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Introduction à « La révolution trahie » de Léon Trotsky

vendredi 21 octobre 2016, par Robert Paris

Introduction à « La révolution trahie » de Léon Trotsky, ouvrage de 1936

Lire ici le texte de Trotsky

Les pires défaites sont généralement productrices des pires reculs théoriques comme sociaux, politiques et moraux. Le retournement des grandes perspectives ont généralement comme résultat que les représentants intellectuels qui portaient ces perspectives deviennent eux-mêmes les porteurs de la défaite. Eh bien, dans le cas de Trotsky, en 1936 où il écrit c’est-à-dire au moment même où tous ceux qui continuent à défendre ses conceptions sont arrêtés, traqués, dénoncés, salis, démolis, au moment même où les procès de Moscou transforment ces militants en bandits, en terroristes, en suppôts de la réaction impérialiste et fasciste, eh bien celui même que la contre-révolution veut abattre, Léon Trotsky, produit non une thèse en recul mais une avancée extraordinaire de la pensée révolutionnaire : l’ouvrage étonnant, triomphant presque, éblouissant de confiance dans les perspectives révolutionnaires socialistes, dans la capacité à relier ces perspectives avec la réalité contre-révolutionnaire de la situation, ou tout au moins la réalité contradictoire et d’autant plus contre-révolutionnaire qu’elle a été et pourra redevenir révolutionnaire, que ce soit contre la bureaucratie stalinienne momentanément triomphante que contre la bourgeoisie internationale qui marche à la guerre mondiale, après avoir marché au fascisme, avec d’autant plus de fermeté qu’elle a plus peur de ces risques révolutionnaires et ne les croit nullement éradiqués définitivement par la contre-révolution stalinienne.

Où placer la construction de l’Etat russe dans les contradictions de la situation issue à la fois de la victoire prolétarienne, la plus grande de l’histoire du prolétariat, et de sa défaite aussi, elle aussi la plus grande de l’histoire ? Voilà la tâche que se donne Trotsky, à la fois en resituant la perspective qui avait mené le prolétariat russe à prendre la direction du pays dans une perspective socialiste donc mondiale, en resituant aussi les petits pas réalisés dans la direction du socialisme dans un pays isolé, entouré d’ennemis, dans un pays arriéré et détruit, et en montrant combien ces pas étaient réellement des pas de géants prolétariens pour l’Histoire même si le pouvoir qui était sorti de cet isolement de la Russie, de cette arriération, de la défaite ouvrière en Europe, de la trahison social-démocrate et syndicales des bureaucraties ouvrières et petites bourgeoises, démocratiques et réformistes, était tout l’opposé de l’exercice direct des décisions par les masses opprimées : une infecte et féroce dictature bureaucratique contre-révolutionnaire !

Où pouvait bien mener cette situation dans laquelle le stalinisme enfermait le pouvoir russe, le parti russe, les soviets russes et qui allait enfermer également dans la même prison politique et sociale tout le courant communiste mondial ? Voilà la question à laquelle répondait Trotsky et il y répondait en révolutionnaire, en dirigeant pour lequel il n’y avait rien à abandonner dans la perspective qui avait été la sienne et celle de Lénine, la perspective internationale de la révolution des soviets renversant l’impérialisme mondial et construisant le socialisme à l’échelle non d’un seul pays mais de la planète entière.

Il démontrait ainsi, en raisonnant non sur les aléas petits de l’évenement mais sur les grandes perspectives sociales, que la bureaucratie russe était une impasse historique, ne pouvait nullement développer durablement une société de son cru, n’avait pas de possibilités historiques propres et donc pas d’autre avenir que, soit redonner le pouvoir et la propriété des moyens de production à une classe dirigeante capitaliste soit mener à de nouveaux soubresauts révolutionnaires par lesquels le prolétariat retirerait tout pouvoir à la bureaucratie et le redonnerait aux soviets redevenus des organes de contrôle des masses…

Là où tout le monde voyait une bureaucratie triomphante, qu’on l’aime ou qu’on la haïsse, Trotsky montrait qu’il n’y avait que des couches sociales incapables de bâtir une société durable, cette capacité revenant seulement au prolétariat ou à la bourgeoisie.

Bien des gens, y compris bien des militants ouvriers et des militants révolutionnaires ont cru avoir compris la nature de la bureaucratie russe en ayant montré qu’elle opprimait, qu’elle trahissait, qu’elle détruisait et ont pensé qu’elle agissait ainsi selon des perspectives propres à une classe sociale ou même à une couche sociale, sans jamais détecter la contradiction profonde, l’abime qui était creusé entre les racines historiques de la formation de cet Etat, racines révolutionnaires prolétariennes, et les intérêts de cette couche sociale bureaucratique, contre-révolutionnaire et anti-prolétarienne, et n’ont jamais vu que cet abime menaçait sans cesse la bureaucratie elle-même, l’obligeant à des grands écarts invraisemblables, passant du soutien à une bourgeoisie dite démocratique, en sacrifiant la révolution sociale, sous prétexte de lutte contre le fascisme, pour passer ensuite un accord direct et non secret avec le fascisme, détruisant aussi directement la perspective révolutionnaire du courant communiste.

Certains ont vu dans le stalinisme une vraie force révolutionnaire, d’autres y ont vu une véritable force sociale autonome, ni bourgeoise ni prolétarienne, d’autres encore y ont vu simplement un appendice de la bourgeoisie impérialiste. Le caractère contradictoire, et partant instable, de cette construction sociale nouvelle, une bureaucratie issue d’un état ouvrier, n’est apparu à aucun d’eux. Tous, amis ou adversaires du régime stalinien, ont pensé que la bureaucratie avait une force autonome, qu’elle avait des perspectives propres, qu’elle avait une force et même un rôle historique et on été impressionnés par ce qui leur semblait la solidité de leur pouvoir d’Etat et l’extension de leur pouvoir international. C’est au point qu’après la guerre, nombre de dirigeants ex-trotskistes ont attribué un tel rôle à la bureaucratie sous prétexte qu’elle avait mis la main sur une partie de l’Europe et de l’Asie et se maintenait au pouvoir, semblant défier le pronostic de Trotsky. L’effondrement de l’URSS les a bien étonnés !!!

Ce sont ces contradictions de la situation qui sont exposées avec brio par Trotsky, qui démêle ainsi les fils historiques les plus emmêlés de l’histoire humaine, telle emmêlés qu’aujourd’hui la plupart des gens n’y entravent plus rien, à part qu’ils ont retenu selon eux la leçon : on ne fait que bâtirde nouvelles dictatures barbares si on veut bâtir la domination politique et sociale du prolétariat.

Cela signifie non seulement que l’analyse historique que mène ici Trotsky n’est pas inutile mais qu’elle reste indispensable puisque, sans elle, on tombe dans le pire des contresens, celui voulu par tous les contre-révolutionnaires, des staliniens au bourgeois impérialistes ou aux petits bourgeois nationalistes, mensonge selon lequel le prolétariat n’aurait aucun rôle politique direct à réaliser et aucune perspective sociale propre à défendre.

L’ouvrage de Trotsky s’inscrit non seulement parfaitement dans la lignée de sa conception de la révolution permanente, conception qui a été à la base même de la politique de Lénine et Trotsky en 1917, mais elle est aussi parfaitement dans la lignée de la théorie du socialisme, tel qu’elle est défendue par Lénine dans « L’Etat et la Révolution », ouvrage dont il est véritablement le deuxième chapitre, l’avenir nous permettant, on l’espère, en s’appuyant sur les nouvelles révolutions prolétariennes, d’écrire de nouveaux chapitres de l’histoire du socialisme…

« La révolution trahie » nous montre non seulement que le stalinisme est diamétralement opposé au socialisme, qu’il s’oppose à l’organisation de la société par les travailleurs eux-mêmes, en supprimant le pouvoir des soviets, qu’il s’oppose à la politique de la révolution mondiale pour renverser le capitalisme, qu’il s’oppose à toutes les perspectives prolétariennes, mais il montre aussi que le stalinisme n’est nullement une « version » du marxisme ni une « version » du léninisme, tout le contraire.

Le caractère contradictoire de la bureaucratie issue d’un Etat ouvrier ne signifie pas que cette bureaucratie soit partiellement socialiste ni la politique stalinienne partiellement marxiste ni partiellement léniniste. Au contraire, c’est une contradiction dialectique. Le stalinisme est la négation du socialisme, la négation de l’internationalisme prolétarien et la négation de l’organisation révolutionnaire de la société par le prolétariat. Il est le point le plus radical de la contre-offensive de la bourgeoisie face à la vague révolutionnaire qui a suivi en Europe la première guerre mondiale. Le caractère contradictoire dialectiquement provient du fait que cette politique ultra-bourgeoise et entièrement contre-révolutionnaire, anti-prolétarienne se fasse sur les bases d’une bureaucratie issue d’une révolution ouvrière véritable et non détournée.

C’est cette situation dialectique que la logique formelle est incapable de comprendre et qu’analyse un Trotsky au plus haut niveau de sa compréhension politique et sociale de l’Histoire humaine et qui éclaire non seulement le passé mais l’avenir….

Sans une pleine compréhension de la dialectique révolutionnaire de l’Histoire, il est impossible de s’orienter dans les transformations radicales de la société humaine, dans les passages du plus haut niveau de la réaction mondiale – la boucherie entre les peuples de la guerre mondiale – au plus haut niveau de la conscience et de l’organisation prolétarienne que constitue la prise de pouvoir des soviets et la constitution par ce pouvoir d’une perspective révolutionnaire internationale. Et, inversement, seule la dialectique marxiste développée par Trotsky permet de comprendre le passage brutal du pouvoir des soviets au pouvoir de la bureaucratie antisoviétique de type fasciste, c’est-à-dire détruisant méthodiquement et massivement non seulement les militants révolutionnaires et leurs organisations mais toute organisation à la base des travailleurs, y compris toute organisation syndicale.

C’est de la double défaite des deux forces sociales principales et historiques, de la bourgeoisie incapable de revenir au pouvoir en Russie malgré l’isolement de la révolution après la trahison des directions social-démocrates et syndicales en Europe, et celle du prolétariat, épuisé et démoralisé par l’isolement, l’arriération de la Russie usée par une guerre et une guerre civile féroces, de ces deux défaites des classes fondamentales que découle la seule « force » de la bureaucratie qui s’intercale entre les deux. Si la puissance de la bureaucratie a impressionné les militants, les organisations, les classes sociales, Trotsky démontre qu’elle a un caractère bien différent d’une vraie force sociale fondée sur l’Histoire, nécessaire historiquement, appuyée sur un système économico-social, elle n’est que le produit de cette double faiblesse conjoncturelle. Sa chute soit vers la révolution socialiste et prolétarienne soit vers le retour au capitalisme est d’avance inscrite dans cette instabilité fondamentale, dans cette absence de racines, dans cette contradiction même des racines (racines ouvrières d’une couche sociale fondamentalement anti-ouvrière).

La politique de Trotsky n’a jamais consisté en un soutien, ni relatif, ni conditionné, de la bureaucratie. La notion d’Etat ouvrier dégénéré ne signifie nullement que les travailleurs ne devront pas réaliser une révolution pour renverses cette couche bureaucratique réactionnnaire mais seulement que celle-ci n’a pu prospérer que sur des bases qui n’étaient pas les siennes propres, sur celles d’une révolution ayant éradiqué les exploiteurs et les oppresseurs mais qui s’est arrêtée en chemin, bloquée par la contre-révolution bourgeoise et la trahison réformiste.

L’analyse de la trahison de la révolution reste indispensable à tous ceux qui veulent reconstruire l’avenir du communisme. Ceux qui croient qu’avec le XXIe siècle, la page serait tournée, comme le prétend un courant se disant issu du trotskisme, et que la question du stalinisme serait dépassée, se trompent et nous trompent. Seule une nouvelle vague ouvrière révolutionnaire pourra tourner la page…

Cette analyse brillante de la contre-révolution sociale stalinienne restera une leçon aussi fondamentale pour des militants révolutionnaires que le sont l’analyse de la contre-révolution social-démocrate par Lénine dans « L’Etat et la révolution » ou des analyses de révolutions sociales comme « La guerre civile en France » de Marx pour la Commune de 1871 ou « La Révolution russe » de Trotsky.

Trotsky ne se contente pas de décrire cet épisode de la contre-révolution, il le replace dans l’effort historique de l’humanité pour prendre en mains ses propres capacités productives en les socialisant et supprimant la propriété privée des moyens de production. Il est à remarquer que la plupart des courants qui se réclament de la révolution russe et du marxisme ont depuis longtemps oublié ces points essentiels : le caractère international de la révolution, l’objectif de la suppression de la propriété privée des moyens de production et des capitaux, la prise de pouvoir par les travailleurs auto-organisés, et la direction par le prolétariat de toutes les couches opprimées par le capitalisme, des nationalités opprimées, des couches petites bourgeoises sacrifiées et des peuples écrasés, ces quatre éléments fondamentaux de la grande avancée de la révolution d’Octobre en Russie en 1917.

Les défaites doivent autant nous apprendre que les succès. Et c’est parce que le prolétariat ne comprend nullement ce qu’a été la cause et la signification de la défaite en Russie qui amène le succès des campagnes bourgeoises contre le socialisme et le communisme qui serait soi-disant défintivement mort.

Au moment où le capitalisme a atteint ses propres limites, où la classe capitaliste n’est plus capable de relancer l’investissement productif privé, où la béquille étatique ne suffit plus à masquer la chute inévitable et où le prolétariat révolutionnaire va devoir mener de nouvelles offensives dont le « printemps arabe » ne fait que souligner davantage la nécessité, la lecture de « La révolution trahie » de Trosky reste indispensable pour tous ceux qui veulent construire l’avenir du prolétariat communiste et celui de l’humanité libérée de l’exploitation, de l’oppression et des guerres.

Extrait de "La révolution trahie" de Léon Trotsky :

« Exploitant le désarroi et la passivité des travailleurs, dressant les plus arriérés contre les plus avancés, s’appuyant toujours plus hardiment sur le koulak et de façon générale sur l’allié petit-bourgeois, la bureaucratie réussit à triompher en quelques années de l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat. Il serait naïf de croire que Staline, inconnu des masses, sortit tout à coup des coulisses armé d’un plan stratégique tout fait. Non. Avant qu’il n’ait lui-même entrevu sa voie, la bureaucratie l’avait choisi. Il lui donnait toutes les garanties désirables : le prestige d’un vieux-bolchevik, un caractère ferme, un esprit étroit, une liaison indissoluble avec les bureaux, seule source de son influence personnelle. Staline fut au début surpris lui-même par son succès. C’était l’approbation unanime d’une nouvelle couche dirigeante qui cherchait à s’affranchir des vieux principes comme du contrôle des masses et qui avait besoin d’un arbitre sûr dans ses affaires intérieures. Figure de second plan pour les masses et la révolution, Staline se révéla le chef incontesté de la bureaucratie thermidorienne, le premier d’entre les thermidoriens.

Il apparut bientôt que la nouvelle couche dirigeante avait ses idées, ses sentiments et, ce qui importe davantage, ses intérêts propres. La très grande majorité des bureaucrates de la génération actuelle étaient, pendant la révolution d’Octobre, de l’autre côté de la barricade (c’est le cas, pour ne considérer que les diplomates soviétiques, de MM. Troyanovski, Mayski, Potemkine, Souritz, Khintchouk et autres...) ou, dans le meilleur des cas, à l’écart de la lutte. Ceux d’entre les bureaucrates d’aujourd’hui qui, aux jours d’Octobre, étaient avec les bolcheviks, n’avaient pas, pour la plupart, de rôle tant soit peu important. Quant aux jeunes bureaucrates, ils sont formés et sélectionnés par les vieux et souvent dans leur propre progéniture. Ces hommes n’auraient pas fait la révolution d’Octobre. Ils se trouvèrent les mieux adaptés pour l’exploiter.

Les facteurs individuels n’ont pas été, naturellement, sans influence dans cette succession de chapitres historiques. Il est certain que la maladie et la mort de Lénine ont hâté le dénouement. Si Lénine avait vécu plus longtemps, l’avance de la puissance bureaucratique eût été plus lente, tout au moins dans les premières années. Mais, dès 1926, Kroupskaïa disait à des opposants de gauche : "Si Lénine était vivant, il serait certainement en prison." Les prévisions et les appréhensions de Lénine étaient encore fraîches dans sa mémoire et elle ne se faisait pas d’illusions sur sa puissance à s’opposer aux vents et aux courants contraires de l’histoire.

La bureaucratie n’a pas vaincu la seule opposition de gauche, elle a aussi vaincu le parti bolchevique. Elle a vaincu le programme de Lénine, qui voyait le danger principal dans la transformation des organes de l’Etat "de serviteurs de la société en maîtres de la société". Elle a vaincu tous ses adversaires — l’opposition, le parti de Lénine — non à l’aide d’arguments et d’idées, mais en les écrasant sous son propre poids social. L’arrière-train plombé s’est trouvé plus lourd que la tête de la révolution. Telle est l’explication du Thermidor soviétique.

LA DEGENERESCENCE DU PARTI BOLCHEVIQUE
Le parti bolchevique avait préparé et remporté la victoire d’Octobre. Il avait bâti l’Etat soviétique en lui donnant une ferme ossature. La dégénérescence du parti fut la cause et la conséquence de la bureaucratisation de l’Etat. Il importe de montrer tout au moins brièvement comment les choses se sont passées.

Le régime intérieur du parti bolchevique est caractérisé par les méthodes du centralisme démocratique. L’union de ces deux notions n’implique aucune contradiction. Le parti veillait à ce que ses frontières fussent toujours strictement délimitées, mais il entendait que tous ceux qui pénétraient à l’intérieur de ces frontières eussent réellement le droit de déterminer l’orientation de sa politique. La libre critique et la lutte des idées formaient le contenu intangible de la démocratie du parti. La doctrine actuelle, qui proclame l’incompatibilité du bolchevisme avec l’existence des fractions, est en désaccord avec les faits. C’est un mythe de la décadence. L’histoire du bolchevisme est en réalité celle de la lutte des fractions. Et comment une organisation authentiquement révolutionnaire qui se donne pour but de retourner le monde et rassemble sous ses enseignes des négateurs, des révoltés et des combattants de toute témérité, pourrait-elle vivre et croître sans conflits idéologiques, sans groupements, sans formations fractionnelles temporaires.

La clairvoyance de la direction du parti réussit maintes fois à atténuer et à abréger les luttes fractionnelles, mais ne put faire davantage. Le comité central s’appuyait sur cette base effervescente, il y puisait la hardiesse de décider et d’ordonner. La justesse manifeste de ses vues à toutes les étapes critiques lui conférait une haute autorité, précieux capital moral de la centralisation.

Le régime du parti bolchevique, surtout avant la prise du pouvoir, était donc aux antipodes de celui de l’Internationale communiste actuellement, avec ses "chefs" nommés hiérarchiquement, ses tournants exécutés sur commande, ses bureaux incontrôlés, son dédain de la base, sa servilité envers le Kremlin. Dans les premières années qui suivirent la prise du pouvoir, quand le parti commençait à se couvrir de la rouille bureaucratique, n’importe quel bolchevik, et Staline comme tout autre, eût traité d’infâme calomniateur quiconque eût projeté sur l’écran l’image du parti tel qu’il devait devenir dix ou quinze ans plus tard.

Lénine et ses collaborateurs eurent pour invariable premier souci de préserver les rangs du parti bolchevique des tares du pouvoir. Pourtant, l’étroite connexion et quelquefois la fusion des organes du parti et de l’Etat portèrent dès les premières années un préjudice certain à la liberté et à l’élasticité du régime intérieur du parti. La démocratie se rétrécissait au fur et à mesure que croissaient les difficultés. Le parti voulut et espéra d’abord conserver dans le cadre des soviets la liberté des luttes politiques. La guerre civile apporta à cet espoir un correctif sévère. Les partis d’opposition furent supprimés l’un après l’autre. Les chefs du bolchevisme voyaient dans ces mesures, en contradiction évidente avec l’esprit de la démocratie soviétique, non des décisions de principe, mais des nécessites épisodiques de la défense.

La rapide croissance du parti gouvernant, en présence de la nouveauté et de l’immensité des tâches, engendrait inévitablement des divergences de vues. Les courants d’opposition, sous-jacents dans le pays, exerçaient de diverses façons leurs pressions sur le seul parti légal, aggravant l’âpreté des luttes fractionnelles. Vers la fin de la guerre civile, cette lutte revêtit des formes si vives qu’elle menaça d’ébranler le pouvoir. En mars 1921, au moment du soulèvement de Cronstadt, qui entraîna pas mal de bolcheviks, le Xe congrès du parti se vit contraint de recourir à l’interdiction des fractions, c’est-à-dire d’étendre à la vie intérieure du parti dirigeant le régime politique de l’Etat. L’interdiction des fractions était, répétons-le, conçue comme une mesure exceptionnelle appelée à tomber en désuétude dès la première amélioration sérieuse de la situation. Le comité central se montrait d’ailleurs extrêmement circonspect dans l’application de la nouvelle loi, et surtout soucieux de ne pas étouffer la vie intérieure du parti.

Mais ce qui n’avait été dans les intentions du début que le tribut payé par nécessité à de pénibles circonstances, se trouva fort du goût de la bureaucratie, qui se mettait à considérer la vie intérieure du parti sous l’angle exclusif de la commodité des gouvernants. Dès 1922, sa santé s’étant momentanément améliorée, Lénine s’effraya de la croissance menaçante de la bureaucratie et prépara une offensive contre la fraction Staline, devenue le pivot de l’appareil du parti avant de s’emparer de celui de l’Etat. La seconde attaque du mal, puis la mort, ne lui donnèrent pas la possibilité de mesurer ses forces à celles de la réaction.

Tous les efforts de Staline, avec lequel marchaient à ce moment Zinoviev et Kamenev, tendirent désormais à libérer l’appareil du parti du contrôle des membres. Staline fut, dans cette lutte pour la "stabilité" du comité central, plus conséquent et plus ferme que ses alliés. Il n’avait pas à se détourner des problèmes internationaux dont il ne s’était jamais occupé. La mentalité petite-bourgeoise de la nouvelle couche dirigeante était la sienne propre. Il croyait profondément que la construction du socialisme était d’ordre national et administratif. Il considérait l’Internationale communiste comme un mal nécessaire dont il fallait, autant que faire se pouvait, tirer parti à des fins de politique étrangère. Le parti n’avait de prix à ses yeux que comme la base obéissante des bureaux.

En même temps que la théorie du socialisme dans un seul pays, une autre théorie fut formulée à l’usage de la bureaucratie, selon laquelle, pour le bolchevisme, le comité central est tout, le parti rien. Cette seconde théorie fut en tout cas réalisée avec plus de succès que la première. Mettant à profit la mort de Lénine, la bureaucratie commença la campagne de recrutement dite de la "promotion de Lénine". Les portes du parti, jusqu’alors bien gardées, s’ouvrirent toutes grandes : les ouvriers, les employés, les fonctionnaires s’y engouffrèrent en masse. Politiquement, il s’agissait de résorber l’avant-garde révolutionnaire dans un matériel humain dépourvu d’expérience et de personnalité, mais accoutumé en revanche à obéir aux chefs. Ce dessein réussit. En libérant la bureaucratie du contrôle de l’avant-garde prolétarienne, la "promotion de Lénine" porta un coup mortel au parti de Lénine. Les bureaux avaient conquis l’indépendance qui leur était nécessaire. Le centralisme démocratique fit place au centralisme bureaucratique. Les services du parti furent radicalement remaniés du haut en bas. L’obéissance devint la principale vertu du bolchevik. Sous le drapeau de la lutte contre l’opposition, on se mit à remplacer les révolutionnaires par des fonctionnaires. L’histoire du parti bolchevique devint celle de sa prompte dégénérescence.

La signification politique de la lutte en cours s’obscurcissait pour beaucoup du fait que les dirigeants des trois tendances, la droite, le centre et la gauche, appartenaient à un seul état-major, celui du Kremlin, le bureau politique : les esprits superficiels croyaient à des rivalités personnelles, à la lutte pour la "succession" de Lénine. Mais, sous une dictature de fer, les antagonismes sociaux ne pouvaient en réalité se manifester, au début, qu’à travers les institutions du parti gouvernant. Bien des thermidoriens sortirent du parti jacobin dont Bonaparte commença par être un des adhérents ; et ce fut parmi les anciens jacobins que le Premier consul et, par la suite, l’empereur des Français trouva ses serviteurs les plus fidèles. Les temps changent et les jacobins, y compris ceux du XXe siècle, changent avec les temps.

Du bureau politique du temps de Lénine, il ne reste que Staline : deux de ses membres, Zinoviev et Kamenev, qui furent pendant les longues années d’émigration les collaborateurs les plus intimes de Lénine, purgent, au moment où j’écris, une peine de dix années de réclusion pour un crime qu’ils n’ont pas commis ; trois autres, Rykov, Boukharine et Tomski sont tout à fait écartés du pouvoir, bien qu’on ait récompensé leur résignation en leur accordant des fonctions de second plan ; enfin, l’auteur de ces lignes est banni. La veuve de Lénine, Kroupskaïa, est tenue en suspicion, n’ayant pas su, quels qu’aient été ses efforts dans ce sens, s’adapter à Thermidor.

Les membres actuels du bureau politique ont occupé dans l’histoire du parti bolchevique des places secondaires. Si quelqu’un avait prophétisé leur élévation dans les premières années de la révolution, ils en eussent été stupéfaits eux-mêmes. La règle selon laquelle le bureau politique a toujours raison, et que personne ne saurait en tout cas avoir raison contre lui, n’en est appliquée qu’avec plus de rigueur. Mais le bureau politique lui-même ne saurait avoir raison contre Staline qui, ne pouvant se tromper, ne peut par conséquent avoir raison contre lui-même.

La revendication du retour du parti à la démocratie fut en son temps la plus obstinée et la plus désespérée des revendications de tous les groupements d’opposition. La plate-forme de l’opposition de gauche de 1927 exigeait l’introduction dans le code pénal d’un article "punissant comme un crime grave contre l’Etat toute persécution directe ou indirecte d’un ouvrier en raison de critiques qu’il aurait formulées..." On trouva plus tard dans le code pénal un article à appliquer à l’opposition.

De la démocratie du parti, il ne reste que des souvenirs dans la mémoire de la vieille génération. Avec elle, la démocratie des soviets, des syndicats, des coopératives, des organisations sportives et culturelles s’est évanouie. La hiérarchie des secrétaires domine tout et tous. Le régime avait acquis un caractère totalitaire plusieurs années avant que le terme ne nous vint d’Allemagne. "A l’aide des méthodes démoralisantes qui transforment les communistes pensants en automates, tuent la volonté, le caractère, la dignité humaine", écrivait Rakovsky en 1928, "la coterie gouvernante a su devenir une oligarchie inamovible et inviolable ; et elle s’est substituée à la classe et au parti." Depuis que ces lignes indignées ont eté écrites, la dégénérescence a fait d’immenses progrès. La Guépéou est devenu le facteur décisif de la vie intérieure du parti. Si Molotov a pu, en mars 1936, se féliciter devant un journaliste français de ce que le parti gouvernant ne connaisse plus de luttes fractionnelles, c’est uniquement parce que les divergences de vues y sont désormais réglées par l’intervention mécanique de la police politique. Le vieux parti bolchevique est mort, aucune force ne le ressuscitera.

Parallèlement à la dégénérescence politique du parti s’accentuait la corruption d’une bureaucratie échappant à tout contrôle. Appliqué au gros fonctionnaire privilégié, le mot "sovbour " — bourgeois soviétique — entra de bonne heure dans le vocabulaire ouvrier. Avec la Nep, les tendances bourgeoises bénéficièrent d’un terrain plus favorable. Lénine mettait en garde le XIe congrès du parti, en mars 1922, contre la corruption des milieux dirigeants. Il est plus d’une fois arrivé dans l’histoire, disait-il, que le vainqueur ait adopté la civilisation du vaincu, si celle-ci était supérieure. La culture de la bourgeoisie et de la bureaucratie russes était misérable, sans doute. Mais, hélas ! les nouvelles couches dirigeantes le cèdent encore à cette culture-là. "Quatre mille sept cents communistes responsables dirigent à Moscou la machine gouvernementale. Qui dirige et qui est dirigé ? Je doute fort qu’on puisse dire que ce sont les communistes qui dirigent..." Lénine n’eut plus à prendre la parole dans les congrès du parti. Mais toute sa pensée, dans les derniers mois de sa vie, fut tendue vers la nécessité de prémunir et d’armer les ouvriers contre l’oppression, l’arbitraire et la corruption bureaucratiques. Il ne lui avait été donné cependant que d’observer les premiers symptômes du mal.

Christian Rakovsky, l’ancien président du Conseil des commissaires du peuple d’Ukraine, qui fut plus tard ambassadeur des Soviets à Londres et à Paris, se trouvant en déportation, envoya en 1928 à ses amis une courte étude sur la bureaucratie à laquelle nous avons déjà emprunté quelques lignes plus haut, car elle reste ce qui a été écrit de mieux sur ce sujet [1]. "Dans l’esprit de Lénine et dans tous nos esprits, écrit Rakovsky, l’objet de la direction du parti était précisément de préserver le parti et la classe ouvrière de l’action dissolvante des privilèges, des avantages et des faveurs propres au pouvoir, de les préserver de tout rapprochement avec les restes de l’ancienne noblesse et de l’ancienne petite bourgeoisie, de l’influence démoralisante de la Nep, de la séduction des moeurs bourgeoises et de leur idéologie... Il faut dire franchement, nettement, bien haut, que cette tâche, les bureaux du parti ne l’ont point remplie, qu’ils ont fait preuve dans leur double rôle de préservation et d’éducation d’une incapacité complète, fait banqueroute, manqué au devoir..."

Il est vrai que Rakovsky, brisé par la répression bureaucratique, a par la suite renié ses critiques. Mais le septuagénaire Galilée fut contraint, dans les tenailles de la Sainte Inquisition, d’abjurer le système de Copernic, ce qui n’empêcha pas la terre de tourner. Nous ne croyons pas à l’abjuration du sexagénaire Rakovsky, car il a lui-même fait plus d’une fois l’analyse impitoyable d’abjurations de ce genre. Mais sa critique politique a trouvé dans les faits objectifs une base beaucoup plus sûre que dans la fermeté subjective de son auteur.

La conquête du pouvoir ne modifie pas seulement l’attitude du prolétariat envers les autres classes, elle change aussi sa structure intérieure. L’exercice du pouvoir devient la spécialité d’un groupement social déterminé, qui tend avec d’autant plus d’impatience à trancher sa propre "question sociale" qu’il a une idée plus haute de sa mission. "Dans l’Etat prolétarien, où l’accumulation capitaliste n’est pas permise aux membres du parti dirigeant, la différenciation est d’abord fonctionnelle, puis elle devient sociale. Je ne dis pas qu’elle devienne une différenciation de classe, je dis qu’elle devient une différenciation sociale..." Rakovsky explique : "La position sociale du communiste qui a à sa disposition une auto, un bon logement, des congés réguliers et qui reçoit le maximum d’appointements fixé par le parti diffère de celle du communiste qui, travaillant dans les houillères, gagne de 50 à 60 roubles par mois."

Enumérant les causes de la dégénérescence des jacobins au pouvoir, l’enrichissement, les fournitures de l’Etat, etc., Rakovsky cite une curieuse remarque de Babeuf sur le rôle joué dans cette évolution par les femmes de la noblesse, très recherchées des jacobins. "Que faites-vous, s’exclame Babeuf, lâches plébéiens ? Elles vous embrassent aujourd’hui, elles vous égorgeront demain." Le recensement des épouses des dirigeants, en U.R.S.S., donnerait un tableau analogue. Sosnovsky, journaliste soviétique connu, indiquait le rôle du "facteur auto-garage" dans la formation de la bureaucratie. Il est vrai que, avec Rakovsky, Sosnovsky s’est repenti et est revenu de Sibérie. Les moeurs de la bureaucratie n’en ont pas été améliorées. Au contraire, le repentir d’un Sosnovsky prouve les progrès de la démoralisation.

Les vieux articles de Sosnovsky, qui passaient naguère de mains en mains à l’état de manuscrits, contiennent précisément d’inoubliables épisodes de la vie des nouveaux dirigeants montrant bien à quel point les vainqueurs se sont assimilé les moeurs des vaincus. Sans revenir aux années révolues — Sosnovsky ayant en 1934 troqué définitivement son fouet contre une lyre —, bornons-nous à des exemples récents empruntés à la presse soviétique, en choisissant non les "abus", mais les faits ordinaires, officiellement admis par l’opinion publique.

Le directeur d’une usine moscovite, communiste connu, se félicite dans la Pravda du développement culturel de son entreprise. Un mécanicien lui téléphone : "M’ordonnez-vous d’arrêter le martin ou de patienter ?" — "Je réponds, dit-il, attends un moment..." Le mécanicien lui parle avec déférence, le directeur tutoie le mécanicien. Et ce dialogue indigne, impossible dans un pays capitaliste civilisé, le directeur le relate lui-même comme tout à fait banal ! La rédaction n’y fait pas d’objections, ne remarquant rien ; les lecteurs ne protestent pas, ayant l’habitude. Ne nous étonnons pas non plus : aux audiences solennelles du Kremlin, les "chefs" et les commissaires du peuple tutoient leurs subordonnés, directeurs d’usines, présidents de kolkhozes, contremaîtres et ouvrières invités pour être décorés. Comment ne pas se rappeler que l’un des mots d’ordre révolutionnaires les plus populaires sous l’ancien régime exigeait la fin du tutoiement des subordonnés par les chefs ?

Etonnants par leur sans-gêne seigneurial, les dialogues des dirigeants du Kremlin avec le "peuple" attestent sans erreur possible qu’en dépit de la révolution d’Octobre, de la nationalisation des moyens de production, de la collectivisation et de la "liquidation des koulaks en tant que classe", les rapports entre les hommes, et ce, tout au sommet de la pyramide soviétique, loin de s’élever jusqu’au socialisme, n’accèdent pas encore sous bien des rapports au niveau du capitalisme cultivé. Un très grand pas en arrière a été fait dans cet important domaine au cours des dernières années, le Thermidor soviétique qui a donné à une bureaucratie peu cultivée une indépendance complète, soustraite à tout contrôle, et aux masses la fameuse directive du silence et de l’obéissance, étant incontestablement la cause des récidives de la vieille barbarie russe.
Nous ne songeons pas à opposer à l’abstraction dictature l’abstraction démocratie pour peser leurs qualités respectives sur les balances de la raison pure. Tout est relatif en ce monde ou il n’est de permanent que le changement. La dictature du parti bolchevique fut dans l’histoire l’un des instruments les plus puissants du progrès. Mais ici, comme dit le poète, Vernunft wird Unsinn, wohltat Plage[2]. L’interdiction des partis d’opposition entraîna l’interdiction des fractions ; l’interdiction des fractions aboutit à l’interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour conséquence l’impunité bureaucratique, qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption.

LES CAUSES SOCIALES DE THERMIDOR
Nous avons défini le Thermidor soviétique comme la victoire de la bureaucratie sur les masses. Nous avons essayé de montrer les conditions historiques de cette victoire. L’avant-garde révolutionnaire du prolétariat fut en partie absorbée par les services de l’Etat et peu à peu démoralisée, en partie détruite dans la guerre civile, en partie éliminée et écrasée. Les masses fatiguées et déçues n’avaient qu’indifférence pour ce qui se passait dans les milieux dirigeants. Ces conditions, si importantes qu’elles soient, ne suffisent nullement à nous expliquer comment la bureaucratie a réussi à s’élever au-dessus de la société et à prendre pour longtemps en main les destinées de celle-ci ; sa seule volonté eût été en tout cas insuffisante ; la formation d’une nouvelle couche dirigeante doit avoir des causes sociales plus profondes.

La lassitude des masses et la démoralisation des cadres ont aussi contribué au XVIIIe siècle à la victoire des thermidoriens sur les jacobins. Mais un processus organique et historique plus profond s’accomplissait sous ces phénomènes, en réalité secondaires. Les jacobins avaient leur appui dans les couches inférieures de la petite bourgeoisie, soulevées par la puissante vague ; or la révolution du XVIIIe siècle, répondant au développement des forces productives, ne pouvait manquer d’amener enfin au pouvoir la grande bourgeoisie. Thermidor ne fut qu’une des étapes de cette évolution inévitable. Quelle nécessité sociale s’exprime donc dans le Thermidor soviétique ? Nous avons tenté dans un chapitre précédent de donner une explication préalable du triomphe du gendarme. Force nous est de continuer ici l’analyse des conditions du passage du capitalisme au socialisme et du rôle qu’y joue l’Etat. Confrontons une fois de plus la prévision théorique et la réalité. "Il est encore nécessaire de contraindre la bourgeoisie", écrivait Lénine en 1917, traitant de la période qui devait suivre la conquête du pouvoir, "mais l’organe de la contrainte, c’est déjà la majorité de la population et non plus la minorité, comme ce fut toujours le cas jusqu’à présent... En ce sens, l’Etat commence à dépérir." En quoi s’exprime son dépérissement ? D’abord en ce qu’au lieu "d’institutions spéciales appartenant à la minorité privilégiée" (fonctionnaires privilégiés, commandement de l’armée permanente), la majorité peut elle-même "remplir" les fonctions de coercition. Lénine formule plus loin une thèse indiscutable sous sa forme axiomatique : "Plus les fonctions du pouvoir deviennent celles du peuple entier et moins ce pouvoir est nécessaire." L’abolition de la propriété privée des moyens de production élimine la tâche principale de l’Etat formé par l’histoire : la défense des privilèges de propriété de la minorité contre la très grande majorité.

Le dépérissement de l’Etat commence, d’après Lénine, dès le lendemain de l’expropriation des expropriateurs, c’est-à-dire avant que le nouveau régime ait pu aborder ses tâches économiques et culturelles. Chaque succès dans l’accomplissement de ces tâches signifie une nouvelle étape de la résorption de l’Etat dans la société socialiste. Le degré de cette résorption est le meilleur indice de la profondeur et de l’efficacité de l’édification socialiste. On peut formuler le théorème sociologique suivant : la contrainte exercée par les masses dans l’état ouvrier est directement proportionelle aux forces tendant à l’exploitation ou à la restauration capitaliste et inversement proportionnelle à la solidarité sociale et au dévouement commun au nouveau régime. La bureaucratie — en d’autres termes, "les fonctionnaires privilégiés et le commandement de l’armée permanente" — répond à une variété particulière de la contrainte que les masses ne peuvent pas ou ne veulent pas appliquer et qui s’exerce d’une façon ou d’une autre contre elles.

Si les soviets démocratiques avaient conservé jusqu’à ce jour leur force et leur indépendance, tout en demeurant tenus de recourir à la coercition dans la même mesure qu’au cours des premières années, ce fait eût suffi à nous inquiéter sérieusement. Quelle ne doit pas être notre inquiétude en présence d’une situation où les soviets des masses ont définitivement quitté la scène, cédant leurs fonctions coercitives à Staline, Iagoda et Cie ! Et quelles fonctions coercitives ! Demandons-nous pour commencer quelle est la cause sociale de cette vitalité opiniâtre de l’Etat et par-dessus tout de sa "gendarmisation". L’importance de cette question est par elle-même évidente : selon la réponse que nous lui donnerons, nous devrons ou réviser radicalement nos idées traditionnelles sur la société socialiste en général ou repousser tout aussi radicalement les appréciations officielles sur l’U.R.S.S.

Prenons dans un numéro récent d’un journal de Moscou la caractéristique stéréotypée du régime soviétique actuel, l’une de ces caractéristiques que l’on répète chaque jour et que les écoliers apprennent par coeur. "Les classes parasites des capitalistes, des propriétaires fonciers et des paysans riches sont à jamais liquidées en U.R.S.S. où l’on a de la sorte mis fin pour toujours à l’exploitation de l’homme par l’homme. Toute l’économie nationale est devenue socialiste et le mouvement Stakhanov grandissant prépare les conditions du passage du socialisme au communisme." (Pravda, 4 avril 1936). La presse mondiale de l’Internationale communiste ne dit pas autre chose, comme de juste. Mais si l’on a mis fin "pour toujours" à l’exploitation, si le pays est réellement engagé dans la voie du communisme, c’est-à-dire dans la phase supérieure, il ne reste à la société qu’à jeter bas, enfin, la camisole de force de l’Etat. Au lieu de quoi — et c’est là un contraste à peine concevable ! — l’Etat soviétique prend un aspect bureaucratique et totalitaire. On peut faire ressortir la même contradiction fatale en évoquant le sort du parti, La question se formule à peu près ainsi : Pourquoi pouvait-on en 1917-21, quand les anciennes classes dominantes résistaient encore les armes à la main, quand les impérialistes du monde entier les soutenaient effectivement, quand les koulaks armés sabotaient la défense et le ravitaillement du pays, discuter librement, sans crainte, dans le parti, de toutes les questions les plus graves de la politique ? Pourquoi ne peut-on pas maintenant, après la fin de l’intervention, la défaite des classes d’exploiteurs, les succès incontestables de l’industrialisation, la collectivisation de la grande majorité des paysans, admettre la moindre critique à l’adresse de dirigeants inamovibles ? Pourquoi tout bolchevik qui s’aviserait, conformément aux statuts du parti, de réclamer la convocation d’un congrès serait-il aussitôt exclu ? Tout citoyen qui émettrait tout haut des doutes sur l’infaillibilité de Staline serait aussitôt traité à peu près comme un comploteur terroriste. D’où vient cette terrible, cette monstrueuse, cette intolérable puissance de la répression et de l’appareil policier ? La théorie n’est pas une lettre de change que l’on puisse à tout moment faire acquitter. Si elle s’est trouvée en défaut, il convient de la réviser ou de combler ses lacunes. Dévoilons les forces sociales réelles qui ont fait naître la contradiction entre la réalité soviétique et le marxisme traditionnel. On ne peut pas, en tout cas, errer dans les ténèbres en répétant les phrases rituelles, peut-être utiles au prestige des chefs, mais qui soufflettent la réalité vivante. Nous le verrons à l’instant grâce à un exemple convaincant.

Le président du conseil des commissaires du peuple déclarait en janvier 1936 à l’Exécutif : "L’économie nationale est devenue socialiste (applaudissements). Sous ce rapport, nous avons résolu le problème de la liquidation des classes (applaudissements)". Le passé nous laisse pourtant encore des "éléments foncièrement hostiles", débris des classes autrefois dominantes. On trouve en outre parmi les travailleurs des kolkhozes, les fonctionnaires de l’Etat, parfois même parmi les ouvriers, de "minuscules spéculateurs", des "dilapidateurs des biens de l’Etat et des kolkhozes", des "colporteurs de potins antisoviétiques" etc. De là la nécessité d’affermir encore la dictature. Contrairement à ce qu’attendait Engels, l’Etat ouvrier, au lieu de "s’assoupir" doit devenir de plus en plus vigilant.
Le tableau peint par le chef de l’Etat soviétique serait au plus haut point rassurant s’il ne recélait une contradiction mortelle. Le socialisme s’est définitivement installé dans le pays : "sous ce rapport" les classes sont anéanties (si elles le sont sous ce rapport, elles le sont aussi sous tout autre). Sans doute l’harmonie sociale est-elle çà et là troublée par les scories et débris du passé. On ne peut tout de même pas penser que des gens dispersés, privés de pouvoir et de propriété, rêvant de la restauration du capitalisme, puissent avec de "minuscules spéculateurs" (ce ne sont pas même des spéculateurs tout court !) renverser la société sans classes. Tout est, semble-t-il, pour le mieux. Mais encore une fois, pourquoi dans ce cas la dictature d’airain de la bureaucratie ?

Les rêveurs réactionnaires disparaissent peu à peu, il faut le croire. Des soviets archidémocratiques se chargeraient bien de "minuscules spéculateurs" et de "cancaniers". "Voyous ne sommes pas des utopistes", répliquait Lénine en 1917 aux théoriciens bourgeois et réformistes de l’Etat bureaucratique, "nous ne contestons nullement la possibilité et l’inéluctabilité d’excès commis par des individus et aussi la nécessité de réprimer ces excès... Mais point n’est besoin à cette fin d’un appareil spécial de répression ; le peuple armé y suffira avec autant d’aisance et de facilité qu’une foule civilisée sépare des hommes en train de se battre ou ne laisse pas insulter une femme." Ces paroles paraissent avoir été destinées à réfuter les considérations de l’un des successeurs de Lénine à la tête de l’Etat. On étudie Lénine dans les écoles de l’U.R.S.S., mais visiblement pas au Conseil des commissaires du peuple. Ou bien la décision pour laquelle un Molotov emploie sans y réfléchir les arguments contre lesquels Lenine dirigeait son arme acérée ne s’expliquerait pas. Flagrante contradiction entre le fondateur et les épigones ! Alors que Lénine tenait pour possible, sans appareil bureaucratique, la liquidation des classes d’exploiteurs, Molotov, pour justifier après la liquidation des classes l’étouffement de toute initiative populaire par la machine bureaucratique, ne trouve rien de mieux que d’invoquer les "débris" des classes liquidées !

Mais il devient d’autant plus difficile de se nourrir de ces "débris" que, de l’aveu des représentants autorisés de la bureaucratie, les ennemis de classe d’hier sont assimilés avec succès par la société soviétique. Postychev, l’un des secrétaires du comité central, disait en avril 1936 au congrès des Jeunesses communistes : "De nombreux saboteurs se sont sincèrement repentis... et ont rejoint les rangs du peuple soviétique..." Vu le succès de la collectivisation, "les enfants des koulaks ne doivent pas payer pour leurs parents". Ce n’est pas tout ; "Le koulak lui-même ne croit sans doute plus aujourd’hui pouvoir recouvrer sa situation d’exploiteur au village." Ce n‘est pas sans raison que le gouvernement a commencé l’abolition des restrictions légales résultant des origines sociales ! Mais si les affirmations de Postychev, approuvées sans réserve par Molotov, ont un sens, ce ne peut être que celui-ci : la bureaucratie est devenue un monstrueux anachronisme et la contrainte étatique n’a plus d’objet sur la terre des soviets. Ni Molotov ni Postychev n’admettent cependant cette conclusion rigoureusement logique. Ils préfèrent garder le pouvoir, fût-ce en se contredisant. En réalité, ils ne peuvent pas y renoncer. En termes objectifs : la société soviétique actuelle ne peut pas se passer de l’Etat, et même — dans une certaine mesure — de la bureaucratie. Et ce ne sont pas les misérables restes du passé, mais les puissantes tendances du présent qui créent cette situation. La justification de l’Etat soviétique, considéré comme un mécanisme de contrainte, c’est que la période transitoire actuelle est encore pleine de contradictions sociales qui, dans le domaine de la consommation — le plus familier et le plus sensible à tout le monde — revêtent un caractère extrêmement grave, menaçant à tout moment de se faire jour dans le domaine de la production. La victoire du socialisme ne peut dès lors être dite ni définitive ni assurée.

L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit patienter.

L’amélioration de la situation matérielle et culturelle devrait, à première vue, amoindrir la nécessité des privilèges, rétrécir le domaine du "droit bourgeois" et par là même dérober le sol sous les pieds de la bureaucratie, gardienne de ces droits. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : l’accroissement des forces productives s’est accompagné jusqu’ici d’un développement extrême de toutes les formes de l’inégalité et des privilèges et aussi de la bureaucratie. Et ce n’est pas non plus sans raison.

Le régime sovietique a incontestablement eu dans sa première période un caractère beaucoup plus égalitaire et moins bureaucratique qu’aujourd’hui. Mais son égalité était celle de la misère commune. Les ressources du pays étaient si restreintes qu’elles ne permettaient pas de détacher des masses des milieux tant soit peu privilégiés. Le salaire "égalitaire", en supprimant le stimulant individuel, devenait un obstacle au développement des forces productives. L’économie soviétique devait sortir quelque peu de son indigence pour que l’accumulation de ces matières grasses que sont les privilèges devint possible. L’état actuel de la production est encore très loin d’assurer à tous le nécessaire. Mais il permet déjà d’accorder des avantages importants à la minorité et de faire de l’inégalité un aiguillon pour la majorité. Telle est la raison première pour laquelle l’accroissement de la production a jusqu’ici renforcé les traits bourgeois et non socialistes de l’Etat. Cette raison n’est pas la seule. A côté du facteur économique qui commande dans la phase présente de recourir aux méthodes capitalistes de rémunération du travail, agit le facteur politique incarné par la bureaucratie elle-même. De par sa nature, celle-ci crée et défend des privilèges. Elle surgit tout au début comme l’organe bourgeois de la classe ouvrière. Etablissant et maintenant les privilèges de la minorité, elle s’attribue naturellement la meilleure part : celui qui distribue les biens ne s’est encore jamais lesé. Ainsi nait du besoin de la société un organe qui, dépassant de beaucoup sa fonction sociale nécessaire, devient un facteur autonome et en même temps la source de grands dangers pour tout l’organisme social.

La signification du Thermidor soviétique commence à se préciser devant nous. La pauvreté et l’inculture des masses se concrétisent de nouveau sous les formes menaçantes du chef armé d’un puissant gourdin. Congédiée et flétrie autrefois, la bureaucratie est, de servante de la société, devenue maîtresse. En le devenant, elle s’est, socialement et moralement, éloignée à tel point des masses qu’elle ne peut plus admettre aucun contrôle sur ses actes et sur ses revenus.

La peur, mystique au premier abord, de la bureaucratie en présence de "minuscules spéculateurs, de gens sans scrupules et des cancaniers" trouve là son explication naturelle. N’étant pas encore en mesure de satisfaire les besoins élémentaires de la population, l’économie soviétique engendre à chaque pas des tendances à la spéculation et à la fraude intéressée. D’autre part, les privilèges de la nouvelle aristocratie incitent les masses à prêter l’oreille aux "rumeurs antisoviétiques", c’est-à-dire à toute critique, serait-elle formulée à mi-voix, des autorités arbitraires et insatiables. Il ne s’agit donc pas des fantômes du passé, des restes de ce qui n’est plus, en un mot de la neige de l’an dernier, mais de nouvelles et puissantes tendances, sans cesse renaissantes, à l’accumulation personnelle. Le premier afflux de bien-être, fort modeste, a, précisément à cause de sa faiblesse, non affaibli mais fortifié ces tendances centrifuges. Les non-privilégiés cependant ont senti s’accroître le sourd désir de modérer sans ménagement les appétits des nouveaux notables. La lutte sociale s’aggrave de nouveau. Telles sont les sources de la puissance de la bureaucratie. Ce sont aussi celles des périls qui menacent cette puissance. »

Notes

[1] Reproduite dans Les Bolcheviks contre Staline.

[2] La raison devient folie, le bienfait tourment.

Deuxième extrait de "La révolution trahie" de Léon Trotsky :

« LA BUREAUCRATIE EST-ELLE UNE CLASSE DIRIGEANTE ?

Les classes sont définies par leur place dans l’économie sociale et avant tout par rapport aux moyens de production. Dans les sociétés civilisées, la loi fixe les rapports de propriété. La nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole du commerce extérieur forment les bases de la société soviétique. Et cet acquis de la révolution prolétarienne définit à nos yeux l’U.R.S.S. comme un Etat prolétarien.

Par sa fonction de régulatrice et d’intermédiaire, par le souci qu’elle a de maintenir la hiérarchie sociale, par l’exploitation à ses propres fins de l’appareil de l’Etat, la bureaucratie soviétique ressemble à toute autre bureaucratie et surtout à celle du fascisme. Mais elle s’en distingue aussi par des traits d’une extrême importance. Sous aucun autre régime, la bureaucratie n’atteint à une pareille indépendance. Dans la société bourgeoise, la bureaucratie représente les intérêts de la classe possédante et instruite qui dispose d’un grand nombre de moyens de contrôle sur ses administrations. La bureaucratie soviétique s’est élevée au-dessus d’une classe qui sortait à peine de la misère et des ténèbres et n’avait pas de traditions de commandement et de domination. Tandis que les fascistes, une fois arrivés à la mangeoire, s’unissent à la bourgeoisie par les intérêts communs, l’amitié, les mariages, etc., la bureaucratie de l’U.R.S.S. s’assimile les moeurs bourgeoises sans avoir à côté d’elle une bourgeoisie nationale. En ce sens on ne peut nier qu’elle soit quelque chose de plus qu’une simple bureaucratie. Elle est la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes, dans la société soviétique.

Une autre particularité n’est pas moins importante. La bureaucratie soviétique a politiquement exproprié le prolétariat pour défendre par ses propres méthodes les conquêtes sociales du prolétariat. Mais le fait même qu’elle se soit approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l’Etat, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l’Etat. L’Etat "appartient " en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. Le prolétariat n’a pas encore dit son dernier mot. La bureaucratie n’a pas créé de base sociale à sa domination, sous la forme de conditions particulières de propriété. Elle est obligée de défendre la propriété de l’Etat, source de son pouvoir et de ses revenus. Par cet aspect de son activité, elle demeure l’instrument de la dictature du prolétariat.

Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe "capitaliste d’Etat" ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’Etat. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part énorme du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne, en dépit de la plénitude de leur pouvoir et de l’écran de fumée de la flagornerie.

La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste ; les forces productives, fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme économique — nous en sommes encore loin — mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir.

La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l’économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrègeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture.

Mais si le pouvoir socialiste est encore absolument nécessaire à la conservation et au développement de l’économie planifiée, la question de savoir sur qui s’appuie le pouvoir soviétique d’aujourd’hui et dans quelle mesure l’esprit socialiste de sa politique est assuré n’en est que plus sérieuse.

Lénine, parlant au XIe congrès du parti, comme s’il lui faisait ses adieux, disait à l’adresse des milieux dirigeants : "L’histoire connaît des transformations de toutes sortes ; il n’est pas sérieux du tout en politique de compter sur les convictions, le dévouement et les belles qualités de l’âme..." La condition détermine la conscience. En une quinzaine d’années, le pouvoir a modifié la composition sociale des milieux dirigeants plus profondément que ses idées. La bureaucratie étant, de toutes les couches de la société soviétique, celle qui a le mieux résolu sa propre question sociale, elle est pleinement satisfaite de ce qui est et cesse dès lors de donner quelque garantie morale que ce soit de l’orientation socialiste de sa politique. Elle continue à défendre la propriété étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est nourrie et entretenue par le parti illégal des bolcheviks-léninistes, qui est l’expression la plus consciente du courant socialiste contre l’esprit de réaction bourgeoise dont est profondément pénétrée la bureaucratie thermidorienne. En tant que force politique consciente la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse, fort heureusement, n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l’inéluctabilité de la révolution mondiale.

LA QUESTION DU CARACTERE SOCIAL DE L’U.R.S.S. N’EST PAS ENCORE TRANCHEE PAR L’HISTOIRE

Formulons, pour mieux comprendre le caractère social de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, deux hypothèses d’avenir. Supposons la bureaucratie soviétique chassée du pouvoir par un parti révolutionnaire ayant toutes les qualités du vieux bolchevisme et enrichi, en outre, de l’expérience mondiale de ces derniers temps. Ce parti commencerait par rétablir la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait et devrait rétablir la liberté des partis soviétiques. Avec les masses, à la tête des masses, il procéderait à un nettoyage sans merci des services de l’Etat. Il abolirait les grades, les décorations, les privilèges et ne maintiendrait de l’inégalité dans la rétribution du travail que ce qui est nécessaire à l’économie et à l’Etat. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser librement, d’apprendre, de critiquer, en un mot, de se former. Il introduirait de profondes modifications dans la répartition du revenu national, conformément à la volonté des masses ouvrières et paysannes. Il n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires en matière de propriété. Il continuerait et pousserait à fond l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique, après le renversement de la bureaucratie, le prolétariat aurait à accomplir dans l’économie de très importantes réformes, il n’aurait pas à faire une nouvelle révolution sociale.

Si, à l’inverse, un parti bourgeois renversait la caste soviétique dirigeante, il trouverait pas mal de serviteurs parmi les bureaucrates d’aujourd’hui, les techniciens, les directeurs, les secrétaires du parti, les dirigeants en général. Une épuration des services de l’Etat s’imposerait aussi dans ce cas ; mais la restauration bourgeoise aurait vraisemblablement moins de monde à jeter dehors qu’un parti révolutionnaire. L’objectif principal du nouveau pouvoir serait de rétablir la propriété privée des moyens de production. Il devrait avant tout donner aux kolkhozes faibles la possibilité de former de gros fermiers et transformer les kolkhozes riches en coopératives de production du type bourgeois, on en sociétés par actions. Dans l’industrie, la dénationalisation commencerait par les entreprises de l’industrie légère et de l’alimentation. Le plan se réduirait dans les premiers temps à des compromis entre le pouvoir et les "corporations", c’est-à-dire les capitaines de l’industrie soviétique, ses propriétaires potentiels, les anciens propriétaires émigrés et les capitalistes étrangers. Bien que la bureaucratie soviétique ait beaucoup fait pour la restauration bourgeoise, le nouveau régime serait obligé d’accomplir sur le terrain de la propriété et du mode de gestion non une réforme mais une véritable révolution.

Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s’emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l’Etat. L’évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l’égalité socialiste. Dès maintenant, elle a dû malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans des rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C’est ignorer l’instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n’est pas tombé du ciel. Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d’être directeur de trust il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie marquerait la renaissance de la révolution socialiste. La troisième hypothèse nous ramène ainsi aux deux premières, par lesquelles nous avions commencé pour plus de clarté et de simplicité.

Qualifier de transitoire ou d’intermédiaire le régime soviétique, c’est écarter les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris le "Capitalisme d’Etat") et le socialisme. Mais cette définition est en elle-même tout à fait insuffisante et risque de suggérer l’idée fausse que la seule transition possible pour le régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste cependant parfaitement possible. Une définition plus complète sera nécessairement plus longue et plus lourde.

L’U.R.S.S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle : a)les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’Etat un caractère socialiste ; b)le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c)les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d)le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e)la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f)la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g)l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h)la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i)les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international.

Les doctrinaires ne seront naturellement pas satisfaits par une définition aussi vague. Ils voudraient des formules catégoriques ; oui et oui, non et non. Les questions de sociologie seraient bien plus simples Si les phénomènes sociaux avaient toujours des contours précis. Mais rien n’est plus dangereux que d’eliminer, en poursuivant la précision logique, les éléments qui contrarient dès maintenant nos schémas et peuvent demain les réfuter. Nous craignons par-dessus tout, dans notre analyse, de faire violence au dynamisme d’une formation sociale qui n’a pas de précédent et ne connaît pas d’analogue. La fin scientifique et politique que nous poursuivons nous interdit de donner une définition achevée d’un processus inachevé, elle nous impose d’observer toutes les phases du phénomène, d’en faire ressortir les tendances progressistes et réactionnaires, de révéler leur interaction, de prévoir les diverses variantes du développement ultérieur et de trouver dans cette prévision un point d’appui pour l’action.

Troisième extrait de "La révolution trahie" :

LE SOCIALISME ET L’ETAT LE REGIME TRANSITOIRE

Est-il vrai, comme l’affirment les autorités officielles, que le socialisme soit déjà réalisé en U.R.S.S.? Si la réponse est négative, les succès acquis garantissent-ils tout au moins la réalisation du socialisme dans des frontières nationales, indépendamment du cours des événements dans le reste du monde ? L’appréciation critique des principaux indices de l’économie soviétique doit nous donner un point de départ dans la recherche d’une réponse juste. Mais nous ne pouvons nous passer d’une remarque théorique préalable.

Le marxisme procède du développement de la technique, comme du ressort principal du progrès, et bâtit le programme communiste sur la dynamique des forces de production. A supposer qu’une catastrophe cosmique ravage dans un avenir plus ou moins rapproché notre planète, force nous serait de renoncer à la perspective du communisme comme à bien d’autres choses. Abstraction faite de ce danger, problématique pour le moment, nous n’avons pas la moindre raison scientifique d’assigner par avance des limites, quelles qu’elles soient, à nos possibilités techniques, industrielles et culturelles. Le marxisme est profondément pénétré de l’optimisme du progrès et cela suffit, soit dit en passant, à l’opposer irréductiblement à la religion.

La base matérielle du communisme doit consister en un développement de la puissance économique de l’homme tel que le travail productif, cessant d’être une charge et une peine, n’ait besoin d’aucun aiguillon et la répartition — comme aujourd’hui dans une famille aisée ou une pension "convenable" — d’autre contrôle que ceux de l’éducation, de l’habitude, de l’opinion publique. Il faut, pour parler franc, une forte dose de stupidité pour considérer comme utopique une perspective aussi modeste en définitive.

Le capitalisme a préparé les conditions et les forces de la révolution sociale : la technique, la science, le prolétariat. La société communiste ne peut pourtant pas succéder immédiatement à la société bourgeoise ; l’héritage matériel et culturel du passé est insuffisant. A ses débuts, l’Etat ouvrier ne peut encore ni permettre à chacun de travailler "selon ses capacités", en d’autres termes, tant qu’il pourra et voudra, ni récompenser chacun "selon ses besoins", indépendamment du travail fourni. L’intérêt de l’accroissement des forces productives oblige à recourir aux normes habituelles du salaire, c’est-à-dire à la répartition de biens d’après la quantité et la qualité du travail individuel. Marx appelait cette première étape de la société nouvelle "le stade inférieur du communisme", le distinguant du stade supérieur où disparaît, en même temps que le dernier spectre du besoin, l’inégalité matérielle. "Nous n’en sommes naturellement pas encore au communisme complet, dit la doctrine soviétique officielle d’aujourd’hui, mais nous avons déjà réalisé le socialisme, c’est-à-dire le stade inférieur du communisme." Et d’invoquer à l’appui de cette thèse, la suprématie des trusts d’Etat dans l’industrie, des kolkhozes dans l’agriculture, des entreprises étatisées et coopératives dans le commerce. A première vue, la concordance est totale avec le schéma a priori — et partant hypothétique — de Marx. Mais du point de vue du marxisme précisément, la question ne concerne pas les seules formes de la propriété, indépendamment du rendement obtenu du travail. Marx entendait en tout cas par "stade inférieur du communisme" celui d’une société dont le développement économique serait dès le début supérieur à celui du capitalisme avancé. En théorie, cette façon de poser la question est irréprochable, car le communisme, considéré à l’échelle mondiale, constitue, même dans son stade initial, à son point de départ, un degré supérieur par rapport à la société bourgeoise. Marx s’attendait d’ailleurs à ce que les Français commencent la révolution socialiste, que les Allemands auraient continuée et les Anglais achevée. Quant aux Russes, il restaient loin à l’arrière-garde. La réalité a été inverse. Et tenter d’appliquer mécaniquement au cas particulier de l’U.R.S.S., dans la phase actuelle de son évolution, la conception historique universelle de Marx, c’est tomber aussitôt dans d’inextricables contradictions.

La Russie n’était pas le chaînon le plus résistant mais bien le plus faible du capitalisme. L’U.R.S.S. actuelle ne dépasse pas le niveau de l’économie mondiale, elle ne fait que rattraper les pays capitalistes. Si la société qui devait se former sur la base de la socialisation des forces productives des pays les plus avancés du capitalisme à son époque représentait pour Marx le "stade inférieur du communisme", cette définition ne s’applique manifestement pas à l’U.R.S.S. qui reste à ce jour beaucoup plus pauvre, quant à la technique, aux biens et à la culture, que les pays capitalistes. Il est donc plus exact d’appeler le régime soviétique actuel, avec toutes ses contradictions, non point socialiste mais transitoire entre le capitalisme et le socialisme, ou préparatoire au socialisme.

Ce souci d’une juste terminologie n’implique aucun pédantisme. La force et la stabilité des régimes se définissent en dernier lieu par le rendement relatif du travail. Une économie socialisée en train de dépasser, techniquement, le capitalisme, serait réellement assurée d’un développement socialiste en quelque sorte automatique, ce que l’on ne peut malheureusement dire en aucune façon de l’économie soviétique.

La plupart des apologistes vulgaires de l’U.R.S.S. telle qu’elle est sont enclins à raisonner à peu près ainsi : même en reconnaissant que le régime soviétique actuel n’est pas encore socialiste, le développement ultérieur des forces productives, sur les bases actuelles, doit tôt ou tard amener le triomphe complet du socialisme. Seul le facteur temps est en ce cas discutable. Est-ce donc la peine de faire tant de bruit ? Si incontestable que paraisse ce raisonnement, il est en réalité très superficiel. Le temps n’est nullement un facteur secondaire quand il s’agit d’un processus historique : il est infiniment plus dangereux de confondre le présent et le futur en politique qu’en grammaire. Le développement ne consiste pas, comme se le représentent les évolutionnistes vulgaires du genre des Webb, en l’accumulation planifiée et "l’amélioration" constante de ce qui est. Il comporte des transformations de la quantité en qualité, des crises, des bonds en avant et des reculs. Précisément parce que l’U.R.S.S. n’en est pas encore au premier stade du socialisme, système équilibré de production et de consommation, le développement n’y est pas harmonieux, mais contradictoire. Les contradictions économiques font naître les antagonismes sociaux qui déploient leur propre logique sans attendre le développement des forces productives. Nous venons de le voir dans la question du koulak, qui n’a pas consenti à se laisser "assimiler" par le socialisme et a exigé une révolution complémentaire à laquelle les bureaucrates et leurs idéologues ne s’attendaient pas. La bureaucratie, entre les mains de laquelle se concentrent le pouvoir et la richesse, consentira-t-elle à se laisser assimiler par le socialisme ? Il est permis d’en douter. Il serait en tout cas imprudent de se fier à sa parole. Dans quel sens évoluera, au cours des trois, cinq, dix années à venir le dynamisme des contradictions économiques et des antagonismes sociaux de la société soviétique ? Il n’y a pas encore de réponse définitive et incontestable à cette question. L’issue dépend de la lutte des forces vives de la société et pas seulement à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle internationale.

Chaque nouvelle étape nous impose dès lors l’analyse concrète des tendances et des rapports réels, dans leur connexion et leur constante interdépendance. L’importance d’une analyse de ce genre va ressortir à nos yeux dans la question de l’Etat soviétique.

PROGRAMME ET REALITE

Après Marx et Engels, Lénine voit le premier trait distinctif de la révolution en ce qu’expropriant les exploiteurs elle supprime la nécessité d’un appareil bureaucratique dominant la société, et avant tout de la police et de l’armée permanente. "Le prolétariat a besoin de l’Etat, tous les opportunistes le répètent", écrivait Lénine en 1917, deux ou trois mois avant la conquête du pouvoir, "mais ils oublient d’ajouter que le prolétariat n’a besoin que d’un Etat dépérissant, c’est-à-dire tel qu’il commence aussitôt à dépérir et ne puisse pas ne pas dépérir" (L’Etat et la révolution). Cette critique était en son temps dirigée contre les socialistes réformistes du type des mencheviks russes, des fabiens anglais, etc. ; aujourd’hui, elle se retourne avec une force doublée contre les idolâtres soviétiques et leur culte de l’Etat bureaucratique qui n’a pas la moindre intention de "dépérir".

La bureaucratie est socialement requise toutes les fois que d’âpres antagonismes sont en présence et qu’il faut les "atténuer", les "accommoder", les "régler" (toujours dans l’intérêt des privilégiés et des possédants et toujours à l’avantage de la bureaucratie elle-même). L’appareil bureaucratique s’affermit et se perfectionne à travers toutes les révolutions bourgeoises, si démocratiques soient-elles. "Le fonctionnariat et l’armée permanente, écrit Lénine, sont des "parasites" sur le corps de la société bourgeoise, des parasites engendrés par les contradictions internes qui déchirent cette société, mais précisément des parasites qui en bouchent les pores..." A partir de 1918, c’est-à-dire du moment où le parti dut considérer la prise du pouvoir comme un problème pratique, Lénine s’occupa sans cesse de l’élimination de ces "parasites". Après la subversion des classes d’exploiteurs, explique-t-il et démontre-t-il dans l’Etat et la révolution, le prolétariat brisera la vieille machine bureaucratique et formera son propre appareil d’ouvriers et d’employés, en prenant, pour les empêcher de devenir des bureaucrates, des "mesures étudiées en détail par Marx et Engels : 1° éligibilité et aussi révocabilité à tout moment ; 2° rétribution non supérieure au salaire de l’ouvrier ; 3° passage immédiat à un état de choses dans lequel tous s’acquitteront des fonctions de contrôle et de surveillance, dans lequel tous seront momentanément des "bureaucrates", personne ne pouvant pour cela même se bureaucratiser." On aurait tort de penser qu’il s’agit pour Lénine d’une oeuvre exigeant des dizaines d’années ; non, c’est un premier pas : "On peut et on doit commencer par là en faisant la révolution prolétarienne."

Les mêmes vues hardies sur l’Etat de la dictature du prolétariat trouvèrent, un an et demi après la prise du pouvoir, leur expression achevée dans le programme du parti bolchevique et notamment dans les paragraphes concernant l’armée. Un Etat fort, mais sans mandarins ; une force armée, mais sans samouraïs ! La bureaucratie militaire et civile ne résulte pas des besoins de la défense, mais d’un transfert de la division de la société en classes dans l’organisation de la défense. L’armée n’est qu’un produit des rapports sociaux. La lutte contre les périls extérieurs suppose, cela va de soi dans l’Etat ouvrier, une organisation militaire et technique spécialisée qui ne sera en aucun cas une caste privilégiée d’officiers. Le programme bolchevique exige le remplacement de l’armée permanente par la nation armée.

Dès sa formation, le régime de la dictature du prolétariat cesse de la sorte d’être celui d’un "Etat" au vieux sens du mot, c’est-à-dire d’une machine faite pour maintenir dans l’obéissance la majorité du peuple. Avec les armes, la force matérielle passe directement, immédiatement, aux organisations des travailleurs telles que les soviets. L’Etat, appareil bureaucratique, commence à dépérir dès le premier jour de la dictature du prolétariat. Telle est la voix du programme qui n’a pas été abrogé à ce jour. Chose étrange, on croirait une voix d’outre-tombe sortant du mausolée... Quelque interprétation que l’on donne de la nature de l’Etat soviétique, une chose est incontestable : à la fin de ses vingt premières années, il est loin d’avoir "dépéri", il n’a même pas commencé à "dépérir" ; pis, il est devenu un appareil de coercition sans précédent dans l’histoire ; la bureaucratie, loin de disparaître, est devenue une force incontrôlée dominant les masses ; l’armée, loin d’être remplacée par le peuple en armes, a formé une caste d’officiers privilégiés au sommet de laquelle sont apparus des maréchaux, tandis que le peuple, "exerçant en armes la dictature", s’est vu refuser en U.R.S.S. jusqu’à la possession d’une arme blanche. La fantaisie la plus exaltée concevrait difficilement contraste plus saisissant que celui qui existe entre le schéma de l’Etat ouvrier de Marx-Engels-Lénine et l’Etat à la tête duquel se trouve aujourd’hui Staline. Tout en continuant à réimprimer les oeuvres de Lénine (en les censurant et en les mutilant, il est vrai), les chefs actuels de l’U.R.S.S. et leurs représentants idéologiques ne se demandent même pas quelles sont les causes d’un écart aussi flagrant entre le programme et la réalité. Efforçons-nous de le faire à leur place.

LE DOUBLE CARACTÈRE DE L’ETAT SOVIÉTIQUE

La dictature du prolétariat est un pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste. Son essence même lui confère donc un caractère temporaire. L’Etat qui réalise la dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa propre abolition. Le degré d’exécution de cette tâche "dérivée" vérifie en un certain sens avec quel succès s’accomplit l’idée maîtresse : la construction d’une société sans classes et sans contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l’harmonie sociale sont en proportion inverse l’un de l’autre.

Engels écrivait dans sa célèbre polémique contre Dühring : "...Quand disparaîtront en même temps que la domination de classe et que la lutte pour l’existence individuelle, engendrée par l’anarchie actuelle de la production, les heurts et les excès qui découlent de cette lutte, il n’y aura plus rien à réprimer, le besoin d’une force spéciale de répression ne se fera plus sentir dans l’Etat." Le philistin croit à l’éternité du gendarme. En réalité le gendarme maîtrisera l’homme tant que l’homme n’aura pas suffisamment maîtrisé la nature. Il faut, pour que l’Etat disparaisse, que disparaissent "la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle". Engels réunit ces deux conditions en une seule : dans la perspective de la succession des régimes sociaux, quelques dizaines d’années ne comptent guère. Les générations qui portent la révolution sur leurs propres épaules se représentent autrement les choses. Il est exact que la lutte de tous contre tous naît de l’anarchie capitaliste. Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement "la lutte pour l’existence individuelle". Et c’est le pivot de la question !

L’Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu’il lui faut et serait par conséquent obligé d’inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d’excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu’il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d’enfantement. Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime ".

Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matiere de répartition des articles de consommation suppose naturellement l’Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l’Etat bourgeois sans bourgeoisie !" Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d’aujourd’hui, a une importance décisive pour l’intelligence de la nature de l’Etat soviétique d’aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L’Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l’inégalité, c’est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans bourgeoisie. Ces mots n’impliquent ni louange ni blâme ; ils appellent seulement les choses par leur nom.

Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l’Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques ; il ne nous restera qu’à leur en exprimer nos regrets.

La physionomie définitive de l’Etat ouvrier doit se définir par la modification du rapport entre ses tendances bourgeoises et socialistes. La victoire des dernières doit signifier la suppression irrévocable du gendarme, en d’autres termes la résorption de l’Etat dans une société s’administrant elle-même. Ce qui suffit à faire ressortir l’immense importance du problème de la bureaucratie soviétique, fait et symptôme.

C’est précisément parce qu’il donne, de par toute sa formation intellectuelle, à la conception de Marx sa forme la plus accentuée, que Lénine révèle la source des difficultés à venir, y compris les siennes propres, bien qu’il n’ait pas eu le temps de pousser son analyse à fond. "L’Etat bourgeois sans bourgeoisie" s’est révélé incompatible avec une democratie soviétique authentique. La dualité des fonctions de l’Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. L’expérience a montré ce que la théorie n’avait pas su prévoir avec une netteté suffisante : si "l’Etat des ouvriers armés" répond pleinement à ses fins quand il s’agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s’agit de régler l’inégalité dans la sphère de la consommation. Ceux qui sont privés de propriété ne sont pas enclins à créer des privilèges et à les défendre. La majorité ne peut pas se montrer soucieuse des privilèges de la minorité. Pour défendre le "droit bourgeois", l’Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type "bourgeois", bref de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme.

Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l’intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme bolchevique et la réalité soviétique. Si l’Etat, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique ; si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle. Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes brutales ; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. Ce ne sont pas les "restes", impuissants en eux-mêmes, des classes autrefois dirigeantes qui empêchent, comme le déclare la doctrine purement policière de Staline, l’Etat soviétique de dépérir et même de se libérer de la bureaucratie parasitaire, ce sont des facteurs infiniment plus puissants, tels que l’indigence matérielle, le manque de culture générale et la domination du "droit bourgeois" qui en découle dans le domaine qui intéresse le plus directement et le plus vivement tout homme : celui de sa conservation personnelle.

GENDARME ET "BESOIN SOCIALISE"

Le jeune Marx écrivait, deux ans avant le Manifeste communiste : "Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras..." Cette idée, Marx ne l’a développée nulle part, et ce n’est pas par hasard : il ne prévoyait pas la victoire de la révolution dans un pays arriéré. Lénine ne s’y est pas arrêté non plus, et ce n’est pas davantage par hasard : il ne prévoyait pas un si long isolement de l’Etat soviétique. Or, le texte que nous venons de citer n’étant chez Marx qu’une supposition abstraite, un argument par opposition, nous offre une clef théorique unique pour aborder les difficultés tout à fait concrètes et les maux du régime soviétique. Sur le terrain historique de la misère, aggravée par les dévastations des guerres impérialiste et civile, "la lutte pour l’existence individuelle", loin de disparaître au lendemain de la subversion de la bourgeoisie, loin de s’atténuer dans les années suivantes, a connu par moments un acharnement sans précédent : faut-il rappeler que des actes de cannibalisme se sont produits par deux fois dans certaines régions du pays ?

La distance qui sépare la Russie de l’Occident ne se mesure véritablement qu’à présent. Il faudrait à l’U.R.S.S., dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire en l’absence de convulsions intérieures et de catastrophes extérieures, plusieurs lustres pour assimiler complètement l’acquis économique et éducatif qui a été, pour les premiers nés de la civilisation capitaliste, le fruit des siècles. L’application des méthodes socialistes à des tâches pré-socialistes, tel est maintenant le fond du travail économique et culturel de l’U.R.S.S.

Il est vrai que l’U.R.S.S. dépasse aujourd’hui par ses forces productives les pays les plus avancés du temps de Marx. Mais, tout d’abord, dans la compétition historique de deux régimes, il s’agit bien moins de niveaux absolus que de niveaux relatifs : l’économie soviétique s’oppose au capitalisme de Hitler, de Baldwin et de Roosevelt et non à celui de Bismarck, de Palmerston et d’Abraham Lincoln ; en second lieu, l’ampleur même des besoins de l’homme se modifié radicalement avec la croissance de la technique mondiale : les contemporains de Marx ne connaissaient ni l’automobile, ni la T. S. F., ni l’avion. Or la société socialiste serait inconcevable de notre temps sans le libre usage de tous ces biens.

"Le stade inférieur du communisme", pour employer le terme de Marx, commence à un niveau dont le capitalisme le plus avancé s’est rapproché. Or le programme réel des prochaines périodes quinquennales des républiques soviétiques consiste à "rattraper l’Europe et l’Amérique". Pour créer un réseau de routes goudronnées et d’autoroutes dans les vastes espaces de l’U.R.S.S., il faut beaucoup plus de temps et de moyens que pour importer d’Amérique des fabriques d’automobiles toutes prêtes et même pour s’approprier leur technique. Combien d’années faudra-t-il pour donner à tout citoyen la possibilité d’user d’une automobile dans toutes les directions sans rencontrer de difficultés de ravitaillement en essence ? Dans la société barbare, le piéton et le cavalier formaient deux classes. L’auto ne différencie pas moins la société que le cheval de selle. Tant que la modeste Ford demeure le privilège d’une minorité, tous les rapports et toutes les habitudes propres à la société bourgeoise survivent. Avec eux subsiste l’Etat, gardien de l’inégalité.

Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n’a pu, ni dans son ouvrage capital sur la question (L’Etat et la révolution), ni dans le programme du parti, faire, concernant le caractère de l’Etat, toutes les déductions imposées par la condition arriérée et l’isolement du pays. Expliquant les résurgences de la bureaucratie par l’inexpérience administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour surmonter les "déformations bureaucratiques" : éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des privilèges matériels, contrôle actif des masses. On pensait que, sur cette voie, le fonctionnaire cesserait d’être un chef pour devenir un simple agent technique, d’ailleurs provisoire, tandis que l’Etat quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.

Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s’explique par le fait que le programme se fondait entièrement, sans réserves, sur une perspective internationale. "La révolution d’Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L’ère de la révolution prolétarienne communiste universelle s’est ouverte." Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce document ne se donnaient pas uniquement pour but l’édification du "socialisme dans un seul pays" — cette idée ne venait alors à personne et à Staline moins qu’à tout autre — et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l’Etat soviétique s’il lui fallait accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles depuis longtemps accomplies par le capitalisme avancé. La crise révolutionnaire d’après-guerre n’a cependant pas amené la victoire du socialisme en Europe : la social-démocratie a sauvé la bourgeoisie. La période qui paraissait à Lénine et à ses compagnons d’armes devoir être une courte "trêve" est devenue toute une époque de l’histoire. La structure sociale contradictoire de l’U.R.S.S. et le caractère ultra-bureaucratique de l’Etat soviétique sont les conséquences directes de cette singulière "difficulté" historique imprévue, qui a en même temps amené les pays capitalistes au fascisme ou à la réaction préfasciste. Si la tentative du début — créer un Etat débarrassé du bureaucratisme — s’est avant tout heurtée à l’inexpérience des masses en matière d’auto-administration, au manque de travailleurs qualifiés dévoués au socialisme, etc., d’autres difficultés n’allaient pas tarder à se faire sentir. La réduction de l’Etat à des fonctions "de recensement et de contrôle", les fonctions de coercition s’amoindrissant sans cesse, comme l’exige le programme, supposait un certain bien-être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l’Occident n’arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se révélait gênant et même intolérable quand il s’agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à l’industrie, à la technique, à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule.

Comment et pourquoi les immenses succès économiques des derniers temps, au lieu d’amener un adoucissement de l’inégalité, l’ont-ils aggravée en accroissant encore la bureaucratie qui, de "déformation", est devenue système de gouvernement ? Avant de tenter de répondre à cette question, écoutons ce que les chefs les plus autorisés de la bureaucratie soviétique disent de leur propre régime.

"LA VICTOIRE COMPLETE DU SOCIALISME ET "L’AFFERMISSEMENT DE LA DICTATURE"

La victoire complète du socialisme a plusieurs fois été annoncée en U.R.S.S., et sous une forme particulièrement catégorique à la suite de la "liquidation des koulaks en tant que classe". Le 30 janvier 1931, la Pravda, commentant un discours de Staline, écrivait : "Le deuxième plan quinquennal liquidera les derniers vestiges des éléments capitalistes de notre économie" (souligné par nous). De ce point de vue, l’Etat devrait disparaître sans retour dans le même laps de temps, car il n’a plus rien à faire là où les "derniers vestiges" du capitalisme sont liquidés. "Le pouvoir des soviets, déclare à ce sujet le programme du parti bolchevique, reconnaît hautement l’inéluctable caractère de classe de tout Etat, tant que n’a pas entièrement disparu la division de la société en classes et, avec elle, toute autorité gouvernementale." Mais sitôt que d’imprudents théoriciens moscovites eurent tenté de déduire de la liquidation des "derniers vestiges du capitalisme" — admise par eux comme une réalité — le dépérissement de l’Etat, la bureaucratie déclara leurs théories "contre-révolutionnaires".

L’erreur théorique de la bureaucratie est-elle donc dans la proposition principale ou dans la déduction ? Dans les deux. L’opposition objectait aux premières déclarations sur la "victoire totale" qu’on ne peut pas se borner à considérer les seules formes juridico-sociales des rapports, d’ailleurs encore contradictoires et manquant de maturité dans l’agriculture, en faisant abstraction du critère principal : le niveau atteint par le rendement du travail. Les formes juridiques elles-mêmes ont un contenu social qui varie profondément selon le degré de développement de la technique : "Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel de la société conditionné par ce régime" (Marx). Les formes soviétiques de la propriété fondées sur les acquisitions les plus récentes de la technique américaine et étendues à toutes les branches de l’économie donneraient déjà le premier stade du socialisme. Les formes soviétiques, en présence du bas rendement du travail, ne signifient qu’un régime transitoire dont les destinées ne sont pas encore définitivement pesées par l’histoire.

"N’est-ce pas monstrueux — écrivions-nous en mars 1932 —, le pays ne sort pas de la pénurie de marchandises, le ravitaillement s’interrompt à chaque instant, les enfants manquent de lait et les oracles officiels proclament que "le pays est entre dans la période socialiste". Peut-on compromettre plus fâcheusement le socialisme ?" Karl Radek, aujourd’hui l’un des publicistes en vue des milieux soviétiques dirigeants, répliquait à cette objection dans un numéro spécial du Berliner Tageblatt consacré à l’U.R.S.S. (mai 1932) dans les termes suivants, dignes d’être conservés à la postérité : "Le lait est le produit de la vache et non du socialisme, et il faut vraiment confondre le socialisme avec l’image du pays où coulent des fleuves de lait pour ne pas comprendre qu’un pays peut s’élever à un degré supérieur de développement sans que, momentanément, la situation matérielle des masses populaires en soit sensiblement améliorée." Ces lignes ont été écrites à un moment où le pays était en proie à une terrible famine.

Le socialisme est le régime de la production planifiée pour la satisfaction la meilleure des besoins de l’homme, faute de quoi il ne mérite pas son nom. Si les vaches sont déclarées propriété collective, mais s’il y en a trop peu ou si leurs pis sont trop maigres, des conflits commencent par suite du manque de lait : entre la ville et les campagnes. entre les kolkhozes et les cultivateurs indépendants, entre les diverses couches du prolétariat, entre la bureaucratie et l’ensemble des travailleurs. C’est précisément la socialisation des vaches qui les fit abattre en masses par les paysans. Les conflits sociaux engendrés par l’indigence peuvent à leur tour amener le retour à "tout l’ancien fatras". Telle fut notre réponse.

Dans sa résolution du 20 août 1935, le VIIe congrès de l’Internationale communiste certifie solennellement que "la victoire définitive et irrévocable du socialisme et l’affermissement à tous égards de l’Etat de la dictature du prolétariat" sont en U.R.S.S. les résultats des succès de l’industrie nationalisée, de l’élimination des éléments capitalistes et de la liquidation des koulaks en tant que classe. En dépit de son apparence catégorique, l’attestation de l’Internationale communiste est profondément contradictoire : si le socialisme a vaincu "définitivement et irrévocablement", non comme principe, mais comme vivante organisation sociale, le nouvel "affermissement" de la dictature est une absurdité évidente. Et, inversement, si l’affermissement de la dictature répond aux besoins réels du régime, c’est que nous sommes encore loin de la victoire du socialisme. Tout politique réaliste, pour ne pas dire marxiste, doit comprendre que la nécessité même d’"affermir" la dictature, c’est-à-dire la contrainte gouvernementale, prouve non le triomphe d’une harmonie sociale sans classes, mais la croissance de nouveaux antagonismes sociaux. Quelle est leur base ? La pénurie des moyens d’existence, qui est le résultat du bas rendement du travail.

Lénine donna un jour du socialisme la définition suivante : "le pouvoir des soviets, plus l’électrification". Cette définition en forme d’épigramme, dont l’étroitesse répondait à des fins de propagande, supposait en tout cas, comme point de départ minimum, le niveau capitaliste de l’électrification. Mais aujourd’hui encore l’U.R.S.S. dispose, par tête d’habitant, de trois fois moins d’énergie électrique que les pays capitalistes avancés. Tenant compte du fait que les soviets ont entre-temps cédé la place à un appareil indépendant des masses, il ne reste à l’Internationale communiste qu’à proclamer que le socialisme c’est "le pouvoir de la bureaucratie, plus le tiers de l’électrification capitaliste". Cette définition sera d’une exactitude photographique, mais le socialisme y tiendra peu de place.

Dans son discours aux stakhanovistes, en novembre 1935, Staline, se conformant à la fin empirique de cette conférence, déclara brusquement : "Pourquoi le socialisme peut-il, doit-il vaincre et vaincra-t-il nécessairement le système capitaliste ? Parce qu’il peut et doit donner... un rendement plus élevé du travail." Réfutant incidemment la résolution de l’Internationale communiste adoptée trois mois auparavant, et aussi ses propres déclarations réitérées sur ce sujet, Staline parle cette fois de la "victoire" au futur : le socialisme vaincra le système capitaliste quand il le dépassera dans le rendement du travail. On le voit, les temps du verbe ne sont pas seuls à changer avec les circonstances, les critères sociaux évoluent aussi. Et il n’est assurément pas facile au citoyen soviétique de suivre la "ligne générale".

Le 1er mars 1936, enfin, dans son entretien avec M. Roy Howard, Staline donne une nouvelle définition du régime soviétique : "L’organisation sociale que nous avons créée peut être appelée soviétique, socialiste, elle n’est pas complètement achevée, mais elle est au fond une organisation socialiste de la société." Cette définition intentionnellement confuse renferme presque autant de contradictions que de mots. L’organisation sociale y est qualifiée "soviétique, socialiste". Mais les soviets représentent une forme d’Etat et le socialisme un régime social. Loin d’être identiques, ces termes, du point de vue qui nous occupe, sont opposés ; les soviets devraient disparaître dans la mesure où l organisation sociale deviendrait socialiste, comme les échafaudages sont enlevés quand la bâtisse est construite, Staline apporte un correctif : "Le socialisme n’est pas complètement achevé." Que veut dire ce "pas complètement" ? S’en faut-il de 5%, ou de 75% ? On ne nous le dit pas, de même qu’on s’abstient de nous dire ce qu’il faut entendre par le "fond" de l’organisation socialiste de la société ? Les formes de la propriété ou la technique ? L’obscurité même de cette définition signifie un recul par rapport aux formules infiniment plus catégoriques de 1931 et de 1935. Un pas de plus dans cette voie et il faudrait reconnaître que la racine de toute organisation sociale est dans les forces productives, et que la racine soviétique est précisément trop faible encore pour la plante socialiste et le bonheur humain qui en est le couronnement.

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