépendamment de la cadence, l’extrême vigueur des contrastes.

Ces préférences caractérisent non point Pascal et Flaubert, mais Trotsky lui-même. Elles indiquent ses affinités d’écrivain. Au surplus, en montrant son tempérament, elles ne prouvent point sa compétence de critique. Elles manifestent seulement son originalité d’homme fait pour la bataille et l’imprévu des formules impétueuses.

Il n’en reste pas moins que l’opinion de Trotsky sur la culture socialiste en général et sur la littérature dite " prolétarienne " en particulier est d’une importance capitale. Car elle situe exactement les rapports entre des éléments incomplets : d’une part, des artistes forcément tenus à la solde de la bourgeoisie ; d’autre part, un prolétariat misérablement " cultivé ", que n’atteignent même point les oeuvres des écrivains dits " prolétariens ".

Là est le tragique d’une situation qui ne changera qu’avec la Révolution. Et c’est ce que Léon Trotsky a brutalement, clairement, touché.

MAURICE PARIJANINE
Les Humbles, juillet-août 1932.

Notes

[1] L’interviewer est fâché de devoir reproduire ici un jugement si dur sur un écrivain dont il a traduit
le Torrent de Fer. Mais que deviendrait une interview truquée au goût de l’enquêteur ? En ce qui concerne Sérafimovitch, il convient de dire que cet auteur de formation bourgeoise et de talent assez terne, s’est magnifiquement dépassé dans son reportage sur la guerre civile au Caucase et a, de plus, le grand mérite d’avoir consacré toute sa bonne volonté à la Révolution d’Octobre encourant ainsi les haines de meilleurs écrivains, devenus réactionnaires, qui l’accueillaient autrefois avec une discrète sympathie.

[2] Dans cette lettre de Trotsky, les passages en italiques ont été soulignés par lui.

[3] L’honnêteté révolutionnaire de Vallès, son ardeur, sa vaillance, son abnégation ne sont pas mises en cause. Mais sa littérature pathétique, pleine de jactance et vide de doctrine, est celle qui convient le moins au prolétariat, en dehors des grands mouvements de foules populaires et de leurs époques héroïques. Encore faut-il regretter souvent qu’à de telles époques, la " phrase ", le " battage " et un inconsistant égocentrisme doublé d’un inconscient charlatanisme " révolutionnaire " aient eu tant d’influence sur les masses. La Commune n’a été que trop riche en manifestations de ce genre et Vallès, très sincère d’ailleurs même dans l’affectation, en tira une sorte de littérature de petite-bourgeoisie incendiaire, dans laquelle de demi marxistes et l’anarchie ont cru reconnaître le type même de la littérature prolétarienne révolutionnaire.

Lectures du Soir (du 28 avril 1932) nous donne sans le vouloir une complète démonstration du " nihilisme " périmé de Vallès et s’étonne bien à tort que ce révolté, dédaigné par la classe ouvrière, finisse par être recueilli comme " auteur " par la bourgeoisie - châtiment qu’il n’avait certes pas mérité. Notre bon ami Poulaille cite avec délices des phrases creuses de Vallès, comme celle-ci sur la Commune : " C’est la fête nuptiale de l’idée et de la Révolution. " Ensuite, il demande si c’est de la littérature d’avoir proposé, comme le fit Vallès, d’incendier Paris pour empêcher les Versaillais d’y entrer ! À coup sûr, c’était d’une politique impossible. Répondons donc que c’était de la littérature.

Les pages retrouvées de Vallès que publient Lectures du Soir viennent seulement à l’appui du sévère jugement d’Engels. Il semble en outre que Poulaille se fasse des révolutions contemporaines une idée bien sommaire et de la littérature " prolétarienne " (avec Vallès en tête) une idée par trop enthousiaste.

[4] En U.R.S.S. l’on appelle " compagnons de route " des écrivains, généralement de condition moyenne ou bourgeoise, qui s’adaptent à l’oeuvre du prolétariat révolutionnaire. (M.P.)


PARTICIPATION DE TROTSKY A UN DÉBAT AVEC LES PARTISANS DE LA LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE :

Trotsky. – Nous nous glorifions d’avoir découvert, dans les masses du prolétariat, des écrivains et des poètes, mais vérification faite, nous nous apercevons que ces « masses » ont fourni en tout et pour tout, comme représentants, Démian Biednyï. (Rires) Allons. Tout cela est frivole. La question exige un peu plus de sérieux.

Essayons, justement, d’examiner avec un peu plus de sérieux ces publications ouvrières, d’avant la révolution, ces journaux et ces revues que l’on a cités ici. Nous nous rappelons tous y avoir lu pas mal de poèmes, consacrés à la lutte, au Premier Mai, etc. Tous ces vers, dans leur ensemble, constituent un document culturel et historique fort important, et fort significatif. Ils ont illustré l’éveil révolutionnaire et le progrès politique de la classe ouvrière. En ce sens, leur valeur culturelle et historique n’est pas moins grande que celle des œuvres de tous les Shakespeare, Molière et Pouchkine du monde. Quelle que soit la faiblesse de ces vers, il y a en eux la promesse de cette culture humaine nouvelle, plus haute, que créeront les masses éveillées quand elles posséderont les éléments fondamentaux de la vieille culture. Cependant, les poèmes ouvriers de Zviezda ou de la Pravda sont encore loin de signifier qu’une littérature nouvelle, prolétarienne, est née. Les vers sans art du style de Derjavine [2], ou d’avant Derjavine, ne peuvent absolument pas être considérés comme une nouvelle littérature, bien que les pensées et les sentiments qui cherchent à s’exprimer dans ces vers appartiennent à des écrivains débutants qui font partie de la classe ouvrière. C’est une erreur de croire que l’évolution de la littérature ressemble à une chaîne continue dans laquelle les vers naïfs, quoique sincères, publiés par de jeunes ouvriers au début de ce siècle constitueraient le premier maillon d’une future « littérature prolétarienne ». En réalité, ces poèmes révolutionnaires ont été un fait politique, non un fait littéraire. Ils ont contribué au progrès, non de la littérature, mais de la révolution. La révolution a conduit à la victoire du prolétariat, la victoire du prolétariat conduit à son tour à une transformation de l’économie. La transformation de l’économie modifie profondément la physionomie culturelle des masses travailleuses. Et le progrès culturel des travailleurs crée véritablement la base d’une nouvelle littérature, et généralement d’un art nouveau. « Mais on ne peut admettre d’ambiguïté, nous dit le camarade Raskolnilov. Il faut que dans nos éditions, les articles politiques et les poèmes for-ment un tout ; ce qui distingue le bolchevisme, c’est le fait d’être monolithique », etc... À première vue, ces considérations sont irréfutables. Mais en fait, il s’agit là d’une pure abstraction, sans contenu. C’est tout au plus un vœu pieux, dépourvu de réalisme. Ah certes, ce serait magnifique si notre politique et notre littérature politique communistes étaient complétées par une conception du monde bolcheviste exprimée dans une forme artistique. Mais ce n’est pas le cas, et nullement par l’effet du hasard. Cela vient de ce que la création artistique, par son essence même, retarde sur les autres moyens d’expression de l’esprit humain, à plus forte raison quand il s’agit d’une classe sociale. Comprendre tel ou tel fait et l’exprimer logiquement est une chose, mais c’en est une autre que d’assimiler organiquement le nouveau, de réformer complètement la structure de ses propres sentiments et de trouver pour cette nouvelle structure une expression artistique. Ce dernier processus est plus organique, plus lent, se soumet plus difficilement à une action consciente, délibérée, et par conséquent, se trouve toujours en retard sur le reste. La pensée politique de la classe ouvrière avance sur des échasses, tandis que la création artistique clopine, derrière, sur des béquilles. Après tout, Marx et Engels ont exprimé admirablement la pensée politique du prolétariat à une époque où la classe ouvrière n’était même pas encore éveillée en tant que telle.

Une voix. – Oui, oui, ça c’est juste !

Trotsky. – Je vous remercie beaucoup. (Rires) Mais essayez maintenant d’en tirer les conclusions nécessaires, et de comprendre pourquoi ce monolithisme de la littérature politique et de la poésie n’existe pas. Cela nous aidera également à comprendre pourquoi, dans les vieilles revues marxistes légales, nous faisions toujours bloc – ou demi-bloc – avec des « compagnons de route », parfois fort douteux, parfois même simplement hypocrites et faux. Vous vous souvenez tous, évidemment, de la Nouvelle Parole (Novoié Slovo), la meilleure des vieilles revues marxistes légales, à laquelle ont collaboré bien des marxistes de l’ancienne génération, y compris Vladimir Ilitch. Cette revue, comme vous le savez, entretenait des relations fort amicales avec les décadents. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque, les décadents constituaient une tendance jeune, et persécutée, de la littérature bourgeoise. Le fait qu’ils étaient persécutés les poussaient de notre côté en tant que représentants d’une force d’opposition, opposition qui avait évidemment un tout autre caractère que la leur. Quoi qu’il en soit, les décadents ont été pour nous, temporairement, des compagnons de route. Les revues marxistes – pour ne rien dire des semi-marxistes – venues plus tard, y compris l’Éducation (Prosveschénié), n’ont jamais eu non plus de section littéraire « monolithique », et elles ont donné une large place aux « compagnons de route ». On a pu être, selon les circonstances, plus strict ou plus coulant à cet égard, mais faute des éléments artistiques indispensables, il était impossible de mener dans le domaine de l’art, une politique « monolithique ».

Mais tout cela, au fond, n’intéresse pas Raskolnikov. Dans les œuvres artistiques, il ignore justement ce qui fait qu’elles sont artistiques. Cela ressort avec évidence de son remarquable jugement sur Dante. Ce qui fait la valeur de La Divine Comédie, d’après lui, c’est qu’elle permet de comprendre la psychologie d’une classe déterminée à une époque déterminée. Mais poser la question ainsi, c’est tout simplement effacer La Divine Comédie du domaine de l’art. Il est peut-être temps de le faire, mais alors, il faut comprendre clairement le fond de la question, et ne pas craindre les conséquences logiques. Si je dis que la valeur de la Divine Comédie réside dans le fait qu’elle m’aide à comprendre l’état d’esprit de classes déterminées à une époque déterminée, j’en fais par là même un simple document historique, car en tant qu’œuvre d’art, la Divine Comédie s’adresse à mon propre esprit, à mes propres sentiments, et doit leur dire quelque chose. La Divine Comédie de Dante peut avoir sur moi une action oppressante, accablante, nourrir en moi le pessimisme et la mélancolie, ou au contraire me réconforter, me donner du courage, de l’enthousiasme... C’est là, en tout cas, que réside fondamentalement le rapport entre le lecteur et l’œuvre. Bien sûr, rien n’empêche un lecteur d’agir en tant que chercheur et de ne voir dans la Divine Comédie que le document historique. Il est clair, cependant, que ces deux attitudes se situent sur deux plans, qui sont évidemment liés mais ne se recouvrent, pas. Comment, alors, expliquer qu’il puisse y avoir non pas seulement un rapport historique, mais un rapport esthétique direct entre une œuvre du Moyen Âge italien et nous ? Cela s’explique par le fait que toutes les sociétés de classes, si diverses qu’elles soient, ont des traits communs. Des œuvres d’art élaborées ans une ville italienne du Moyen Âge peuvent, c’est un fait, nous toucher, nous, aujourd’hui. Que faut-il pour cela ? Peu de choses. il suffit que l’état d’esprit et les sentiments qu’elles traduisent aient trouvé une expression large, intense, puissante, susceptible de les élever bien au-dessus des limites étroites de la vie d’alors. Bien sûr, Dante est un produit d’un milieu social déterminé. Mais c’est aussi un génie. Les émotions propres à son époque, son art les élève à une hauteur rarement atteinte. Et si, aujourd’hui, nous regardons d’autres œuvres du Moyen Age comme de simples objets d’étude, alors que nous voyons dans La Divine Comédie une source de perception artistique, ce n’est pas parce que Dante était un petit-bourgeois florentin du XVIIIème siècle, mais bien plutôt malgré cela. Prenons par exemple, un sentiment physiologique élémentaire comme la peur de la mort. Ce sentiment n’est pas propre à l’homme ; les animaux l’éprouvent aussi. Chez l’homme, il s’est d’abord exprimé simplement en langage articule, puis il a trouvé une expression artistique. Cette expression a varié suivant les époques, suivant les milieux sociaux, c’est-à-dire que les hommes ont craint la mort de façons différentes. Néanmoins, ce qu’en disent non seulement Shakespeare, Byron ou Gœthe, mais aussi les chanteurs de psaumes, est capable de nous toucher. (Exclamation du camarade Libédinski.) Oui, oui camarade Libédinski je suis justement arrivé au moment où vous expliquiez au camarade Voronski, en termes de b-a ba politique – c’est votre propre expression – les différences d’état d’esprit entre les différentes classes.

Sous cette forme générale, c’est indiscutable. Cependant, vous ne pouvez nier que Shakespeare et Byron parlent à notre âme, la vôtre et la mienne.

Libédinski. – Ils cesseront bientôt de le faire.

Trotsky. – Bientôt ? Je l’ignore. Mais il est certain qu’une époque viendra où les gens verront les œuvres de Shakespeare et de Byron comme nous voyons aujourd’hui celles des poètes du Moyen Age, c’est-à-dire uniquement sous l’angle de l’analyse historique. Bien avant cela, cependant, une époque viendra où les gens ne chercheront plus dans le Capital de Marx des préceptes pour leur activité pratique, et où le Capital sera devenu un simple document historique, de même que le programme de notre Parti. Mais pour l’instant, ni vous ni moi ne sommes prêts à reléguer Shakespeare, Byron et Pouchkine aux archives. Au contraire, nous allons recommander leur lecture aux ouvriers. Le camarade Sosnovski, par exemple, recommande avec force la lecture de Pouchkine, parce que, dit-il, Pouchkine suffit pour cinquante ans encore. Laissons de côté les questions de temps. En quel sens pouvons-nous recommander aux ouvriers de lire Pouchkine ? Nul point de vue de classe prolétarien chez lui, et encore moins d’expression monolithique d’idées communistes ! Certes, la langue de Pouchkine est splendide – que dire de plus ? – mais elle lui sert à exprimer une vision du monde d’aristocrate. Allons-nous dire à l’ouvrier : lis Pouchkine pour comprendre comment un noble gentilhomme de la cour et propriétaire de serfs accueillait le printemps et accompagnait l’automne ? Bien sûr, cet élément existe chez Pouchkine, qui est issu d’une souche sociale bien déterminée. Mais l’expression que Pouchkine a donnée à son état d’esprit est si nourrie d’expériences artistique et psychologique séculaires, si générale en un mot, qu’elle a suffi jusqu’à nos jours, et qu’elle suffira encore, comme le dit Sosnovski, pour au moins cinquante ans. Quand on vient me dire alors que, pour nous, la valeur artistique de Dante consiste dans le fait qu’il exprime la vie et les mœurs d’une époque déterminée, il ne me reste qu’à écarter les bras. Je suis persuadé que bien des gens, comme moi, en lisant Dante, auraient à faire un gros effort de mémoire pour se rappeler la date et le lieu de sa naissance, mais que cela ne les empêcherait pas de tirer un extrême plaisir artistique sinon de toute la Comédie, au moins de plusieurs de ses parties. Puisque je ne suis pas un historien de la culture. médiévale, ma réaction devant Dante est principalement d’ordre artistique.

Riazanov. – C’est exagéré. « Lire Dante, c’est se baigner dans la mer » : c’est ce que Chévyriev, qui était aussi contre l’histoire, objectait déjà à Biélinsky.

Trotsky. – Je ne doute pas que Chévyriev ait dit cela, camarade Riazonov, mais vous avez tort de dire que je suis contre l’histoire. Il est évident qu’aborder Dante du point de vue historique est parfaitement légitime et nécessaire, et que cela influe sur notre réaction esthétique en face de son œuvre, mais on ne peut pas rem-placer l’un par l’autre. Je me rappelle ce qu’écrivait à ce sujet Karéiev, dans une polémique contre les marxistes : qu’ils nous montrent donc, disait-il, ces « marxides » (c’était le nom ironique, qu’on donnait à l’époque aux marxistes), qu’ils nous montrent donc par quels prétendus intérêts de classe a été dictée la Divine Comédie. Mais d’autre part, un vieux marxiste italien, Antonio Labriola, écrivait à peu près ceci : « Seuls des imbéciles peuvent tenter d’interpréter le texte de la Divine Comédie par les factures que les marchands de drap florentins envoyaient à leurs clients. » Je me rappelle cette phrase presque par cœur, parce que jadis j’ai eu à la citer plus d’une fois en polémiquant contre les subjectivistes. Je pense que le camarade Raskolnikov aborde Dante, et même l’art en général, non avec des critères marxistes, mais avec les critères de feu Chouliatikov, qui a donné dans ce domaine une véritable caricature du marxisme. De cette caricature, Antonio Labriola a dit avec force ce qu’il fallait en dire.

« Par littérature prolétarienne, j’entends une littérature qui regarde le monde avec les yeux de l’avant-garde », etc. Voilà ce que dit le camarade Léliévitch. Définition excellente, que nous sommes prêts à adopter. Cependant, il faudrait nous donner non seulement une définition, mais aussi la littérature. Où est-elle ? Montrez-la-nous !

Léliévitch. – Komsomolia. C’est la meilleure œuvre de ces derniers temps.

Trotsky. – Quels temps ?

Une voix. – L’année dernière.

Trotsky. – Très bien. De l’année dernière. Je n’ai pas du tout l’intention de faire de la polémique. J’ai sur les œuvres de Bezimensky une opinion qu’on ne peut en aucun cas, je l’espère, considérer comme négative. J’ai apprécié de façon très élogieuse Komsomolia, que j’ai lu quand ce n’était encore qu’un manuscrit. Mais, indépendamment du fait de savoir si l’on peut, à ce propos, proclamer la naissance d’une littérature prolétarienne, je dirai simplement que Bezimensky n’existerait pas en tant qu’artiste si nous n’avions pas actuellement Maïakovski, Pasternak, et même Pilniak.

Une voix. – Cela ne prouve rien.

Trotsky. – Si. Cela prouve, tout au moins, que la création artistique de l’époque actuelle apparaît comme un tissu extrêmement complexe, qui ne se fabrique pas automatiquement, à coups de réunions, de cercles et de séminaires, mais se crée peu à peu, par des relations complexes avec, en premier lieu, différents groupes de compagnons de route. On ne peut échapper à ce fait. Bezimensky ne tente pas d’y échapper, et il a raison. Dans certains de ses écrits, l’influence des « compagnons de route » est même trop visible. Mais c’est là un défaut de jeunesse et de croissance inévitable. Or le camarade Libédinski, lui, ennemi des « compagnons de route », imite Pilniak et même Biély. Mais oui, mais oui. Je m’en excuse auprès du camarade Averbakh, qui fait « non » de la tête, encore que sans grande conviction. Le dernier roman de Libédinski, Demain, est la diagonale du parallélogramme qui a pour côtés Boris Pilniak et Andréi Biély. En soi, ce n’est encore pas un mal : Libédinski ne pouvait naître sur la terre de Na Postou, comme un écrivain consommé.

Une voix. – Terre plutôt maigre ! [3]

Trotsky. – J’ai déjà parlé de Libédinski après la première partition de sa Semaine. A l’époque Boukharine, vous vous en souvenez, avec le caractère expansif et la bonté foncière qui lui sont propres, avait chanté les louanges de cette œuvre, louanges qui n’avaient pas été sans m’effrayer. En attendant, je suis obligé de constater l’excessive dépendance de Libédinski à l’égard d’écrivains – compagnons et semi-compagnons de route – que lui-même et ses amis, dans Na Postou, couvrent de malédictions. Vous voyez, là encore, que l’art et la politique ne sont pas toujours monolithiques ! Mon intention n’est nullement, ici, de tirer un trait sur le camarade Libédinski. Je pense qu’il est clair pour nous tous que notre devoir est d’accorder la plus grande attention à chaque jeune talent proche de nous par les idées, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un compagnon de lutte. La première condition de cette sollicitude attentive, c’est de ne pas décerner de louanges prématurées, et de ne pas étouffer l’autocritique ; deuxième condition : ne pas tirer un trait définitif si l’auteur a fait des faux pas. Le camarade Libédinski est encore très jeune. Il doit encore apprendre et progresser. Et Pilniak aussi est nécessaire.

Une voix. – A qui ? A Libédinski, ou, à nous ?

Trotsky. – Avant tout à Libédinski.

Libédinski. – Cela signifie que j’imite Pilniak ?

Trotsky. – Malheureusement, l’organisme humain ne peut se nourrir qu’en s’empoisonnant et en développant en lui ses propres contrepoisons. C’est cela, la vie. Si on vous dessèche comme un hareng, il n’y aura pas d’empoisonnement, mais il n’y aura pas non plus de nourriture, et en général il n’y aura rien du tout. (Rires).

Le camarade Pletnev, ici même, pour défendre, ses conceptions abstraites de culture prolétarienne et de littérature prolétarienne comme partie de cette culture, m’a attaqué en citant Vladimir Ilitch. Vraiment, il a mis dans le mille ! Il faut s’arrêter là-dessus un instant. Récemment, il a paru tout un livre de Pletnev, Trétyakov et Sizon où la culture prolétarienne est défendue à l’aide de citations de Lénine, contre Trotsky. Ces procédés sont aujourd’hui très à la mode. Sur ce sujet, Vardine pourrait écrire toute une thèse. Pourtant, camarade Pletnev, vous saviez très bien ce qu’il en était, puisque vous-même êtes venu chez moi pour vous abriter des foudres de Vladimir Ilitch, qui, en fait de « culture prolétarienne », s’apprêtait, comme vous le pensiez, à interdire totalement le Proletkult. Et je vous ai promis que, sous certaines conditions je prendrais la défense du Proletkult. Je vous ai dit aussi qu’en ce qui concerne les abstractions de Bogdanov sur la culture prolétarienne, j’étais entièrement contre vous et votre protecteur Boukharine, et entière-ment d’accord avec Vladimir Ilitch.

Le camarade Vardine, qui ne parle plus maintenant que comme la personnification même de la tradition du Parti, ne craint pas de fouler aux pieds de la façon la plus grossière ce qu’a écrit Lénine sur la culture prolétarienne. La tartuferie, comme on le sait, n’est pas rare en ce monde : on cite Lénine à tout bout de champ, mais on prêche exactement le contraire. Dans des termes qui ne souffrent aucune espèce d’ interprétation, Lénine a condamné sans rémission les « bavardages sur la culture prolétarienne ». Rien de plus simple, cependant, que de se débarrasser de ce témoignage gênant : bien sûr, dira-t-on, Lénine a condamné les bavardages sur la culture prolétarienne mais il a condamné précisément les bavardages et nous, nous ne bavardons pas, nous prenons les choses sérieusement, et nous avons même les deux mains sur les hanches... On oublie seulement que Lénine condamnait avec la dernière rigueur ceux-là mêmes qui le citent à tout bout de champ. La tartuferie, je le répète, abonde : on cite Lénine, et on fait le contraire.

Les camarades qui prennent la parole ici sous l’étiquette de la culture prolétarienne accueillent telle ou telle idée différemment, selon l’attitude que les auteurs de ces idées ont vis-à-vis des cercles du Proletkult. J’en parle par expérience personnelle. Mon livre sur la littérature, qui a provoqué tant d’inquiétudes chez certains camarades, a paru d’abord, comme certains s’en souviennent peut- être, sous forme d’articles dans la Pravda. J’ai écrit ce livre en deux ans, pendant les vacances d’été. Cette circonstance, comme nous le voyons maintenant, a une certaine importance pour la question qui nous intéresse. Lorsque est parue en feuilleton la première partie du livre, qui traitait de la littérature « hors d’Octobre », des « compagnons de route », des « amis du moujik », et qui révélait le caractère limité et contradictoire de la position idéologique et artistique des compagnons de route, les partisans de Na Postou m’ont aussitôt hissé sur le pavois : on trouvait partout des citations de mes articles sur les compagnons de route. Pendant un temps, j’en ai été absolument accablé. (Rires) Ma critique des « compagnons de route, », je le répète, était considérée à peu près comme irréprochable : même Vardine n’a pas dit un mot contre.

Vardine. – Maintenant non plus, je n’ai rien contre.

Trotsky. – C’est bien ce que je dis. Mais expliquez-moi alors pourquoi, maintenant, vous vous contentez de polémiquer indirectement, à mots couverts, avec les « compagnons de route » ? De quoi s’agit-il, en fin de compte ? À première vue, c’est incompréhensible. Mais c’est facile à deviner : mon erreur n’est pas d’avoir donné une définition inexacte de la nature sociale des « compagnons de route » ou de leur importance artistique – même maintenant, le camarade Vardine, comme il vient de nous le dire, « n’a rien contre » –, mon erreur est de n’être pas tombé à genoux devant les manifestes d’« Octobre » ou de « la Forge » (Kouznitsa), de n’avoir pas reconnu dans ces entreprises la représentation unique et exclusive des intérêts artistiques du prolétariat, bref de n’avoir pas identifié les intérêts culturels et historiques et les tâches de la classe ouvrière avec les intentions, les projets et les prétentions de quelques petits cercles littéraires. Voilà mon erreur. Et lorsque cela fut découvert, une clameur s’éleva, assez étonnamment tardive : Trotsky est pour les « compagnons de route » petits-bourgeois ! Suis-je pour les « compagnons de route », ou contre ? En quel sens pour, et en quel sens contre ? Tout cela, il y a près de deux ans que vous le savez, d’après mes articles sur les « compagnons de route ». Mais à l’époque vous étiez d’accord, vous ne tarissiez pas d’éloges, de citations, d’applaudissements. Mais lorsqu’un an plus tard, il s’est avéré que ma critique des « compagnons de route » ne manifestait nullement mon intention de porter au pinacle tel ou tel cercle actuel de débutants littéraires, aussitôt les écrivains et les défenseurs de ce cercle, ou plus exactement de ces cercles, se sont mis à déceler des « erreurs » dans mes jugements sur les « compagnons de route ». O stratégie ! Mon crime n’est pas d’avoir jugé de façon erronée Pilniak ou Maïakovski – les membres de Na Postou n’ont rien ajouté, mais se sont contentés de répéter plus vulgairement ce que j’avais dit – mon crime est d’avoir offensé leur propre manufacture littéraire. Je dis bien : manufacture littéraire ! Dans toute leur critique acariâtre, il n’y a pas l’ombre d’un point de vue de classe. Il y a le point de vue de la concurrence entre cercles littéraires, et rien de plus.

J’ai mentionné les « amis du moujik », et nous avons entendu ici les membres de Na Postou approuver particulièrement ce chapitre. Mais il ne suffit pas d’approuver, il faut aussi comprendre. De quoi s’agit-il au fond ? Du fait que les compagnons de route « amis du moujik » ne constituent pas du tout un phénomène fortuit, insignifiant et éphémère. Veuillez vous souvenir que nous avons la dictature du prolétariat dans un pays peuplé essentiellement de moujiks. Entre ces deux classes, comme entre deux meules, l’intelligentsia se trouve quelque peu broyée. mais elle renaît et ne peut être broyée complètement, c’est-à-dire qu’elle se conservera en tant qu’« intelligentsia » encore longtemps, jusqu’au développement complet du socialisme et à un essor décisif de la culture de toute la population du pays. L’intelligentsia sert l’état ouvrier et paysan, se soumet au prolétariat en partie par crainte, en partie par conscience, hésite et hésitera suivant la marche des événements et cherche pour ses hésitations un appui idéologique dans la paysannerie. D’où la littérature soviétique des « amis du moujik ». Quelles sont ses perspectives ? Nous est-elle radicalement hostile ? La voie qu’elle suit vient-elle vers nous, ou s’éloigne-t- elle de nous ? Cela dépend de la façon générale dont les choses vont évoluer. Le prolétariat a pour tâche, tout en conservant, dans tous les domaines, son hégémonie sur la paysannerie, d’amener celle-ci au socialisme. Si nous subissions un échec sur cette voie, c’est-à-dire si une rupture se produisait entre le prolétariat et la paysannerie, l’intelligentsia amie du moujik, ou plutôt les 99 % de toute l’intelligentsia se rangeraient dans le camp hostile au prolétariat. Mais une telle issue n’est absolument pas obligatoire. Au contraire, nous orientons les choses de façon à amener la paysannerie, sous la direction du prolétariat, au socialisme. Le chemin sera long, très long. Au cours de cette évolution, le prolétariat et la paysannerie vont donner naissance chacun à une nouvelle intelligentsia. Il ne faut pas croire que l’intelligentsia formée par le prolétariat sera par là même, à 100 %, une intelligentsia prolétarienne. Le seul fait que le prolétariat est obligé de détacher de soi-même une catégorie particulière de « travailleurs de la culture » entraîne nécessairement un divorce plus ou moins prononcé entre la classe, arriérée dans son ensemble, et l’intelligentsia qu’elle met en avant. Cela est encore plus vrai pour l’intelligentsia paysanne. Le chemin de la paysannerie vers le socialisme n’est pas du tout le même que celui du prolétariat. Et moins l’intelligentsia – fût-elle archisoviétique – est capable de confondre sa route avec celle de l’avant-garde prolétarienne, plus elle est tentée de chercher un appui politique, idéologique et artistique chez le moujik – réel ou imaginaire. C’est encore plus vrai en littérature, où nous avons une vieille tradition populiste. Cela nous sera-t-il utile, ou nuisible ? Je le répète : la réponse dépend entièrement de l’évolution future des événements. Si, à la remorque du prolétariat, nous amenons la paysannerie au socialisme – et nous sommes fermement convaincus que nous l’y amènerons – l’œuvre des « amis du moujik », par des voies plus ou moins compliquées et tortueuses, fusionnera avec le futur art socialiste. C’est cet aspect complexe, et en même temps tout à fait réel et concret, des questions que les membres de Na Postou, et pas seulement eux d’ailleurs, n’ont absolument pas compris. C’est là qu’est leur erreur fondamentale. Parler des « compagnons de route » sans tenir compte de la base et des perspectives sociales de la question, c’est parler pour ne rien dire.

Permettez-moi, camarades, de dire encore quelques mots sur la tactique du camarade Vardine dans le domaine de la littérature, en me référant ne serait-ce qu’à son dernier article dans Na Postou. Pour moi, ce n’est pas une tactique, c’est un scandale ! Un ton démesurément hautain, bouffi d’orgueil, mais du point de vue des idées et des connaissances, une accablante nullité. Il n’a aucune notion de l’art en tant qu’art, c’est-à-dire en tant que domaine particulier, spécifique, de l’activité humaine. Aucune conception marxiste des conditions et des voies de l’évolution de l’art. Au lieu de cela, il jongle de façon indigne avec des citations extraites des journaux d’émigrés blancs, lesquels, figurez-vous, ont félicité le camarade Voronski d’avoir édité les œuvres de Pilniak, ou auraient dû le féliciter, ou ont dit quelque chose qui était visiblement dirigé contre Vardine, et par conséquent à l’avantage de Voronski, et ainsi de suite et cætera - cette façon de pratiquer l’allusion étant évidemment destinée à compenser un manque total de connaissances et de compréhension. Le dernier article du camarade Vardine est entièrement construit sur l’idée que le journal des Gardes Blancs a approuvé Voronski contre Vardine, en écrivant que toute la bataille venait de ce que Voronski avait envisagé la littérature d’un point de vue littéraire. « Camarade Voronski, par votre conduite politique, vous avez pleinement mérité ce baiser des Gardes Blancs » – ainsi s’exprime Vardine. C’est de l’insinuation, et pas du tout une analyse de la question ! Si, en effectuant une multiplication, Vardine s’embrouille et se trompe, et si Voronski, effectuant cette même multiplication, trouve le résultat juste et tombe ainsi d’accord avec un Garde Blanc connaissant l’arithmétique, je ne vois pas en quoi cela peut nuire à la réputation politique de Voronski. Oui, il faut traiter l’art en tant qu’art, et la littérature en tant que littérature, c’est-à-dire en tant que domaine tout à fait spécifique de l’activité humaine. Bien sûr, nous avons un critère de classe qui s’applique également dans le domaine de l’art, mais ce critère de classe doit subir ici une certaine réfraction artistique, c’est-à-dire qu’il doit être conforme au caractère absolument spécifique de la sphère d’activité à laquelle nous l’appliquons. Cela, la bourgeoisie le sait parfaitement : elle aussi, elle envisage l’art de son point de vue de classe, elle sait tirer de l’art tout ce dont elle a besoin, mais précisément parce qu’elle traite l’art en tant qu’art. Quoi d’étonnant alors si un bourgeois cultivé se montre plutôt irrévérencieux à l’égard de Vardine, dès l’instant où celui-ci, au lieu d’envisager l’art à partir d’un critère artistique de classe, traite la question à l’aide d’allusions politiques ? Et si je dois avoir honte de quelque chose ici, ce n’est pas de me trouver, formellement, d’accord avec tel ou tel Garde Blanc doué de connaissances artistiques, mais bien d’avoir à expliquer, sous les yeux de ce même Garde Blanc, le b-a ba des problèmes artistiques à un journaliste membre du Parti qui veut discuter de ces problèmes. Trouver, au lieu d’une analyse marxiste de la question, des citations du Gouvernail (Pyero) ou des Jours (Dni) [4], entourées d’un ramassis d’allusions et d’écarts de langage, c’est lamentable !

On ne peut pas aborder l’art comme on le fait de la politique. Non pas parce que la création artistique est une cérémonie religieuse et une mystique, comme quelqu’un l’a dit ici ironiquement, mais parce qu’elle a ses règles et ses méthodes, ses propres lois de développement, et surtout parce que, dans la création artistique, un rôle considérable revient aux processus subconscients qui sont plus lents, plus paresseux, plus difficiles à contrôler et à diriger, précisément du fait qu’ils sont subconscients. On a dit ici que les ouvrages de Pilniak qui se rapprochaient du communisme étaient plus faibles que ses œuvres politiquement plus éloignées de nous. D’où cela vient-il ? Justement de ce que le Pilniak rationaliste dépasse et laisse derrière lui le Pilniak artiste. Pour un artiste, tourner délibérément autour de son axe, ne fût-ce que de quelques degrés, est une tâche extrêmement difficile, généralement liée à une crise profonde, parfois mortelle. Or, nous avons ici à effectuer un tournant artistique qui intéresse, non pas un individu ou un petit cercle, mais toute une classe sociale.

C’est dire qu’il s’agit d’un processus extrêmement long et compliqué. Quand nous parlons de littérature prolétarienne, non pas dans le sens de récits ou de poèmes isolés et plus ou moins réussis, mais dans le sens, infiniment plus sérieux, où nous parlons de littérature bourgeoise, nous n’avons pas le droit d’oublier un seul instant l’énorme retard culturel de l’écrasante majorité du prolétariat. L’art se crée sur la base d’une interaction constante entre la classe et ses artistes, sur les plans de la vie quotidienne, de la culture et de l’idéologie. Entre l’aristocratie ou la bourgeoisie et ses artistes, il n’y a jamais eu de rupture sur le plan de la vie quotidienne. Les artistes vivaient et vivent dans une atmosphère bourgeoise, respirent l’air des salons bourgeois, sont imprégnés chaque jour, dans leur chair et leur sang, des suggestions de leur classe. Les processus subconscients de leur activité créatrice en sont nourris. Le prolétariat d’aujourd’hui constitue-t-il un milieu culturel et idéologique tel qu’un artiste nouveau, sans sortir de la vie quotidienne de ce milieu, puisse recevoir toutes les suggestions nécessaires et acquérir en même temps la maîtrise de son art ? Non. Du point de vue culturel, les masses ouvrières sont extrêmement en retard ; dans ce domaine, le fait que la majorité des ouvriers est illettrée ou à demi illettrée constitue un obstacle majeur. De plus, le prolétariat, tant qu’il demeure tel, est obligé de dépenser le meilleur de ses forces pour la lutte politique, la restauration de l’économie et la satisfaction des besoins culturels les plus élémentaires : lutte contre l’analphabétisme, la maladie et la vermine, la syphilis, etc. Bien sûr, on peut aussi appeler culture prolétarienne les méthodes politiques et la pratique révolutionnaire du prolétariat ; mais c’est une culture qui est de toute façon destinée à disparaître, à mesure que se développera une nouvelle, une authentique culture. Et cette nouvelle culture deviendra d’autant plus une culture que le prolétariat deviendra de moins en moins le prolétariat, autrement dit que la société socialiste sera plus complètement développée.

Maïakovski a écrit une chose très forte, qui s’appelle les Treize Apôtres, dont le contenu révolutionnaire était encore assez informe et nébuleux. Mais lorsque le même Maïakovski a décidé d’opérer un tournant pour suivre la ligne du prolétariat et a écrit 150.000.000, il a essuyé les plus cruels déboires sur le plan rationaliste. Cela signifie que, dans l’ordre de la raison, il est allé au-delà de ses possibilités créatrices profondes. Nous avons déjà observé chez Pilniak cette dis-parité entre les intentions conscientes et les processus créateurs subconscients. A cela, il faut seulement ajouter qu’une origine archiprolétarienne est incapable en soi, dans les conditions actuelles, de donner à un écrivain aucune espèce de garantie que ses œuvres seront organiquement liées à sa classe. Aucun cercle d’écrivains prolétariens ne peut non plus donner cette garantie, précisément parce qu’un cercle qui se consacre à une activité artistique est obligé par là même, dans les conditions actuelles, de se détacher de sa classe et, en fin de compte, de respirer le même air que les « compagnons de Toute ». Il devient un cercle littéraire parmi d’autres.

J’aurais voulu encore dire quelques mots de ce qu’on est convenu d’appeler les « perspectives », mais mon temps de parole est déjà largement dépassé.

Des voix. – Continuez, continuez.

Trotsky. – « Donnez-nous au moins des perspectives », m’objecte-t-on. Qu’est-ce que cela veut dire ? Na Postou et les cercles qui lui sont alliés s’en tiennent à une littérature prolétarienne élaborée dans des petits cercles, par des méthodes de laboratoire. Voilà une perspective que je rejette totalement. Je le répète encore, on ne peut absolument pas mettre sur le même plan historique la littérature féodale, la littérature bourgeoise et la littérature prolétarienne. Cette classification historique est radicalement vicieuse. Je l’ai dit dans mon livre, et toutes les objections qui ont été faites à cela m’ont paru peu sérieuses et peu convaincantes. Ceux qui parlent de culture prolétarienne sérieusement et dans la perspective d’une longue période, qui font de la culture prolétarienne une plate- forme, pensent à cette question par analogie formelle avec la culture bourgeoise. La bourgeoisie a pris le pouvoir et a créé sa propre culture ; le prolétariat, après avoir pris le pouvoir, créera une culture prolétarienne. Mais la bourgeoisie est une classe riche, et par conséquent instruite. La culture bourgeoise existait déjà avant que la bourgeoisie ne se soit formellement emparée du pouvoir. Et si la bourgeoisie a pris le pouvoir, c’est pour asseoir et perpétuer sa domination. Dans la société bourgeoise le prolétariat est une classe déshéritée, qui ne possède rien, et qui, par conséquent, n’est pas en état de créer sa propre culture. En prenant le pouvoir, il a seulement, pour la première fois, la possibilité de se rendre vraiment compte de son épouvantable retard culturel. Pour vaincre ce retard, il lui faut d’abord supprimer les conditions qui font qu’il demeure une classe. On pourra parler de plus en plus d’une nouvelle culture dans la mesure où elle aura de moins en moins un caractère de classe. Là est le fond de la question, et le principal désaccord lorsqu’il s’agit des perspectives. Certains, s’écartant de la position de principe sur la culture prolétarienne, disent : ce que nous avons en vue, c’est seulement la période de pas-sage au socialisme, ces vingt, trente, cinquante ans qui seront nécessaires pour détruire le monde bourgeois et bâtir un monde nouveau. Peut-on appeler littérature prolétarienne la littérature qui se créera pendant cette période, à destination et au bénéfice du prolétariat ? En tout cas, nous donnons ici au terme « littérature prolétarienne » un sens tout à fait différent de celui qu’il avait dans notre première conception. L’essentiel de la question n’est pas là. A l’échelle internationale, le trait essentiel de la période de passage au socialisme sera une intense lutte de classes. Les vingt à cinquante années dont nous parlons seront avant tout une période de guerre civile ouverte. Mais la guerre civile, si elle prépare la grande culture de l’avenir, est extrêmement nuisible à la culture d’aujourd’hui. Une des conséquences immédiates d’Octobre a été la mort de la littérature. Les poètes et les artistes se sont tus. Est-ce un hasard ? Non. Il y a longtemps qu’on l’a dit : quand le canon tonne, les muses se taisent. Il a fallu qu’on puisse souffler un peu avant que la littérature renaisse. Elle commence à renaître chez nous avec la NEP Mais elle a pris aussitôt les couleurs que lui ont données les compagnons de route. On ne peut pas ne pas tenir compte des faits. Les moments de tension aiguë, c’est-à-dire ceux où notre époque révolutionnaire trouve sa plus haute expression, ne sont pas favorables à la littérature et à la création artistique en général. Si demain la révolution commence en Allemagne ou en Europe, nous donnera-t- elle un épanouissement immédiat de la littérature prolétarienne ? Certainement pas. Loin de développer la création artistique, elle l’étouffera, l’écrasera, car il nous faudra à nouveau nous mobiliser, nous armer, nous lever en masse.

Et quand le canon tonne, les muses se taisent.

Des voix. - Démian [5] ne s’est pas tu !

Trotsky. – Démian, encore Démian ! Assez de Démian ! Vous commencez par proclamer une nouvelle ère de littérature prolétarienne, dans ce but vous créez des cercles, des groupes, des associations, et lorsqu’on vous demande une manifestation un peu plus concrète de cette littérature prolétarienne, vous nous accablez avec votre Démian. Or Démian et un produit de la vieille littérature d’avant Octobre. Il n’a fondé aucune école et n’en fondera aucune. Il s’est formé chez Krylov, Gogol, Nekrassov. En ce sens, il est un épigone révolutionnaire de notre vieille littérature. Par conséquent, en vous référant à lui, vous vous reniez vous-mêmes...

Quelles sont donc les perspectives ? La perspective essentielle, c’est le progrès de l’alphabétisation, de l’instruction, la multiplication des correspondants ouvriers, le développement du cinéma, la transformation graduelle de la vie quotidienne et des mœurs, et l’essor futur du niveau culturel. C’est là le processus fondamental, qui se recoupera avec de nouvelles aggravations de la guerre civile, cette fois à l’échelle européenne et même mondiale. Sur cette base, la ligne de la création purement littéraire sera extrêmement zigzagante. « La Forge », « Octobre » et autres associations du même genre ne sont en aucune manière des jalons de l’activité culturelle de classe du prolétariat, mais seulement des épisodes intéressant des cercles restreints de personnalités. Si de ces groupes sortent quelques jeunes poètes ou écrivains de talent, cela ne donnera pas encore une littérature prolétarienne, mais ce sera utile. Mais si vous vous évertuez à transformer la M.A.P.P. [6] ou la V.A.P.P. [7] en fabriques de littérature prolétarienne, vous échouerez à coup sûr, comme vous avez échoué jusqu’à présent. Un membre d’une association de ce genre se considère soit comme un représentant du prolétariat dans l’art, soit comme un représentant de l’art dans le prolétariat. L’appartenance à la V.A.P.P. semble conférer un certain titre. On m’objecte que la V.A.P.P. est simplement un milieu communiste, qui apporte au jeune poète les suggestions nécessaires, etc. Bien, et le Parti communiste, alors ? Si ce jeune poète est effectivement un poète et un authentique communiste, le P.C.R., par tout son travail, lui fournira incomparablement plus de suggestions que la M.A.P.P. ou la V.A.P.P. Bien sûr, le Parti doit – et il le fera – montrer la plus grande sollicitude à l’égard de chaque jeune talent proche de lui, apparenté à lui par les idées. Mais sa tâche principale dans le domaine de la littérature et de la culture reste de développer l’instruction – aussi bien l’instruction tout court que l’éducation politique et scientifique – des masses ouvrières, et par là même de créer les bases d’un art nouveau.

Je sais bien que cette perspective ne vous satisfait pas. Elle ne vous paraît pas assez concrète. Pourquoi ? Parce que vous vous représentez le futur développement de la culture de façon trop méthodique, comme une évolution prévue : les germes actuels de la littérature prolétarienne, dites-vous, vont croître et se développer, en s’enrichissant constamment, et on verra se constituer une véritable littérature prolétarienne qui se fondra ensuite dans le grand courant de la littérature socialiste. Non, les choses ne se passeront pas ainsi. Après la période actuelle de répit, où l’on voit – non pas au Parti, mais dans l’État – se créer une littérature fortement teintée par les nouveaux spasmes violents, une nouvelle période de guerre civile. Nous serons inévitablement amenés à y participer. Il est fort probable que des poètes révolutionnaires nous donneront alors de bons poèmes de combat, mais malgré cela, le développement général de la littérature se trouvera brutalement interrompu. Toutes les forces seront jetées dans la bataille. Aurons- nous ensuite une deuxième période de répit ? Je l’ignore. Mais cette nouvelle période de guerre civile, beaucoup plus large et plus dure, aura pour résultat – si nous sommes vainqueurs – d’assurer solidement et définitivement les bases socialistes de notre économie. Nous disposerons d’une nouvelle technique, d’aides nouvelles sur le plan de l’organisation. Notre développement se fera à un tout autre rythme. C’est sur cette nouvelle base, après les zigzags et les secousses de la guerre civile, que commencera seulement une véritable édification de la culture, et par conséquent, la création d’une nouvelle littérature. Mais ce sera déjà une culture socialiste, entièrement fondée sur un échange constant entre l’artiste et les masses culturellement développées, unis par les liens de la solidarité. Vous, vous n’avez pas en vue cette perspective, mais la vôtre, celle de vos cercles. Vous voulez que le Parti, au nom de la classe ouvrière, reconnaisse officiellement votre petite fabrique artistique. Vous pensez qu’en plantant une graine de haricot dans un pot de fleurs, vous serez capables de faire pousser l’arbre de la littérature prolétarienne. Mais jamais un arbre ne naîtra d’un haricot.

Notes

[1] Raskolnikov revenait d’une mission diplomatique en Afghanistan.

[2] Poète de la fin du XVIIIème siècle, avant Pouchkine.

[3] Jeu de mots sur napostovskaia zemlia (terre de « Na Postou ») et postniaïa zemlia, terre maigre, peu fertile.

[4] Journaux des Gardes Blancs

[5] Démian Biednyï

[6] Association des Écrivains Prolétariens de Moscou.

[7] Association des Écrivains Prolétariens d’U.R.S.S.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.