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Les idées de Stephen Jay Gould sur l’évolution des espèces

vendredi 21 avril 2017, par Robert Paris

Les idées de Stephen Jay Gould sur l’évolution des espèces

« Quand Darwin publia "L’origine des espèces", en 1859, il introduisit le terme "sélection naturelle". Mais il n’a nulle part utilisé le mot "évolution", bien que le public suppose que Darwin seul est responsable de ce concept. (...) De nombreux penseurs évolutionnistes, Darwin y compris, n’ont pas échappé à la confusion entre l’idée d’évolution et celle de progrès. Mais la force de Darwin venait de ce que l’idée simple, selon laquelle la survie du plus adapté devait produire des changements évolutionnistes, s’appuyait sur une avalanche de faits (...) Darwin envisagea aussi les conséquences de la sélection naturelle dans des domaines auxquels aucun de ses contemporains n’avait songé : la sélection pour la réussite de l’accouplement et même la sélection pour l’expression des émotions. Darwin comprit brillamment les conséquences de la sélection naturelle. Mais il ignorait - et il ne savait pas qu’il ignorait - ce qui était sélectionné. Il ne connaissait pas les gènes. (...) Les idées de Darwin ne furent étendues et transformées en une théorie vraiment satisfaisante que lorsqu’elles furent combinées aux intuitions d’un certain moine morave du nom de Gregor Mendel. Cela se produisit après longtemps après la mort de Darwin. (...) L’accumulation des modifications dans le pool génétique, introduite par la mutation et triée grâce à la sélection naturelle, la recombinaison et le hasard, constitue l’essence du processus évolutionniste. (...) Georges Cuvier avait avait une vision osée et révolutionnaire de l’histoire de la planète : celle-ci aurait résulté d’une série de catastrophes et d’extinctions. Cette vision était fondée sur l’existence d’un squelette (un paresseux géant d’Argentine, créature disparue) et d’autres découvertes géologiques et fossiles. (...) Le corpus des fossiles indique qu’il est bien rare qu’une espèce évolue sans heurts et de manière continue en une autre. La plupart du temps, de nouvelles espèces apparaissent pendant des périodes de changement environnemental local ou général, quand l’ancienne espèce a été grandement réduite en nombre ou fragmentée en petits groupes. En conséquence, le processus de spéciation se produit habituellement si vite que lorsque nous observons le corpus des fossiles, c’est comme si la nouvelle espèce était apparue instantanément. C’est le schéma habitual observé, même si le corpus de fossiles peut être retracé dans ses plus grands détails. Peter G. Williamson, un candidat au doctorat en géologie à l’Université de Bristol à la fin des années soixante-dix, fut intrigué par ces discontinuités apparentes dans le corpus des fossiles. La vielle explication qui remonte à Darwin, est que ces lacunes dans le corpus de fossiles sont dues à l’incomplétude du corpus lui-même. (...) Puisque le corpus de fossiles tend à comprimer l’histoire de toutes manières, des périodes d’évolution rapide apparaitraient comme des sauts soudains même si le corpus de fossiles était assez bon. Cela pourrait être vrai ? Pour le vérifier, Williamson examina l’une des meilleures lignée de fossiles jamais découverte, celle des mollusques d’eau douce du bassin du lac Turkana en Afrique de l’Est. (...) Le premier fait étonnant que son travail révéla était que ces mollusques avaient remarquablement peu évolué au cours des derniers quatre millions et demi d’années. (...) Bien qu’elles disparussent parfois brièvement du corpus des fossiles, elles réapparaissaient toujours apparemment inchangées. Mais la période au cours desquelles ces espèces de "base" disparaissaient temporairement furent remarquables pour deux raisons. Premièrement, le niveau des lacs de la région changeait rapidement, montant ou descendant, ce qui reflète une modification importante du climat. Deuxièmement, des espèces de mollusques totalement nouvelles sont apparues. Elles se distinguaient morphologiquement des espèces originelles de base, mais elles en étaient suffisamment proches en apparence pour que leur lien soit évident. Ces nouvelles espèces persistaient pendant la période de perturbation de l’environnement, puis sans exception elles disparaissaient quand le climat se stabilisait à nouveau. Elles étaient remplacées encore une fois par les espèces anciennes qui, tel le phénix, réapparaissaient. Cela signifie que les espèces persistantes n’avaient pas complètement disparu. Elles étaient toujours présentes, mais leur nombre s’était terriblement réduit et elles étaient peut-être chassées d’un grand nombre de leurs anciens refuges au moment des perturbations environnementales. (...) On pourrait argumenter que ces espèces "temporaires" étaient en fait aussi vivaces que les espèces de base mais qu’elles vivaient ailleurs et qu’elles n’étaient capables d’envahir la région que lorsque l’environnement se perturbait. Mais on n’en trouve aucune trace aujourd’hui. Et chaque fois que l’environnement se perturbait, une nouvelle série d’espèces temporaires et distinctes sur le plan morphologique apparaissait. Toutes les données que nous possédons font penser que des transformations de l’environnement déclenchaient une réponse évolutionniste à court terme sous la forme d’une poussée de spéciation. Ces nouvelles espèces réussissaient à court terme mais échouaient à long terme. Ce travail de Williamson et celui de beaucoup d’autres suggèrent que la vitesse de l’évolution est tout sauf constante. Elle peut varier de plusieurs ordres de grandeur. »

« Si les extinctions de masse sont, comme le soutiennent maintenant de nombreux paléontologistes, plus fréquents, plus profonds, plus rapides et plus particulières par leurs conséquences que nous ne l’avions initialement pensé, alors le jeu de la sélection naturelle, sur le mode cumulatif de Darwin – la compétition biotique étant le principe majeur orientant la marche du processus évolutif – risque de voir sa fréquence sérieusement abaissée relativement aux autres facteurs responsables du modelage des figures d’ensemble de la macroévolution. »

« De Vries décrit ainsi l’essence de sa théorie (…) : l’apparition de nouvelles espèces est soudaine, instantanée, complète, non adaptative, observable et expérimentalement réfutable. (…) Par-dessus tout, la théorie des mutations fait appel à la plus franche des notions de saltation qui n’ait jamais été sérieusement envisagée en tant que mécanisme évolutif. »

Stephen Jay Gould écrit dans « La structure de la théorie de l’évolution »

« De nombreux évolutionnistes considèrent qu’une stricte continuité entre micro et macro-évolution constitue un ingrédient essentiel du darwinisme et corollaire nécessaire de la sélection naturelle. (...) Thomas Henry Huxley avait séparé la sélection naturelle du gradualisme et averti Darwin que son adhésion franche et sans fondement sûr au gradualisme pouvait saper son système tout entier. Les fossiles présentent trop de transitions brutales pour témoigner d’un changement progressif et le principe de la sélection naturelle ne l’exige pas, car la sélection peut agir rapidement. Mais ce lien superflu que Darwin a inventé devint le dogme central de la théorie synthétique. Goldschmidt n’éleva aucune objection contre les thèses classiques de la microévolution. Il consacra la première moitié de son ouvrage principal « Les fondements matériels de l’évolution » au changement progressif et continu au sein des espèces. Cependant, il se démarqua nettement de la théorie synthétique en affirmant que les espèces nouvelles apparaissent soudainement par variation discontinue, ou macro-mutation. Il admit que l’immense majorité des macro-mutations ne pouvaient être considérées que comme désastreuses et il les appela « monstres ». Mais, poursuivit Goldschmidt, une macro-mutation pouvait, par le simple effet de la chance, adapter un organisme à un nouveau mode d’existence. On avait alors affaire, selon sa terminologie, à un « monstre prometteur ». La macro-évolution résulte du succès, peu fréquent, de ces monstres prometteurs, et non de l’accumulation de menus changements au sein des populations. (...) Tous les paléontologistes savent que, parmi les fossiles, on ne compte que peu de formes intermédiaires ; les transitions entre les grands groupes sont particulièrement brutales. Les gradualistes se sortent habituellement de cette difficulté en invoquant le caractère extrêmement lacunaire des fossiles que nous possédons ; même si une étape sur mille survivait sous forme de fossile, la géologie n’enregistrerait pas le changement continu. (...) Même en l’absence de témoignages directs en faveur de ces transitions sans à-coup peut-on inventer une succession raisonnable de formes intermédiaires, c’est-à-dire des organismes viables, entre les ascendants et les descendants, dans les principales transitions structurelles ? (…) A quoi sert une moitié de mâchoire et une moitié d’aile ? (...) Si l’on doit accepter de nombreux cas de transition discontinue dans la macroévolution, le darwinisme ne s’effondre-t-il pas en ne survivant que comme une théorie concernant les changements adaptatifs mineurs au sein des espèces ? L’essence même du darwinisme tient en une seule phrase : la sélection naturelle est la principale force créatrice du changement évolutif. Personne ne nie que la sélection naturelle joue un rôle négatif en éliminant les inadaptés. Les théories darwiniennes sous-entendent qu’elle crée en même temps les adaptés. La sélection doit accomplir cette tâche en mettant en place des adaptations en une série d’étapes, tout en préservant à chaque phase le rôle avantageux dans une gamme de variations génétiques dues au hasard. La sélection doit gouverner le processus de création et non pas se contenter d’écarter les inadaptés après qu’une quelque autre force a soudainement produit une nouvelle espèce complètement achevée dans une perfection primitive. On peut très bien imaginer une théorie non darwinienne du changement discontinu , c’est-à-dire d’une modification génétique profonde et brutale créant par hasard (de temps à autre) et d’un seul coup une nouvelle espèce. Hugo de Vries, le célèbre botaniste hollandais, fut le défenseur de cette théorie. Mais ces notions semblent se heurter à des difficultés insurmontables. (…) Les perturbations apportées aux systèmes génétiques dans leur totalité ne produisent pas de créatures jouissant d’avantages inconnus de leurs descendants – et elles ne sont même pas viables. Mais toutes les théories du changement discontinu ne sont pas antidarwiniennes, comme l’avait souligné Huxley il y a près de cent vingt ans. Imaginons qu’un changement discontinu dans une forme adulte naisse d’une petite modification génétique. Les problèmes d’incompatibilité avec les autres membres de l’espèce ne se posant pas, cette mutation importante et favorable peut alors se répandre dans la population à la manière darwinienne. Imaginons que ce changement de grande ampleur ne produise pas de suite une forme parfaite, mais serve plutôt d’adaptation clef permettant à son possesseur d’adopter un nouveau modèle d’existence. La poursuite de cette nouvelle vie réussie demande un large ensemble de modifications annexes, tant dans la morphologie que dans le comportement ; ces dernières peuvent survenir en suivant un itinéraire progressif, plus traditionnel, une fois que l’adaptation clef a entraîné une profonde mutation des pressions sélectives. Les partisans de la synthèse actuelle ont donné à Goldschmidt le rôle de Goldstein en associant son expression imagée – le monstre prometteur – aux notions non darwiniennes de perfection immédiate résultant d’un profond changement génétique. Mais ce n’est pas tout à fait ce que Goldschmidt soutenait En fait, l’un de ses mécanismes entraînant la discontinuité des formes adultes reposait sur la notion de petit changement génétique sous-jacent. Goldschmidt était un spécialiste du développement de l’embryon. Il passa la plus grande partie du début de sa carrière à étudier les variations géographiques de la noctuelle « Lymantria dyspar ». Il découvrit que de grandes différences dans la répartition des couleurs des chenilles provenaient de petits changements dans le rythme du développement : les effets d’un léger retard ou d’un renforcement de la pigmentation au début de la croissance augmentaient à travers l’ontogenèse et entraînaient de profondes différences chez les chenilles ayant atteint leur plein développement. Goldschmidt parvint à identifier les gènes responsables de ces petits changements de rythme et démontra que les grandes différences que l’on observe à la fin du développement proviennent de l’action d’un ou de plusieurs gènes commandant les taux de changement agissant au début de la croissance. Il codifia la notion de « gène de taux de changement » (rate genes) en 1918 et écrivit vingt ans plus tard : « Le gène mutant produit son effet (…) en changeant les taux des processus partiels de développement. Il peut s’agir des taux de croissance ou de différenciation, des taux de production des éléments nécessaires à la différenciation, des taux de réactions entraînant des situations physiques ou chimiques précises à des moments précis du développement, des taux de ces processus responsables de la ségrégation des forces embryonnaires à des moments donnés. » (…) Selon ma propre opinion, très partiale, le problème de la réconciliation entre l’évidente discontinuité de la macro-évolution et le darwinisme est en grande partie résolu si l’on observe que les changements de faible ampleur survenant tôt dans le développement de l’embryon s’accumulent pendant la croissance pour produire de profondes différences chez l’adulte. En prolongeant dans la petite enfance le rythme élevé de la croissance prénatale du cerveau du singe, on voit sa taille se rapprocher de celle du cerveau humain. (...) En réalité, si l’on n’invoque pas le changement discontinu par de petites modifications dans les taux de développement, je ne vois pas comment peuvent s’accomplir la plupart des principales transitions de l’évolution. » Peu de systèmes présentent une résistance plus grande au changement que les adultes complexes, fortement différenciés, des animaux « supérieurs ». Comment pourrait-on convertir un rhinocéros adulte ou un moustique en quelque chose de foncièrement différent ? Cependant les transitions entre les groupes principaux se sont bien produites au cours de l’histoire de la vie. D’Arcy Wentworth Thomson (…) écrit dans « Croissance et forme » : « (...) Nous ne pouvons pas transformer un invertébré en vertébré, ni un cœlentéré en vert, par n’importe déformation simple et légitime (…) La nature passe d’un type à un autre. (…) Chercher des marchepieds pour franchir les écarts séparant ces types, c’est chercher en vain à jamais. » La solution de D’Arcy Wentworth Thomson était la même que celle de Goldschmidt : la transition peut se produire dans les embryons qui sont plus simples et plus semblables entre eux que les adultes fortement divergents qu’ils forment. Personne ne songerait à transformer une étoile de mer en souris, mais les embryons de certains échinodermes et de certains protovertébrés sont presque identiques. »

Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda »

« L’histoire de la terre peut être schématiquement perçue comme une série de pulsations occasionnelles forçant les systèmes récalcitrants à passer d’un stade stable au suivant. »

« Toutes les grandes théories de la spéciation s’accordent à reconnaître que la divergence s’effectue rapidement au sein de populations très réduites. (...) Le processus (de spéciation) peut prendre des centaines voir des milliers d’années. (...) Mais mille ans, ce n’est qu’un infime pourcentage de la durée moyenne d’existence des espèces invertébrées. (...) Eldredge et moi faisons référence à ce mécanisme sous le nom de système des équilibres ponctués. (...) Si le gradualisme est plus un produit de la pensée occidentale qu’un phénomène de nature, il nous faut alors étudier d’autres philosophies du changement pour élargir le champ de nos préjugés. Les fameuses lois de la dialectique reformulées par Engels à partir de la philosophie de Hegel, font explicitement référence à cette notion de ponctuation. Elles parlent par exemple de ’’ la transformation de la quantité en qualité ’’ La formule laisse entendre que le changement se produit par grands sauts suivant une lente accumulation de tensions auquel un système résiste jusqu’au moment où il atteint le point de rupture. (...) Le modèle ponctué peut refléter les rythmes du changement biologique (...) ne serait-ce qu’à cause du nombre et de l’importance des résistances au changement dans les systèmes complexes à l’état stable. (...) »

« L’histoire de n’importe quelle région de la terre est comme la vie d’un soldat. Elle consiste en de longues périodes d’ennui entrecoupées de courtes périodes d’effroi. »

Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda »

« L’idée de progrès est une idée pernicieuse, ancrée dans la culture, impossible à tester, inopérante, il faut la remplacer si nous souhaitons comprendre les structures de l’histoire. »

« La théorie darwinienne de l’évolution se distingue radicalement des autres théories de l’évolution du 19ème siècle par son refus implicite d’une idée de progrès qui serait inhérente à l’évolution. »

« Darwin livra une bataille de longue durée de ce type au sujet de l’idée de progrès. Il se trouva pris dans une insoluble contradiction. Il reconnut que sa théorie fondamentale du mécanisme évolutif – la sélection naturelle - n’impliquait pas qu’il y ait progrès dans l’évolution. La sélection naturelle explique seulement comment les organismes se modifient au cours du temps par des réponses adaptatives au changement dans les environnements locaux – c’est la « descendance avec modification », selon les propres termes de Darwin. Il estima que son déni du progrès général en faveur de l’ajustement aux conditions locales était le trait le plus radical de sa théorie. Il écrivit le 4 décembre 1872 au paléontologiste américain Alpheus Hyatt (l’ancien occupant de mon actuel bureau) : « Après mûre réflexion, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’y a pas de tendance au progrès. »

Stephen Jay Gould écrit dans « La vie est belle »

« L’histoire de la vie ressemble à un gigantesque élagage ne laissant survivre qu’un petit nombre de lignée, lesquelles peuvent ensuite subir une différenciation ; mais elle ne ressemble pas à cette montée régulière de l’existence, de la complexité et de la diversité, comme on le raconte traditionnellement. »

Stephen Jay Gould dans « La vie est belle

« Les modèles ponctualistes se sont révélés utiles, et ont même fourni des idées nouvelles ayant permis de se dégager d’impasses théoriques, dans certains domaines situés hors de la biologie. Il s’agit, par exemple, des études sur l’histoire de l’outillage de l’homme préhistorique (...) d’études sur la théorie de l’apprentissage (...) ou bien d’études sur la dynamique des organisations sociales humaines ou sur les modalités de l’histoire humaine ou encore sur l’évolution des technologies, ainsi l’histoire du livre (...). Nous avons écrit : « L’inclinaison générale au gradualisme, dont tant d’entre nous font preuve, traduit une position métaphysique, liée à l’histoire moderne des sociétés occidentales : elle ne dérive pas de l’observation empirique précise, liée à l’étude objective du monde naturel. (...) Nous étions également obligés de nous demander quel était le contexte culturel de nos vues ponctualistes. Nous avons donc commencé par écrire que « d’autres conceptions du changement sont bien connues en philosophie. » Et nous avons alors discuté de la plus évidente d’entre elles : la dialectique hégélienne et sa redéfinition par Marx et Engels, en tant que théorie du changement social révolutionnaire dans l’histoire humaine. »

Stephen Jay Gould dans « La structure de l’évolution »

« Il nous faut comprendre au sein d’un tout les propriétés naissantes qui résultent de l’interpénétration inextricable des gènes et de l’environnement. Bref, nous devons emprunter ce que tant de grands penseurs nomment une approche dialectique, mais que les modes américaines récusent, en y dénonçant une rhétorique à usage politique. La pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les savants occidentaux, et non être écartée sous prétexte que certaines nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir leur dogme. (…) Lorsqu’elles se présentent comme les lignes directrices d’une philosophie du changement, et non comme des préceptes dogmatiques que l’on décrète vrais, les trois lois classiques de la dialectique illustrent une vision holistique dans laquelle le changement est une interaction entre les composantes de systèmes complets, et où les composantes elles-mêmes n’existent pas a priori, mais sont à la fois les produits du système et des données que l’on fait entrer dans le système. Ainsi, la loi des « contraires qui s’interpénètrent » témoigne de l’interdépendance absolue des composantes ; la « transformation de la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement, qui traduit les entrées de données incrémentielles en changements d’état ; et la « négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire, car les systèmes complexes ne peuvent retourner exactement à leurs états antérieurs. »

Stephen Jay Gould dans « Un hérisson dans la tempête »

« Il n’y a pas de sens de l’évolution. »

Stephen Jay Gould, dans « L’éventail du Vivant et Le mythe du Progrès »

« Darwin est inventeur d’une méthodologie de l’histoire… Darwin a, en fait, cherché à élaborer et à défendre l’emploi d’une méthode concrète, applicable à l’objet d’étude spécifique des recherches sur l’évolution : autrement dit, d’une méthode applicable aux données de l’histoire. La possibilité de faire des déductions sur l’histoire, ce qui est particulièrement important pour toute recherche dans le domaine de l’évolution, avait jusqu’ici été grevée de problèmes de crédibilité qui semblaient interdire tout travail véritablement scientifique. Darwin savait que l’évolution ne deviendrait pas un sujet respectable tant que l’on n’aurait pas établi de méthode de déduction historique et que l’on n’aurait pas montré leur efficacité sur des exemples aussi convaincants que les lunes de Jupiter découvertes par Galilée. Il se mit donc en devoir de formuler des règles de déduction en histoire. Je considère que « L’Origine des espèces » consiste en la longue démonstration de ces règles. Les déductions historiques représentent le thème très général sous-tendant à la fois l’établissement du fait de l’évolution et la défense de la sélection naturelle comme son mécanisme. La « longue et unique argumentation » (comme la décrit l’auteur –NDLR) de « L’Origine » expose le répertoire complet des modes de déduction historiques. Il nous faut saisir quelle sorte de campagne Darwin a menée en pratique sur ce champ de bataille afin de comprendre la radicalité de sa philosophie et d’identifier les traits de sa théorie essentiels à toute définition du « darwinisme »… »

Stephen Jay Gould, dans « La structure de la théorie de l’évolution »

« L’évolution de la vie à la surface de la planète est conforme au modèle du buisson touffu doté d’innombrables branches et continuellement élagué par le sinistre sécateur de l’extinction. Elle ne peut du tout être représentée par l’échelle d’une inévitable progrès. »

Stephen Jay Gould dans « La vie est belle »

« La vie n’est pas une saga du progrès : elle est plutôt une histoire de bifurcations et de méandres compliqués, avec des survivants temporaires qui s’adaptent aux transformations du milieu local et n’approchent guère de la perfection »

Stephen Jay Gould dans « Quand les poules auront des dents »

« La thèse centrale de Darwin stipule que la sélection naturelle porte sur des « individus » engagés dans une lutte (métaphorique et sans intention consciente, bien sûr) en vue du succès reproductif. Les « individus » qui laissent le plus de descendants survivants obtiennent un avantage darwinien, et les populations changent en fonction de ce résultat. Très bien, mais comment allons-nous définir l’ « individu » engagé dans ce type de lutte ? Darwin a donné une réponse claire : les individus sont des organismes, c’est-à-dire des êtres vivants considérés au niveau de leurs corps, comme dans le sens courant (même s’il faut nuancer un peu cette conception pour tenir compte de cas ambigus comme les champignons ou les pucerons). La sélection naturelle joue sur ces organismes… L’accent ainsi mis par Darwin sur les organismes individuels au sens courant a joué un rôle central dans sa reformulation radicale de la vision de la nature, car il a consciemment cherché à renverser la conception classique et réconfortante d’une nature fondamentalement bienveillante, où le Créateur interviendrait directement pour doter les organismes de bonnes adaptations et faire des écosystèmes harmonieux… Pour Darwin, seuls les organismes étaient des individus, autrement dit des « cibles de la sélection ». Or quelles propriétés doit posséder une netité pour fonctionner comme un individu darwinien et les organismes sont-ils les seules entités de ce type dans la nature ? On peut énumérer cinq de ces propriétés : un « individu » doit avoir un début dans le temps très net (sa naissance), une fin très nette (sa mort) et suffisamment de stabilité entre ces deux moments pour être reconnu comme une entité. Ces trois premières propriéts suffisent à définir un « individu » en un sens tout à fait abstrait. Mais une unité doit posséder deux propriétés supplémentaires pour entrer dans le processus darwinien de la compétition reproductive : premièrement, un individu darwinien doit engendrer des rejetons et deuxièmement, ces derniers doivent résulter d’un principe d’hérédité, par lequel ils ressemblent à leurs géniteurs, avec la possibilité de certaines différences. Darwin avait surement raison de penser que les organismes ordinaires possèdent ces cinq propriétés… mais qu’en est-il des entités plus globales que des organismes ? Qu’en est-il des gènes, « au-dessous » des organismes, ou des espèces, « au-dessus » ? Tout compte fait, une espèce naît lorsqu’une population s’isole et se détache de la lignée souche parentale. Et elle meurt, sans ambiguïté, lorsqu’elle s’éteint. La plupart des espèces sont assez stables pendant toute leur durée géologique. Les gènes possèdent également les cinq propriétés clés que sont la naissance, la mort, la stabilité, la reproduction et la transmission héréditaire avec possibilité de différences… Les gènes et les espèces sont aussi des individus darwiniens, et la sélection peut également s’appliquer à ces entités plus petites ou plus grandes que des organismes. La sélection peut œuvrer simultanément à plusieurs niveaux de la hiérarchie généalogique : sur des gènes et des lignées cellulaires, « au-dessous » des organismes, ainsi que sur des populations et des espéces, « au-dessus » des organismes. A tous ces niveaux existent de légitimes individus darwiniens et cette conception hiérarchique nous fournit donc une définition biologique correcte, vaste et globale, du terme « individu ». Lorsque la sélection agit simultanément sur plusieurs sortes d’ « individus » à différents niveaux, l’évolution ne fonctionne pas comme Darwin l’avait envisagé. Les stabilités dans le temps ne découlent pas de la perfection adaptative, mais d’équilibres et de rétrocontrôles… La nature ne se caractérise pas automatiquement par une harmonie entre unités clairement définies. Elle comporte de multiples niveaux, interagissant avec un certain flou à leurs frontières. »

Stephen Jay Gould dans « Les quatre antilopes de l’Apocalypse »

« Puisque la plus grande partie des débats à notre époque au sujet de la sélection aux plus hauts niveaux a visé la sélection interdémique (aussi appelée « sélection entre groupes »), les quatre arguments classiques ont été formulés principalement à l’usage du niveau situé juste au-dessus de celui auquel on s’adresse habituellement, c’est-à-dire le niveau des organismes (mais je prédis que l’on mettra bientôt l’accent sur des niveaux plus élevés, particulièrement sur celui de la sélection entre espèces, à mesure que la théorie de la macroévolution va se développer)… L’argument sur la faiblesse de l’impact de la sélection entre espèces en raison de la longueur du cycle de remplacement et de la faible dimension des populations demeure donc la seule objection classique ayant la capacité de mettre en doute la sélection entre espèces. Et, à première vue, l’argument de Fisher paraît être à la fois puissant et décisif. L’observation de base est indiscutable : il se produit généralement des milliards de naissances d’organismes, lorsqu’il ne se réalise l’apparition que d’une seule espèce nouvelle ; et les populations d’organismes au sein des espèces dépassent preque toujours énormément les populations d’espèces au sein des clades. En dépit de sa logique irréprochable, comment la sélection entre espèces pourrait-elle exercer la moindre influence notable si la sélection classique entre les organismes est toujours capable d’agir avec une bien plus grande force ? (…) La sélection organismique l’emporte nécessairement sur la sélection entre espèces lorsque les deux processus sont en jeu de concert en visant la même « cible » adaptative : en effet, dans ce cas, si les deux niveaux de sélection opérent dans la même direction, alors la sélection entre espèces ne peut ajouter que le plus petit des suppléments aux effets considérablement plus importants de la sélection organismique ; et si les deux niveaux opèrent dans des directions opposées, la sélection organismique surpasse nécessairement la sélection entre espèces et annule ses effets… La sélection organismique peut surpasser la sélection entre espèces, en théorie, lorsque les deux processus opèrent à leur maximum d’efficacité, mais si le changement associé à la spéciation constitue le « seul jeu ayant cours », il est clair que le processus faible peut l’emporter sur le processus qui est potentiellement plus fort mais qui reste, dans le cas considéré, à l’état dormant. Les bombes atomiques font certainement paraître dérisoires les armes à feu classiques lors d’un conflit guerrier, mais si l’on décide de ne pas employer les armes nucléaires, alors les balles peuvent être redoutablement efficaces. La façon dont se présente dans la réalité l’équilibre ponctué constitue donc l’ « arme » appuyée sur les faits, qui permet de renverser la puissante objection théorique de Fisher à l’encontre de l’efficacité de la sélection entre espèces. Cet argument fournit le second exemple illustrant l’importance de l’équilibre ponctué pour légitimer l’indépendance de la théorie de la macroévolution, dès lors que la pure extrapolation à partir de la dynamique microévolutive ne peut pas rendre compte de cette dernière. Nous avons vu précédemment que l’équilibre ponctué soutient fortement la notion d’espèce en tant qu’individus évolutionnistes capable d’agir comme unité de sélection. Nous voyons donc à présent que l’équilibre ponctué permet aussi de reconnaître à la sélection entre espèces une efficacité possible, alors même que de solides raisons théoriques poussaient à conclure à son impuissance. En résumé, trois quart des arguments classiques niant la possibilité de la sélection aux niveaux plus élevés que celui des organismes ne s’appliquent pas au cas des espèces ; et le quatrième perd de sa pertinence dès lors que l’équilibre ponctué domine dans la réalité observable. Je ne vois rien qui empêche la sélection entre espèces de revêtir une importance capitale dans l’histoire de la vie. »

Stephen Jay Gould dans « La structure de la théorie de l’évolution »

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