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Ils accusent à nouveau Lénine d’être "un agent de l’impérialisme allemand" !!!

mercredi 6 septembre 2017, par Robert Paris

Une image d’une actuelle campagne de propagande américaine et allemande

Des sites qui font semblant de croire à nouveau à la thèse imbécile, tirée d’une poubelle de l’histoire, d’un Lénine agent de l’Allemagne :

Sean McMeekin

Encore McMeekin

New York Times

Réponse au New York Times

Jörg Baberowski

La Croix

Le Monde diplomatique

Bernard Gasnot

Le Vif

Jstor

Soljenitsyne

Zeman

Quand ils accusaient Lénine d’être un agent de l’impérialisme allemand !!!

Léon Trotsky dans « Ma Vie » :

« Sur des calomniateurs »

« Au début de mai 1917, lorsque je parvins à Pétrograd, la campagne ouverte au sujet du " wagon plombé " dans lequel était arrivé Lénine battait son plein. Les ministres socialistes, tout neufs et tirés à quatre épingles, étaient les alliés de Lloyd George qui n’avait pas admis que Lénine se rendît en Russie. Et c’étaient ces mêmes messieurs qui traquaient Lénine parce qu’il avait passé par l’Allemagne. Les circonstances de mon voyage, complétant l’expérience faite par lui, furent tout aussi probantes pour la contrepartie. Ce qui n’empêcha pas que je fusse l’objet de la même calomnie. Buchanan, le premier, lui donna cours. Sous forme d’une lettre ouverte au ministre des Affaires étrangères - qui, en mai, était déjà Téréchtchenko et non plus Milioukov - j’écrivis le récit de mon odyssée à travers l’Atlantique. Comme conclusion, je posais la question suivante :

" Estimez-vous, monsieur le ministre, qu’il est dans l’ordre que l’Angleterre soit représentée par une personne qui s’est salie elle-même en lançant une aussi impudente calomnie et qui n’a pas levé le petit doigt, ensuite, pour se réhabiliter ? "

Il n’y eut pas de réponse. Et je n’en attendais pas. Mais le journal de Milioukov s’entremit en faveur de l’ambassadeur en reprenant à son compte les calomnies qui me concernaient. Je décidai de clouer au pilori les diffamateurs d’une façon aussi solennelle que possible. Le premier congrès panrusse des soviets venait de s’ouvrir. Le 5 juin, la salle était archi-bondée. Je demandai, en fin de séance, à prendre la parole sur un cas personnel.

Voici comment, le lendemain, le journal de Gorki, qui était hostile aux bolcheviks, rapporta mes conclusions et, en général, tout l’épisode :

" Milioukov nous accuse d’être des agents à la solde du gouvernement allemand, Du haut de cette tribune de la démocratie révolutionnaire, je m’adresse à la presse russe honnête (Trotsky se tourne vers la table occupée par les journalistes) et je la prie de reproduire mes paroles : tant que Milioukov n’aura pas retiré cette accusation, il portera sur le front le stigmate d’un infâme calomniateur, "

La déclaration de Trotsky, prononcée avec force et dignité, appelle l’ovation unanime de toute la salle. Tout le congrès, sans distinction de fractions, l’applaudit bruyamment pendant plusieurs minutes. "

Il ne faut pas oublier que le congrès se composait, dans la proportion de neuf dixièmes, de nos adversaires. Mais ce succès, comme l’ont démontré les événements qui suivirent, devait être éphémère. Ce fut, en son genre, un des paradoxes du parlementarisme.

La Rietch essaya de relever le gant en annonçant, le lendemain, que j’avais touché, au Deutscher patriotischer Verein de New York, dix mille dollars pour renverser le gouvernement provisoire. Cela, du moins, c’était clair. Or, la vérité est qu’à l’avant-veille de mon départ pour l’Europe, des ouvriers allemands auxquels j’avais fait plus d’une fois des conférences, en collaboration avec des amis et partisans américains, russes, lettons, juifs, lithuaniens et finnois, organisèrent pour moi un meeting d’adieux au cours duquel il y eut une collecte pour les besoins de la révolution russe. On réunit ainsi trois cent dix dollars. Sur cette somme, les ouvriers allemands avaient versé, par l’intermédiaire de leur président, 100 dollars. La somme recueillie me fut remise et, le lendemain même, d’accord avec les organisateurs du meeting, je la répartis entre cinq émigrés qui rentraient en Russie et n’avaient pas assez d’argent pour leur voyage. Telle est l’histoire des " dix mille " dollars.

Je la racontai alors dans le journal de Gorki, Novaia Jizn (27 juin) et terminai par cette leçon :

" Pour réduire à une plus juste mesure, désormais, les élucubrations combinées à mon égard par MM. les menteurs, calomniateurs, plumitifs des journaux cadets et autre canaille en général, je crois utile de déclarer que, dans toute ma vie, je n’ai jamais disposé en une fois non seulement de dix mille dollars, mais même du dixième de cette somme, Pareil aveu peut, à vrai dire, me perdre de réputation dans l’auditoire des cadets beaucoup plus gravement que toutes les insinuations de M. Milioukov. Mais je me suis depuis longtemps fait à l’idée de passer ma vie sans obtenir aucun signe d’approbation des bourgeois libéraux, "

Après cela, la noise ne continua qu’en sourdine. Je résumai la campagne dans une brochure adressée A des Calomniateurs et la livrai à l’impression. Huit jours plus tard éclatèrent les Journées de juillet et, le 23 du même mois, je fus emprisonné par le gouvernement provisoire, sous l’inculpation d’être au service du Kaiser. L’instruction fut menée par des juges qui avaient acquis leur expérience au service du tsar : ils n’étaient pas habitués à s’embarrasser de faits ou d’arguments. D’ailleurs, il y avait trop d’effervescence à ce moment-là. Lorsque je pris connaissance du dossier, l’indignation que provoqua en moi la vilenie de l’accusation ne fut mitigée que par le rire auquel donnait lieu l’inénarrable sottise du document.

Voici ce que je consignai sur le procès-verbal de l’instruction, en date du 1er septembre :

" Considérant que le tout premier des documents communiqués (déposition du sous-lieutenant Ermolenko) - lequel document a joué jusqu’à présent le rôle principal dans la persécution entreprise contre mon parti et moi-même avec le concours de certains fonctionnaires de la Justice - est indubitablement le fruit d’un travail conscient de fabrication, ayant pour but non d’élucider les circonstances de l’affaire, mais bien de les embrouiller avec malveillance ; considérant que, dans ce document, M. le juge d’instruction a passé sous silence, d’une façon nettement préméditée, les principales questions et circonstances dont l’explication aurait nécessairement démontré toute la fausseté des déclarations dudit Ermolenko, inconnu pour moi ; j’estime que, politiquement, et au point de vue moral, il serait avilissant pour moi de participer à la procédure d’instruction et réserve d’autant plus mon droit à dénoncer le véritable fond de l’accusation, devant l’opinion du pays, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir. "

L’accusation fut bientôt noyée dans de grands événements qui engloutirent non seulement les juges d’instruction, mais toute la vieille Russie avec ses héros de " la dernière heure ", du type Kérensky.
Je croyais n’avoir plus à revenir sur ce sujet. Mais il s’est trouvé un écrivain pour reprendre et soutenir en 1928 la vieille calomnie. Son nom est Kérensky. En 1928, c’est-à-dire onze ans après les événements révolutionnaires qui l’ont brusquement enlevé et fort justement balayé, Kérensky affirme que Lénine et autres bolcheviks étaient des agents du gouvernement allemand, qu’ils étaient en liaison avec l’état-major allemand, qu’ils touchaient de l’argent allemand pour provoquer une défaite de l’armée russe et le démembrement de la Russie. Tout cela est narré dans des dizaines de pages de son livre burlesque, principalement de la page 290 à 310. Je me faisais une idée assez claire du niveau intellectuel et moral de Kérensky, d’après les événements de 1917 ; néanmoins, je n’aurais jamais cru qu’il fût capable, après tout ce qui s’est passé, de risquer une pareille " accusation ". Il faut pourtant s’en tenir là : le fait est patent.

Kérensky écrit ceci :

" Que Lénine ait trahi la Russie au moment où la guerre arrivait à sa plus haute tension, c’est un fait historique, impeccablement établi, incontestable. " (Page 293.)

Qui donc a fourni ces preuves incontestables et où les a-t-il trouvées ?
Kérensky commence par vaticiner largement : il raconte que l’état-major choisissait parmi les prisonniers russes des candidats à l’espionnage et les introduisait dans les effectifs des armées russes. Un de ces espions, un vrai ou un faux (souvent ils ne savaient pas eux-mêmes ce qu’ils étaient), vint trouver directement Kérensky pour lui révéler toute la technique de l’espionnage allemand. Mais, observe mélancoliquement Kérensky, ces " révélations " n’avaient " guère d’importance pratique ". (page 295.)

Et voilà qui est juste ! D’aprés Kérensky lui-même, il est clair qu’un médiocre aventurier a essayé de le mener par le bout du nez. Cet épisode avait-il quelque rapport avec Lénine et les bolcheviks en général ? Pas le moindre. Kérensky en convient lui-même, l’épisode ne signifiait rien. Alors, pourquoi nous le raconter ? Pour donner quelque ampleur au récit et accroître l’importance des révélations qui doivent suivre. Imitant son informateur, Kérensky voudrait mener le lecteur par le bout du nez.

Oui, dit-il, ce premier cas était sans importance, mais, en revanche, nous reçûmes d’une autre source une information " de haute valeur ", laquelle " prouva définitivement qu’il y avait liaison entre les bolcheviks et l’état-major allemand ".(Page 295.) Notez bien ce : " prouva définitivement ". Voyons la suite : " Également, les moyens et les voies par lesquels ces liaisons étaient entretenues purent être établis. " (Page 295.) Purent être établis ? C’est équivoque. Furent-ils établis ? Nous allons l’apprendre. Un peu de patience : il a fallu onze ans pour mûrir cette " révélation " dans les profondeurs spirituelles de son auteur.

" En avril se présenta au quartier général du général Alexéiev un officier ukrainien du nom de Iarmolenko. " Nous avons déjà entendu ce nom. Nous avons là devant nous le principal personnage de toute l’affaire. Il n’est pas inutile de noter que Kérensky est incapable de se montrer exact même là où il n’est pas dans son intérêt de faire faute d’exactitude. Le nom du petit fripon qu’il met en scène n’est pas Iarmolenko, mais Ermolenko, c’est du moins sous ce nom qu’il figurait dans les papiers des juges d’instruction de M. Kérenski. Ainsi donc, le sous-lieutenant Ermolenko (c’est à dessein que Kérensky dit vaguement : " un officier ") se présenta au G. Q. G, en qualité, prétendait-il, d’agent de l’Allemagne, pour dénoncer de véritables agents allemands. La déposition de ce grand patriote, que la presse bourgeoise la plus hostile au bolchevisme fut bientôt forcée de caractériser comme un louche et douteux individu, démontra incontestablement et définitivement que Lénine n’a pas été une des plus grandes figures de l’histoire, mais tout simplement un des agents salariés de Ludendorff. Comment, cependant, le sous-lieutenant Ermolenko a-t-il connu ce grand secret et quelles preuves a-t-il apportées pour captiver Kérensky ? Ermolenko, s’il faut l’en croire, a été chargé par l’état-major allemand de faire en Ukraine de la propagande séparatiste.

" On lui avait donné, raconte Kérensky, tous les renseignements indispensables sur les voies et les moyens par lesquels il lui convenait de rester en liaison avec les dirigeants (!) allemands, sur les banques (!) qui lui transmettraient les fonds nécessaires, sur les agents les plus importants, parmi lesquels se trouvaient de nombreux séparatistes ukrainiens et Lénine "

Tout cela, textuellement, se lit, pages 295 et 296 du grand œuvre ! A présent, du moins, nous saurons comment le grand état-major allemand traitait les espions. Quand un sous-lieutenant, obscur et presque illettré, s’avérait candidat au service d’espionnage, les chefs, au lieu de le placer sous la surveillance de quelque lieutenant du contre-espionnage allemand, mettaient le postulant en relations " avec les dirigeants " de chez eux, lui révélaient immédiatement toute la composition et le fonctionnement de leurs services, et lui fournissaient même la nomenclature des banques (il ne s’agit pas d’une banque, il s’agit de toutes) par lesquelles passaient les fonds secrets de l’Allemagne ! Comme on voudra, mais on a l’impression, dont on ne saurait se défaire, que l’état-major allemand procédait avec la dernière sottise. Ce n’est pourtant qu’une impression : elle s’explique par ce fait que ledit état-major nous est ici représenté non pas tel qu’il était en réalité, mais tel que se le figuraient les deux sous-lieutenants Max et Moritz (1) : Ermolenko, le sous-lieutenant d’armée, et Kérensky, le sous-lieutenant de la politique.

Mais peut-être quoique inconnu, obscur et peu élevé en grade, Ermolenko occupait-il un poste important dans les services de l’espionnage allemand ? Kérensky voudrait nous engager à le croire.
Par malheur, nous connaissons autre chose que le livre de Kérensky ; nous possédons les sources auxquelles il a puisé.

Ermolenko, pour sa part, y va plus simplement que Kérensky. Dans ses dépositions, faites sur le ton que peut avoir un médiocre et bête aventurier, Ermolenko donne lui-même le prix de son travail : il se trouve que l’état-major allemand lui aurait versé, en tout et pour tout, quinze cents roubles de l’époque, des roubles alors extrêmement dépréciés, pour toutes ses dépenses d’homme qui avait à organiser la séparation de l’Ukraine et le renversement de Kérensky. Ermolenko avoue franchement, dans ses dépositions qui ont été, depuis, publiées, qu’il se plaignit amèrement de la parcimonie allemande, mais sans parvenir à un résultat. Il protestait : " Pourquoi si peu ? " Mais les " dirigeants allemands " se montrèrent intraitables.

Au surplus, Ermolenko ne nous dit pas s’il mena ses pourparlers directement avec Ludendorff, ou avec Hindenburg, avec le Kronprinz ou avec l’ex-Kaiser... Ermolenko se refuse à nommer les " dirigeants " qui lui octroyèrent largement quinze cents roubles pour assurer là débâcle de la Russie, pour ses frais de voyage, pour son tabac et la bouteille... Nous prenons sur nous d’émettre cette hypothèse que l’argent servit surtout à des libations et que, les fonds allemands s’étant épuisés dans les poches du sous-lieutenant, il renonça à faire appel aux banques dont on lui avait donné la liste à Berlin : valeureusement, il préféra se présenter à l’état-major russe pour obtenir des subsides patriotiques. . Il est fort probable aussi qu’en cours de route, il fut cueilli par un des officiers russes du contre-espionnage, qui manœuvraient alors contre les bolcheviks. Et ce serait un officier de cette sorte qui, vraisemblablement, aurait donné à Ermolenko l’inspiration... Il en résulta, dans le cerveau peu spacieux du sous-lieutenant, quelque chose comme deux philosophies différentes : d’une part, il ne pouvait réprimer en lui-même un ressentiment contre le lieutenant allemand qui lui avait jeté à la figure quinze cents roubles et pas un kopeck de plus ; d’autre part, il ne se permettrait pas d’oublier qu’il était dans la confidence des " dirigeants allemands ", qu’il connaissait tout le système de l’espionnage allemand, avec ses agents et ses banques.

Quels sont les " nombreux séparatistes ukrainiens " que dénonça Ermolenko à Kérensky ? On n’en voit rien dans le livre de ce dernier. Pour donner quelque poids aux lamentables mensonges d’Ermolenko, Kérensky en ajoute d’autres de son cru. Parmi les séparatistes, Ermolenko, comme on le voit d’après ses dépositions authentiques, nomma Ioltoukhovsky (dit Skoropis). Kérensky fait le silence sur ce nom parce qu’il sait bien que s’il le mentionnait, il serait forcé de reconnaître qu’Ermolenko n’a rien révélé. Le nom d’loltoukhovsky n’était un secret pour personne. Il avait été rappelé des dizaines de fois dans les journaux, en temps de guerre. Ioltoukhovsky,ne cachait pas qu’il était en relations avec l’état-major allemand. A Paris, dans Naché Slovo, j’avais stigmatisé, dès la fin de 1914, le petit groupe d’Ukrainiens séparatistes qui s’était lié avec les autorités militaires allemandes. Je les avais tous désignés par leurs noms, et Ioltoukhovsky était du nombre.

Nous avons vu cependant qu’à Berlin l’on désigna à Ermolenko non seulement’" de nombreux séparatistes ukrainiens ", mais aussi... Lénine.

On peut encore comprendre que les séparatistes aient été indiqués à Ermolenko, puisqu’il rentrait en Russie pour faire lui-même de la propagande séparatiste. Mais, dans quel but lui aurait-on désigné Lénine ?

Kérensky ne répond pas à cette question. Et ce n’est pas par hasard. En effet, Ermolenko introduit à tort et à travers, dans ses dépositions embrouillées, le nom de Lénine.

L’inspirateur de Kérensky raconte qu’il s’est engagé comme espion allemand dans un but " patriotique " ; qu’il a réclamé une augmentation de ses " fonds secrets " (quinze cents roubles !) dès qu’on lui eut expliqué les fonctions qu’il aurait à remplir : espionnage, faire sauter des ponts, etc. En dehors de cette histoire, on lui aurait expliqué, selon lui (mais qui le lui a dit ?), qu’en Russie il ne travaillerait " pas seul ", que " Lénine et ses partisans travaillaient dans le même (!) sens ".

Tel est le texte littéral de ses dépositions.

Il en résulte qu’un petit agent, chargé de faire sauter des ponts, aurait été mis au courant, sans la moindre utilité pratique, d’un secret comme celui des rapports prétendus entre Lénine et Ludendorff...
Vers la fin de ses déclarations, et sans aucun rapport avec l’ensemble du racontar, fait évidemment sous l’influence grossière d’un souffleur, Ermolenko ajoute tout à coup ceci :

" On m’apprit [qui le lui a appris ?] que Lénine avait participé à des conférences à Berlin, avec des représentants de l’état-major, et qu’il s’était arrêté chez Skoropis-Ioltoukhovsky, ce dont je me convainquis par la suite. " Un point, c’est tout.

Comment s’en est-il convaincu ? Il n’en dit pas un mot. A l’égard de cette indication d’Ermolenko, la seule qui porte sur " un fait ", le juge d’instruction Alexandrov ne fit preuve d’aucune curiosité. Il s’abstint de poser une bien simple question, il ne demanda pas au sous-lieutenant Ermolenko comment il avait pu savoir en toute certitude que Lénine, pendant la guerre, avait séjourné à Berlin et était descendu chez Skoropis-Ioltoukhovsky. Ou peut-être Alexandrov posa-t-il la question (il ne pouvait se dispenser de la poser !) et n’obtint-il en réponse qu’une sorte de mugissement confus, ce qui l’aurait décidé à ne pas consigner cet épisode dans le procès-verbal. Très probable !..
N’avons-nous pas le droit, devant toute cette cuisine, de nous écrier : quel est l’imbécile qui en sera dupe ? Mais il existe, à ce que nous voyons, des " hommes d’État " qui font semblant de croire à ces histoires et invitent leurs lecteurs à y ajouter foi. Est-ce bien tout ? - Oui, pour le sous-lieutenant de l’armée, c’est fini... Mais... le sous-lieutenant de la politique a encore des hypothèses et des conjectures à nous soumettre. Suivons-le.

" Le gouvernement provisoire, raconte Kérensky, se voyait en face d’une tâche difficile qui était de suivre jusqu’au bout les fils indiqués par Ermolenko, de filer les agents qui faisaient la navette entre Lénine et Ludendorff et de les prendre en flagrant défit avec le plus possible de documents-massues. " (Page 296.)

Cette phrase d’apparence pompeuse ne tient qu’à deux fils : mensonge et lâcheté. C’est ici qu’apparaît pour la première fois le nom de Ludendorff. Dans les dépositions d’Ermolenko, il n’y a pas un seul nom allemand : le crâne du sous-lieutenant de l’armée était de trop petite capacité. En ce qui concerne les agents qui auraient fait la navette entre Lénine et Ludendoff, Kérensky parle à dessein sur un ton équivoque. D’une part, on pourrait penser qu’il est question d’agents bien déterminés, déjà connus, qu’il ne restait plus qu’à saisir avec les pièces du délit. D’autre part, il semblerait que, dans la tête de Kérensky, il n’y eut qu’une idée toute platonique desdits agents. S’il a eu l’intention de les " suivre à la trace (2) ", il ne s’agissait encore que de talons inconnus, anonymes, transcendantaux. Avec toutes ses malices verbales, le calomniateur ne parvient qu’à mettre à nu son talon d’Achille, ou bien, pour en parler d’une façon moins classique, son sabot d’âne.

L’instruction de l’affaire, selon Kérensky, fut si secrète que quatre ministres seulement en furent informés. Le ministre de la Justice lui-même, l’infortuné Péréverzev, n’en savait rien ! Voilà comment on traite sérieusement les affaires d’État ! Tandis que l’état-major allemand livrait au premier venu non seulement les firmes de ses banques correspondantes, mais le secret de ses liaisons avec les leaders du plus grand parti révolutionnaire, Kérensky se conduisait tout autrement : lui compté, il ne trouvait que trois autres ministres assez fortement trempés pour ne pas laisser échapper les talons des agents de Ludendorff.

Et il se plaint encore :

" La tâche était au plus haut degré difficile, embrouillée et de longue durée, " (Page 297.)

Nous le croyons volontiers, cette fois.

Et, de plus, le succès couronna entièrement les efforts du patriote. Kérensky le dit nettement :

" Le succès, en tout cas, fut tout simplement anéantissant pour Lénine. Les rapports de Lénine avec l’Allemagne étaient impeccablement établis. " (Page 297.) Nous prions le lecteur de se rappeler ces mots : " impeccablement établis ".

Par qui et comment ? Ici, Kérensky introduit dans son roman d’une cause criminelle deux révolutionnaires polonais assez connus, Ganetsky et Kozlovsky et une certaine Mme Sumenson au sujet de laquelle personne ne sait rien et dont l’existence même n’a jamais pu être démontrée. Ce furent les trois agents de liaisons, nous dit-on. Sur quoi Kérensky se base-t-il pour inscrire feu Kozlovsky et le bien vivant Ganetsky parmi ceux qui auraient servi d’intermédiaires entre Ludendorff et Lénine ? On n’en sait rien. Ermolenko n’a jamais nommé ces personnes. On les voit apparaître dans les pages de Kérensky de même qu’elles furent révélées, dans les journaux de juillet 1917, de la façon la plus inattendue, dei ex machina, - le rôle de machine, en l’occasion, étant manifestement joué par le contre-espionnage tsariste.
Voici ce que raconte Kérensky :

" L’agent bolchevik allemand de Stockholm qui emportait des documents démontrant d’une façon irréfutable la liaison de Lénine avec le commandement allemand, devait être arrêté à la frontière russo-suédoise. La teneur des documents nous était exactement connue. " (Page 298.)

Cet agent, à ce qu’il paraît, aurait été Ganetsky. Nous voyons que les quatre ministres, dont le plus sage était certainement le ministre-président, n’avaient pas travaillé en vain : l’agent des bolcheviks apportait de Stockholm à Kérensky des documents connus d’avance (" exactement connus "), des papiers prouvant irréfutablement que Lénine était l’agent de Ludendorff.

Mais pourquoi Kérensky ne nous ferait-il pas confidence de son secret au sujet de ces documents ? Pourquoi ne jetterait-il pas, même brièvement, quelque lumière sur ce qu’ils contenaient ? Pourquoi ne nous dirait-il pas, ne fût-ce que par allusion, de quelle manière il en a connu d’avance la teneur ? Pourquoi ne nous explique-t-il pas à quelles fins, à proprement parler, l’agent allemand des bolcheviks apportait en Russie des documents destinés à prouver que les bolcheviks étaient bien des agents allemands ? De tout cela, Kérensky ne nous dit pas un mot. Encore une fois, on ne peut que demander quel est l’imbécile qui voudra le croire. Cependant, il se trouve aussi que l’agent de Stockholm ne fut pas arrêté. Les remarquables documents que Kérensky en 1917, " connaissait exactement ", mais qui, en 1928, resteront de l’inconnu pour ses lecteurs, ne furent pas saisis, L’agent des bolcheviks était bien parti, mais il n’alla pas jusqu’à la frontière russo-suédoise. Pourquoi ?... Seulement parce que le ministre de la justice Péréverzev, incapable de suivre les gens à la trace, avait bavardé, révélant trop tôt aux journaux le grand secret du sous-lieutenant Ermolenko. Pourtant le bonheur était si possible, si proche (3) !...

" Le travail auquel se livra pendant deux mois le gouvernement provisoire (principalement Téréchtchenko) pour découvrir les agissements des bolcheviks aboutit à un échec. " (Page 298.).
Oui, c’est bien ainsi que Kérensky s’exprime : " aboutit à un échec ".
Page 297, il était dit que " le succès de ce travail fut tout simplement anéantissant pour Lénine ". Ses relations avec Ludendorff furent " impeccablement établies ".

Mais, page 298, nous lisons qu’ " un travail de deux mois aboutit à un échec... ".

N’est-ce pas là une assez drôle bouffonnerie ?

Malgré la déconvenue des quatre ministres qui suivaient à la trace la dame Sumenson, inconnue de tout le monde, Kérensky ne perd pas courage. Au sujet des rapports des bolcheviks avec Ludendorff, il déclare fièrement ceci :

" Je puis seulement, en pleine conscience de ma responsabilité devant l’histoire, reprendre les paroles du procureur du tribunal de Pétrograd... " (Page 298.)

C’est là qu’il se montre de toute sa hauteur ! Tel l’entendirent plus d’une fois, parlant de la tribune, en 1917, les engagés volontaires, les lieutenants de gauche, les lycéens et les demoiselles démocrates : " en pleine conscience de ma responsabilité devant l’histoire ! " Il est de cette taille-là, l’incomparable sous-lieutenant de la politique, Narcisse Kérensky ! Mais, quelques pages plus loin, après ce beau serment, voici encore un aveu écrasant :

" Nous, gouvernement provisoire, avons ainsi laissé échapper pour toujours (!) la possibilité de démontrer définitivement, et avec des documents à l’appui, la trahison de Lénine. " (Page 305.)

" Laissé échapper pour toujours... " De tout ce qu’on avait bâti sur les épaules d’Ermolenko, il ne reste, en fin de compte, rien, si ce n’est une parole d’honneur donnée devant l’histoire.

Mais nous ne sommes pas au bout. La fausseté et la lâcheté de Kérensky sont encore, peut-être, plus manifestes quand il en vient à parler de moi. Terminant sa liste des agents allemands qui devaient être arrêtés sur son ordre, Kérensky note d’un ton discret :

" Quelques jours après, l’on arrêta aussi Trotsky et Lounatcharsky. " (Page 309.)

C’est le seul passage où Kérensky m’introduise dans les services de l’espionnage allemand. Il le fait d’une façon enveloppée, sans fleurs de rhétorique, sans dépenser sa " parole d’honneur ". Il a des raisons suffisantes pour agir ainsi. Il ne peut me passer tout à fait sous silence, car, de toutes manières, son gouvernement m’a arrêté et a formulé contre moi la même inculpation que contre Lénine. Mais il ne veut et ne peut trop s’étendre sur les points d’accusation : en ce qui me concerne, son gouvernement fit preuve particulièrement éclatante de sottise. Le seul indice de culpabilité qu’avait trouvé contre moi le juge d’instruction Alexandrov était mon passage à travers l’Allemagne, en wagon plombé et en compagnie de Lénine. Le vieux chien de garde de la justice tsariste ignorait absolument que le wagon plombé avait amené, avec Lénine, non pas moi, mais le leader des menchéviks, Martov. Je n’étais arrivé qu’un mois après Lénine, je venais de New York, j’avais passé par un camp de concentration au Canada et par les pays scandinaves. L’accusation dressée contre les bolcheviks provenait de misérables et méprisables faussaires qui ne jugeaient même pas nécessaire de rechercher dans les journaux quand et par quelle voie Trotsky était arrivé en Russie. Je pris le juge d’instruction en flagrant délit. Je lui jetai à la figure ses sales paperasses et lui tournai le dos, ne voulant plus causer avec lui. J’expédiai sur l’heure une protestation au gouvernement provisoire.

C’est ici que l’on voit le mieux à quel point Kérensky est coupable, de quelle façon grossièrement criminelle il trompe son lecteur. Il sait comment sa " justice ", quand elle m’accusa, a honteusement échoué. Voilà pourquoi, m’introduisant incidemment dans les services de l’espionnage allemand, il n’a pas un seul mot pour rappeler comment lui et trois autres ministres me suivirent à la trace à travers l’Allemagne à une époque où j’étais enfermé dans un camp de concentration au Canada.

Généralisant ses idées, le calomniateur ajoute :

" Si Lénine n’avait pas eu l’appui de tout l’appareil matériel et technique de la propagande allemande, il n’aurait jamais réussi à ruiner la Russie. " (Page 299.)

Kérensky voudrait pouvoir croire que l’ancien régime (et lui-même avec ce régime) a été renversé non par le peuple révolutionnaire, mais par l’espionnage allemand. Combien est consolante une philosophie historique d’après laquelle toute la vie d’un grand pays n’aurait été qu’un jouet entre les mains d’une organisation d’espionnage de la nation voisine ! Mais si la puissance militaire et technique de l’Allemagne a pu renverser en quelques mois la démocratie de Kérensky, et implanter artificiellement le bolchevisme, comment se fait-il que l’appareil matériel et technique de toutes les puissances de l’Entente ait été incapable, en douze années, de détruire ce bolchevisme de création artificielle ?

Mais nous n’allons pas nous lancer ici dans la philosophie de l’histoire. Restons dans le domaine des faits.

En quoi a consisté l’aide technique et financière de l’a1lemagne ? Kérensky ne nous en dit pas un mot. Les bolcheviks publiaient à Pétrograd, en 1917, un journal de petites dimensions, aussi petit que celui qu’ils avaient édité avant la guerre, en 1912. Ils lançaient des tracts. Ils avaient des agitateurs. En d’autres termes : nous étions un parti révolutionnaire. Où aperçoit-on l’assistance de l’espionnage allemand ? Pas un mot là-dessus. Et que pourrait-on dire en effet ?
Réprimant notre dégoût et recourant à une salutaire ironie qui est aussi nécessaire ici que le citron à qui est pris du mal de mer, nous avons analysé " devant la face de l’histoire " les dépositions de Kérensky. Nous n’avons laissé de côté aucun de ses arguments, aucune de ses considérations, bien que, dans le cours de tout ce travail, nous nous soyons creusé la tête à nous dire : est-ce bien la peine de s’occuper de ces ordures ? Car enfin, Ludendorff, Hindenburg et beaucoup d’autres dirigeants et collaborateurs de l’état-major allemand sont encore en vie. Ils sont tous ennemis des bolcheviks. Qu’est-ce qui les empêcherait de révéler un vieux secret ?

Actuellement, c’est la social-démocratie qui détient le pouvoir en Allemagne, et elle a accès à toutes les archives. Si Ludendorlfi n’a pas caché à un Ermolenko ses prétendues relations avec Lénine, il faut penser qu’il y a en Allemagne bien des gens qui savaient au moins ce qu’on ne cachait pas à un sous-lieutenant russe. Pourquoi donc tous ces ennemis irréconciliables des bolcheviks et de la révolution d’octobre se taisent-ils ?

Kérensky allègue, il est vrai, les Mémoires de Ludendorff. Mais, de ces Mémoires, une seule chose est évidente : Ludendorff espérait que la révolution en Russie amènerait la décomposition de l’armée tsariste, il compta d’abord sur la révolution de février, puis sur Octobre. Pour voir clair dans le plan de Ludendorff, on n’avait pas besoin de ses Mémoires. Il suffisait de savoir qu’un groupe de révolutionnaires russes fut admis à traverser l’Allemagne. De la part de Ludendorff, c’était une aventure à courir en raison de la pénible situation militaire où se trouvait l’Allemagne. Lénine tira profit des calculs de Ludendorlf pour ses propres calculs. Ludendorff se disait : Lénine renversera les patriotes, ensuite j’étoufferai Lénine et ses amis, Lénine se disait : je passerai dans le wagon de Ludendorff, et je le paierai à ma façon de ce service.

Que deux plans historiques opposés aient eu un point d’intersection, et que ce point ait été un " wagon plombé ", nous n’avions pas besoin des talents de policier de Kérensky pour nous le prouver. C’est un fait historique. Et, après cela, l’histoire a déjà eu le temps de vérifier la valeur des calculs contraires. Le 7 novembre 1917, les bolcheviks s’emparèrent du pouvoir. Exactement un an plus tard sous la puissante de la révolution russe, les masses révolutionnaires allemandes renversaient Ludendorff et ses patrons, Mais, dix ans après, le Narcisse démocrate, humilié par l’histoire, a essayé de rafraîchir une sotte calomnie, qui n’atteint pas Lénine mais est dirigée contre un grand peuple et sa révolution.

Notes :

(1) Max et Moritz, personnages grotesques d’un roman de bibliothèque enfantine, connus en Allemagne comme l’ont été chez nous le sapeur Camembert et le fantassin Chapuzot. (N. d. T.)

(2) L’expression de Kérensky est " poursuivre sur les talons ", d’où le jeu de mots de Trotsky. (N, d. T.)

(3) Phrase empruntée à l’Eugène Oniéguine dé Pouchkine et passée en dicton d’une douce ironie, dans la langue russe. (N. d. T. )

Trotsky, dans « Histoire de la Révolution russe » :

« Le mois de la grande calomnie »

« Le 4 juillet, déjà en pleine nuit, alors que deux cents membres environ des deux comités exécutifs, celui des ouvriers et des soldats et celui des paysans, se morfondaient entre deux séances également infructueuses, un bruit mystérieux se répandit parmi eux ; on a découvert des indications sur la liaison de Lénine avec l’Etat-major général allemand ; demain, les journaux publieront des documents dénonciateurs. Les sombres augures du Présidium, traversant la salle pour gagner les coulisses où se tiennent des conciliabules incessants, répondent à contrecœur et évasivement aux questions, même à celles de leurs plus proches. Au palais de Tauride, déjà presque déserté par le public du dehors, c’est un nouvel émoi. Lénine au service de l’Etat-major allemand ? La stupéfaction, l’effroi, la malveillance rapprochent les députés en petits groupes surexcités. " Bien entendu - remarque Soukhanov, très hostile aux bolcheviks dans les journées de juillet - personne, parmi les hommes effectivement liés avec la révolution, ne douta un seul instant de l’absurdité de ces rumeurs. " Mais les hommes ayant un passé révolutionnaire constituaient parmi les membres du comité exécutif une infime minorité. Les révolutionnaires de mars, éléments accidentels, entraînés par le premier flot, prédominaient même dans les organes dirigeants du soviet. Parmi les provinciaux, greffiers de canton, boutiquiers, syndics, se trouvaient des députés qui fleuraient sensiblement l’esprit Cent-Noir. Ces derniers, du coup, se déboutonnèrent : ils avaient bien prévu la chose, c’est bien à ça qu’il fallait s’attendre !

Epouvantés par la tournure imprévue et trop brusque de l’affaire, les leaders avaient essayé de gagner du temps. Tchkheïdze et Tseretelli invitèrent par téléphone les rédactions des journaux à s’abstenir d’imprimer les révélations sensationnelles, comme " non vérifiées ". Aucune rédaction n’osa contrevenir à " l’invite " du palais de Tauride, à l’exception d’une seule : le petit journal sur papier jaune d’un des fils de Souvorine, le puissant éditeur du Novoïe Vrémia (Nouveau Temps) servit le lendemain à ses lecteurs un document d’une tonalité officieuse affirmant que Lenine recevait des directives et de l’argent du gouvernement allemand. La brèche était faite et, malgré l’interdiction, toute la presse, un jour plus tard, était remplie de l’information sensationnelle. C’est ainsi que s’ouvrit l’épisode le plus invraisemblable d’une année fertile en événements : les leaders d’un parti révolutionnaire qui, pendant des dizaines d’années, avaient consacré leur vie à lutter contre les puissants de ce monde, couronnés ou non, se trouvèrent présentés au pays et à l’univers comme des agents appointés du Hohenzollern. La calomnie d’une envergure inouïe fut lancée au plus profond des masses populaires dont l’écrasante majorité entendit pour la première fois après l’insurrection de février les noms des leaders bolcheviks. La diffamation devint un facteur politique de premier ordre. C’est pourquoi il est indispensable d’en étudier plus attentivement le mécanisme.

Le document sensationnel avait pour première source les dépositions d’un certain Ermolenko. La figure de ce héros est complètement dessinée par des renseignements officiels : dans la période qui va de la guerre russo-japonaise à 1913 - agent de contre-espionnage ; en 1913, mis en disponibilité, pour motifs inconnus, avec le grade de sous-lieutenant ; en 1914, appelé au front ; valeureusement, il se fait faire prisonnier et s’occupe de la surveillance policière de ses camarades. Le régime du camp de concentration ne répondait pourtant pas à ses goûts de mouchard et, " sur les instances de ses camarades " - telles sont ses déclarations - il entra au service des allemands, dans des intentions, bien entendu, patriotiques. Un nouveau chapitre s’ouvrit dans sa vie. Le 25 avril, le sous-lieutenant fut " expédié " par les autorités militaires allemandes à travers le front russe, avec mission de faire sauter les ponts, d’envoyer des rapports d’espion, de militer pour l’indépendance de l’Ukraine et de faire de l’agitation en faveur d’une paix séparée. Des officiers allemands, les capitaines Schidizki et Libers, qui avaient acheté Ermolenko à ces intentions, lui apprirent en outre comme par hasard, sans aucune utilité pratique, simplement, de toute évidence, pour lui donner du cœur, qu’en plus de lui, sous-lieutenant, il y aurait aussi pour travailler dans le même sens en Russie... Lénine. Telle est la base de toute l’affaire.

Quoi ou qui suggéra à Ermolenko sa déposition sur Lenine ? Ce ne sont pas, en tout cas, des officiers allemands. Un simple rapprochement de dates et de faits nous introduit dans le laboratoire mental du sous-lieutenant. Le 4 avril, Lenine publia ses fameuses thèses qui signifiaient une déclaration de guerre au régime de février. Le 20 et le 21 eut lieu une manifestation armée contre la prolongation de la guerre. La persécution contre Lenine se développa sans cesse. Le 25, Ermolenko fut " expédié " de l’autre côté du front et, dans la première quinzaine de mai, il prit vent avec le service d’espionnage russe du Grand Quartier Général. Dans les journaux, des articles équivoques, démontrant que la politique de Lenine était avantageuse au Kaiser, donnaient à penser que Lenine était un agent de l’Allemagne. Sur le front, les officiers et les commissaires, luttant contre l’insurmontable " bolchevisme " des soldats, faisaient encore moins de cérémonies dans le choix de leurs expressions quand on en venait à parler de Lenine. Ermolenko plongea tout de suite dans ce courant. Que lui-même ait inventé une phrase tirée par les cheveux au sujet de Lenine, qu’un instigateur quelconque la lui ait soufflée ou bien qu’elle ait été confectionnée, en accord avec Ermolenko, par les agents du contre-espionnage, cela n’a pas d’importance.

La demande en diffamation concernant les bolcheviks s’était tellement renforcée que l’offre ne pouvait manquer de se produire. Le chef d’état-major du Grand Quartier Général, le général Denikine, futur généralissime des Blancs dans la guerre civile, qui n’était guère supérieur, pour la largeur de vues, aux agents du contre-espionnage tsariste, attribua ou affecta d’attribuer aux dépositions d’Ermolenko une grande importance et les communiqua avec une lettre appropriée, le 16 mai, au ministre de la Guerre. Kerensky, doit-on penser, eut un échange de vues avec Tseretelli et Tchkheïdze, lesquels ne purent se dispenser de contenir sa noble fougue : ainsi s’explique, évidemment, que l’affaire n’ait pas suivi son cours. Kerensky a écrit plus tard que, si Ermolenko avait signalé la liaison de Lenine avec l’état-major allemand, c’était " sans preuves suffisamment convaincantes ". Le rapport Ermolenko-Denikine, pendant six semaines, resta sous le boisseau. Le contre-espionnage congédia Ermolenko comme brûlé et le sous-lieutenant partit sans délai pour l’Extrême-Orient, où il devait boire l’argent touché à deux sources différentes.

Les événements des journées de juillet, ayant montré dans toute son ampleur le formidable danger du bolchevisme, ravivèrent pourtant le souvenir des dénonciations d’Ermolenko. Il fut convoqué d’urgence de Blagovechtchensk, mais, faute d’imagination, ne put, malgré toutes les incitations, ajouter un seul mot à ses premières dépositions. Entre-temps, la justice et le contre-espionnage étaient, cependant, déjà en plein travail. Sur les possibles relations criminelles des bolcheviks, on interrogeait des politiciens, des généraux, des gendarmes, des marchands, une multitude de gens de diverses professions. Les agents avisés de la Sûreté tsariste se conduisirent, au cours de cette instruction, beaucoup plus prudemment que les représentants tout frais émoulus de la justice démocratique ! " Des renseignements écrivait l’ancien chef de l’Okhrana de Petrograd, l’imposant général Globatchev - d’après lesquels Lenine aurait travaillé en Russie pour nuire au pays et à l’aide de l’argent allemand, ne se sont point trouvés dans les services de l’Okhrana, du moins tant que j’y fus en fonctions. " Un autre haut policier, Iakoubov, chef de la section de contre-espionnage de l’arrondissement militaire de Petrograd déposait : " Je ne sais rien d’une liaison de Lenine et de ses affidés avec l’état-major général allemand, de même que je ne sais rien des ressources avec lesquelles travaillait Lenine. " Des services de mouchardage du tsar, qui avaient surveillé le bolchevisme dès sa naissance, l’on ne put rien tirer d’utile.

Cependant, quand des hommes, surtout armés du pouvoir, persévèrent à chercher, ils trouvent toujours quelque chose à la fin des fins. Un certain Z. Burstein, officiellement classé comme marchand, ouvrit les yeux au gouvernement provisoire sur " une organisation allemande d’espionnage à Stockholm, à la tête de laquelle se trouvait Parvus ", social-démocrate allemand bien connu, d’origine russe. A en croire les dépositions de Burstein, Lenine se trouvait en relations avec cette organisation par l’intermédiaire des révolutionnaires polonais Ganetzki et Koslowski. Kerensky écrivait dans la suite : " Les données extrêmement sérieuses qui, par malheur, n’étaient pas de caractère judiciaire, mais provenaient d’agences d’espionnage, devaient obtenir une confirmation absolument incontestable quand arriva en Russie Ganetski, objet d’un mandat d’arrêt à la frontière, et se transformer en un dossier judiciaire suffisamment convaincant contre l’état-major bolchevik. " Kerensky savait d’avance en quoi ceci devait se transformer.

Les dépositions du marchand Burstein concernaient des opérations commerciales de Ganetzki et de Koslowski entre Petrograd et Stockholm. Ce négoce du temps de guerre, qui recourait vraisemblablement à une correspondance conventionnelle, n’avait aucun rapport avec la politique. Le parti bolchevik n’avait aucun rapport avec ce commerce. Lenine et Trotsky dénonçaient dans la presse Parvus qui s’entendait à combiner de bonnes affaires avec une mauvaise politique, et invitaient les révolutionnaires à rompre toutes relations avec lui. Qui donc, cependant, avait la possibilité de débrouiller tout cela dans le tourbillon des événements. Une organisation d’espionnage à Stockholm, cela sonnait clair. Et la lumière, maladroitement allumée par le sous-lieutenant Ermolenko, se ranima d’un autre côté. A vrai dire, là encore, l’on tomba sur des difficultés. Le chef de la section du contre-espionnage de l’Etat-major général, le prince Tourkestanov, interrogé par le juge instructeur Alexandrov, commis aux affaires d’importance spéciale répondit que " Z. Burstein était un individu ne méritant aucune confiance. Burstein est le type du brasseur d’affaires véreux qui ne répugne à aucun emploi. " Mais la mauvaise réputation de Burstein pouvait-elle empêcher que l’on tentât de salir la réputation de Lenine ? Non, Kerensky n’hésita pas à déclarer les dépositions de Burstein " extrêmement sérieuses ". L’instruction s’orienta dés lors sur la piste de Stockholm. Les dénonciations du sous-lieutenant qui servait deux états-majors à la fois et du louche homme d’affaires " qui ne méritait aucune confiance " servirent de base à la plus fantastique des accusations contre un parti révolutionnaire qu’un peuple de cent soixante millions d’hommes se préparait à élever au pouvoir.

Comment cependant, les matériaux de l’instruction préalable tombèrent-ils dans la presse, et juste au moment où l’offensive ratée de Kerensky commençait à tourner en catastrophe, tandis que la manifestation de Juillet à Petrograd révélait l’irrésistible montée des bolcheviks ? Un des initiateurs de l’entreprise, le procureur Bessarabov, raconta plus tard tout franchement dans la presse que, l’absence complète de forces militaires sûres ayant été mise en évidence du côté du gouvernement provisoire à Petrograd, l’on avait résolu à l’état-major de la région de provoquer si possible un revirement psychologique dans les régiments en employant les grands moyens. " Les représentants du régiment Preobrajensky, qui était le plus attaché à l’état-major, reçurent communication de l’essentiel des documents : les assistants purent se convaincre de l’impression formidable produite par cette divulgation. A partir de ce moment l’on vit clairement de quelle arme puissante disposait le gouvernement. "

Après une vérification expérimentale si réussie, les conspirateurs de la Justice, de l’Etat-major et du contre-espionnage se hâtèrent de mettre le ministre de la Justice au courant de leur découverte. Pereverzev répondit que l’on ne pouvait faire de communiqué officiel, mais que, du côté des membres actuels du gouvernement provisoire, " l’on ne susciterait pas d’obstacles à l’initiative privée ". Les noms des officiers d’état-major ou des fonctionnaires de la Justice furent, non sans raison, reconnus peu compatibles avec les intérêts de la cause : pour mettre en circulation une calomnie sensationnelle, il fallait " un homme politique ". Dans l’ordre de l’initiative privée, les conspirateurs découvrirent sans peine l’homme qu’il leur fallait justement.

Ancien révolutionnaire, député à la II° Douma, orateur criard et calomniateur passionné, Alexinsky avait été pendant un certain temps à l’extrême-gauche des bolcheviks. Lenine était à ses yeux un incorrigible opportuniste. Pendant les années de la réaction, Alexinsky avait créé un petit groupe particulièrement ultra-gauche à la tête duquel il se maintint dans l’émigration jusqu’à la guerre, pour prendre ensuite, dès le début des hostilités, une position ultra-patriotique et se faire aussitôt une spécialité de dénoncer tout le monde et n’importe qui comme vendus au Kaiser. Sur ce terrain, il se livra à Paris à une large activité de mouchard, en connivence avec des patriotes russes et français du même acabit. L’association parisienne des journalistes étrangers, c’est-à-dire des correspondants des pays alliés et neutres, très patriote et nullement rigoriste, se trouva forcée de déclarer, par une motion spéciale, Alexinsky " malhonnête calomniateur " et de l’exclure de son milieu.

Revenu avec cette attestation à Petrograd après l’insurrection de février, Alexinsky avait essayé, en qualité d’ancien homme de gauche, de s’introduire au comité exécutif. Malgré toute leur indulgence, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires décidèrent, le 11 avril, de lui fermer la porte au nez, l’invitant à essayer de se réhabiliter. C’était facile à dire ! Ayant conclu qu’il était beaucoup plus facile de diffamer autrui que de se réhabiliter soi-même, Alexinsky se mit en liaison avec le contre-espionnage et assura à ses instincts calomniateurs une expansion sur le plan de l’Etat. Dés la seconde quinzaine de juillet, il commençait à encercler dans les anneaux de sa calomnie les mencheviks également. Le leader de ces derniers, Dan, sortant de l’expectative, imprima, dans les Izvestia officielles du Soviet (22 juillet) une lettre de protestation : " ... Il est temps de mettre fin aux exploits d’un homme que l’on a officiellement déclaré malhonnête calomniateur. " N’est-il pas clair que Themis, inspirée par Ermolenko et Burstein, ne pouvait trouver entre elle et l’opinion publique de meilleur intermédiaire qu’Alexinsky ? La signature de ce dernier orna donc le document dénonciateur.

Dans la coulisse, les ministres socialistes protestaient contre la communication des documents à la presse, de même, d’ailleurs, que deux ministres bourgeois : Nekrassov et Térechtchenko. Le jour même de la publication, le 5 juillet, Pereverzev, dont le gouvernement était déjà, depuis un temps, assez disposé à se défaire, se trouva forcé de donner sa démission. Les mencheviks donnaient à entendre que c’était leur victoire. Kerensky affirma dans la suite que le ministre avait été évincé pour avoir fait beaucoup trop tôt des révélations qui avaient gêné la marche de l’instruction. Si ce n’est par son séjour au pouvoir, Pereverzev donna, en tout cas par son départ, satisfaction à tout le monde.

Le jour même, à la séance du bureau du comité exécutif, se présenta Zinoviev et, au nom du comité central des bolcheviks, il exigea que l’on prît immédiatement des mesures pour réhabiliter Lenine et pour prévenir les conséquences possibles de la calomnie. Le Bureau ne put refuser de constituer une commission d’enquête. Soukhanov écrit : " La commission comprenait d’elle-même qu’il s’agissait de savoir non si Lenine avait vendu la Russie, mais bien quelle était la source de la calomnie. " Mais la commission se heurta à la rivalité jalouse des organes de la Justice et du contre-espionnage qui avaient toutes raisons de ne pas désirer des intrusions dans leur métier. A vrai dire, les organes soviétiques, jusqu’à ce moment, réglaient sans difficulté les comptes avec les organes gouvernementaux quand ils s’y voyaient obligés. Mais les journées de juillet avaient produit un sérieux déplacement du pouvoir vers la droite ; en outre, la commission soviétique ne se hâtait nullement de résoudre une tâche évidemment contraire aux intérêts politiques de ses mandants.

Les plus sérieux des leaders conciliateurs, à proprement parler les seuls mencheviks, se préoccupaient de démontrer qu’ils n’étaient formellement pour rien dans la calomnie, mais n’allaient pas au-delà. Toutes les fois qu’il était impossible d’éluder une franche réponse, ils déclinaient en quelques mots toute responsabilité d’accusation ; mais ils ne firent pas œuvre de leurs dix doigts pour détourner la lame empoisonnée qui menaçait la tête des bolcheviks. Une image universellement connue de cette politique, c’est, au temps jadis, la conduite du proconsul romain Ponce Pilate. Oui, et pouvaient-ils agir autrement sans se trahir eux-mêmes ? C’est seulement la calomnie lancée contre Lenine qui, dans les journées de juillet, détacha des bolcheviks une partie de la garnison. Si les conciliateurs avaient mené une lutte contre la calomnie, le bataillon du régiment Ismaïlovsky eût cessé, doit-on penser, de jouer La Marseillaise en l’honneur du comité exécutif et serait rentré dans ses casernes, à moins qu’il ne fût allé au palais Kczesinska.

Conformément à la ligne générale des mencheviks, le ministre de l’intérieur Tseretelli, ayant pris sur lui la responsabilité des arrestations de bolcheviks qui eurent lieu bientôt, estima nécessaire, à vrai dire sous la pression de la fraction bolcheviste, de déclarer, en séance du comité exécutif, que personnellement il ne soupçonnait pas d’espionnage les leaders bolcheviks, mais qu’il les accusait de complot et d’insurrection armée. Le 13 juillet, Liber, déposant une motion qui mettait en somme le parti bolchevik hors la loi, jugea indispensable de faire une réserve : " J’estime personnellement que l’accusation portée contre Lenine et Zinoviev ne repose sur rien. " De telles déclarations étaient accueillies par tous dans un silence maussade : aux bolcheviks elles semblaient indignement évasives, pour les patriotes elles étaient superflues, car désavantageuses.

Le 17, parlant à la séance unifiée des deux comités exécutifs, Trotsky disait : " Il se crée une atmosphère insupportable dans laquelle vous serez suffoqués tout aussi bien que nous. On lance d’immondes accusations contre Lenine et Zinoviev. (Une voix : " C’est la vérité. " Bruit. Trotsky continue). Il se trouve qu’il y a dans la salle des hommes qui approuvent ces accusations. Il y a ici des hommes qui se sont seulement ingérés dans la révolution. (Bruit. La sonnette du président a beaucoup de peine à rétablir le calme)... Lenine a combattu pour la révolution pendant trente ans. Je lutte contre l’oppression des masses populaires depuis vingt ans. Et nous ne pouvons avoir que de la haine pour le militarisme allemand... Un soupçon à notre égard dans ce domaine peut être seulement proféré par celui qui ignore ce qu’est un révolutionnaire. J’ai été condamné par un tribunal allemand à huit mois de prison pour avoir combattu le militarisme allemand… et cela, tous le savent. Ne permettez à personne dans cette salle de dire que nous sommes les mercenaires de l’Allemagne, car ce n’est point la voix de révolutionnaires convaincus, c’est la voix de la lâcheté. (Applaudissements.) "

C’est ainsi que cet épisode est présenté dans les publications antibolchevistes de l’époque - les publications bolchevistes étaient déjà interdites. Il est nécessaire, cependant, d’expliquer que les applaudissements venaient seulement d’un petit secteur de gauche ; un certain nombre de députés vociféraient leur animosité, la majorité gardait le silence. Personne, pourtant, même parmi les agents directs de Kerensky, ne monta à la tribune pour soutenir la version officielle de l’accusation ou, du moins, pour la couvrir indirectement.

A Moscou, où la lutte entre bolcheviks et conciliateurs avait en général un caractère plus tempéré qui devait prendre des formes plus farouches en octobre, la séance unifiée des deux Soviets, celui des ouvriers et celui des soldats, décida le 10 juillet " de publier et d’afficher un manifeste dans lequel on indiquerait que l’accusation d’espionnage portée contre la fraction des bolcheviks était une calomnie et provenait d’une cabale de la contre-révolution ". Le soviet de Petrograd, plus immédiatement dépendant des combinaisons gouvernementales, n’entreprenait aucune démarche, attendant les conclusions de la commission d’enquête, laquelle, toutefois, ne se mit pas au travail.

Le 5 juillet, Lenine, dans un entretien avec Trotsky, posait la question : " Ne vont-ils pas nous fusiller tous ? " Seule, une intention de ce genre pouvait en somme expliquer le contreseing officieux sur la monstrueuse calomnie. Lenine jugeait les ennemis capables d’aller jusqu’au bout dans l’affaire engagée par eux et arrivait à cette conclusion : ne nous rendons pas entre leurs mains. Le 6 au soir, arriva du front Kerensky, tout farci de suggestions par les généraux, et il exigea des mesures décisives contre les bolcheviks. Vers deux heures du matin, le gouvernement ordonna de traduire en justice tous les dirigeants de " l’insurrection armée " et de dissoudre les régiments qui avaient participé à l’émeute. Le détachement de troupes envoyé au logement de Lenine pour perquisitionner et pour l’arrêter dut se borner à la perquisition, vu que le locataire n’était déjà plus chez lui. Lenine résidait encore à Petrograd, mais se cachait dans un logement ouvrier et exigeait que la commission d’enquête du soviet l’entendît, ainsi que Zinoviev, dans des conditions excluant tout guet-apens du côté de la contre-révolution. Dans la déclaration envoyée à la commission, Lenine et Zinoviev écrivaient : " Ce matin (vendredi 7 juillet) on a fait savoir de la Douma à Kaménev que la commission viendrait dans le logement convenu aujourd’hui même à midi. Nous écrivons ces lignes à six heures et demie du soir, le 7 juillet, et nous constatons que, jusqu’à présent, la commission ne s’est pas présentée et n’a rien donné à savoir... La responsabilité pour le retardement de l’interrogatoire ne tombe pas sur nous. " L’abstention de la commission soviétique après promesse d’enquête convainquit définitivement Lenine que les conciliateurs se mettaient de côté, laissant aux gardes blancs le soin de la répression. Les officiers et les junkers qui pendant ce temps avaient déjà saccagé l’imprimerie du parti, brutalisaient et arrêtaient dans la rue quiconque protestait contre les activités d’espionnage attribuées aux bolchéviks, Alors Lenine décida définitivement de se dérober non à l’instruction, mais à des sévices possibles.

Le 15, Lenine et Zinoviev expliquaient dans le journal bolchevik de Cronstadt, que les autorités n’avaient pas osé interdire, pourquoi ils ne jugeaient pas possible de se remettre entre les mains du pouvoir : " D’après une lettre de l’ex-ministre de la Justice Pereverzev, publiée dimanche dans le journal Novoïe Vremia, il est devenu parfaitement clair que " l’affaire " d’espionnage imputé à Lenine et à d’autres a été bâtie de toutes pièces, tout à fait consciemment, par le parti de la contre-révolution. Pereverzev avoue tout à fait ouvertement qu’il a mis en cours des accusations non vérifiées dans le but de provoquer la fureur (c’est littéralement son expression) des soldats contre notre parti. C’est l’aveu de celui qui était hier ministre de la Justice !... Il n’y a pas une garantie de justice en Russie au moment présent. Se livrer aux mains des autorités, ce serait se remettre entre les mains des Milioukov, des Alexinsky, des Pereverzev, aux mains de contre-révolutionnaires forcenés pour lesquels toutes les accusations lancées contre nous sont un simple épisode dans la guerre civile. " Pour dégager le sens de la phrase sur " un épisode " dans la guerre civile, il suffit de se rappeler le sort de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg. Lenine savait prévoir.

Tandis que les agitateurs du camp ennemi racontaient avec maintes variantes que Lenine s’était enfui en Allemagne, soit sur un torpilleur, soit dans un sous-marin, la majorité du comité exécutif s’empressa de condamner Lenine pour s’être dérobé à l’instruction. Laissant de côté la question du contenu politique essentiel de l’accusation et des circonstances de pogrom dans lesquelles et pour lesquelles cette accusation fut formulée, les conciliateurs se prononçaient en avocats de la pure justice. C’était, de toutes les positions qui leur restaient à envisager, la moins désavantageuse. La résolution du comité exécutif du13 juillet non seulement déclarait la conduite de Lenine et de Zinoviev " absolument inadmissible ", mais exigeait de la fraction bolcheviste " une condamnation immédiate, catégorique et claire " de ses leaders. La fraction repoussa à l’unanimité la sommation du comité exécutif. Cependant, parmi les bolcheviks, du moins au sommet, il y eut des fluctuations du fait que Lenine s’était soustrait à l’instruction, D’autre part, chez les conciliateurs, même ceux qui étaient le plus de la gauche, la disparition de Lenine provoqua une indignation générale, pas toujours hypocrite, comme on le voit par l’exemple de Soukhanov. Le caractère calomnieux des documents du contre-espionnage ne faisait pour lui, comme on sait, aucun doute dès le début. " L’absurde accusation - écrivait-il se dissipa comme une fumée. Personne ne la confirma en rien et on cessa d’y croire. " Mais, pour Soukhanov, restait une énigme : comment Lenine avait-il pu se décider à esquiver l’enquête ? " C’était quelque chose de tout à fait particulier, d’inouï, d’incompréhensible. N’importe quel mortel eût exigé un jugement et une instruction à son sujet dans les conditions les plus défavorables. " Oui, n’importe quel mortel. Mais n’importe quel mortel n’aurait pu devenir l’objet de la haine enragée des classes dirigeantes. Lenine n’était point n’importe quel mortel et n’oubliait pas une minute la responsabilité qu’il avait assumée. Il savait tirer d’une situation toutes les déductions, il savait ignorer les oscillations de " l’opinion publique " en raison des tâches auxquelles était subordonnée sa vie. Le don quichottisme et la pose lui étaient également étrangers.

Avec Zinoviev, Lenine passa quelques semaines dans les environs de Petrograd, près de Sestroretsk, dans une forêt ; il leur fallait gîter la nuit et s’abriter de la pluie dans une meule de foin. Camouflé en chauffeur de locomotive, Lenine passa sur une machine la frontière de Finlande et se cacha dans le logement du chef de la police d’Helsingfors, ancien ouvrier de Petrograd ; ensuite, il se rapprocha de la frontière russe, s’installant à Vyborg. A partir de la fin de septembre, il vécut clandestinement à Petrograd, où il devait, le jour de l’insurrection, après une absence de près de quatre mois, reparaître sur l’arène, au grand jour.

Juillet devint le mois de la calomnie effrénée, éhontée et victorieuse ; en août, elle commençait déjà à perdre du souffle. Exactement un mois après que la diffamation eut été lancée, Tseretelli, fidèle à lui-même, jugea nécessaire de répéter dans une séance du comité exécutif : " Le lendemain même des arrestations, j’ai donné une réponse ouverte à la question des bolcheviks, et j’ai dit : les leaders des bolcheviks, accusés d’être les instigateurs du soulèvement des 3-5 juillet, je ne les soupçonne pas de liaison avec l’Etat-major allemand. " Il ne pouvait pas dire moins. Dire plus eût été désavantageux. La presse des partis conciliateurs n’alla pas au-delà des paroles de Tseretelli. Mais étant donné qu’en même temps elle dénonçait avec acharnement les bolcheviks comme auxiliaires du militarisme allemand, la voix des journaux conciliateurs se confondait du point de vue politique avec les hurlements de tout le reste de la presse qui traitait les bolcheviks non en " auxiliaires ", mais en mercenaires de Ludendorff. Les plus hautes notes dans ce chœur étaient poussées par les cadets. Les Rousskïa Vedomosti (Informations russes), journal des professeurs libéraux de Moscou, communiquaient qu’au cours d’une perquisition à la rédaction de la Pravda, l’on aurait trouvé une lettre en allemand, reçue de Haparanda, dans laquelle un baron " félicitait les bolcheviks de leur action " et prévoyait " la joie qu’on en aurait à Berlin ". Le baron allemand de la frontière finlandaise savait bien de quelles lettres avaient besoin les patriotes russes. Des informations de ce genre remplissaient la presse de la société cultivée qui se défendait contre la barbarie bolcheviste.

Les professeurs et les avocats croyaient-ils à ce qu’ils affirmaient ? Admettre cela, du moins en ce qui concerne les leaders de la capitale, ce serait sous-estimer infiniment trop leur jugement politique. A défaut de considérations de principe et de psychologie, de simples motifs pratiques devaient leur révéler l’absurdité de l’accusation, et, avant tout, des considérations financières. Bien sûr, le gouvernement allemand aurait pu aider les bolcheviks, non avec des idées, mais avec de l’argent. Or, précisément, c’était l’argent qui manquait aux bolcheviks. Le centre du parti à l’étranger, pendant la guerre, s’était débattu dans une cruelle indigence, une centaine de francs lui semblait une grosse somme, l’organe central paraissait une fois par mois ou deux, et Lenine comptait avec soin les lignes pour ne pas dépasser le budget. Les dépenses de l’organisation de Petrograd pendant les années de guerre se calculaient à quelques milliers de roubles employés surtout pour l’impression de feuilles illégales : en deux ans et demi, il n’en parut guère à Petrograd que trois cent mille exemplaires. Après l’insurrection, l’afflux des adhésions et des ressources, bien entendu, augmenta extraordinairement. Les ouvriers souscrivaient avec beaucoup d’entrain au profit du soviet et des partis soviétiques. " Des dons, des versements de toutes sortes, des collectes et des cotisations au profit du soviet - disait dans un rapport au 1ier congrès des soviets, l’avocat Bramson, travailliste - affluèrent le lendemain même du jour où éclata notre révolution... On pouvait observer le tableau extrêmement touchant d’un incessant pèlerinage vers nous, au palais de Tauride, depuis la première heure jusque tard dans la soirée pour effectuer ces versements. " Plus on allait, plus les ouvriers se montraient empressés à se cotiser au profit des bolcheviks.

Cependant, malgré la croissance rapide du parti et de ses recettes, la Pravda était, de tous les journaux de partis, celui qui avait le plus petit format. Peu après son arrivée en Russie, Lenine écrivait à Radek, à Stockholm :

" Ecrivez des articles pour la Pravda sur la politique extérieure, archi-courts et dans l’esprit de la Pravda (nous avons très, très peu de place, nous nous démenons pour agrandir). " En dépit du régime spartiate d’économie appliqué par Lenine, le parti ne sortait pas de la pénurie. Quand il s’agissait d’assigner deux ou trois mille roubles du temps de guerre au profit de l’organisation locale, c’était chaque fois un sérieux problème pour le comité central. Pour envoyer les journaux au front, il fallait ouvrir constamment de nouvelles collectes parmi les ouvriers. Et, néanmoins, les journaux bolcheviks atteignaient les tranchées en quantités infiniment moindres que les gazettes des conciliateurs et des libéraux. Il en résultait des plaintes continuelles. " On vit seulement du bruit qui se fait sur votre journal ", écrivaient des soldats.

En avril, la conférence locale du parti à Petrograd appela les ouvriers de la capitale à collecter en trois jours les soixante-quinze mille roubles qui manquaient pour l’achat d’une imprimerie. Cette somme fut largement couverte et le parti acquit enfin une imprimerie à lui, celle-là même que les junkers saccagèrent de fond en comble en juillet. L’influence des mots d’ordre bolcheviks prenait de l’extension comme un incendie dans la steppe. Mais les ressources matérielles de la propagande restaient très médiocres. Individuellement, le genre de vie des bolcheviks donnait encore moins de prise à la calomnie. Que restait-il donc ? Rien, en fin de compte, sauf le passage de Lenine par l’Allemagne, Mais justement ce fait qui fut le plus souvent soulevé devant des auditoires peu avertis, comme une preuve des accointances de Lenine avec le gouvernement allemand, démontrait en réalité le contraire : un agent de l’Allemagne eût traversé le pays ennemi en cachette et en pleine sécurité ; pour se décider à fouler ouvertement aux pieds les lois du patriotisme en temps de guerre, il ne pouvait y avoir qu’un révolutionnaire absolument sûr de lui.
Le ministère de la Justice ne s’arrêta pourtant point devant l’exécution d’une tâche ingrate : ce n’est pas en vain qu’il avait hérité du passé des cadres éduqués dans la dernière période de l’autocratie, lorsque les assassinats commis sur des députés libéraux par des Cent-Noirs dont tout le pays connaissait les noms, n’étaient systématiquement pas divulgués et qu’en revanche, à Kiev, un juif, commis de magasin, était accusé d’avoir bu du sang d’un enfant chrétien. Sous la signature du juge instructeur Alexandrov, préposé aux affaires d’une importance spéciale, et de Karinsky, procureur au Palais de Justice, le 21 juillet, fut publiée une citation à comparaître, sous accusation de haute trahison, visant Lenine, Zinoviev, Kollontaï, et un certain nombre d’autres personnes parmi lesquelles le social-démocrate allemand Helphand Parvus. Les mêmes articles 51, 100 et 108 du code criminel furent ensuite appliqués aussi à Trotsky et à Lounatcharsky, arrêtés par des détachements de troupe le 23 juillet.

D’après le texte de l’ordonnance, les leaders des bolcheviks, " vu qu’étant citoyens russes, par entente préalable entre les susdits et autres personnes, aux fins de coopération avec des Etats se trouvant avec la Russie en état d’hostilités contre cette dernière, ils sont entrés avec les agents des susdits Etats en accord pour contribuer à la désorganisation de l’armée russe et de l’arrière pour l’affaiblissement de la capacité combative de l’armée. Pour ce quoi, avec les ressources financières reçues de ces Etats, ils ont organisé une propagande dans la population et les troupes, les invitant à refuser immédiatement les opérations militaires contre l’ennemi, et, également dans les mêmes buts, dans la période des 3-5 juillet, ont organisé à Petrograd une insurrection armée... " Quoique toute personne sachant lire, du moins dans la capitale, connût, en ces jours-là, les conditions dans lesquelles Trotsky était arrivé de New York, par Christiania et Stockholm, à Petrograd, le juge d’instruction portait au compte de ce dernier le crime d’avoir traversé l’Allemagne. La justice ne voulait évidemment laisser subsister aucun doute sur la valeur des documents que le contre-espionnage avait mis à sa disposition.

L’institution du contre-espionnage n’est nulle part une pépinière de moralité. Mais en Russie, elle était le cloaque du régime raspoutinien. Les rebuts du corps des officiers, de la police, de la gendarmerie, des agents éconduits de l’Okhrana constituaient les cadres de cette institution ignare, infâme et toute-puissante. Des colonels, des capitaines et des sous-lieutenants, inaptes aux exploits de combattants, avaient inséré dans leurs attributions tous les domaines de la vie sociale et politique, en créant dans tout le pays une féodalité du contre-espionnage. " La situation devint véritablement catastrophique - déclare, se lamentant, l’ancien directeur de la police Kourlov - lorsque, dans la direction des affaires civiles commença à intervenir le fameux contre-espionnage. " Kourlov lui-même avait à son actif un bon nombre d’affaires ténébreuses, notamment une participation indirecte à l’assassinat du premier ministre Stolypine ; néanmoins, l’activité du contre-espionnage lui donnait à frémir, même avec son imagination experte. Alors que " la lutte contre l’espionnage ennemi… était menée très faiblement ", écrit-il, on suscitait constamment des affaires sciemment inventées, qui retombaient sur des individus parfaitement innocents dans un simple but de chantage. Kourlov tomba sur une de ces affaires : " A mon effroi - dit-il - j’entendis le pseudonyme d’un agent secret que je connaissais, comme congédié pour chantage depuis le temps où j’avais exercé au département de la police. " Un des chefs du contre-espionnage en province, un certain Oustinov, notaire avant la guerre, retrace dans ses Souvenirs les mœurs du contre-espionnage à peu prés dans des termes identiques à ceux de Kourlov : " Les agents, dans leurs enquêtes, fabriquaient eux-mêmes la documentation. " Il n’en est que plus édifiant de vérifier le niveau de l’institution d’après le dénonciateur lui-même. " La Russie est perdue - écrit Oustinov au sujet de février - étant tombée victime de la révolution provoquée par des agents de l’Allemagne avec de l’or allemand. "

L’attitude du notaire patriote vis-à-vis des bolcheviks n’a pas besoin d’explications. " Les rapports du contre-espionnage sur l’activité antérieure de Lenine, sur sa liaison avec l’état-major allemand, sur le fait qu’il avait touché de l’or allemand étaient si convaincants qu’on aurait dû le pendre tout de suite. " Kerensky ne s’y décida point, uniquement parce que lui-même, se trouve-t-il, était un traître. " En particulier, l’on était stupéfait et même simplement indigné de voir gouverner un mauvais petit avocat, le petit youpin Sacha Kerensky. " Oustinov témoigne que Kerensky " est bien connu comme un provocateur qui trahissait ses camarades ". Le général français Anselme, comme on l’explique plus loin, évacua en mars 1919 Odessa non point sous la pression des bolcheviks, mais parce qu’il avait reçu un considérable pot-de-vin. De qui ? Des bolcheviks ? Non, " les bolcheviks n’y sont pour rien. Ce sont ici les francs-maçons qui travaillent. " Tel est ce monde.

Bientôt après l’insurrection de février, la même institution, composée d’aigrefins, de faussaires et de maîtres-chanteurs, fut placée sous la surveillance d’un socialiste-révolutionnaire patriote, rentré de l’émigration, nommé Mironov, que le sous-secrétaire d’Etat Demianov, " socialiste-populiste ", caractérise en ces termes : " Extérieurement, Mironov produisait une bonne impression... Mais je ne m’étonnerai pas si j’apprends que cet homme n’était pas tout à fait normal. " On peut ajouter foi à ce témoignage ; il est douteux qu’un homme normal eût consenti à prendre la tête d’une institution qu’il fallait tout simplement dissoudre, en arrosant les murs de sublimé corrosif.

Par suite du gâchis administratif provoqué par l’insurrection, le contre-espionnage se trouva subordonné au ministre de la Justice, Pereverzev, homme d’une étourderie inconcevable et peu embarrassé quant au choix des moyens. Le même Demianov dit dans ses Mémoires que son ministre " ne jouissait au soviet de presque aucun prestige ". Sous l’égide de Mironov et de Pereverzev, les agents du contre-espionnage, épouvantés par la révolution, revinrent bientôt à eux et adaptèrent leur ancienne activité à la nouvelle situation politique. En juin, l’aile gauche même de la presse gouvernementale commença à publier des informations sur des exactions et autres crimes commis par les hauts fonctionnaires du contre-espionnage, y compris les deux directeurs de l’institution, Chtchoukine et Broï, adjoints directs de l’infortuné Mironov. Huit jours avant la crise de juillet, le comité exécutif, sous la pression des bolcheviks, exigea du gouvernement qu’il procédât à une immédiate révision du contre-espionnage, avec la participation de représentants du soviet. Les agents du contre-espionnage avaient donc des raisons de service, plus exactement de couardise, pour frapper au plus vite et le plus fort possible sur les bolcheviks. Le prince Lvov venait justement de signer un décret donnant au contre-espionnage le droit de détenir en prison tout prévenu pendant trois mois.

Le caractère de l’accusation et des accusateurs eux-mêmes amène inévitablement cette question : comment en général des hommes d’une mentalité normale pouvaient-ils accorder foi ou du moins faire semblant de croire à un mensonge patent et totalement absurde ? Le succès du contre-espionnage eût été, effectivement, inconcevable en dehors de l’ambiance générale créée par la guerre, les défaites, le désarroi, la révolution et l’exaspération de la lutte sociale. Rien ne réussissait depuis l’automne de 1914, aux classes dirigeantes de Russie, le sol croulait sous leurs pieds, tout leur tombait des mains, les calamités s’abattaient de tous côtés : comment ne pas rechercher le coupable ?

L’ex-procureur au Palais de Justice, Zavadsky, mentionne dans ses Souvenirs que " des personnes tout à fait saines d’esprit pendant les alarmantes années de guerre, étaient enclines à soupçonner la trahison là où, vraisemblablement ou bien indubitablement, elle n’existait pas. La plupart des affaires de ce genre qui furent soulevées du temps où j’étais procureur, se trouvèrent exagérément grossies. " L’initiative de pareilles affaires, indépendamment de l’espion malfaisant, venait du petit bourgeois qui avait perdu la tète. Mais déjà, de très bonne heure, la psychose de la guerre se combina avec la fièvre politique prérévolutionnaire et commença à donner des résultats d’autant plus baroques. Les libéraux, d’accord avec les généraux malchanceux, cherchaient partout et en tout la main de l’Allemagne. La camarilla était jugée germanophile. La clique de Raspoutine, en son entier, était considérée, ou du moins déclarée, par les libéraux, comme agissant sur les instructions de Potsdam. La tsarine était fréquemment et ouvertement accusée d’espionnage : on lui imputait, même dans les sphères de la Cour, la responsabilité d’avoir fait couler par les Allemands le navire sur lequel le général Kitchener se rendait en Russie.

Les hommes de droite, bien entendu, n’étaient pas en reste. Zavadsky raconte comment le sous-secrétaire d’Etat à l’intérieur Bieletsky tenta, au début de 1916, de créer une affaire contre l’industriel nationalo-libéral Goutchkov, l’accusant " d’actes qui, en temps de guerre, touchaient de prés à la haute trahison... " Dénonçant les exploits de Bieletsky, Kourlov, lui aussi ancien secrétaire d’Etat à l’intérieur, demande à son tour à Milioukov : " Pour quel honnête travail au service de la patrie a-t-il reçu deux cent mille roubles en argent " finlandais ", par mandat-poste adressé à son concierge ? " Les guillemets qui encadrent le mot " finlandais " à propos d’argent doivent montrer qu’il s’agissait d’argent allemand. Or, Milioukov avait une réputation tout à fait méritée de germanophobe !

Dans les cercles gouvernementaux, on estimait généralement prouvé que tous les partis d’opposition agissaient avec l’argent de l’Allemagne. En août 1915, comme on s’attendait à des troubles à l’occasion de la dissolution projetée de la Douma, le ministre de la Marine Grigorovitch, considéré comme presque libéral, disait en conseil de cabinet : " Les Allemands font une propagande renforcée et couvrent d’argent les organisations antigouvernementales. " Les octobristes et les cadets, indignés devant des insinuations de ce genre, n’hésitaient potinant pas à les rejeter sur la gauche. Au sujet d’un discours à demi patriotique du menchevik Tchkheïdze au début de la guerre, le président de la Douma Rodzianko écrivait : " Les suites ont démontré les accointances de Tchkheïdze avec les sphères allemandes. " On attendait en vain une ombre de preuve !

Dans son Histoire de la seconde Révolution russe, Milioukov dit ceci : " Le rôle des " sources obscures " dans l’insurrection du 27 février n’est pas du tout clair, mais, à en juger par tout ce qui a suivi, il est difficile de le nier. " Plus résolument s’exprime un ex-marxiste, actuellement slavophile réactionnaire, d’origine allemande, Peter von Struve : " Quand la révolution russe, manigancée et méditée par l’Allemagne, réussit, la Russie en somme sortit de la guerre. " Chez Struve comme chez Milioukov, il s’agit non de la révolution d’octobre, mais de la révolution de février. Au sujet du fameux Prikaz n°1, la grande Charte des libertés du soldat, élaborée par les délégués de la garnison de Petrograd, Rodzianko écrivait : " Je ne doute pas un instant de l’origine allemande du Prikaz n° 1. " Le chef d’une des divisions, le général Barkovsky, racontait à Rodzianko que le Prikaz n° 1 " avait été distribué, en quantités formidables, à ses troupes par des hommes des tranchées allemandes ". Devenu ministre de la Guerre, Goutchkov, que l’on avait essayé, du temps du tsar, d’incriminer de haute trahison, se hâta de rejeter à gauche cette accusation. Le Prikaz d’avril de Goutchkov à l’armée disait : " Des gens qui détestent la Russie et qui indubitablement sont au service de nos ennemis, se sont insinués dans l’armée du front avec une persévérance qui caractérise nos adversaires, et, vraisemblablement, obtempérant aux exigences de ces derniers, prêchent la nécessité de terminer la guerre le plus tôt possible. " Au sujet de la manifestation d’avril, dirigée contre la politique impérialiste, Milioukov écrit : " La tâche d’éliminer les deux ministres [Milioukov et Goutchkov] fut nettement posée en Allemagne. " Les ouvriers, pour participer à la manifestation, auraient touché, des bolcheviks, quinze roubles par jour. La source d’or allemand expliquait à l’historien libéral toutes les énigmes sur lesquelles il se cassait le nez comme politicien.

Les socialistes patriotes qui persécutaient les bolcheviks en tant qu’alliés involontaires, sinon agents de l’Allemagne dirigeante se trouvaient eux-mêmes sous le coup de pareilles accusations venant de la droite. On a vu le jugement de Rodzianko sur Tchkhéidzé. Le même Rodzianko n’épargna pas non plus Kerensky : " C’est lui, indubitablement, qui, par sympathie secrète pour les bolcheviks, mais peut-être aussi en vertu d’autres considérations, a engagé le gouvernement provisoire à admettre les bolcheviks en Russie. " Les " autres considérations " ne peuvent signifier rien d’autre qu’une prédilection pour l’or de l’Allemagne. Dans de curieux Mémoires qui ont été traduits en langues étrangères, un général de gendarmerie, Spiridovitch, signalant le grand nombre de Juifs dans les cercles dirigeants des socialistes-révolutionnaires, ajoute : " Parmi eux étincelaient aussi des noms bien russes, tels que celui du futur ministre du village, espion allemand, Victor Tchernov. " Le leader du parti socialiste-révolutionnaire n’était pas seulement suspecté par le gendarme, loin de là. Après le pogrome contre les bolcheviks en juillet, les cadets, ne perdant pas leur temps, engagèrent une campagne serrée contre le ministre de l’Agriculture Tchernov, comme suspect de relations avec Berlin, et l’infortuné patriote dut donner pour un temps sa démission afin de se laver des accusations qui pesaient sur lui.
Se prononçant, pendant l’automne de 1917, au sujet du mandat délivré par le comité exécutif patriote au menchevik Skobelev pour sa participation à la conférence socialiste internationale, Milioukov, du haut de la tribune du préparlement, démontrait, par une analyse scrupuleusement syntaxique du texte, " l’origine " évidemment " allemande " du document. Le style du mandat, comme d’ailleurs celui de toute la littérature des conciliateurs, était effectivement mauvais. La démocratie attardée, dépourvue d’idées, de volontés, regardant avec effroi à droite et à gauche, entassait dans ses écrits réserves sur réserves, dont elle faisait la mauvaise traduction d’une autre langue, tout comme elle-même n’était que l’ombre d’un passé étranger, Ludendorff, cependant, dans cette affaire, n’a rien à voir.

Le passage de Lenine par l’Allemagne ouvrit à la démagogie chauvine des possibilités inépuisables. Mais comme pour montrer plus clairement le rôle docile du patriotisme dans sa politique, la presse bourgeoise, qui avait accueilli avec une feinte bienveillance Lenine dans les premiers temps, ne souleva contre sa " germanophilie " une campagne effrénée qu’après avoir élucidé son programme social, " La terre, le pain et la paix ? " Il ne pouvait apporter de tels mots d’ordre que d’Allemagne. A cette époque, on ne parlait pas encore des révélations d’Ermolenko.

Quand Trotsky et plusieurs autres émigrés qui revenaient d’Amérique eurent été arrêtés par le contrôle militaire du roi George, à la hauteur de Halifax, l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Petrograd donna à la presse un communiqué officiel dans un inimitable langage anglo-russe : " Ces citoyens russes sur le vapeur Christianiafjord ont été retenus à Halifax, parce qu’il a été communiqué au gouvernement anglais qu’ils avaient rapport avec un plan subventionné par le gouvernement allemand de renverser le gouvernement provisoire russe... " Le communiqué de sir George Buchanan était daté du 14 avril : à ce moment, non seulement Burstein, mais même Ermolenko n’avaient pas encore paru à l’horizon. Milioukov, en qualité de ministre des Affaires étrangères, se trouva cependant forcé de demander au gouvernement anglais, par l’intermédiaire de Nabokov, ambassadeur de Russie, l’élargissement de Trotsky et l’autorisation pour lui de gagner la Russie. " Connaissant Trotsky d’après son activité en Amérique - écrit Nabokov - le gouvernement anglais était stupéfait : Qu’est-ce que cela ? De la malveillance ou de l’aveuglement ? Les Anglais haussaient les épaules, comprenaient le danger, nous mettaient en garde. " Lloyd George dut pourtant céder. En réponse à la question posée à l’ambassadeur de Grande-Bretagne par Trotsky dans la presse de Petrograd, Buchanan retira piteusement sa première explication, déclarant cette fois-ci : " Mon gouvernement a retenu un groupe d’émigrés à Halifax seulement en vue et dans l’attente d’une reconnaissance de leurs personnalités par le gouvernement russe... A cela se réduit toute l’affaire de l’arrestation des émigrés russes. " Buchanan n’était pas seulement un gentleman, c’était aussi un diplomate.

A la conférence des membres de la Douma d’Etat, au début de juin, Milioukov, expulsé du gouvernement par la manifestation d’avril, réclamait l’arrestation de Lenine et de Trotsky, indiquant en termes non équivoques leur liaison avec l’Allemagne. Trotsky déclara, le lendemain, au congrès des soviets : " Tant que Milioukov n’aura pas retiré cette accusation, il portera sur le front le stigmate d’un infâme calomniateur. " Milioukov répondit dans la Rietch qu’il était " effectivement mécontent de voir MM. Lenine et Trotsky se promener en liberté ", mais qu’il avait motivé la nécessité de leur arrestation " non point sur ce fait qu’ils seraient des agents de l’Allemagne, mais par ceci qu’ils avaient suffisamment péché contre le code criminel ". Milioukov était diplomate sans être gentleman. La nécessité de l’arrestation de Lenine et de Trotsky était pour lui absolument claire avant les révélations d’Ermolenko ; comment présenter juridiquement l’arrestation, - c’était une question de technique. Le leader des libéraux se jouait en politique d’une accusation grave bien longtemps avant qu’elle ne fût mise en œuvre sous sa forme " juridique".

Le rôle de la légende sur l’or allemand apparaît le plus évident dans un épisode singulier raconté par le secrétaire général du gouvernement provisoire, le cadet Nabokov (qu’il ne faut pas confondre avec l’ambassadeur de Russie à Londres mentionné ci-dessus). A une des séances du gouvernement, Milioukov, saisissant l’occasion, remarqua : " Ce n’est un secret pour personne que l’argent allemand a joué son rôle au nombre des facteurs qui ont contribué à la révolution... " C’est bien là du Milioukov, quoique sa formule soit évidemment atténuée. Kerensky - raconte Nabokov - se fâcha tout rouge. Il saisit son portefeuille et, le jetant violemment sur la table, hurla : " Dés lors que M. Milioukov a osé, en ma présence, calomnier la cause sacrée de la grande révolution russe, je ne veux pas rester ici une seule minute. " Cela ressemble beaucoup à du Kerensky, quoique les gestes soient peut-être rapportés d’une façon exagérée. Un proverbe russe conseille de ne pas cracher dans le puits d’où l’on aura peut-être à boire. Quand il eut été menacé par la révolution d’octobre, Kerensky ne trouva rien de mieux que d’articuler contre elle le mythe de l’or allemand. Ce qui, de la part de Milioukov, était " une calomnie lancée contre une cause sacrée " devint chez Burstein-Kerensky la cause sacrée de la calomnie contre les bolcheviks.

La chaîne interrompue des préventions de germanophilie et d’espionnage qui s’allongeait depuis la tsarine, Raspoutine, les cercles de la Cour, passant par les ministères, les états-majors, la Douma, les rédactions libérales, jusqu’à Kerensky et une partie des sommets soviétiques, étonne surtout par son uniformité. Les adversaires politiques semblaient avoir fermement résolu de ne pas faire effort d’imagination : ils font tout simplement passer et repasser une seule et même accusation d’un point à un autre, de préférence de la droite vers la gauche. La calomnie de juillet lancée contre les bolcheviks, moins que toute autre, ne tombait d’un ciel serein ; elle était le résultat naturel de la panique et de la haine, le dernier anneau de la honteuse chaîne, la transmission d’une formule calomnieuse toute faite, à une nouvelle adresse définitive qui réconciliait les accusateurs et les accusés de la veille. Toutes les vexations subies par les dirigeants, toutes leurs appréhensions, toutes leurs exaspérations se tournèrent contre le parti qui se situait le plus à gauche et incarnait le plus intégralement la force écrasante de la révolution. Les classes possédantes pouvaient-elles en effet céder la place aux bolcheviks sans avoir fait une dernière tentative désespérée pour les écraser dans le sang et dans la boue ? La pelote de la calomnie, bien resserrée à force d’usage, devait fatalement tomber sur la tête des bolcheviks. Les révélations d’un sous-lieutenant du contre-espionnage n’étaient que la matérialisation du délire des classes possédantes quand elles se virent coincées dans une impasse. C’est pourquoi la calomnie prit tant de virulence.

L’espionnage allemand n’était pas, bien entendu, une rêverie. Il était infiniment mieux organisé en Russie que l’espionnage russe en Allemagne. Il suffit de rappeler que le ministre de la Guerre Soukhomlinov avait été déjà, sous l’ancien régime, arrêté comme affidé de Berlin. Il est hors de doute également que des agents de l’Allemagne s’infiltraient non seulement dans les milieux de la cour, et parmi les Cent-Noirs, mais aussi dans les milieux de gauche. Les autorités autrichiennes et allemandes, dès les premiers jours de la guerre, s’étaient évertuées à coqueter avec les tendances séparatistes, en commençant par les émigrés de l’Ukraine et du Caucase. Il est curieux de noter qu’Ermolenko, engagé par elles en avril 1917, avait mission de militer pour l’émancipation de l’Ukraine. Dès l’automne de 1914, Lenine ainsi que Trotsky, en Suisse, invitaient publiquement à rompre avec ceux des révolutionnaires qui se laissaient prendre à l’amorce du militarisme austro-allemand. Au début de 1917, Trotsky renouvela dans la presse, à New York, cet avertissement à des social-démocrates allemands de gauche, partisans de Liebknecht avec lesquels des agents de l’ambassade britannique essayaient de se lier.
Mais tout en coquetant avec les séparatistes dans le but d’affaiblir la Russie et d’intimider le tsar, le gouvernement allemand était loin de la pensée de renverser le tsarisme. Le meilleur témoignage en est dans une proclamation répandue par les allemands après l’insurrection de février, dans les tranchées russes, et qui fut lue publiquement, le 11 mars, en séance du soviet de Petrograd : " Au début, les anglais marchaient avec votre tsar, mais maintenant ils se sont soulevés contre lui, car il n’était pas d’accord avec leurs exigences intéressées. Ils ont renversé votre tsar, oint du Seigneur. Pourquoi cela est-il arrivé ? Parce qu’il a compris et dévoilé l’intrigue mensongère et perfide de l’Angleterre. " Dans la forme comme au fond, ce document donne une garantie d’authenticité. De même que l’on ne saurait contrefaire un lieutenant prussien, il est impossible de falsifier sa philosophie historique. Holfmann, lieutenant prussien promu au grade de général, estimait que la révolution russe avait été combinée et machinée en Angleterre. Il y a néanmoins en cela moins d’absurdité que dans la théorie des Milioukov-Struve, car Potsdam continua jusqu’au bout à espérer une paix séparée avec Tsarskoïe-Selo, tandis qu’à Londres l’on craignait surtout cette paix séparée. C’est seulement lorsque l’impossibilité d’une restauration du tsar fut patente que l’état-major allemand reporta des espoirs sur une action corruptrice du processus révolutionnaire. Mais même dans la question du passage de Lenine par l’Allemagne, l’initiative venait non des cercles allemands, mais de Lenine lui-même, et, dans sa forme primitive, du menchevik Martov. L’Etat-major allemand alla seulement à sa rencontre, probablement non sans hésitations. Ludendorff se dit : ce sera peut-être un soulagement de ce côté.

Pendant les événements de juillet, les bolcheviks eux-mêmes cherchaient à discerner, derrière différents excès inattendus et provoqués avec une évidente préméditation, l’œuvre d’une main étrangère et criminelle. Trotsky écrivait en ces jours-là : " Quel rôle a joué ici la provocation contre-révolutionnaire, ou bien le service d’espionnage allemand ? Il est présentement difficile de dire là-dessus quelque chose de certain... Il reste à attendre les résultats d’une véritable instruction... Mais, dès maintenant, l’on peut déjà déclarer avec assurance : les résultats d’une pareille enquête peuvent jeter une vive lumière sur les agissements des bandes de Cent-Noirs et sur le rôle clandestin de l’or, qu’il soit allemand, anglais ou celui de la réaction russe, ou qu’il soit enfin de la première, de la deuxième et de la troisième source en même temps : mais le sens politique des événements ne peut être altéré par aucune instruction judiciaire. Les masses ouvrières et les troupes de Petrograd n’ont pas été et ne pouvaient être achetées. Elles ne sont au service ni de Guillaume II, ni de Buchanan, ni de Milioukov... Le mouvement a été préparé par la guerre, par la famine imminente, par la réaction qui relève la tête, par le gouvernement qui n’a pas de tète, par une offensive aventureuse, par la défiance politique et les inquiétudes révolutionnaires des ouvriers et des soldats... " Tous les dossiers des archives, les documents, les mémoires dont on a eu connaissance après la guerre et les deux insurrections démontrent d’une façon indubitable que l’ingérence de l’espionnage allemand dans les processus révolutionnaires de la Russie ne s’est pas un seul moment élevée au dessus de la sphère militaire et policière dans le domaine de la haute politique. Est-il d’ailleurs nécessaire d’insister là-dessus après la révolution qui s’est produite en Allemagne même ? Combien lamentable et impuissant s’est révélé ce service d’espionnage prétendu tout-puissant du Hohenzollern, pendant l’automne de 1918, en face des ouvriers et des soldats allemands ! " Le calcul de nos ennemis qui avaient expédié Lenine en Russie était parfaitement juste ", déclare Milioukov. C’est tout autrement que Ludendorff lui-même juge des résultats de l’entreprise : " Je ne pouvais pas supposer - dit-il de la révolution russe, pour se justifier - qu’elle deviendrait le tombeau de notre puissance. " Cela signifie seulement, que des deux stratèges : Ludendorff autorisant le passage de Lenine, et Lenine acceptant l’autorisation, c’était Lenine qui voyait mieux et plus loin.
" La propagande ennemie et le bolchevisme - écrit plaintivement Ludendorff dans ses Mémoires - visaient, dans les limites de l’Etat allemand à un seul et même but. L’Angleterre a donné l’opium à la Chine, nos ennemis nous ont donné la révolution... " Ludendorff impute à l’Entente ce dont Milioukov et Kerensky accusaient l’Allemagne. C’est ainsi que se venge cruellement le sens déformé de l’histoire ! Mais Ludendorff ne s’arrêta pas là. En février 1931, il a révélé à l’univers que, derrière le dos des bolcheviks, se dressait le capital financier mondial, principalement juif, unifié dans la lutte contre la Russie tsariste et l’Allemagne impérialiste. " Trotsky arriva d’Amérique, par la Suède, à Petersbourg, pourvu de grosses sommes fournies par le capital mondial. D’autres fonds furent transmis d’Allemagne aux bolcheviks par le Juif Solmssen, " (Ludendorffs Volkswarte, 15 février I931.) Si contradictoires que soient les témoignages de Ludendorff et ceux d’Ermolenko, ils coïncident cependant en un point : une partie de l’argent, se trouve-t-il, venait effectivement d’Allemagne, non de Ludendorff, il est vrai, mais de son mortel ennemi Solmssen. Il ne manquait que ce témoignage pour donner à toute la question un certain fini esthétique.

Mais ni Ludendorff, ni Milioukov, ni Kerensky n’ont inventé la poudre, bien que le premier en ait fait grand usage, " Solmssen " a eu bien des précurseurs dans l’Histoire, aussi bien comme juif que comme agent allemand. Le comte de Fersen, ambassadeur de Suède en France pendant la grande Révolution, partisan zélé du pouvoir royal, du roi et surtout de la reine, expédia plus d’une fois à son gouvernement, à Stockholm, des rapports de ce genre : " Le Juif Efraïm, émissaire de M. Herzberg, de Berlin (ministre prussien des Affaires étrangères), leur envoie (aux jacobins) de l’argent ; il n’y a pas longtemps, il a encore reçu six cent mille livres. " Un journal modéré, Les Révolutions de Paris, exprimait cette hypothèse que, pendant l’insurrection républicaine, " des émissaires de la diplomatie européenne, tels par exemple que le Juif Efraïm, agent du roi de Prusse, pénétraient dans la foule mobile et versatile... " Le même Fersen disait dans un rapport : " Les jacobins... seraient perdus sans l’aide de la plèbe qu’ils achètent. " Si les bolcheviks versèrent des allocations quotidiennes aux participants des manifestations, ils ne faisaient que suivre l’exemple des jacobins, et, dans les deux cas, l’argent destiné à acheter " la plèbe " était également de source berlinoise. La similitude dans la manière d’agir des révolutionnaires du XX° siècle et du XVIII° serait étonnante si elle n’était revêtue d’une identité encore plus frappante de la calomnie venant des ennemis. Mais il n’est point nécessaire de se borner aux seuls jacobins.

L’histoire de toutes les révolutions et des guerres civiles prouve invariablement qu’une classe menacée ou renversée est encline à chercher la cause de ses malheurs non en elle-même, mais chez des agents et des émissaires de l’étranger. Non seulement Milioukov, en sa qualité de savant historien, mais même Kerensky, en sa qualité de lecteur superficiel, ne peuvent l’ignorer. Cependant, en tant que politiciens, ils sont les victimes de leur propre fonction contre-révolutionnaire.

En dessous des théories sur le rôle révolutionnaire des agents étrangers, il y a pourtant, comme sous toutes les erreurs typiques des masses, une indirecte base historique. Consciemment ou non, tout peuple fait, dans les périodes critiques de son existence, des emprunts particulièrement étendus et hardis au trésor des autres peuples. Il n’est pas rare, en outre, que le rôle dirigeant. soit joué dans un mouvement progressiste par des personnes qui ont vécu à l’étranger ou bien par des émigrés rentrés dans leur patrie. Les idées et les institutions nouvelles se présentent par suite aux couches conservatrices avant tout comme des produits exotiques, étrangers. Le village se dresse contre la ville, le trou de province contre la capitale, le petit bourgeois contre l’ouvrier, se défendant en qualité de forces nationales contre les influences étrangères. Le mouvement des bolcheviks était présenté comme " un mouvement allemand ", par Milioukov, en fin de compte pour les raisons mêmes qu’a eues le moujik russe, pendant des siècles, d’appeler allemand [1] tout homme habillé en citadin. Avec cette différence que, dans ce cas, le moujik restait de bonne foi.

En 1918, par conséquent après l’insurrection d’octobre, le Bureau de la Presse du gouvernement américain publia solennellement un recueil de documents sur la liaison des bolcheviks avec les Allemands. Cette grossière falsification, qui ne résiste même pas à un souffle de la critique, fut admise par bien des personnes instruites et perspicaces juste au moment où l’on découvrit que les originaux des documents, provenant, prétendait-on, de divers pays, avaient été tapés sur une seule et même machine. Les falsificateurs ne se mettaient pas en frais avec les consommateurs : ils étaient, évidemment, convaincus que le besoin politique de dénoncer les bolcheviks l’emporterait sur la voix de la critique. Et ils ne se trompèrent pas, car les documents leur furent bien payés. Et pourtant, le gouvernement américain, éloigné du théâtre de la lutte par l’océan, n’était intéressé qu’au deuxième ou troisième degré.

Mais pourquoi donc, néanmoins, la calomnie politique est-elle en soi si indigente et monotone ? Parce que le psychique social est économe et conservateur. Il ne dépense pas plus d’efforts qu’il ne lui en faut pour arriver à ses buts, il préfère emprunter du vieux quand il n’est pas forcé de bâtir du neuf mais, même dans ce dernier cas, il agglomère des éléments du vieux. Chaque religion nouvelle qui a surgi, au lieu de se refaire une mythologie toute neuve, a seulement démarqué les superstitions du passé, C’est d’après le même type que se sont constitués les systèmes philosophiques, les doctrines du droit et de la morale. Les individus, même doués de génie, se développent non plus harmonieusement que la société qui les éduque. La fantaisie hardie s’accommode dans un même cerveau d’un attachement servile aux modèles tout faits. De téméraires envols s’arrangent avec de grossiers préjugés ; Shakespeare alimentait ses créations de sujets qui lui étaient venus du profond des siècles. Pascal démontrait l’existence d’un dieu au moyen de la théorie des probabilités. Newton découvrit les lois de l’attraction et avait foi en l’Apocalypse. Depuis que Marconi a installé un poste de T. S. F. au Vatican, le vicaire du Christ diffuse par radio la grâce mystique. En temps ordinaire, ces contradictions ne sortent pas d’un état de torpeur. Mais, en temps de catastrophe, elles acquièrent une violence explosive. Quand il s’agit d’intérêts matériels menacés, les classes instruites mettent en mouvement tous les préjugés et les erreurs que l’humanité traîne dans son convoi. Peut-on s’en prendre trop aux patrons déchus de l’ancienne Russie s’ils ont bâti la mythologie de leur chute en empruntant sans discernement aux classes qui ont été renversées avant eux ? A vrai dire, ce fait que Kerensky, bien des années après les événements, reproduit, dans ses Mémoires la version Ermolenko, apparaît en tout cas superflu.
La calomnie des années de guerre et de révolution, avons-nous dit, est frappante par son uniformité. Cependant il y a là une différence. D’une quantité accumulée résulte une nouvelle qualité. La lutte des autres partis entre eux ressemblait presque à une querelle de famille, comparativement à la persécution qu’ils menaient en commun contre les bolcheviks. Dans leurs conflits entre eux, ils semblaient simplement s’entraîner pour une autre lutte décisive. Même en s’accusant gravement l’un l’autre d’être en liaison avec les Allemands, ils ne poussèrent jamais l’affaire jusqu’au bout. Juillet donne un autre tableau. Dans la poussée contre les bolcheviks, il y a toutes les forces dominantes : le gouvernement, la Justice, le contre-espionnage, les états-majors, les fonctionnaires, les municipalités, les partis de la majorité soviétique, leur presse, leurs orateurs constituent un ensemble grandiose. Leurs dissensions mêmes, ainsi que des instruments différents dans un orchestre, renforcent seulement l’effet général. L’absurde imposture de deux individus méprisables est élevée au niveau d’un facteur historique. La calomnie se déverse comme un Niagara. Si l’on prend en considération les circonstances - la guerre et la révolution - et le caractère des accusés - les leaders révolutionnaires de millions d’hommes qui menaient leur parti au pouvoir - on peut dire sans exagération que juillet 1917 fut le mois de la plus grande calomnie connue dans l’histoire mondiale.

Notes

[1]. Le mot " nemetz " (allemand) signifie dans le langage populaire " le muet ", " celui qui ne parle pas la langue du pays " et le moujik l’appliquait indifféremment à tous les étrangers. Note du Traducteur.

L’affaire racontée, à sa manière, par le Général blanc Dénikine

Des réponses politiques de Lénine aux attaques calomnieuses :

De quel côté est le pouvoir, de quel côté la contre-révolution ?

Honteuses calomnies de la presse des Cent-Noirs et d’Alexinski

La médisance et les faits

Une nouvelle affaire Dreyfus ?

Une Dreyfusiade

Démenti à des rumeurs suspectes

Les dirigeants bolcheviques doivent-ils comparaître devant les tribunaux ?

Une furieuse campagne nous accusant d’espionnage ou d’intelligence avec un gouvernement ennemi

Pourquoi nous n’allons pas nous soumettre au mandat d’arrêt lancé contre nous

Les aveux du Prince Lvov

Inculpation de trahison et d’insurrection armée

Rumeurs de complot

Les calomniateurs

L’histoire racontée par Isaac Deutscher :

Les Bolcheviks avaient fixé au début de juillet le sixième Congrès national de leur parti. Ce devrait être l’occasion pour l’Organisation Interdistricts de rejoindre leurs rangs. On ne parlait plus de changer « l’étiquette » du parti. Pendant un certain temps, la majorité de l’Organisation Interdisctricts s’opposa à cette fusion. (…) Trotsky prit la tête de la minorité impatiente de réaliser la fusion. (…) Soutenu par Lounatcharsky, il rallia la majorité à ses vues. Mais, avant que soit réalisée la fusion, le pays fut ébranlé par la crise des Journées de juillet.

Ce fut une de ces convulsions violentes qui se produisent d’une manière inattendue dans toutes les révolutions, bouleversent les plans de tous les chefs, accélèrent le rythme des événements et poussent la polarisation des forces hostiles à leur extrême limite. La patience de la garnison et de la population ouvrière de Petrograd était à bout. (…) Trotsky et Lénine considéraient l’équilibre des forces dans l’ensemble du pays ; ils savaient que l’heure n’était pas encore venue pour eux de frapper. Mais leurs partisans dans la capitale s’agitaient sans répit. (…) A la fin, un certain nombre de régiments mirent le quartier général bolchevik devant le fait accompli, en préparant une manifestation armée pour le 3 juillet. Les marins de Kronstadt et les ouvriers civils de la capitale, travaillés par les agitateurs bolcheviks de seconde zone, répondirent avec empressement à l’appel. (…) Lénine essaya, alors, de mettre son parti à la tête du mouvement pour le maintenir dans les limites d’une manifestation pacifique, qui n’aurait d’autre but, cette fois encore, que d’obliger les Socialistes modérés à former un ministère homogène appuyé par les Soviets. A ce mot d’ordre, des foules immenses apparurent dans le centre de la ville, emplissant les rues, défilant en cortèges et tenant des meetings, pendant deux jours et des nuits. Des orateurs, dont Lénine, s’adressèrent à elles pour condamner la coalition au pouvoir mais aussi, pour lancer un appel au calme et à la discipline. (…)

La foule, dans la rue, s’était emparée de Tchernov, le ministre de l’Agriculture, et s’apprêtait à le lyncher. Trotsky, qui avait passé toute la nuit et la matinée au Palais, à discuter tantôt avec les manifestants, à l’extérieur, tantôt avec l’Exécutif, à l’intérieur, courut sur les lieux de l’émeute. (…)

Dans les « Notes sur la Révolution », Soukhanov raconte :

« Aussi loin qu’on pouvait voir, la foule était déchaînée. Autour d’une voiture, un groupe de marins, aux visages inquiétants, manifestaient bruyamment. Tchernov était assis sur le siège arrière de la voiture ; il avait visiblement perdu tout contrôle de lui-même. Tout Kronstadt connaissait Trotsky et paraissait avoir confiance en lui. Mais quand Trotsky prit la parole, la foule ne se calma pas. (…) Trotsky réussit à capter l’attention de ceux qui se trouvaient près de lui. Il commença par exalter les vertus révolutionnaires de Kronstadt. « Vous êtes venus ici, vous, hommes rouges de Kronstadt, dès que vous avez entendu dire que la révolution était en danger… » Mais ils écoutaient Trotsky avec mauvaise humeur. Quand il essaya de leur parler de Tchernov, le groupe qui entourait la voiture se remit à hurler. » (…)

A la fin, Trotsky, défiant la foule, demanda à ceux qui voulaient le massacre de Tchernov de lever franchement la main. Aucune main ne se leva. Au milieu du silence, il prit le bras de Tchernov à demi évanoui et le conduisit au palais. (…) Dans divers quartiers de la ville s’étaient produits des troubles et des bagarres de moindre importance, mais qui auraient pu facilement conduire à une effusion de sang, n’eût été l’influence apaisante des Bolcheviks. (…)

Juste à ce moment, les journaux annoncèrent l’échec de l’offensive sur le front. Cette nouvelle vint attiser la réaction anti-bolchevik. Les partis de droite, les généraux et les liges d’officiers accusèrent les Bolcheviks : c’était, disaient-ils, leur agitation qui avait démoralisé l’armée et préparé la défaite. (…)

Un journal populaire de droite publia des « documents » prétendant que Lénine avait été à la solde de l’Etat-Major général allemand ; des mandats d’arrestation furent lancés contre Lénine, Zinoviev et Kamenev. On pouvait pourtant s’apercevoir, au premier coup d’œil, que ces documents étaient une falsification grossière. Le témoin qui les avait fournis, un certain Yermolenko, se révéla être un ancien indicateur passé au service du contre-espionnage militaire. Mais la première impression faite par ces accusations fut désastreuse. Les apparences étaient contre Lénine ; et pour le moment, les apparences jouaient un rôle décisif. (…) L’Etat-Major avait besoin d’une explication pour sauver la face, après le dernier désastre militaire. Et les Socialistes modérés sentaient la terre s’ouvrir sous leurs pas. Le besoin d’un bouc émissaire et d’une victime expiatoire devait l’emporter.

Au beau milieu de cette effervescence, Trotsky rencontra Lénine. « Ils ont choisi cet instant pour nous descendre tous », dit celui-ci. Il comptait avec le succès probable de la contre-révolution ; il pensait que les Soviets, émasculés par les Mencheviks et les Socialistes révolutionnaires, étaient hors jeu ; et il préparait le retour de son parti à la clandestinité. Après quelques hésitations, il décida de ne pas se laisser emprisonner et de se cacher avec Zinoviev. Trotsky n’estimait pas la situation si grave et la décision de Lénine lui paraissait malheureuse… Il pensait que Lénine n’avait rien à cacher, qu’il avait au contraire tout intérêt à soumettre au public sa version des événements, et qu’il servirait bien mieux sa cause ainsi, qu’en prenant la fuite, puisque sa fuite ne ferait que renforcer les apparences défavorables, sur lesquelles on pourrait le juger. Kamenev partageait l’opinion de Trotsky et décida de se laisser emprisonner. Mais Lénine s’en tint à sa décision. (…) Le Parti bolchevique était pratiquement en quarantaine. La Pravda était interdite et ses bureaux détruits. Dans plusieurs districts, les sièges du parti bolchevik avaient été saccagés. (…) Lénine partit se cacher.

Dans les attaques publiques, le nom de Trotsky était le plus souvent associé à celui de Lénine, mais aucun ordre d’arrestation n’était lancé contre lui. L’explication en était évidente : il n’était pas inscrit au parti bolchevik ; les circonstances de son retour en Russie étaient si différentes de celles de Lénine qu’il n’était pas facile de lui coller l’étiquette d’agent de l’Allemagne ; de plus, l’incident de Tchernov, l’ennemi politique qu’il avait si courageusement sauvé, était encore présent à toutes les mémoires. Mais Trotsky n’était pas à l’abri pour longtemps. Ryech, le journal de Milioukov publia un récit selon lequel, avant son départ de New York, Trotsky avait reçu 10 000 dollars des Américains allemands. Il devait utiliser cet argent pour soutenir l’agitation défaitiste en Russie. Dans d’autres journaux moins importants, on écrivait que cet argent avait été versé par l’Etat-Major général allemand. Trotsky répondit aussitôt par une lettre ouverte qui parut dans son journal et ridiculisait les révélations de Milioukov. (…) Cette tentative de compromettre Trotsky ayant échoué, on l’attaqua d’un autre côté. Les journaux étaient pleins d’histoires affirmant que Trotsky avait rompu avec Lénine, l’agent de l’Allemagne. Le 10 juillet, quatre jours après que Lénine fût parti se cacher, Trotsky adressa la lettre ouverte suivante au Gouvernement provisoire :

« Ministres citoyens – Si je comprends bien, vous avez décidé de faire arrêter les camarades Lénine, Zinoviev, Kamenev, mais cette mesure ne me concerne pas. Je crois donc nécessaire de porter à votre connaissance les faits suivants : 1°) Je partage, en principe, les opinions de Lénine, Zinoviev et Kamenev, je les ai exprimées dans le journal Vperiod et dans toutes mes déclarations publiques ; 2°) Mon attitude en face des événements des 3 et 4 juillet était exactement la même que celle des camarades mentionnés ci-dessus… Vous n’avez donc, logiquement, aucune raison de ne pas m’appliquer la mesure d’arrestation que vous avez prise contr Lénine, Zinoviev et Kamenev… Vous ne pouvez avoir aucune raison de douter que je suis un adversaire irréconciliable de la politique générale du Gouvernement provisoire, exactement au même titre que les camarades nommés ci-dessus. Le fait que cette mesure ne me concerne pas ne peut que souligner le caractère contre-révolutionnaire et gratuit de la décision que vous avez prise contre eux. »

(…)
Après la publication de la « Lettre ouverte au Gouvernement provisoire », Trotsky réapparut sur la scène… Il défendit Lénine et le parti bolchevik au Soviet, devant l’Exécutif des Soviets et devant l’Exécutif des Soviets paysans. Partout où il prenait la parole, il était accueilli par un vacarme incessant. « Lénine, proclamait-il, a combattu pendant trente ans pour la Révolution. Je lutte depuis vingt ans contre l’oppression des masses populaires. Nous ne pouvons que haïr le militarisme allemand. Seuls peuvent dire le contraire ceux qui ne savent pas ce qu’est un révolutionnaire… Ne permettez à personne dans cette salle de dire que nous sommes des mercenaires au service de l’Allemagne, car c’est la voix de la bassesse ». (…)

Trotsky resta en liberté encore une quinzaine de jours. Le ministère était très embarrassé par le défi qu’il lui avait lancé. Il n’avait aucun motif pour le faire arrêter, à moins de déclarer illégaux les principes dont s’inspirait tout le Soviet, y compris la majorité modérée. (…) Trotsky et Lounatcharsky furent arrêtés dans la nuit du 23 juillet, et transférés à la prison de Kresty. Soukhanov rend compte de l’émotion que cette arrestation souleva à Petrograd. Le lendemain, lui-même prit la parole au cours d’une réunion menchevik au Cirque Moderne. « Ma déclaration sur l’arrestation de Trotsky et Lounatcharsky fut saluée par un tel tonnerre d’indignation qu’il fallut suspendre la réunion pendant près d’un quart d’heure. La foule, évaluée à plusieurs milliers de personnes, hurlait qu’il fallait aller porter immédiatement une protestation aux autorités. » (...)

Trotsky lui-même prit la plume et réussit une fois de plus encore à répandre à l’extérieur de sa prison le flot de ses articles et de ses pamphlets. (…) Dans l’une de ses « Lettres ouvertes au Gouvernement provisoire », Trotsky couvrit de ridicule les méthodes de la justice. (…) Son exposé sur les méthodes de la procédure eut pour résultat la démission du procureur. (…)

La réaction contre « l’insurrection » de Juillet s’élargissait en un puissant mouvement contre toutes les institutions et les cadres surgis de la révolution de Février : contre les Soviets, les comités de l’armée, les comités d’usine, les comités territoriaux et tous les organismes similaires qui, intentionnellement ou non, empiétaient sur l’autorité de l’ancienne machine administrative. La réaction s’attaquait maintenant aux Socialistes modérés… et affirmait que le slogan bolchevik « Tout le pouvoir aux soviets ! » ne disparaîtrait pas tant que les Soviets continueraient d’exister… Les forces conservatrices et anti-révolutionnaires mettaient leur espoir dans le général Kornilov, que Kerensky avait nommé commandant en chef. Acclamé et fêté par les classes moyennes et supérieures, Kornilov commença à se prendre pour un homme providentiel et à se conduire comme tel. (…) Enfin, le 24 août, déclarant ouvertement la guerre au gouvernement, il ordonna à ses troupes de marcher sur la capitale. Confiant dans sa victoire, il se vantait à l’avance de liquider la Révolution. (…)

Les Socialistes modérés ne pouvaient échapper à la menace de Kornilov sans l’aide des Bolcheviks, tout comme dans les Journées de Juillet ils n’avaient pu échapper aux Bolcheviks sans l’appui des généraux. Bientôt le gouvernement lui-même mettait des fusils dans les mains des Gardes Rouges, qu’il venait juste de désarmer. Il suppliait les agitateurs bolcheviks, qu’il avait rendus responsables de tous les désastres militaires d’user de leur influence sur les troupes de Kornilov pour les convaincre de désobéir et d’abandonner leurs officiers. Et Kérensky finit par implorer les marins de Kronstadt, les « vilains » de Juillet, de s’unir pour le défendre. (…) Les marins de Kronstadt envoyèrent une délégation pour demander à Trotsky, dans sa prison, s’ils devaient répondre à l’appel de Kérensky et le défendre contre Kornilov… Trotsky discuta avec eux, leur rappelant comment il les avait défendus en mai devant le Soviet ; comment il avait dit que si un général contre-révolutionnaire essayait de passer un nœud coulant au cou de la révolution, alors les marins de Kronstadt viendraient se battre…

Pendant ce temps, la machine judiciaire continuait à tourner. L’instruction se poursuivait et Trotsky devait répondre aux questions sur ses rapports avec le Grand Etat-Major Alllemand et les Bolcheviks… A la fin, Trotsky décida de ne plus participer à la farce des interrogatoires. Il refusa de répondre aux questions du magistrat instructeur et donna ses raisons dans une lettre à l’Exécutif central des Soviets. Trois jours plus tard, il était libéré sous caution. (…)
Kornilov ne fut pas vaincu par la force des armes, mais par l’agitation bolchevik. Ses troupes l’abandonnèrent sans tirer un coup de feu. La défaite de Kornilov déclencha une série d’événements qui aboutirent directement à l’insurrection d’Octobre. Tout comme la révolution avortée des 3 et 4 juillet avait fait pencher la balance en faveur de la contre-révolution, l’échec de la contre-révolution la fit pencher plus fortement encore du côté opposé. Les ministres Cadets démissionnèrent, parce qu’ils ne voulaient pas appuyer l’action de Kérensky contre Kornilov. Les ministres socialistes se retirèrent parce qu’ils soupçonnaient Kérensky d’avoir d’abord intrigué avec Kornilov contre le Soviet et encouragé ainsi ses ambitions. Incapable de rassembler les éléments de la coalition brisée, Kérensky gouverna pendant un mois par le truchement d’un soi-disant Directorat, un petit comité qui ne représentait rien du tout. (…)

En quelques jours, la majorité du Soviet se désintégra. Le 9 septembre, dans un de ses discours retentissants, Trotsky réclama sa propre réhabilitation et celle des chefs bolcheviks. Il demanda aussi le rapport gouvernemental sur les événements de juillet, qui aurait dû être prêt depuis longtemps ; enfin il proposa une motion de défiance à l’égard du Praesidium menchevik du Soviet.

A l’immense surprise de tous, la motion de défiance fut votée. Pour la première fois, les Bolcheviks obtenaient un vote majoritaire au Soviet. La Révolution venait de franchir une nouvelle étape.

A la même réunion, Trotsky proposa l’élection d’un nouveau Praesidium, à la représentation proportionnelle. (Les Mencheviks et les Socialistes révolutionnaires n’avaient pas adopté la représentation proportionnelle quand ils étaient en majorité). Mais les Socialistes modérés refusèrent de siéger au Praesidium aux côtés des Bolcheviks.

Messages

  • A propos du passage de Lénine par l’Allemagne,

    Le témoignage de Nadjeda Kroupskaïa :

    « Lorsque les bolchéviks résolurent de passer par l’Allemagne, ils comprenaient fort bien que la bourgeoisie en profiterait pour les représenter comme des traîtres, des vendus.

    Néanmoins, la réalité dépassa toutes les prévisions. Après les thèses exposées par Lénine dès son arrivée, thèses dans lesquelles tout se trouvait clairement expliqué, la bourgeoisie sentit qu’une lutte à mort venait de s’engager. Sa rage ne connut plus de bornes. Elle savait qu’elle ne pouvait avoir le dessus en combat déclaré ; aussi, avec l’aide des Alexinsky et de ses semblables, elle résolut d’agir par derrière en répandant l’odieuse calomnie de l’espionnage pour le compte de l’Allemagne. Cette calomnie fit boule de neige et obscurcit l’esprit de la population, et même celui des couches les plus arriérées de la classe ouvrière.
    La situation n’était pas gaie pour Vladimir Ilitch, qui se trouvait traqué de tous côtés.

    Pendant les journées de juillet 1917, il était déjà prêt à aller se remettre entre les mains du gouvernement afin d’essayer, par ce moyen, de sauver son honneur, si inséparablement lié à l’honneur du Parti.... tout en sachant, en voyant que ce n’était pas une issue, mais tout simplement un suicide... il hésita longtemps avant de se décider à se dérober aux poursuites.

    Plus tard la calomnie tomba d’elle-même. Non pas que de nouvelles données eussent été produites, ou que ses ennemis eussent renoncé à la calomnie, mais simplement parce que les ouvriers et les paysans crurent à la justesse du point de vue des bolchéviks, à la droiture de Lénine.

    Dans son livre, Dix jours qui ébranlèrent le monde, John Reed rapporte un petit fait remarquable. A la gare de Gatchina, les voyageurs d’un train de banlieue entourent une sentinelle et cherchent à la convaincre. « Sais-tu bien, lui dit un monsieur qui vient de se vanter d’être un révolutionnaire, lui aussi, et d’avoir été interné dans une forteresse, sais-tu bien que ton Lénine est un espion allemand ? » Le soldat interloqué lui répond : « Non, je ne le sais pas, je n’ai pas d’instruction, mais ce que je sais, c’est que tout ce que Lénine dit au sujet de la terre est juste. »

    Les masses comprirent qu’elles avaient en Lénine un dévoué et ardent défenseur de leurs intérêts et elles cessèrent de croire à la légende de l’espionnage...

    Maintenant que l’on rassemble avec tant de soin tout ce qui concerne Lénine, il était également indispensable de réunir tous les documents concernant son passage à travers l’Allemagne.

    Ces documents ont été soigneusement recueillis et publiés par un communiste suisse, le camarade Platten, qui rendit, à cette époque, d’immenses services aux bolchéviks.
    Ce livre fait toute la lumière nécessaire sur l’histoire du wagon plombé. »

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