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La pensée philosophique de Gheorgi Plekhanov

vendredi 25 novembre 2016, par Robert Paris

La pensée philosophique de Gheorgi Plekhanov

Des « bonds » dans la nature et dans l’histoire », Plekhanov :

« Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous, dit Mr Tikhomirov, s’est profondément enracinée l’idée que nous vivons dans une « période de destruction » qui, croit-on finira par un terrible bouleversement, avec des torrents de sang, dans les détonations de dynamite, et ainsi de suite. Après quoi – suppose-t-on – va s’ouvrir une « période de construction ». Cette conception sociale est totalement erronée et n’est, comme on l’a déjà fait remarquer, que le reflet politique des vieilles idées de Cuvier et de celles de l’école des brusques catastrophes géologiques. Mais, dans la réalité, la destruction et la construction vont de pair, elles sont même inconcevables l’une sans l’autre. Qu’un phénomène aille vers sa destruction, cela tient, à vrai dire, au fait qu’en lui-même, à sa place, quelque chose de nouveau se constitue, et, inversement, la formation d’un nouvel ordre de choses n’est rien d’autre que la destruction de l’ancien. » (extrait de « Pourquoi j’ai cessé d’être révolutionnaire » de Tikhomirov)

Ces paroles ne donnent pas une conception très nette ; en tout cas, on peut en dégager deux thèses :

1°) « Chez nous, et d’ailleurs pas seulement chez nous », les révolutionnaires n’ont aucune idée de l’évolution, de la graduelle « transformation du type des phénomènes », selon l’expression employée ailleurs par Mr Tikhomirov ;

2°) S’ils avaient une idée de l’évolution, de la graduelle « transformation des phénomènes », ils ne s’imagineraient pas que « nous vivons dans une période de destruction ».

Voyons d’abord comment sont les choses sous ce rapport « ailleurs que chez nous », c’est-à-dire en Occident.

Comme on le sait, il existe actuellement en Occident un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière, laquelle aspire à son émancipation économique. Or, la question se pose : les représentants théoriques de ce mouvement, c’est-à-dire les « socialistes », ont-ils réussi à accorder leurs tendances révolutionnaires avec une théorie tant soit peu satisfaisante du développement social ?

A cette question, quiconque a une idée, si faible soit-elle, du socialisme contemporain répondra sans hésitation par l’affirmative. Tous les socialistes sérieux d’Europe et d’Amérique s’en tiennent à la doctrine de Marx ; mais qui donc ignore que cette doctrine est avant tout la doctrine de l’évolution des sociétés humaines ? Marx était un défenseur ardent de l’ « activité révolutionnaire ». Il sympathisait profondément avec tout mouvement révolutionnaire dirigé contre l’ordre social et politique existant. On peut, si l’on veut, ne pas partager des sympathies aussi « destructives ». Mais, en tout cas, le seul fait qu’elles aient existé n’autorise pas à en conclure que l’imagination de Marx était exclusivement « fixée sur les bouleversements par la violence », qu’il oubliait l’évolution sociale, le développement lent et progressif. Non seulement Marx n’oubliait pas l’évolution, mais il a découvert un grand nombre de ses lois les plus importantes. Dans son esprit, l’histoire de l’humanité s’est déroulée pour la première fois en un tableau harmonieux, non fantastique. Il a été le premier à montrer que l’évolution économique mène aux révolutions politiques. Grâce à lui, le mouvement révolutionnaire contemporain possède un but clairement fixé et une base théorique strictement formulée. Mais s’il en est ainsi, pourquoi donc Mr Tikhomirov s’imagine-t-il pouvoir, par quelques phrases décousues sur la « construction » sociale, démontrer l’inconsistance des tendances révolutionnaires existant « chez nous et d’ailleurs pas seulement chez nous » ? Ne serait-ce pas parce qu’il ne s’est pas donné la peine de comprendre la doctrine des socialistes ?

Mr Tikhomirov éprouve maintenant de la répugnance pour les « catastrophes soudaines » et les « bouleversements par la violence ». C’est son affaire : il n’est ni le premier, ni le dernier. Mais il a tort de penser que les « catastrophes soudaines » ne sont possibles ni dans la nature, ni dans les sociétés humaines. D’abord, la « soudaineté » de semblables catastrophes est une idée relative. Ce qui est soudain pour l’un, ne l’est pas pour l’autre : les éclipses du soleil se produisent soudainement pour l’ignorant, mais ne sont nullement soudaines pour un astronome. Il en est exactement de même des révolutions. Ces « catastrophes » politiques se produisent « soudainement » pour les ignorants et la multitude des philistins suffisants, mais elles ne sont nullement soudaines pour un homme qui se rend compte des phénomènes qui se passent dans le milieu social environnant. Ensuite, si Mr Tikhomirov essayait de tourner ses regards vers la nature et l’histoire, en se mettant au point de vue de la théorie qu’il fait sienne maintenant, il s’exposerait à toute une série de surprises renversantes. Il a bien fixé dans sa mémoire que la nature ne fait pas de bonds, et que, si l’on quitte le monde des mirages révolutionnaires pour descendre sur le terrain de la réalité, « on ne peut parler, scientifiquement, que de la lente transformation d’un type de phénomène donné ». Mais, cependant, la nature fait des bonds, sans se soucier de toutes les philippiques contre la « soudaineté ». Mr Tikhomirov sait très bien que les « vieilles idées de Cuvier » sont erronées, et que les « brusques catastrophes géologiques » ne sont rien de plus que le produit d’une imagination savante. Il mène une existence sans souci, mettons, dans le Midi de la France, sans entrevoir ni alarmes, ni dangers. Mais voilà tout à coup un tremblement de terre, pareil à celui qui s’est produit il y a deux ans. Le sol oscille, les maisons s’écroulent, les habitants s’enfuient terrifiés, en un mot, c’est une véritable « catastrophe », dénotant une incroyable insouciance chez la mère Nature. Instruit de cette amère expérience, Mr Tikhomirov vérifie attentivement ses idées géologiques et arrive à cette conclusion que la lente « transformation d’un type de phénomènes » (en l’occurrence l’état de l’écorce terrestre) n’exclut pas la possibilité de « bouleversements » pouvant bien paraître, d’un certain point de vue, « soudains » et produits par « la violence ».

De ce que la science a réfuté les doctrines géologiques de Cuvier, il ne s’ensuit pas encore qu’elle ait démontré l’impossibilité en général des « catastrophes » ou « bouleversements » géologiques. Elle ne pouvait pas démontrer cela, sous peine d’être en contradiction avec ces phénomènes généralement connus que sont les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, etc. La tâche de la science consistait à expliquer ces phénomènes comme le produit de l’action cumulée de ces forces de la nature, dont nous pouvons, à chaque instant, observer l’influence lentement progressive. Autrement dit, la géologie devait expliquer les révolutions que traverse l’écorce terrestre par l’évolution de cette même écorce. Une tâche semblable dut être envisagée par la sociologie qui, en ma personne de Hegel et de Marx, en vint à bout avec le même succès que la géologie.

Mr Tikhomirov fait chauffer de l’eau, et l’eau restant de l’eau tant qu’elle chauffe de 0° à 80° Réaumur, il ne s’inquiète d’aucune « soudaineté ». Mais voilà que la température s’est élevée jusqu’à la limite fatale, et tout à coup – ô terreur ! – la « catastrophe soudaine » est là : l’eau se transforme en vapeur, comme si son imagination avait été « fixée sur les bouleversements par la violence ».

Mr Tikhomirov laisse refroidir l’eau, et voilà que la même étrange histoire se répète. Peu à peu, la température de l’eau se modifie, sans que l’eau cesse d’être de l’eau. Mais voilà que le refroidissement atteint 0° et l’eau se transforme en glace, sans nullement songer au fait que les « bouleversements soudains » représentent une conception erronée.

Mr Tikhomirov observe l’évolution d’un des insectes qui subissent des métamorphoses. Le procès d’évolution de la chrysalide Le procès d’évolution de la chrysalide s’effectue lentement, et, jusqu’à nouvel ordre, la chrysalide reste chrysalide. Notre penseur se frotte les mains de plaisir. « Ici, tout va bien se dit-il, ni l’organisme social, ni l’organisme animal n’éprouvent de ces bouleversements soudains que j’avais été obligé de remarquer dans le monde inorganique. En s’élevant à la création d’êtres vivants, la nature devient posée ». Mais bientôt sa joie fait place au chagrin. Un beau jour, la chrysalide accomplit un « bouleversement par la violence » et fait son entrée dans le monde sous la forme d’un papillon. Ainsi donc, force est à Mr Tikhomirov de se convaincre que même la nature organique n’est pas assurée contre les « soudainetés ».

Il en sera exactement de même, pour peu que Mr Tikhomirov « tourne son attention » sur sa propre « évolution ». Il est certain qu’il y trouvera également un semblable point de revirement ou de « bouleversement ». Il se rappellera quelle fut précisément cette goutte qui fit déborder la coupe de ses impressions et le transforma, de défenseur plus ou moins hésitant de la « révolution », en adversaire plus ou moins sincère de cette dernière.

Mr Tikhomirov et moi, nous nous exerçons à faire des additions arithmétiques. Nous prenons le chiffre « cinq » et, en gens sérieux, nous lui ajoutons « graduellement » chaque fois une unité : six, sept, huit. Jusqu’à neuf, tout va bien. Mais aussitôt que nous voulons augmenter ce chiffre d’une unité, un malheur nous arrive :brusquement et sans raison plausible, nos unités se transforment en une « dizaine ». La même affliction vient nous éprouver, quand nous passons des dizaines à la centaine.

Mr Tikhomirov et moi ne nous occuperons pas de musique : il y a trop de passages « soudains » de toute sorte, ce qui pourrait mettre en déroute toutes nos « conceptions ».

A tous les raisonnements confus de Mr Tikhomirov sur les « bouleversements par la violence », les révolutionnaires contemporains peuvent répondre par cette simple question : que faut-il faire, à votre avis, de ces bouleversements qui se sont déjà produits dans la « réalité de la vie » et qui, dans tous les cas, représentent des « périodes de destruction » ? Allons-nous les déclarer nuls et non avenus, ou les considérer comme l’œuvre de ces gens frivoles et nuls dont les actes ne méritent pas l’attention d’un « sociologue » sérieux ? Mais quelque cas qu’on fasse de ces phénomènes, il faut, tout de même, reconnaître qu’il y a eu dans l’histoire des bouleversements par la violence et des « catastrophes » politiques. Pourquoi Mr Tikhomirov pense-t-il qu’admettre la possibilité de phénomènes semblables dans l’avenir, c’est avoir des « conceptions sociales erronées » ?

L’histoire ne fait pas de « bonds » ! C’est parfaitement vrai. Mais, d’autre part, il est tout aussi vrai que l’histoire a commis nombre de « bonds », accompli une foule de « bouleversements » par la violence. Les exemples de semblables bouleversements sont innombrables. Que signifie donc cette contradiction ? Elle signifie uniquement que la première de ces thèses n’est pas formulée tout à fait exactement, ce qui fait que beaucoup la comprennent mal. On devrait dire que l’histoire ne fait pas de « bonds » sans qu’ils soient préparés. Aucun bond ne peut avoir lieu sans une cause suffisante, qui réside dans la marche antérieure de l’évolution sociale. Mais, étant donné que cette évolution ne s’arrête jamais dans les sociétés en voie de développement, on peut dire que l’histoire est constamment occupée à préparer des bonds et des bouleversements. Elle fait cette œuvre assidûment et imperturbablement, elle travaille lentement, mais les résultats de ses efforts (les bonds et les catastrophes politiques) sont inéluctables et inévitables.

Lentement s’accomplit la « transformation du type » de la bourgeoisie française. Le citadin de l’époque de la Régence ne ressemble pas au citadin de l’époque de Louis XI, mais, en somme, il ne dément quand même pas le type de bourgeois de l’ancien régime. Il est devenu plus riche, plus instruit, plus exigeant, mais il n’a pas cessé d’être le roturier qui doit toujours et partout céder le pas à l’aristocratie. Mais voilà que l’année 1789 arrive, le bourgeois lève fièrement la tête. Quelques années encore se passent et il devient le maître de la situation, mais de quelle manière ! « avec des torrents de sang », au roulement des tambours, accompagné des « détonations de la poudre », sinon de la dynamite, qui n’était pas encore inventée. Il oblige la France à traverser une véritable « période de destruction », sans se soucier le moins du monde qu’avec le temps, il se trouvera peut-être un pédant qui proclamera que les bouleversements par la violence sont une « conception erronée ».

Lentement se transforme le « type » des rapports sociaux de la Russie : les duchés-apanages, dont les possesseurs avaient démembré le pays par leurs luttes intestines, disparaissent, les boyards frondeurs se soumettent définitivement au pouvoir du tsar et deviennent de simples notables, astreints, comme toute leur classe, au service de la Couronne. Moscou soumet les royaumes tartares, acquiert la Sibérie, s’annexe la moitié de la Russie Méridionale, mais reste quand même Moscou l’Asiatique. Pierre le Grand fait son apparition et accomplit un « bouleversement par la violence » dans la vie de la Russie. Une période nouvelle, européenne, de l’histoire russe commence. Les slavophiles appellent Pierre le Grand l’Antéchrist, précisément à cause de la « soudaineté » du bouleversement accompli par lui. Ils affirment que, dans son zèle réformateur, il a oublié la nécessité de l’évolution, la lente « transformation du type » du régime social. Mais tout homme capable de penser comprendra facilement que le bouleversement accompli par Pierre le Grand était lui-même imposé par l’ « évolution » historique de la Russie, qui l’avait préparé.

Les changements quantitatifs, en s’accumulant peu à peu, deviennent finalement des changements qualitatifs. Ces transitions s’accomplissent par bonds et ne peuvent s’accomplir autrement.

Les « gradualistes » de toutes nuances, les Molchaline (personnage du drame de Griboïédov) qui font un dogme de la modération et de la minutie dans l’ordre, ne peuvent pas comprendre ce fait depuis longtemps mis en lumière par la philosophie allemande. Dans ce cas comme dans bien d’autres, il est utile de se rappeler la conception de Hegel, qu’il serait, certes, difficile d’accuser de se passionner pour « l’activité révolutionnaire ».

« Quand on veut concevoir l’avènement ou la disparition de quelque chose, dit-il, on s’imagine ordinairement comprendre la question en se représentant cet avènement et cette disparition comme se produisant graduellement. Il est pourtant avéré que les transformations de l’être s’accomplissent non seulement par le passage d’une quantité à une autre, mais aussi par la transformation des différences quantitatives en différences qualitatives et inversement, transformation qui est une interruption du « devenir graduel » et une manière d’être qualitativement différente de la précédente. Et chaque fois qu’il y a interruption du « devenir graduel », il se produit dans le cours de l’évolution un bond, à la suite duquel la place d’un phénomène est occupée par un autre. A la base de la doctrine de la gradualité se trouve l’idée que ce qui est en devenir existe déjà en fait, mais reste encore imperceptible à cause de ses petites dimensions. De même, lors de la disparition graduelle d’un phénomène, on se représente l’inexistence de celui qui prend sa place comme des faits qui ne sont pas encore perceptibles. Mais, de cette manière, on supprime tout avènement et toute disparition. Expliquer l’avènement ou la disparition de quelque chose par la gradualité du changement, c’est tout ramener à une tautologie fastidieuse, car c’est considérer comme prêt d’avance (c’est-à-dire comme déjà advenu ou bien comme déjà disparu) ce qui est en train d’advenir ou de disparaître. » (extrait de Hegel, « Wissenchaft der Logik », Science de la Logique)

Ce qui revient à dire que, s’il vous fallait expliquer la naissance d’un Etat, vous vous imagineriez tout bonnement une microscopique organisation d’Etat, laquelle modifiant peu à peu ses dimensions, ferait enfin sentir aux « gens » son existence. De même, s’il vous fallait expliquer la disparition des rapports primordiaux de clan, vous vous donneriez la peine d’imaginer une minuscule inexistence de ces rapports – et l’affaire serait faite. Il va de soi qu’avec de tels procédés de pensée, on n’irait pas loin dans les sciences. C’est un des plus grands mérites de Hegel d’avoir épuré la doctrine de l’évolution de semblables absurdités. Mais qu’importent à Mr Tikhomirov Hegel et ses mérites ! Il s’est dit, une fois pour toutes, que les théories occidentales ne nous sont pas applicables.

En dépit de l’opinion de notre homme sur les bouleversements violents et les catastrophes politiques, nous dirons avec assurance qu’à l’époque actuelle, l’histoire prépare dans les pays avancés un bouleversement d’une importance exceptionnelle, dont on est fondé à présumer qu’il se produira par la violence. Il consistera dans la transformation du mode de répartition des produits. L’évolution économique a créé des forces de production colossales qui, pour être mises en œuvre, exigent une organisation déterminée de la production. Ces forces ne peuvent trouver leur application que dans de grands établissements industriels basés sur le travail collectif, sur la production sociale.

Mais l’appropriation individuelle des produits, tirant son origine des conditions économique totalement différentes d’une époque où dominaient la petite industrie et la petite exploitation agricole, est en contradiction flagrante avec ce mode social de production. En vertu de ce mode d’appropriation, les produits créés par le travail social des ouvriers deviennent la propriété privée des entrepreneurs. Cette contradiction économique initiale conditionne toutes les autres contradictions sociales et politiques existant au sein de la société actuelle. Et elle devient de plus en plus grave. Les entrepreneurs ne peuvent pas renoncer à l’organisation sociale de la production, car elle est la source de leur richesse. Au contraire, la concurrence les oblige à étendre cette organisation à d’autres branches de l’industrie où elle n’existe pas encore. Les grandes entreprises industrielles éliminent les petits producteurs et déterminent ainsi l’accroissement en nombre et, par conséquent, en force, de la classe ouvrière. Le dénouement fatal approche. Pour supprimer la contradiction entre le mode de production des produits et le mode de leur répartition, contradiction entre le mode de production des produits et le mode de leur répartition, contradiction nuisible aux ouvriers, ceux-ci doivent s’emparer du pouvoir politique qui se trouve actuellement entre les mains de la bourgeoisie. Si cela vous plaît, vous pouvez dire que les ouvriers devront faire « une catastrophe politique ». L’évolution économique mène nécessairement à la révolution politique, et cette dernière sera, à son tour, la source de changements importants dans le régime économique de la société. Le mode de production prend lentement et graduellement un caractère social. La transformation du mode de production sera le résultat d’un bouleversement accompli par la violence.

C’est ainsi que le mouvement historique se déroule non pas « chez nous », mais en Occident. Mr Tikhomirov n’a aucune « conception » de la vie sociale de cet Occident, bien qu’il se soit occupé de « l’observation de la puissante civilisation française ».

Bouleversements par la violence, « torrents de sang », haches et échafauds, poudre et dynamite, ce sont là de « tristes phénomènes ». Mais que faire, puisqu’ils sont inévitables ? La force a toujours joué le rôle d’accoucheuse chaque fois qu’une société nouvelle venait au monde. Ainsi parlait Marx, et il n’était pas seul à penser de la sorte. L’historien Schlosser était convaincu que c’est uniquement « par le fer et le feu » que s’accomplissent les grands bouleversements dans la destinée de l’humanité. D’où vient cette triste nécessité ? A qui la faute ?

« Alors donc, le pouvoir de la vérité

Ne peut pas tout atteindre sur cette terre ?

Non, pour le moment, pas encore tout ! Et la raison en est dans la différence existant entre les intérêts des différentes classes de la société. Pour l’une des classes, il est utile, et même indispensable, de remanier d’une certaine façon la structure des rapports sociaux. Pour l’autre, il est profitable, et même indispensable, de s’opposer à pareil remaniement. Aux uns, il promet bonheur et liberté ; aux autres, il présage l’abolition de leur situation privilégiée, et même leur suppression en tant que classe privilégiée. Et quelle est la classe qui ne lutte pas pour son existence, qui n’a pas l’instinct de conservation ? Le régime social profitable à une classe donnée semble être à cette dernière non seulement équitable, mais même le seul possible. Cette classe considère que tenter de changer de régime, c’est détruire les fondements de toute communauté humaine. Elle estime qu’elle est appelée à défendre ces fondements, fût-ce même par la force des armes. D’où les « torrents de sang », d’où la lutte et les violences.

D’ailleurs, les socialistes, en méditant sur le bouleversement social à venir, peuvent se consoler à l’idée que plus leurs doctrines « subversives » se répandront, plus la classe ouvrière sera développée, organisée et disciplinée, moins l’inévitable « catastrophe » nécessitera de victimes.

En même temps, le triomphe du prolétariat, en mettant un terme à l’exploitation de l’homme par l’homme et, par conséquent, à la division de la société en classe d’exploiteurs et en classe d’exploités. »

Quelques écrits de Plekhanov :

Les questions fondamentales du marxisme

Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire

Le matérialisme militant

La conception matérialiste de l’histoire

Ecrits de Plekhanov en français et en anglais

Hommage à Gheorgi Plekhanov

A l’annonce de sa disparition, Léon Trotsky lui rendit cet hommage lors de la 17e session plénière de la Commission Exécutive Centrale pan-russe, de la 4e convocation du Soviet des ouvriers et des soldats de Moscou, des représentants des syndicats de Moscou, des Comités d’usines et de fabriques et d’autres organisations ouvrières, le 4 juin 1918 :

Camarades nous vivons une époque où la vie d’un seul homme ne semble rien, ou presque, dans le tourbillon des événements. Durant la guerre des millions ont péri et sont morts ainsi que des centaines de milliers pendant la révolution. Dans un tel mouvement, un telle lutte des masses humaines une seule personnalité est insignifiante. Néanmoins même dans une période des plus grands événements de masse, il y a des morts particulières qu’il n’est pas permis d’ignorer par un silence sans y porter attention. Telle est la mort de Plekhanov.

A cette grande réunion, pleine à craquer, il n’y a pas une seule personne qui ne connaisse le nom de Plekhanov. Plekhanov appartenait à cette génération de la révolution russe, à cette étape de son développement où seulement quelques petits groupes d’intellectuels avaient rejoint la lutte révolutionnaire. Plekhanov est passé par « Zemlya y Volia » et « Cherny Peredel » puis en 1883 il organisa avec ses proches collègues, Vera Zassoulitch et Pavel Axelrod le groupe « Emancipation du Travail » qui devint la première cellule marxiste de Russie, quoiqu’au début seulement idéologique. Si il n’y a pas un seul des camarades ici présents qui ne connaisse le nom de Plekhanov, autant parmi nous marxistes de l’ancienne génération il n’en un seul qui n’ait pas étudié les travaux de Plekhanov.

C’est lui qui 34 ans avant Octobre prouva que la révolution russe triompherait sous la forme du mouvement révolutionnaire des ouvriers. Il s’est efforcé de placer le fait du mouvement de classe du prolétariat à la base de la lutte révolutionnaire des premiers cercles d’intellectuels. C’est cela que nous avons appris de lui et cela se trouve non seulement à la base de l’activité de Plekhanov, mais aussi (à la base) de toute notre lutte révolutionnaire. A cela nous somme resté fidèles jusqu’à présent. Dans la suite du développement de la révolution Plekhanov s’écarta de la classe qu’il avait si parfaitement servie dans la période la plus sinistre de la réaction. Il ne peut y avoir de tragédie aussi grande pour un dirigeant politique, qui inlassablement pendant des décennies prouva que la révolution russe ne pourrait se développer et atteindre la victoire qu’en tant que révolution prolétarienne, aucune tragédie ne peut être aussi grande pour un dirigeant que de refuser de participer au mouvement de la classe ouvrière à son étape historique plus cruciale, à l’époque de la révolution victorieuse. Plekhanov se trouva dans une position aussi tragique. Il n’a pas ménagé ses coups contre le pouvoir Soviétique, contre le régime du prolétariat, ni contre le Parti Communiste, auquel j’appartiens ainsi que beaucoup d’entre-vous, tout comme nous lui avons répondu coup pour coup. Et devant la tombe ouverte de Plekhanov nous restons fidèles à notre drapeau, nous ne faisons pas de concession à Plekhanov le « compromis » et le nationaliste, et nous ne retirons pas un seul des coups que nous avons porté, ni ne demandons à nos adversaires qu’ils nous ménagent. Mais maintenant en même temps qu’est entré dans notre conscience le fait que Plekhanov n’est plus parmi les vivants, nous pouvons le sentir à nos côtés avec une hostilité révolutionnaire irréconciliable envers tous ceux qui se mettent en travers de la route du prolétariat, pour cela il faut de la largeur d’esprit, afin de se souvenir de Plekhanov, non celui d’aujourd’hui, contre lequel nous luttions avec fermeté, mais de celui chez qui nous avons appris l’alphabet du marxisme révolutionnaire. Dans l’arsenal de la classe ouvrière, Plekhanov n’a pas seulement donné une simple épée qu’il avait éfilée, mais aussi une lance qui touche impitoyablement son but. Dans la lutte avec nos ennemis de classe et avec leurs mercenaires conscients ou à demi-conscients, comme dans la lutte contre Plekhanov dans la dernière époque de sa vie, nous nous servions et nous nous servirons de la meilleure partie du legs spirituel qu’il nous a laissé. Il est mort, mais les idées qu’il a forgées, à la meilleure époque de sa vie, sont immortelles, comme d’ailleurs l’est la révolution prolétarienne. Il est mort, mais nous, ses élèves vivons et luttons sous l’étendard du marxisme, l’étendard de la révolution prolétarienne. Avant que nous passions aux tâches de notre lutte quotidienne, contre l’oppression et l’exploitation, contre le mensonge et la calomnie, je vous appelle à rendre un hommage silencieusement et solennellement à la mémoire de Plekhanov, et je me lève.

Léon Trotsky

Léon Trotsky

Georges Valentinovitch Plekhanov
24 avril 1922

La guerre a fait le bilan de toute une époque du mouvement socialiste ; elle a jugé et pesé les chefs de cette époque. Parmi ceux qu’elle a liquidé sans pitié, se trouve G.V. Plekhanov. C’était un grand homme. Il est attristant de penser que toute la jeune génération actuelle du prolétariat qui a rejoint le mouvement depuis 1914 ne connaît Plekhanov que comme protecteur des Alexinsky [1], collaborateur des Avksentiev [2] et de pensée presque parallèle à celle de la trop célèbre Breshkovskaya [3]. Cela revient à dire qu’ils ne connaissent de Plekhanov que l’homme de l’époque de déclin « patriotique ». Mais c’était véritablement un grand homme et une grande figure de l’histoire de la pensée sociale russe.

Plekhanov n’a pas inventé la théorie du matérialisme historique ; il ne l’a pas non plus enrichie de nouveaux résultats scientifiques. Mais il l’a introduite dans la vie de la Russie, et c’est là une réussite d’une grande signification.

Il était nécessaire de dépasser les préjugés révolutionnaires nationaux de l’intelligentsia russe, dans lesquels s’exprimait une arrogance d’arriérés. Plekhanov « nationalisa » la théorie marxiste, et par là, « dénationalisa » la pensée révolutionnaire russe. A travers Plekhanov, elle commença à parler pour la première fois le langage de la véritable science : elle établit son lien idéologique avec le mouvement ouvrier mondial et ouvrit de véritables perspectives et possibilités pour la révolution russe en lui trouvant un fondement dans la loi objective du développement économique.

Plekhanov n’a pas inventé la dialectique matérialiste, mais il fut son défenseur convaincu, passionné et brillant en Russie depuis le début des années 80. Ceci exigeait la plus grande pénétration, une vision historique large et une pensée noble et courageuse. Chez Plekhanov, ces qualités étaient mêlées à une brillante expression et à un esprit doué. Le premier défenseur russe du marxisme maniait merveilleusement bien l’épée. Combien de blessures a-t-il données ! Certaines étaient fatales, comme celles qu’il infligea à Mikhailovsky, le talentueux épigone du narodnikisme. Afin d’apprécier la force de la pensée de Plekhanov, il faut comprendre combien était tendue cette atmosphère de préjugés narodnikistes, subjectivistes, idéalistes, qui dominaient dans les cercles radicaux de la Russie et de l’émigration russe. Et ces cercles représentaient la force la plus révolutionnaire qui surgit de Russie dans la deuxième partie du XIX° siècle.

Le développement de la conscience de l’actuelle jeunesse travailleuse avancée emprunte (heureusement) des chemins tout autres. Le plus grand soulèvement social dans l’histoire se situe entre nous et l’époque où eut lieu le duel Beltov-Mikhailovsky. (Sous le pseudonyme de Beltov, Plekhanov arriva à faire passer, malgré la censure tsariste, son pamphlet brillant et triomphal, (« Sur la question du développement de la vision moniste de l’histoire ».) C’est pourquoi la forme des meilleures œuvres polémiques de Plekhanov, c’est-à-dire précisément les plus brillantes, ont vieilli, comme a vieilli la forme de l’Anti-Durhing » d’Engels. Pour un jeune travailleur qui réfléchit, le point de vue de Plekhanov est infiniment plus compréhensible et plus près de lui que les points de vue qu’il détruisit. En conséquence, il faut au jeune lecteur plus d’attention et d’imagination pour reconstruire dans son esprit et des subjectivistes qu’il ne lui en faut pour apprécier la force et la justesse des coups de Plekhanov. C’est pourquoi ses livres ne peuvent avoir aujourd’hui une très grande diffusion. Mais le jeune marxiste qui a la possibilité de travailler régulièrement à l’élargissement et à l’approfondissement de sa vision du monde, se tournera inévitablement vers la source originale de la pensée marxiste en Russie — vers Plekhanov. Pour cela, il sera chaque fois nécessaire de se remettre rétrospectivement dans l’atmosphère idéologique du mouvement radical russe des années 60 aux années 90. Ce n’est pas une tâche facile, mais en échange, la récompense sera un élargissement des horizons théoriques et politiques, et le plaisir esthétique que donne l’effort couronné de succès vers la pensée claire dans la lutte contre le préjugé, la stagnation et la bêtise.

Malgré la grande influence qu’exercèrent les maîtres de la littérature française sur Plekhanov, il resta tout entier un représentant de la vieille école des publicistes russes (Bielinsky), Herzen, Tchernytchevsky. Il aimait écrire longuement, et n’hésitait jamais à faire des digressions ni à amuser le lecteur avec un trait d’esprit, une citation, encore une histoire spirituelle... A notre époque soviétique, qui coupe en morceaux les mots trop longs et puis comprime les parties de plusieurs mots en un seul, le style de Plekhanov semble être passé de mode. Mais il reflète toute une époque et, à sa manière, reste magnifique. Il bénéficie de l’influence française en ce qui concerne la justesse de la formulation et la lucidité de l’exposition.

A son avantage et à son désavantage, Plekhanov, comme orateur, se distinguait par les mêmes qualités qu’il possédait en tant qu’écrivain. Quand on lit des livres de Jaurès, même ses œuvres historiques, on a l’impression de lire le discours d’un orateur. Avec Plekhanov, c’était juste le contraire. Dans ses discours, on entend parler l’écrivain. La littérature oratoire aussi bien que le discours littéraire peuvent atteindre à de très grandes réussites. Mais malgré tout, la littérature et le discours sont deux domaines très différents, et deux arts bien distincts. C’est pourquoi les livres de Jaurès lassent par leur intensité oratoire. Pour la même raison, l’orateur Plekhanov donnait souvent l’effet double — donc refroidissant — d’être le lecteur habile de son propre article.

Il atteignit les hauteurs des controverses théoriques dans lesquelles des générations entières de l’intelligentsia russe n’étaient jamais de se plonger, car là, la matière même de la controverse rapprochait davantage l’art de l’écriture et celui du discours. Sa plus grande faiblesse était dans les discours de caractère purement politique, c’est-à-dire ceux dont la tâche était de rapprocher l’auditoire par l’unité des conclusions concrètes, et de fondre ses volontés en une volonté unique. Plekhanov parlait comme un observateur, comme un critique, un publiciste, mais pas comme un dirigeant. Il ne devait jamais avoir la possibilité de s’adresser directement aux masses, de les appeler à l’action, de les conduire. Ses faiblesses avaient la même source que son plus grand mérite : c’était un précurseur, le premier défenseur du marxisme sur la terre russe.

Nous avons dit que Plekhanov n’avait guère laissé d’œuvres dont la classe ouvrière puisse faire un usage large et quotidien. La seule exception est peut-être l’Histoire de la Pensée Socialiste Russe ; mais cette œuvre est loin d’être irréprochable du point de vue de la théorie. Les tendances conciliatrices et patriotiques de la politique de Plekhanov dans la dernière période, réussirent — du moins partiellement — à miner ses fondements théoriques. S’enfonçant dans le cul-de-sac des contradictions du social-patriotisme, Plekhanov se mit à chercher des prémisses autres que la théorie de la lutte des classes, à la fois en ce qui concerne les intérêts nationaux et des principes éthiques abstraits. Dans ses derniers écrits, il fait des concessions monstrueuses à la morale normative, cherchant à en faire un critère politique (« la guerre défensive est une guerre juste »). Dans l’introduction à l’Histoire de la Pensée Socialiste Russe, il limite la sphère de l’action de la lutte des classes au domaine des relations intérieures ; dans les relations internationales, il remplace la lutte des classes par la solidarité nationale. (« Le cours du développement de toute société donnée, divisée en classes, est déterminé par le cours du développement de ces classes et de leurs relations mutuelles, c’est-à-dire d’abord par leur lutte antagoniste qui concerne l’ordre social interne, et deuxièmement par leur collaboration plus ou moins amicale où se pose la question de la défense du pays contre les attaques extérieures », G.V. Plekhanov, Histoire de la Pensée Socialiste Russe, Moscou, 1919, page 11, Edition russe.) Ici, il ne suis plus Marx, mais plutôt Sombart. Seuls ceux qui savaient comment il avait lutté avec succès, brillamment et sans relâche pendant des dizaines d’années contre l’idéalisme en général et la philosophie normative en particulier, contre l’école de Brentano et son falsificateur pseudo-marxiste Sombart — seuls ceux-là peuvent mesurer l’étendue de la décadence théorique de Plekhanov sous la pression de l’idéologie nationale-patriotique.

Mais cette décadence avait un fondement : le malheur de Plekhanov avait la même source que son mérite immortel : c’était un précurseur. Il n’était pas un dirigeant du prolétariat agissant, mais seulement son précurseur théorique. En polémique, il défendait les méthodes du marxisme, mais n’avait aucune possibilité de les appliquer dans l’action. Ayant vécu pendant plusieurs dizaines d’années en Suisse, il est resté un émigré russe. Le socialisme suisse municipal et cantonal, opportuniste et d’un très bas niveau théorique, ne l’intéressait guère. Il n’y avait pas de parti russe. Le « Groupe pour l’émancipation du travail » le remplaçait pour Plekhanov. C’était un petit cercle fermé de penseurs très proches les uns des autres (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch et Deutsch, condamné aux travaux forcés en Sibérie). Manquant de racine politiques, Plekhanov s’efforçait d’autant plus de renforcer les racines théoriques et philosophiques de sa position. En sa qualité d’observateur du mouvement ouvrier européen, il laissait très souvent de côté des manifestations politiques d’une grande importance de mesquinerie, de lâcheté, d’esprit conciliateur de la part des partis socialistes. Cependant, il était toujours sur le qui-vive en ce qui concernait l’hérésie théorique dans la littérature socialiste.

Ce manque d’équilibre entre la théorie et la pratique qui provenait des circonstances de la vie de Plekhanov, lui fut fatal. Malgré ses larges bases théoriques, il n’était pas préparé pour de grands événements politiques : déjà la révolution de 1905 le prit par surprise. Ce théoricien marxiste, brillant et profond, s’orienta dans les événements de la révolution par des moyens empiriques, par des évaluations essentiellement praticistes.

Il se sentait peu sûr de lui et, chaque fois que c’était possible, il gardait le silence, évitait les réponses claires, résolvait les problèmes par des formules algébriques ou des anecdotes spirituelles auxquelles il prenait un grand plaisir.

Je vis Plekhanov pour la première fois vers la fin de 1902, c’est-à-dire à l’époque où il terminait ses superbes campagnes théoriques contre le narodnikisme et contre le révisionnisme, et se trouvait face à face avec les problèmes politiques de la révolution imminente. En d’autres termes, le déclin de Plekhanov avait commencé. Je n’ai eu qu’une fois le privilège de voir et d’entendre Plekhanov au sommet, pourrait-on dire, de sa force et de sa renommée ; c’était à la commission du programme du Deuxième Congrès du Parti (juillet 1903, à Londres). Les représentants du Groupe « Rabotcheïe Diélo », Martynov et Akimov, les représentants du Bund, Lieber et d’autres, et quelques délégués provinciaux essayaient de faire passer des amendements au projet de programme du parti qui était surtout l’œuvre de Plekhanov. Ces amendements étaient sur le plan théorique très incorrects et très mal venus. Dans les discussions de la commission, Plekhanov était inimitable et sans pitié. Sur chaque question et même sur chaque point de détail, il obligeait, en maniant sans effort son éclatante érudition, ses auditeurs, même ses contradicteurs, à se convaincre que le problème ne faisait que commencer là où les auteurs de l’amendement pensaient qu’il se terminait. Avec, dans son esprit, une conception claire, scientifique et totale du programme, sûr de lui-même, de son savoir et de sa force ; avec une étincelle joyeuse et ironique dans ses yeux ; avec une moustache en broussaille et joyeuse aussi ; avec des attitude légèrement théâtrale, mais vivantes et expressives, Plekhanov qui était à la tribune, illuminait la nombreuse assistance comme un feu d’artifice humain d’érudition et d’esprit. Cela se reflétait dans l’admiration qui embrasait tous les visages, même ceux de ses adversaires, où le plaisir luttait avec l’embarras.

Dans la discussion des questions tactiques et organisationnelles à ce même congrès, Plekhanov était infiniment plus faible, paraissait parfois impuissant, rendait perplexes les mêmes délégués qui l’avaient admiré à la commission du programme.

Au Congrès International de Paris en 1889, Plekhanov avait déjà déclaré que le mouvement révolutionnaire en Russie vaincrait comme mouvement ouvrier ou pas du tout. Cela signifiait qu’en Russie, il n’y avait pas et ne pouvait y avoir de démocratie bourgeoise révolutionnaire capable de triompher. Mais de là s’ensuivait la conclusion que la révolution victorieuse, faite par le prolétariat, ne pouvait finir autrement que par la remise du pouvoir entre les mains du prolétariat. Mais Plekhanov reculait avec horreur devant cette conclusion. Ainsi il niait politiquement ses anciennes prémisses théoriques, sans en créer de nouvelles. D’où son impuissance et ses vacillations politiques, couronnées par sa grande déchéance patriotique.

En temps de guerre, comme au temps de la révolution, il ne restait aux véritables disciples de Pekhanov que de mener contre lui une lutte irréconciliable.

Les admirateurs et les disciples de Plekhanov à l’époque de son déclin, souvent inattendus et toujours sans valeur, ont rassemblé depuis sa mort, tous ses pires écrits en une édition séparée. Par là, ils n’ont fait qu’aider à séparer le faux Plekhanov du vrai. Le grand Plekhanov, le vrai, nous appartient entièrement et totalement. Il est notre devoir de rendre à la jeune génération sa figure spirituelle dans toute sa grandeur.

Notes

[1] Alexinsky : social-démocrate russe ; deviendra monarchiste et garde-blanc.

[2] Avksentiev : S.R. de droite (comme Kérensky, dont il sera ministre). Finira garde-blanc.

[3] Breshkovskaya : Révolutionnaire russe de la génération de 1870 ; s’opposera à la révolution d’octobre 1917.

Leon Trotsky

A Note on Plekhanov

(April 1922)

The war has drawn the balance sheet of an entire epoch in the socialist movement ; it has weighed and appraised the leaders of this epoch. Among those whom it has mercilessly liquidated is also to be found G. V. Plekhanov. This was a great man. One becomes sad at the thought that the entire young generation of the proletariat today who joined the movement since 1914 is acquainted with Plekhanov only as a protector of all the Alexinskys, a collaborator of all the Avksentievs and almost a co-thinker of the notorious Breshkovskaya [1] that is to say, they know Plekhanov only as the Plekhanov of the epoch of “patriotic” decline. This was a truly great man. And into the history of Russian social thought he has entered as a great figure.

Plekhanov did not create the theory of historical materialism, he did not enrich it with new scientific achievements. But he introduced it into Russian life. And this is a merit of enormous significance. It was necessary to overcome the homegrown revolutionary prejudices of the Russian intelligentsia, in which an arrogance of backwardness found its expression. Plekhanov “nationalized” the Marxist theory and thereby denationalized Russian revolutionary thought. Through Plekhanov it began to speak for the first time in the language of real science ; established its ideological bond with the world working-class movement ; opened real possibilities and perspectives for the Russian revolution in finding a basis for it in the objective laws of economic development.

Plekhanov did not create the materialist dialectic but he was its convinced, passionate and brilliant crusader in Russia from the beginning of the eighties. And this required the greatest penetration, a broad historical outlook, and a noble courage of thought. These qualities Plekhanov combined also with a brilliancy of exposition and an endowment of wit. The first Russian crusader for Marxism wielded the sword famously. And how many wounds he inflicted ! Some of them, like those he inflicted on the talented epigone of Narodnikism, Mikhailovsky, were of a fatal nature. In order to appreciate the force of Plekhanov’s thought one has to have an understanding of the tenseness of that atmosphere of Narodnikist, subjectivistic, idealistic prejudices which prevailed in the radical circles of Russia and the Russian emigration. And these circles represented the most revolutionary force that emerged from Russia in the second part of the nineteenth century.
The spiritual development of the present advanced working youth proceeds (happily !) along entirely different ways. The greatest social upheaval in history is between us and the period when the Beltov-Mikhailovsky duel took place. (Under the pseudonym Beltov, Plekhanov in 1895 succeeded in getting past the Czarist censor his most triumphant and brilliant pamphlet On the Question of the Development of the Monistic Outlook of History.) That is why the form of the best, i.e., precisely the most brilliantly polemical works of Plekhanov has become dated, just as the form of Engels’ Anti-Dühring has become dated. For a young, thinking worker, Plekhanov’s viewpoint is incomparably more understandable and more akin than those viewpoints which he shattered. Consequently, a young reader has to give more attention and use more imagination to reconstructing in his mind the viewpoint of the Narodniki and the subjectivists, than he does to appreciating the force and accuracy of Plekhanov’s blows. That is why his books cannot today attain a wide circulation. But the young Marxist who has the opportunity to work regularly upon the widening and deepening of his world outlook will invariably turn to the original source of Marxist thought in Russia – to Plekhanov. For this it will each time be necessary retrospectively to work oneself into the ideological atmosphere of the Russian radical movement from the ’60s to the ’90s. No easy task. But in return, the reward will be a widening of the theoretical and political horizons, and the esthetic pleasure that a successful effort toward clear thinking gives in the fight against prejudice, stagnation and stupidity.

In spite of the strong influence of the French masters of letter on Plekhanov, he remained entirely a representative of the old Russian school of publicists (Belinsky, Herzen, Chernyshevsky). He loved to write at length, never hesitating to make digressions and in passing to entertain the reader with a witticism, a quotation, another little joke ... – For our Soviet age, which cuts too long words into parts and then compresses the parts of several words into one word, Plekhanov’s style seems out of date. But it reflects a whole epoch and, in its way, remains superb. The French school beneficially made its impression on his style in regard to his accuracy of formulation and lucidity of exposition.

As an orator Plekhanov was distinguished by those same qualities he possessed as a writer, both to his advantage and disadvantage. When you read books by Jaurès, even his historical works, you get the impression of a written-down speech of an orator. With Plekhanov it was just the reverse. In his speeches you hear a writer speaking. Oratorical writing as well as literary oratory may reach very high standards. But nevertheless writing and oratory are two different fields and two different arts. For this reason Jaurès’ books tire one with their oratoric intensity. And for the same reason the orator Plekhanov often created the double – hence the dampening – effect of a skillful reader of his own article.

He reached the heights in the theoretical controversies in which whole generations of the Russian revolutionary intelligentsia never tired of immersing themselves. Here the material of the controversy itself brought closer together the art of writing and that of oratory. He was weakest in speeches of a purely political character, i.e., those which pursue the task of binding the audience in a unity of concrete conclusions, molding their wills into one. Plekhanov spoke like an observer, like a critic, a publicist, but not like a leader. He was never destined to have the opportunity to directly address the masses, summon them to action, lead them. His weak sides come from the same source as does his chief merit : he was a forerunner, the first crusader of Marxism on Russian soil.

We have said that Plekhanov left hardly any such works as could become part of the wide, every-day use of the working class. The sole exception is, perhaps, the History of Russian Social Thought ; but this work is far from irreproachable in point of theory : the conciliatory and patriotic tendencies of Plekhanov’s politics of the last period succeeded – at least partly — in undermining even his theoretical foundations. Entangling himself in the cul-de-sac contradictions of social patriotism, Plekhanov began to look for directives outside the theory of the class struggle – now in national interests, now in abstract ethical principles. In his last writings he makes monstrous concessions to normative morality, seeking to make of it a criterion of politics (“defensive war is a just war”). In the introduction to his History of Russian Social Thought he limits the sphere of action of the class struggle to the field of domestic reationships ; in international relationships he replaces the class struggle by national solidarity. (“The course of development of every given society, divided into classes is determined by the course of development of those classes and their mutual relationships, i.e., first, by their mutual struggle where the internal social order is concerned, and, secondly, by their more or less friendly collaboration where the question of the defense of the country from exter nal attack arises.” G. V. Plekhanov, History of Russian Social Thought, Moscow 1919, page 11, Russian edition.) This, however, is no longer according to Marx, but rather according to Sombart (a well-known social-democratic economist – Translator). Only those who know what a relentless, brilliant and successful struggle Plekhanov waged in the course of decades against idealism in general, normative philosophy in particular, against the school of Brentano and its pseudo-Marxist falsifier Sombart – only they can appreciate the depth of Plekhanov’s theoretical downfall under the pressure of national patriotic ideology.

But this downfall was prepared : Plekhanov’s misfortune came from the same source as came his immortal merit – he was a forerunner. He was not a leader of an acting proletariat but only its theoretical precursor. He polemically defended the methods of Marxism but had no possibility of applying them in action. Having lived for several decades in Switzerland, he remained a Russian émigré. The opportunist, municipal and cantonal Swiss socialism, with an extremely low theoretical level, scarcely interested him. There was no Russian party. For Plekhanov its place was taken by the “Emancipation of Labor Group,” i.e., by the close circle of co-thinkers (composed of Plekhanov, Axelrod, Zasulitch, and Deutsch doing hard labor in Siberia). Since he lacked political roots, Plekhanov strove all the more to strengthen the theoretical and philosophical roots of his position. In his capacity as observer of the European workers’ movement he very often left out of consideration most important political manifestations of pettiness, pusillanimity, and conciliationism on the part of the socialist parties ; but he was always on the alert in regard to theoretical heresy in socialist literature.

This disturbance of the balance between theory and practice, which arose from the whole circumstances of Plekhanov’s life, proved fatal for him. In spite of his wide theoretical groundwork, he showed himself unprepared for great political events : already the revolution of 1905 took him by surprise. This pro. found and brilliant Marxist theoretician oriented himself in the events of the revolution by means of empiric, essentially rule-of-thumb appraisals ; he felt unsure of himself, whenever possible preserved silence, evaded definite answers, begged the question with algebraic formulas or witty anecdotes, for which he had such a great fondness.

I first saw Plkehanov at the end of 1902, i.e., in that period when he was finishing his superb theoretical campaign against Narodnikism and against revisionism, and found himself face to face with the political questions of the impending revolution. In other words, the period of decline had begun for Plekhanov. I only once had the opportunity to see and hear Plekhanov as it were at the height of his strength and fame : that was in the program commission of the Second Party Congress (July 1903, in London). The representatives of the Rabochoye Delo Group, Martynov and Akimov, the representatives of the Bund, Lieber and others, and a few of the provincial delegates were attempting to bring forward amendments to the draft of the party program, mainly the work of Plekhanov, amendments largely incorrect theoretically and ill-considered. In the commission discussions Plekhanov was inimitable and merciless. On every question or even minor point that arose he brought to bear his outstanding erudition without any effort and forced his listeners, even his opponents, to become convinced that the problem only began precisely where the authors of the amendment thought it to end. With a clear scientifically finished conception of the program in his mind, sure of himself, of his knowledge, his strength ; with a merry, ironical twinkle in his eyes ; with bristling and also merry moustache ; with slightly theatrical but lively and expressive gestures, Plekhanov, who occupied the chair, lit up the numerous gathering like a human firework of erudition and wit. This was reflected in the admiration that lit up all faces, even those of his opponents, where delight struggled with embarrassment.

Discussing tactical and organizational questions at that same Congress, Plekhanov was infinitely weaker, sometimes seemed to be quite helpless, evoked perplexity of the very same delegates who admired him on the program commission.

At the Paris International Congress of 1889 Plekhanov had already declared that the revolutionary movement in Russia would conquer as a workers’ movement or not at all. That meant that in Russia there was not and could not be a revolutionary bourgeois democracy capable of triumphing. But from this there followed the conclusion that the victorious revolution, achieved by the proletariat, could not end other than with the transfer of power into the hands of the proletariat. From this conclusion, however, Plekhanov recoiled in horror. Thus he politically denied his old theoretical premises. New ones he did not create. Hence his political helplessness and vacillations, crowned by his grave patriotic sinfall.

In time of war, as in time of revolution, nothing remained for the true disciples of Plekhanov but to wage an irreconcilable struggle against him.

Plekhanov’s admirers and adherents, in the epoch of his decline, often unexpected and always worthless, have since his death gathered together in one separate edition all his worst writings. By this they only helped to separate the false Plekhanov from the real one. The great Plekhanov, the true one, belongs entirely and wholly to us. It is our duty to restore to the young generation his spiritual figure in all its stature.

Léon Trotsky

Plekhanov in english
La théorie matérialiste de la connaissance

Messages

  • Plekhanov avait été le premier théoricien marxiste à anticiper l’émergence de la classe ouvrière en Russie comme force sociale révolutionnaire. Le déclenchement de la révolution en 1905 confirma son évaluation du rôle décisif de la classe ouvrière dans la révolution démocratique. Mais elle souleva également des questions politiques critiques sur la relation entre la lutte pour la démocratie politique, le renversement de la classe capitaliste et l’établissement du socialisme – des questions qui contredisaient des éléments-clé de la perspective que Plekhanov avait développée au cours du quart de siècle précédent. Son attachement à une perspective politique que les événements avaient dépassée a mis en mouvement un long processus de déclin, aboutissant à la trahison pure et simple.

    Mais la fin de Plekhanov n’annule pas ce qu’il avait accompli. La réfutation finale d’éléments significatifs de sa perspective ne signifie pas non plus qu’une étude de ses écrits politiques soit sans intérêt. Comme c’est souvent le cas pour les génies, qu’ils travaillent dans le domaine de la politique, de la science ou des arts, ils laissent derrière eux de nombreux bijoux cachés pour les générations futures. C’est certainement le cas avec Plekhanov. Ses faiblesses et ses échecs sont bien connus, et leur étude a servi de récit d’avertissement à plusieurs générations de révolutionnaires. Mais aujourd’hui, dans le cadre d’un examen de son œuvre, les marxistes pourront trouver beaucoup dans son héritage théorique et politique, qui est d’une grande valeur pour le renouveau du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière internationale.

    Il est impossible de résumer correctement dans un seul article l’étendue de sa contribution au développement et à la défense du marxisme, en particulier pendant les trois décennies qui ont précédé la Révolution de 1905. Ses écrits ont exercé une influence exceptionnelle sur l’éducation théorique et politique de Lénine, de Trotsky et de la génération des socialistes russes qui ont mené la Révolution d’Octobre et établi le premier Etat ouvrier de l’histoire.

    La stature de Plekhanov en tant que personnage historique majeur repose à juste titre sur son corpus substantiel d’écrits théoriques, dans lesquels il a expliqué et développé les conceptions de Marx et Engels. Les plus connus sont : « Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire », « Le rôle de l’individu dans l’histoire », « La conception matérialiste de l’histoire » et « Les problèmes fondamentaux du marxisme ». La critique de Plekhanov des limites du matérialisme français du XVIIIe siècle et de sa relation avec l’élaboration par Marx et Engels de la théorie du matérialisme dialectique et historique, continue à faire autorité. Sa connaissance de l’histoire de la philosophie était encyclopédique. Le lecteur contemporain ne peut s’empêcher de se demander s’il existait un texte philosophique majeur que Plekhanov ne maîtrisait pas. En répondant aux affirmations auto-illusoires d’un ou autre professeur petit-bourgeois que ses spéculations philosophiques confuses et éclectiques étaient profondément originales, Plekhanov prenait grand plaisir à montrer que ces “découvertes” de l’arrogant philistin avaient déjà été présentées et exprimées avec une élégance littéraire bien supérieure, dans tel ou tel livre publié un siècle ou deux plus tôt.

  • Plekhanov était révolutionnaire quand il concluait son intervention au Congrès socialiste international de Paris de juillet 1889 par ces mots :

    « Le mouvement révolutionnaire en Russie ne peut triompher qu’à titre de mouvement révolutionnaire des ouvriers. Il n’y a pas d’autre solution, et il ne peut pas y en avoir d’autre. »

  • Plekhanov : « Dans le domaine des idées, tout défaut de clarté cause de grands dommages. »

    « Le matérialisme militant »

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