On trouve tout juste un petit article dans Le Figaro le 10 janvier 1955… Longtemps après que tous les révoltés aient été écrasés…
Aucun ensuite pour les autres luttes des zeks…
Rien d’autre dans la presse. Rien bien entendu sur les luttes des révolutionnaires contre le stalinisme…
Tout comme il n’y aura rien pendant et après la deuxième guerre mondiale : Staline est un allié primordial des impérialisme occidentaux contre la révolution prolétarienne !!!
C’est seulement longtemps après, quand l’impérialisme reprend les pays de l’Est dans son giron qu’il se découvre une âme de dénonciateur du stalinisme et affirme qu’il l’a vaincu…
Révolution dans un camp du Goulag
La plus grande insurrection des « zeks » du Goulag stalinien (il a lieu après la mort de Staline puisque le stalinisme utilise Staline mais existe indépendamment de lui et le Goulage se maintiendra longtemps après sa mort), celle du camp de Kenguir, a commencé le dimanche 16 mai 1954… Lisez et souvenez-vous… La rébellion des esclaves n’a rien de conjoncturel, rien de local. Elle a toujours un caractère universel, qu’elle soit celle de Spartacus, celle des communards de 1871 ou celle des prolétaires russes de 1917, ou encore celle des zeks de 1954…
N’oubliez jamais que les esclaves ne supportent pas éternellement leur esclavage…. Souvenez-vous en quand on vous dira que les esclaves sont bêtes et obéissants, qu’ils vont toujours se laisser tromper et se laisser battre, qu’ils sont même les premiers à justifier leur esclavage…
Souvenez-vous que, même dans le goulag stalinien où on détruit l’individu, les autorités n’ont pas empêché, et ont-elles-mêmes, par leurs exactions et leur mépris, provoqué l’insurrection, lui ont permis de se développer et de prendre un tour explosif, complètement imprédictible, dont la nécessité était devenu irrépressible…
Souvenez-vous qu’en temps d’insurrection, toutes les mesures des oppresseurs servent les opprimés car elles servent la révolte et la révolution… Gardez en tête la date du 16 mai 1954 car c’est l’insurrection des zeks mais aussi l’insurrection de tous les esclaves, des salariés comme les autres, des Russes comme des autres, de vous aussi…
« Les quarante jours de Kenguir
« La chute de Béria revêtit un autre aspect pour les camps spéciaux : elle donna de l’espoir à ceux du bagne et, par là-même, les dérouta, les troubla, les affaiblit. On vit fleurir chez les bagnards l’espérance de prompts changements et disparaître le désir de mener la chasse aux mouchards, d’aller en prison à cause d’eux, de faire la grève, de se rebeller…
Autre aspect encore : les épaulettes passepoilées de bleu, jusqu’alors les plus honorifiques, les plus indubitables de toutes les forces armées, se virent soudain marquées du sceau d’une certaine défectuosité, et cela aux yeux non seulement des détenus ou de leurs parents, mais aussi du gouvernement, n’est-ce pas ?
En cette fatale année 1953, les officiers du MVD se virent retirer leur second salaire, c’es-à-dire qu’ils se contentèrent de toucher désormais un seul traitement, plus les suppléments d’ancienneté et de polarité (pour ceux qui servaient au-delà du cercle polaire ou dans des conditions climatiques difficiles), plus les primes, voyons, cela va de soi. Financièrement, un coup très rude, mais plus rude encore si l’on pensait à l’avenir : autrement dit, on n’a PLUS BESOIN de nous ?
C’est précisément la chute de Béria qui forçait le ministère de la Sécurité à démontrer dans les plus brefs délais et de manière patente son dévouement et son utilité. Mais comment s’y prendre ?
Les révoltes, qui jusqu’alors semblaient aux yeux des gardiens constituer une menace, brillent à présent de la lumière tremblotante du salut : davantage de troubles, davantage de désordres, pour qu’il devienne nécessaire de « prendre des mesures ». Fini alors les compressions, tant de personnel que de salaire.
En moins d’un an, les soldats d’escorte de Kenguir tirent à plusieurs reprises sur des innocents. Les histoires succèdent aux histoires, il est impossible que la chose n’ait pas été préméditée.
Tuée d’un coup de vcarabine, la jeune Lina, celle de la cimenteuse, qui avait mis ses bas à sécher sur l’avant-zone.
Blessé d’un coup de carabine, le vieux Chinois : personne ne se rappelait son nom à Kenguir, il ne parlait presque pas le russe, mais tous connaissaient sa silhouette dandinante, pipe au bec et visage de vieux génie des forêts. Le factionnaire le hêle du haut de son mirador, lui jette un paquet de gros tabac juste au bord de l’avant-zone, et quand le Chinois se penche pour l’attraper, l’autre fait feu et le blesse.
[suivent une série d’autres actes du même type, des assassinats commis sciemment…]
(…)
Cette fois, les zeks ne restèrent pas sans répondre et on vit se répéter l’histoire d’Ekibastouz : le camp 3 de Kenguir, trois jours durant, n’alla pas au travail (tout en acceptant de manger), il exigeait que les coupables soient traduits en justice.
Arriva une commission, elle les persuada que les coupables seraient jugés (vous voyez ça d’ici : les zeks seraient convoqués au procès et pourraient ainsi vérifier !...). Le travail reprit.
Mais en février 1954, au DOZ (Usine de transformation du bois), une autre victime fut encore tuée d’un coup de feu, un « évangéliste », tout Kenguir se le rappelle (Alexandre Syssoïev, semble-t-il). (…)
Les zeks n’y tirent plus, s’emparèrent de pics, de pelles, et repoussèrent les assassins loin de l’assassiné. (…)
L’émoi s’empara de la zone du DOZ. Les détenus dirent qu’ils porteraient jusqu’au camp le corps du tué sur leurs épaules. Les officiers du camp leur opposèrent un refus. (…)
Le retour dans la zone du camp fut sombre et donnait à penser que l’heure n’était plus aux plaisanteries. Ça et là dans la neige étaient allongés des mitrailleurs prêts à tirer… Mitrailleurs également en faction sur les toits de la cité des troupes d’escorte.
(…)
Le soir, après le diner, on procéda comme suit. Dans une chambée de baraque, la lumière s’éteignait soudain et quelqu’un d’invisible disait depuis la porte d’entrée : « Frères, Jusques à quand allons-nous continuer de construire et de récolter des balles en échange ? Demain nous n’allons pas au travail ! » Et ainsi de suite, chambrée par chambrée, baraque après baraque.
Un billet fut également lancé par-dessus le mur dans le camp 2. Ils avaient déjà de l’expérience, à maintes reprises auparavant la marche à suivre avait été étudiée, ils se débrouillèrent pour y faire aussi leur annonce…
Le lendemain matin, les campas des hommes – le 3 et le 2 – ne partirent pas pour le travail.
Ce nouveau truc – faire grève tout en ne renonçant pas à la briquette et à la rinçure de l’administration – commençait à être de mieux en mieux compris par les détenus, de moins en moins bien par les patrons…
Ils tinrent ainsi le coup pendant deux jours.
L’idée simple qui eût consisté à punir le soldat coupable d’avoir tué l’évangéliste, ne semblait aux patrons ni simple ni bonne. Au lieu de cela, dans la nuit du deuxième au troisième jour de grève, un colonel de Karaganda, accompagné d’une suite nombreuse, passa de baraque en baraque, sûr de ne courir aucun danger et réveillant tout le monde sans la moindre cérémonie : « Est-ce que vous pensez pouvoir encore longtemps lambiner ? »
Et, au petit bonheur, puisque ne connaissant personne, il pointait son doigt : « Toi, sors d’ici !... Toi, sors d’ici !... Toi, sors d’ici ! » Et ce chaf vaillant et résolu expédiait en prison ces hommes pris au hasard, tenant la chose pour la réplique la plus raisonnable aux « lambins »…
La même nuit, il fut annoncé que c’en était fini de la démocratie alimentaire : ceux qui ne se seraient pas rendus au travail toucheraient désormais la ration disciplinaire. Le camp 2 sortit travailler dès le lendemain. Pour la troisième matinée consécutive, le 3 ne bougea pas. Alors on lui appliqua la tactique d’éjection signalée plus haut, mais en mettant en œuvre des effectifs renforcés : fut mobilisé tout ce que Kenguir comptait d’officiers, qu’ils y fussent déjà en service ou simplement venus à la rescousse et dans diverses commissions…
Furent appliqués également tous les procédés qui avaient antérieurement fait leurs preuves. En mars-avril, plusieurs transferts sont organisés vers d’autres camps… Soixante-dix hommes environ (dont Tenno) sont expédiés dans des prisons d’isolation, accompagnés de la formule classique : « Toutes les mesures de redressement sont épuisées, exerce une influence pervertissante sur les détenus, ne ressortit pas à la détention en camp. » Aux fins d’intimidation, les listes d’envoyés en détention sont affichées dans le camp…
Mais là, les patrons en firent trop. Ils allèrent chercher leur principal gourdin contre les Cinquante-Huit, j’ai nommé les truands ! (Il suffisait d’y penser ! à quoi bon se salir les mains et les épaulettes, lorsqu’il existe les socialement-proches !)
A la veille des fêtes du 1er Mai, renonçant d’eux-mêmes aux grands principes des camps spéciaux, reconnaissant désormais l’impossibilité de détenir les politiques de façon pure de tout mélange et de les laisser SE COMPRENDRE eux-mêmes, les patrons introduisirent et cantonnèrent dans le camp rebelle, le 3, 650 voleurs et, pour certains d’entre eux, délinquants (dont de nombreux mouflets)…
Le voilà bien, le cours imprédictible des sentiments humains et des mouvements collectifs ! Ayant injecté dans le camp 3 de Kenguir une dose de cheval de ce poison cadavérique éprouvé, les patrons en retour récoltèrent non point un camp enfin remis au pas, mais la plus importante révolte de toute l’histoire de l’Archipel du Goulag !
(…)
Avant même d’avoir fait le tour de la situation, avant d’avoir commencé à fricoter avec les autorités, les voleurs arrivés à Kenguir virent arriver chez leurs caïds des gars posés aux larges épaules, qui entreprirent de leur « parler de la vie » et de leur dire ceci : « Nous sommes des délégués. Le hachoir dans les camps spéciaux, vous savez ce que c’est : sinon on vous expliquera. Fabriquer des couteaux, à présent nous le faisons pas plus mal que vous. Vous êtes six cents, nous deux mille six cents. Vous allez réfléchir et choisir. Si vous nous cherchez, vous y passerez tous. »
Voilà ! ça, c’était un pas plein de sagesse et qui aurait dû être fait bien plus tôt ! tourner tout le tranchant de sa lame contre les truands ! voir en eux l’ENNEMI PRINCIPAL !
(…)
Et les voleurs répondirent : « Non, nous sommes plus malins que ça, maintenant. Nous serons avec les « moujiks » ! »
Cette conférence n’a pas été enregistrée par l’histoire et les noms de ses participants dans aucun procès-verbal. Dommage. C’était des gars futés.
(…)
Ainsi les autorités du Goulag pourvues d’un bas entendement administratif et dépourvues d’une haute raison humaine, avaient elles-mêmes préparé l’explosion de Kenguir : d’abord des fusillades insensées, ensuite par le déversement du combustible truand dans cet air surchauffé.
Les événements suivirent un cours indétournable. Les politiques « ne pouvaient pas » ne pas donner le choix aux voleurs entre guerre ou alliance. Les voleurs « ne pouvaient pas » refuser cette alliance. Et cette alliance, une fois instaurée, « ne pouvait pas » stagner : elle se serait désagrégée, livrant passage à la guerre intérieure.
Il fallait « commencer », d’une façon ou d’une autre, mais commencer ! (…) Les voleurs proposèrent donc : c’est nous qui ommençons et vous nous soutenez ! (…)
Premier objectif naturel : s’emparer de l’intendance où se trouvent en outre tous les dépôts de vivres du camp. L’opération commence le jour, le dimanche non ouvrable 16 mai 1954. Tous les « mobiles » commencent par grimper sur les toits de leurs baraques et par garnir le mur de séparation entre les camps 2 et 3. Ensuite, au commandement de leurs caïds restés dans les hauteurs, ils sautent, bâtons en main, dans le camp 2, s’y forment en colonne et s’en vont ainsi, en rangs, le long de la ligne ; celle-ci est située dans l’axe du 2 et conduit au portail de fer de l’intendance, dans lequel elle vient buter.
(…)
Les lampadaires de la zone commencent à tinter sous le choc des pierres : les mobiles leur tirent dessus à la fronde, éteignant l’éclairage de la zone. Il y en a déjà plein qui font la navette dans le noir à l’intérieur du 2 et leurs sifflements modulés percent l’air de la nuit. Ils enfoncent avec une poutre le portail de l’intendance, y déferlent, s’y emparent d’un rail au moyen duquel ils percent une brèche dans le mur de la zone féminine. Il se trouve parmi eux des jeunes du Cinquante-Huit.
A la lueur des fusées de combat lancées des miradors, l’oper Bélaïev fait irruption dans l’intendance, venant de l’extérieur par le poste de garde de celle-ci, à la tête d’un peloton de mitraillettes et – pour la première fois dans l’histoire du Goulag – ouvre le feu sur les « socialement-proches » ! Il y a des tués et plusieurs dizaines de blessés. Plus les épaulettes rouges qui rappliquent derrière et achèvent les blessés à la baönnette. Plus, derrière encore et conformément à une division du travail punitif déjà expérimentée à Ekibastouz, à Norilsk, à Vorkouta, rappliquent les surveillants armés de barres de fer avec lequelles ils frappent à mort les blessés. Cette nuit-là, à l’hôpital du camp 2, on vit s’allumer la salle d’opération et un détenu chirurgien, l’Espagnol Fuster, travailla.
A présent, l’intendance est tenue fermement par les troupes punitives, des mitrailleurs y sont déployés.
Le camp 2 (les mobiles ayant joué leur ouverture, au tour des politiques d’entrer maintenant dans la danse) a édifié une barricade pour se défendre de l’intendance. Les camps 2 et 3 sont réunis par une brèche ; il n’y sévit plus ni surveillants ni pouvoir du MVD.
Mais qu’est-il arrivé à ceux qui ont percé jusqu’au camp des femmes et s’y trouvent maintenant coupés ? (…) Des soldats sans armes, puis d’autres armés entrent pour s’emparer d’eux. Les femmes les cachent, empêchent les soldats de les chercher et de tentent se de se débarrasser de ces soldats. Les soldats les battent à coups de poings et à coups de crosses, traînent des femmes en prison et tirent sur cerains hommes.
Venant à manquer de personnel punitif, le commandement introduisit dans la zone féminine des « épaulettes noires », soldats du bataillon du génie stationné à Kenguir. Mais les soldats de ce bataillon « refusèrent de participer à une affaire qui ne concernait pas des soldats », et il fallut les remmener.
(…)
Durant les heures matinales du lundi, la tension s’épaissit au-dessus de la barricade et du portail défoncé de l’intendance. Dans l’intendance gisent des cadavres non encore enlevés. Les mitrailleurs sont allongés derrière leurs mitrailleuses, toujours pointées sur le même portail. Dans les zones masculines libérées, on brise les wagonnets pour en faire des armes, on fabrique des boucliers de planches, de matelas. On apostrophe les bourreaux par-dessus la barricade, les autres répondent. Quelque chose doit craquer, la situation est trop instable. Les zeks qui occupent la barricade sont prêts de leur côté à marcher à l’attaque. Plusieurs zeks décharnés enlèvent leur chemise, se dressent sur la barricade et exhibant aux mitrailleurs leurs poitrines osseuses et leurs côtes apparentes, crient : « Allez-y, voyons, tirez ! Tirez sur vos pères ! Achevez-nous ! »
Soudain un troufion accourt auprès de l’officier qui commande à l’intendance. L’officier ordonne de ramasser les cadavres, et les épaulettes rouges abandonnent l’intendance en les emportant.
Pendant cinq minutes, peut-être, silence et méfiance règnent sur la barricade. Puis les premiers zeks se risquent prudemment dans l’intendance. Elle est vide, traînent seulement ça et là les espèces de petites casquettes noires des camps que portaient les tués, cousus dessus les lanmbeaux de chiffons avec les numéros.
Par la suite, on apprit que l’évacuation de l’intendance avait été ordonnée par le ministre de l’Intérieur du Kazakhstan, qui venait d’arriver par avion d’Alma-Ata. (…)
Un roulement : « Hourra-a-a !... Horra-a-a !.... » et c’est le déferlement dans l’intendance et, plus loin, jusque dans la zone des femmes. La brèche est élargie. On libère la prison des femmes : la jonction est faite ! Tout est libre à l’intérieur de la zone principale ! seul le camp 4 reste une prison.
(…)
Au réfectoire, des proclamations : « Arme-toi comme tu peux et tombe le premier sur les troupes ! » Sur des morceaux de journal (pas d’autre papier), en lettres noires ou de couleur, les plus fougueux ont déjà tracé à la hâte leurs mots d’ordre : « Les gars, tapez sur les tchékistes ! », « Mort aux mouchards, ces larbins des tchékistes ! » En un, deux, trois endroits du camp, des meetings, des orateurs, débrouillez-vous seulement pour être partout ! Et chacun d’y aller de sa proposition !
Pour qui es-tu ? penses-y, tu es autorisé à « penser » ! Quelles revencications avancer ? Que voulons-nous ? Béliaïev en jugement ! facile à comprendre ! En jugement les assassins ! facile à comprendre ! Mais après ?... Plus de baraques bouclées, plus de numéros ! Mais après ?...
Eh bien après, vient le plus terrible : pourquoi « cela » a-t-il commencé et que voulons-nous ? Nous voulons bien entendu la liberté, la seule liberté ! mais qui donc nous la donnera ? Les juges qui nous ont condamnés sont à Moscou. Et tant que nous n’avons à nous plaindre que du Steplag ou de Karanga, on cause encore avec nous. Mais si nous disons que nous avons à nous plaindre de Moscou… ils nous enseveliront tos dans cette steppe.
Mais alors, que voulons-nous ? Enfoncer les murs , Nous égailler dans le désert ?...
(…)
A la fin de la journée du lundi, le camp en furie voit l’arrivée d’une délégation envoyée par les autorités. La délégation est pleine de bonnes dispositions, ils n’ont pas l’air féroce, ils n’ont pas de mitraillettes, bien sûr, il faut dire que nous n’avons pas affaire à des suppôts du sanglant Béria. (…)
La commission est émue : « Nous ferons une enquête, nous tirerons cela au clair ! » (…)
Et il a beau y en avoir parmi nous qui branlent du chef et disent : on nous trompe ! – nous y croyons ! Nous croyons nos chefs, ils ne sont pas si mal que ça, après tout ! Nous croyons parce que c’est de cette façon-là qu’il nous est plus facile de nous tirer d’affaire…
Que reste-t-il aux opprimés, sinon de croire ? Etre trompés, et recroire. Etre encore re-trompés, et encore re-croire.
Et, le mardi 18 mai, tous les camps de Kenguir quittent la zone pour aller au travail, se faisant une raison de leurs morts.
Et, en cette matinée, tout peut encore se terminer paisiblement ! Mais les généraux haut placés qui s’étaient réunis à Kenguir auraient tenu pareille issue pour une défaite personnelle. Ils ne peuvent pas sérieusement châtier les appelés militaires du MVD ! Leur bas entendement n’a tiré des événements qu’une seule leçon : les murs interzones étaient insuffisamment fortifiés ! Ce qu’il faut installer, ce sont de véritables bases de « tir » ! (…)
Vers le soir, les brèches sont bouchées, réparés les lampadaires brisés, tracées le long des murs intérieurs des bandes interdites et postées aux extréméités des sentinelles pourvues d’une consigne : ouvrir le feu ! (…)
Mais, juste avant le crépuscule, on entend retentir, comme le dimanche précédent, les mêmes coups de sifflets modulés des brigands – ce sont les zones 2 et 3 qui s’entre-hèlent, on dirait une grande kermesse voyoucratique (encore une heureuse contribution au bien commun que ces coups de sifflets des truands). Et les surveillants frissonnent, et décampent des zones sans même finir de s’acquitter de leurs obligations. (…)
Le camp reste au pouvoir des zeks, mais ceux-ci sont séparés. Si on approche des murs intérieurs, les miradors ouvrent un feu de mitrailleuses. Plusieurs zeks sont descendus, plusieurs blessés. Les lampadaires sont rebrisés à la fronde, mais les miradors éclairent avec des fusées. (…)
Au cours de cette nuit du 18 au 19 mai, on creuse des galeries sous tous les murs, tous les camps et l’intendance sont de nouveau réunis. Maintenant les miradors ont cessé de tirer, à l’intendance, il y a plus d’instruments qu’il n’en faut. Tout le travail diurne des maçons à épaulettes est nul et non avenu. Sous le couvert de la nuit, on fracasse l’avant-zone, on perce les murs, on élargit les passages pour éviter qu’ils ne deviennent un piège (au cours des journées suivantes, on portera leur largeur à vingt mètres).
La même nuit, on perce le mur qui sépare du camp 4, celui de la prison. Le personnel de surveillance qui garde la prison prend la fuite, qui vers le poste de garde, qui vers les miradors, d’où on leur descend des échelles. Les reclus mettent à sac les bureaux des commissaires-instructeurs. C’est alors que sont libérés de prison ceux à qui reviendra demain de prendre la tête de l’insurrection : l’ex-colonel de l’Armée rouge, Kapitone Kouznetsov (…) ; l’ex-lieutenant-chef de l’Armée rouge Gleb Sloutchenkov…
Les zeks rebelles ! eux qui, par trois fois, déjà, ont essayé de repousser loin d’eux cette rébellion aussi bien que cette liberté. Comment manier de pareils dons, ils l’ignoraient et la plupart d’entre eux les craignaient plus qu’ils n’y aspiraient. Mais le flot les jetait et les rejetait sans cesse dans cette rébellion avec toute l’immuabilité de la marée montante…
Au-dessus d’un camp en plein remue-ménage, qui a passé une nuit blanche, arraché les numéros de colliers de chiens qui le marquaient, se lève l’aube du 19 mai. Les piquets supportant les fanaux brisés pendent parmi les barbelés. Les zeks passent librement d’une zone à l’autre, empruntant ou non les passages en tranchées. Beaucoup ont revêtu leur vêtement « libre », récupéré au magasin d’habillement…
De baraque en baraque vont et viennent les plantons, ils convoquent tout le monde au grand réfectoire pour l’élection d’une « commission » : commission pour les pourparlers avec les autorités et l’autogestion (tel est le nom, modeste et craintif, qu’elle se donne).
On était censé l’élire en tout et pour tout pour quelques heures peut-être, mais il lui fut donné d’être pendant quarante jours le gouvernement de Kenguir.
Si tout cela s’était passé deux ans plus tôt, la simple trouille qu’ « il » ne vienne à l’apprendre eût incité les patrons du Steplag à ne pas tourner autour du pot, et ils auraient donné l’ordre bien connu : « N’épargnez pas les cartouches ! » et fait mitrailler du haut des miradors toute cette populace acculée aux murs. Et s’il avait fallu zigouiller tous les huit ou tous les quatre mille, eh bien, rien en eux n’aurait tressaillé, car ce sont des gens « intressaillables ».
Mais la complexité de la conjoncture en 1954 les contraignait à tergiverser. Les mêmes Vavilov et Botchkov avaient perçu à Moscou des effluves nouveaux. Ici même, il y avait déjà eu pas mal de mitraillage et l’on étudiait alors le moyen de conférer à ce qui avait déjà été fait l’apparence de légalité. D’où un certain retard, autrement dit le temps pour les rebelles de commencer à vivre d’une vie nouvelle et indépendante.
C’est dès les premières heures qu’eut à se déterminer la ligne politique de la révolte, autrement dit son être ou son non-être. Devait-elle se laisser entraîner à la remorque des tracts candides rédigés par-dessus des colonnes de journaux : « Les gars, tapez sur les tchékistes » ? (…)
Kapitone Ivanovitch Kouznetsov adopta d’emblée le parti et la façon de voir des peu nombreux « orthodoxes » (ceux qui continuent à croire à l’infaibilité du Parti) confinés à Kenguir : « Couper court à tous ces gribouillages [les tracts], couper court à l’inspiration antisoviétique et révolutionnaire de ceux qui prétendent « mettre à profit » nos événements ! » (…)
Dès les premières heures, il faisait encore nuit, passant successivement dans toutes les baraques et y prononçant discours sur discours jusqu’à l’enrouement, puis le matin à la réunion qui se tenait au réfectoire et plus d’une fois encore par la suite, le colonel Kouznetsov, devant faire face à des états d’esprit extrêmes et à l’exaspération d’existences tellement piétinées qu’elles n’avaient, semble-t-il, plus rien à perdre, ne cessa de répéter et de répéter encore infatigablement : « L’antisoviétisme serait notre mort. Si nous mettons en avant, en ce moment, des slogans antisoviétiques, on va nous écraser sur le champ. Ils n’attendent qu’un prétexte pour nous écraser. Avec de pareils tracts, ils auront toutes les justifications voulues pour nous fusiller. Notre salut est dans la loyauté. Nous devons causer avec les représentants de Moscou, « comme il sied à des citoyens soviétiques ! ». »
(…)
Douze personnes furent élues à la commission avec, pour chef, Kouznetsov. La commission se spécialisa immédiatement et créa des sous-commissions :
agitation et propagande ;
vie quotidienne et gestion ;
alimentation ;
sécurité intérieure ;
militaire ;
technique (la plus étonnante de tout ce gouvernement de camp).
L’ex-commandant Mikhéïev fut chargé des contacts avec les autorités. L’effectif de la commission comprenait également l’un des caïds des voleurs, qui avait lui aussi quelque chose à diriger. Il y avait aussi des femmes (sans doute Chakhnovskaïa, une économiste, membre d Parti, déjà grisonnate ; Souproun, institutrice d’un certain âge, originaire de Russie subcarpathique ; Liouba Berchadskaïa).
Les véritables inspirateurs de l’insurrection ont-ils fait partie de cette commission ? Sans doute non. Les « centres », en particulier le centre ukrainien (dans tout le camp, les Russes ne constituaient pas plus du quart de l’effectif), continuaient évidemment à exister de leur côté…
(…)
Au tout premier début de la révolte, les généraux arrivaient en maîtres dans la zone. A la vérité, Kouznetsov ne perdit pas le nord : lors des premières négociations, il fit sortir de la morgue les corps des tués et commanda « Têtes nues ! » Les zeks se découvrirent et les généraux en furent eux aussi réduits à ôter leurs casquettes d’uniforme devant leurs victimes…
(…)
Il n’arrêtait pas de pleuvoir de nouveaux généraux arrivés en Douglas : Dolguikh (à l’époque, à ce qu’il paraîtrait, chef du Goulag) et Iégorov (vice-ministre du MVD de l’URSS)…
Les généraux durent avoir le chagrin de conclure que la zone ne connaissait ni massacres, ni pogromes, ni violences, que le camp ne s’écroulerait pas de lui-même et qu’il n’y avait aucun motif pour appeler des troupes à la rescousse.
Le camp tenait « debout » et le caractère des négociations changeait… Les détenus envoyaient des orateurs prendre la parole… Un vieil ouvrier de Leningrad, communiste et acteur de la révolution, les mit fort en colère, semble-t-il…
Les demandes-exigences des insurgés, mises au point dès les premiers deux jours, étaient régulièrement répétées :
châtiment du meurtrier de l’évangéliste ;
châtiment de tous les coupables des assassinats perpétrés à l’intendance du dimanche au lundi ;
châtiment de tous ceux qui ont roué de coups les femmes ;
retour au camp des camarades illégalement envoyés pour faits de grève dans des prisons d’isolation ;
plus de numéros sur les vêtements, plus de barreaux aux fenêtres des baraques, plus de bouclage des baraques ;
non-relèvement des murs intercamps ;
journée de travail de huit heures, comme pour les travailleurs libres ;
augmentation de la rémunération du travail ;
liberté de correspondance avec les parents et queqlues visites ;
révision des dossiers judiciaires.
Et encore qu’aucune des exigences ci-dessus n’ébranlât les fondements de l’Etat ni ne contredit à la Constitution, il était impossible aux patrons d’en accepter la plus mince…
Malgré tout, ce siège qui n’en finissait pas, subi par huit mille hommes, projetait une tache sur la réputation des généraux, il était fort capable de leur gâcher leur carrière, aussi promettaient-ils. Toutes, presque toutes ces revendications pouvaient être satisfaites, simplement voilà, cela serait difficile…
(…)
Ce qui n’aurait pas dû, selon les lois du Goulag, durer fût-ce une heure, existait et dura invraisemblablement longtemps : la moitié de mai, puis juin presque tout entier. (…)
Il en était qui se savaient irréversiblement compromis, ils savaient qu’il ne leur restait plus à vivre que les journées précédant l’entrée des troupes. Et qu’il fallait, en attendant, réfléchir et agir pour durer le plus longtemps possible…
Mais lorsque tous ces gens-là se réunissaient en assemblée générale pour décider s’ils allaient capituler ou tenir, ils étaient repris par cette ambiance de haute température collective dans laquelle leurs opinions personnelles entraient en fusion et cessaient de compter fût-ce à leurs propres yeux. Ou bien ils redoutaient la raillerie plus encore que la mort.
« Camarades ! » disait avec assurance Kouznetsov à la forte carrure, du ton de clui qui connaît une foule de screts et sait que tous ces secrets jouent « en faveur » des détenus. « Nous avons les moyens de nous défendre avec des armes à feu » et « l’adversaire aura cinquante pour cent de nos propres pertes ! »
Il disait encore ceci : « Même notre perte portera ses fruits ! »
En quoi il avait parfaitement raison. Sur lui aussi, la chaleur collective agissait.
(…)
Un jour, la radio extérieure rendit publique une décision « à l’ordre du Goulag » : pour cause de refus de travail, pour sabotage, et patati et patata, dissolution de la subdivision du Steplag à Kenguir et envoi de tout le monde à Magadane… Dernier délai pour la reprise du travail…
Mais ce dernier délai se trouva lui-même passé, et les choses demeuraient en l’état. (…)
Le 25 juin au point du jour, des fusées se déploient en parachute dans le ciel, des fusées jaillisent aussi des miradors, et les observateurs postés sur les toits ne pipent mot, abattus par les balles des tireurs d’élite. On entend tonner le canon ! Des avions volent en rase-mottes, au-dessus du camp, semant la terreur. Les glorieux T-34… se ruent de toute part sans les brèches. Certains tanks traînent derrière eux des barrières de chevaux de frise destinées à diviser immédiatement la zone. D’autres sont suivis de troupes d’assaut casquées et armées de mitraillettes…
Le camp 3 se bat, celui-là même qui a commencé… Ils… lancent des pierres sur les mitraillettes et les surveillants, sûrement aussi leurs trinagles soufrés sur les chars… A deux reprises, une baraque s’élance à la contre-attaque au cri de « hourrah ! »…
Les tanks écrasent tous ceux qui se trouvent sur leur passage…
Tués et blessés : selon les récits, dans les six cents ; selon les documents de la Section de la production et de planification de la subdivision de Kenguir, tels qu’on put en prendre connaissance quelques mois plus tard : plus de sept cents.
Par comparaison, le 9 janvier 1905, la répression fit 100 morts et les célèbres « fusillades de la Lena » 270 tués et 250 blessés…
Le désarroi général dans lequel est plongé l’Archipel se répercute jusqu’à Kenguir : plus de barreaux aux fenêtres, plus de cadenas aux baraques. On introduit la libération anticipée des « deux tiers » ainsi qu’une « instrumentation » sans précédent des Cinquante-Huit, relâchés lorsqu’ils sont à demi morts…
« La révolte ne peut s’achever en triomphe.
Victorieuse, elle porte un autre nom »
« L’Archipel du Goulag » de Alexandre Soljenitsyne