Accueil > 03 - Livre Trois : HISTOIRE > 4ème chapitre : Révolutions prolétariennes jusqu’à la deuxième guerre mondiale > La révolution russe vue par le général contre-révolutionnaire Dénikine

La révolution russe vue par le général contre-révolutionnaire Dénikine

mercredi 30 avril 2008, par Robert Paris

VI – LA RÉVOLUTION ET L’ARMÉE. L’ORDRE N°1

Les événements me trouvèrent loin des capitales, en Roumanie, où je commandais le 8ème corps d’armée. Isolés de la patrie, encore que sentant dans une certaine mesure la tension de l’atmosphère politique, nous n’étions nullement préparés à un dénouement aussi rapide ni aux formes qu’il prit.

Dans la matinée du 3 mars, on m’apporta un télégramme de l’état-major m’annonçant, « à titre d’information personnelle », qu’une émeute avait éclaté à Pétrograd, que le pouvoir avait passé à la Douma d’Empire et que l’on s’attendait à la promulgation d’actes officiels d’une extrême importance. Quelques heures plus tard, le télégraphe communiquait les manifestes de l’empereur Nicolas II et du grand-duc Michel Alexandrovitch. Au commencement, ordre fut donné de propager ces manifestes ; ensuite, à ma grande confusion, (le télégraphe ayant déjà répandu la nouvelle), l’ordre contraire de surseoir à leur publication ; ensuite, de nouveau, de les propager. Ces hésitations étaient, probablement, causées par les pourparlers qui se poursuivaient entre le Comité Provisoire de la Douma et l’état-major du front du Nord. On discutait, en effet, la question de savoir s’il n’y avait pas lieu de surseoir à la publication de ces actes, l’empereur ayant soudain changé sa première idée, qui était de faire succéder le grand-duc Michel au lieu du grand-duc Alexis Nicolaïevitch. Cependant, on ne réussit pas à retarder la publication.

Les troupes étaient frappées de stupeur — on ne peut définir autrement l’impression que produisit la publication des deux manifestes. Ni joie, ni douleur. Un silence calme et recueilli : ce fut ainsi que les régiments de la 14ème et de la 15ème division accueillirent la nouvelle de l’abdication de leur empereur. Par endroits seulement, les fusils frémissaient dans les rangs, qui présentaient les armes, et des larmes coulaient sur les joues des vieux soldats…

Afin de rendre l’impression telle que je l’ai ressentie en ce moment même, avant qu’elle ait subi l’influence du temps, je citerai quelques passages d’une lettre que j’écrivis alors (le 8 mars 1917) à mes amis :

« La page de l’histoire a tourné. La première impression a été foudroyante parce que grandiose et inattendue. Mais, en règle générale, les troupes ont accueilli la nouvelle avec le plus grand calme.

On n’en parle qu’avec prudence, mais on peut remarquer dans l’esprit des masses des tendances parfaitement déterminées qui sont les suivantes :

1° Le retour au passé est impossible.

2° Le pays aura une forme d’État digne d’un grand peuple ; probablement une monarchie constitutionnelle ;

3° Il faut mettre fin à la mainmise allemande et continuer la guerre jusqu’à la victoire. »

L’abdication de l’empereur fut considérée comme la conséquence fatale de toute notre politique intérieure des dernières années. Cependant, il n’y avait aucune haine personnelle ni contre le tsar ni contre la famille impériale. Tout était oublié et pardonné. Au contraire, tout le monde s’intéressait à leur sort et s’inquiétait de leur sécurité.

La nomination du grand-duc Nicolas Nicolaïevitch au poste de généralissime et du général Alexéiev au poste de son chef d’état-major trouva un accueil parfaitement favorable tant parmi les officiers que parmi les soldats.

On était curieux de savoir si l’armée serait représentée à l’Assemblée Constituante.

La composition du Gouvernement Provisoire ne suscita aucun intérêt ; on se montra seulement mécontent de ce que le Ministère de la guerre fût confié à un civil ; cependant, la part qu’il avait prise aux travaux de la défense nationale et ses relations étroites avec les milieux militaires rassuraient l’opinion.

Certains trouvent étonnant et incompréhensible que l’effondrement d’un régime monarchiste séculaire n’ait provoqué dans l’armée, élevée dans l’esprit de ses traditions, ni lutte, ni même aucun mouvement de protestation, — que l’armée russe n’ait pas créé sa Vendée…

Je ne connais, quant à moi, que trois cas de protestation véhémente : la marche du détachement du général Ivanov sur Tsarskoé Sélo — manœuvre organisée par le G.Q.G. dans les premiers jours des troubles, exécutée très maladroitement et bientôt suspendue, — et deux télégrammes envoyés à l’empereur par les commandants du 3ème corps de cavalerie et du régiment de la garde, le comte Keller ([1]) et le Khan de Nakhitchevan. Tous les deux se mettaient avec leurs hommes à la disposition de l’empereur pour réprimer la sédition…

Ce serait une erreur de croire que l’armée eût été préparée à accepter, une « république démocratique » provisoire, qu’elle eût manqué d’unités et de chefs « fidèles », prêts à lutter. Certes, ni les unes, ni les autres ne faisaient défaut. Mais deux circonstances les arrêtaient : d’abord, l’apparence loyale des deux actes d’abdication dont le deuxième, en outre, invitant à se soumettre au Gouvernement. Provisoire « investi de la plénitude du pouvoir », ôtait aux monarchistes toutes leurs armes. D’autre part, on craignait que la guerre civile n’ouvrît le front à l’ennemi extérieur. À celle époque, l’armée obéissait à ses chefs. Or, ceux-ci — le général Alexéiev et tous les commandants en chef — avaient reconnu le nouveau pouvoir. Le nouveau Généralissime, le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, déclarait dans son premier ordre du jour : « Le pouvoir est instauré dans la personne du nouveau Gouvernement. Pour le bien de notre patrie, moi, le Généralissime, je l’ai reconnu, donnant ainsi l’exemple de notre devoir de soldat. J’ordonne à tous les hommes de nos glorieuses armées de terre et de mer d’obéir inébranlablement, par l’intermédiaire de leurs chefs immédiats, au gouvernement qui vient d’être instauré, Alors seulement Dieu nous accordera la victoire. »
* * *

Le temps passait.

Bientôt nous reçûmes le premier décret du Ministre Goutchkov modifiant le règlement intérieur du service militaire dans le sens de la démocratisation de l’armée ([2]). Ce décret, assez inoffensif à première vue, annulait les titres que les soldats devaient donner aux officiers, interdisait le tutoiement des soldats par les chefs et abrogeait toute une série de restrictions insignifiantes imposées aux hommes par l’ancien règlement, telles que : défense de fumer dans les rues et autres endroits publics, de fréquenter les clubs ou les réunions, de jouer aux cartes, etc.

Les conséquences de ce décret furent absolument inattendues pour ceux qui ne connaissaient pas la psychologie des soldats. Les chefs, eux, comprenaient fort bien que s’il était indispensable d’annuler certaines formes surannées, il fallait le faire peu à peu, avec prudence et, surtout, sans attacher à cette réforme l’importance d’une « conquête de la révolution … »

La masse des soldats, qui n’avait nullement médité sur la portée de ces petites modifications du statut, les accueillit simplement comme un affranchissement du règlement gênant du service, des usages et de la hiérarchie.

La liberté, et voilà tout !

Plus tard, dans son ordonnance du 24 mars, le Ministre de la Guerre eut à expliquer les dispositions du décret dans le genre de celles-ci : « les hommes ont le droit de fréquenter librement, à l’égal de tous les citoyens, tous les endroits publics, théâtres, réunions, concerts, etc., ainsi que de voyager sur les chemins de fer dans les voitures de toutes les classes. Cependant la liberté de fréquenter ces endroits n’implique nullement le droit d’en jouir à titre gratuit, comme l’ont, paraît-il, compris certains soldats… »

Cependant, ces modifications insignifiantes du statut interprétées par les soldats dans un sens plus large que de raison, — ne faisaient qu’exercer une influence plus ou moins sensible sur la discipline. Mais l’autorisation accordée aux militaires, en temps de guerre et de révolution, « de participer, en tant qu’adhérents, à différentes unions et sociétés fondées dans un but politique », constituait une menace directe à l’existence même de l’armée.

Le Grand Quartier, inquiet de cette mesure, eut recours à un moyen de plébiscite sans précédent dans l’armée : tous les chefs, à partir des colonels, commandants des régiments, furent invités à se prononcer au sujet des nouveaux décrets et à télégraphier leur avis directement au Ministre de la Guerre. J’ignore si le télégraphe vint à bout de sa tâche, si l’immense quantité de télégrammes parvint à destination, mais tous ceux dont j’ai eu connaissance exprimaient la désapprobation et l’inquiétude pour l’avenir de l’armée.

Cependant, à Pétrograd, le Conseil militaire, composé des généraux les plus anciens — censés être les dépositaires de l’expérience et des traditions de l’armée — décida, dans sa séance du 10 mars, de porter à la connaissance du Gouvernement Provisoire la déclaration où il disait entre autres :

« … Le Conseil militaire croit de son devoir d’affirmer son entière adhésion aux mesures énergiques que le Gouvernement Provisoire entreprend en vue de la réforme de nos forces armées, conformément à la nouvelle ordonnance de la vie de l’État et de l’armée ; il est convaincu que ces réformes contribueront pour une forte part à la victoire la plus prompte de nos armes et à l’affranchissement de l’Europe du joug du militarisme prussien. »

Je ne peux, après cela, ne pas comprendre la situation dans laquelle se trouvait le ministre civil.

Nous avions peine à comprendre les motifs dont s’inspirait le Ministre de la Guerre en promulguant ses décrets. Nous ignorions alors l’opportunisme sans bornes des personnes qui entouraient le Ministre de la Guerre ; nous ignorions que le Gouvernement Provisoire était prisonnier du Conseil des délégués des ouvriers et des soldats, qu’il était entré, à l’égard de ce dernier, dans une voie de compromis et que c’était, presque toujours, lui qui était le vaincu ([3]).
* * *

Le 1er mars, le Conseil des délégués des ouvriers et des soldats promulgua l’ordonnance n° 1, qui eut pour résultat de faire passer le pouvoir effectif aux comités des soldats, d’instaurer le principe électif et la révocation des chefs par les soldats. Cette ordonnance eut un grand et douloureux retentissement et fut le premier signal de la décomposition de l’armée.

L’ordonnance n° 1.

1er mars 1917.

À la garnison de la zone armée de Pétrograd, à tous les soldats de la garde, de l’armée, de l’artillerie, et de la flotte, pour être immédiatement et ponctuellement exécuté, et aux ouvriers de Pétrograd à titre de renseignement.

Le Conseil des délégués des ouvriers et des soldats a décidé :

1. Dans toutes les compagnies, dans tous les bataillons, régiments, parcs, batteries, escadrons et dans tous les services de toutes sortes d’administrations militaires, ainsi que sur les bâtiments de la flotte militaire, il sera procédé immédiatement aux élections de comités composés de représentants élus des soldats des unités sus indiquées ;

2. Dans toutes les unités militaires qui n’ont pas encore élu leurs représentants au Conseil des délégués des ouvriers et des soldats, il sera élu un représentant par compagnie, lesquels représentants auront à se présenter, porteurs d’un mandat écrit, au palais de la Douma d’Empire, le 2 mars courant, à 10 heures du matin ;

3. Dans toutes ses manifestations politiques une unité militaire obéit au Conseil des délégués des ouvriers et des soldats et à ses comités ;

4. Les ordres de la commission de guerre de la Douma d’Empire ne doivent être exécutés que dans la mesure où ils ne sont pas en contradiction avec les ordres et les décisions du Conseil des délégués des ouvriers et des soldats ;

5. Toutes sortes d’armes, telles que : fusils, mitrailleuses, automobiles blindées, etc., doivent être à la disposition et sous le contrôle des comités des compagnies et des bataillons et ne peuvent en aucun cas être livrées aux officiers, quand même ceux-ci les réclameraient ;

6. Dans les rangs et au cours de l’exercice de leurs obligations militaires, les soldats doivent observer la discipline militaire la plus rigoureuse ; mais en dehors du service et des rangs, dans leur vie politique, civile et privée, les soldats ne peuvent être lésés d’aucun des droits dont jouissent tous les citoyens.

En particulier, le garde-à-vous et le salut militaire obligatoire sont abrogés en dehors du service ;

7. De même, les titres donnés aux officiers, tels que : Excellence, Votre Grâce, etc., sont abrogés et remplacés par les formules : Monsieur le Général, Monsieur le Colonel, etc.

Le traitement brutal des soldats de tout grade et, en particulier, leur tutoiement sont interdits et toute infraction à cet ordre, ainsi que tous les malentendus survenus entre officiers et soldats, doivent être portés par ces derniers à la connaissance du comité de la compagnie.
Signé :

Le Conseil de Pétrograd
des Délégués des Ouvriers et des Soldats.

Les conséquences de l’ordonnance n° 1 furent fort bien comprises par les chefs de la démocratie révolutionnaire. On dit que plus tard Kérensky aurait déclaré avec emphase qu’il eût volontiers donné dix ans de sa vie pour que cet ordre ne fût pas écrit… L’enquête faite par les autorités militaires n’en a pas « révélé » les auteurs. Tchéidzé et les autres piliers du Soviet de Pétrograd ont nié plus tard leur participation personnelle et celle des membres du Comité Exécutif à la rédaction de l’ordre.

Les Pilate ! Ils s’en lavaient les mains, répudiant l’expression même de leur credo. Car le compte rendu de la séance secrète tenue par le Gouvernement, les généraux en chef et le Comité Exécutif du Soviet, le 4 mai 1917, reproduit leurs propres paroles : ([4])

Tsérételli : « Vous auriez, peut-être, compris l’ordre n° 1, si vous aviez connu les conditions dans lesquelles il fut promulgué. Nous avions devant nous une foule désorganisée, et il fallait l’organiser… »

Skobelev : « Je crois nécessaire d’expliquer les conditions dans lesquelles fut promulgué l’ordre n° 1. Dans les troupes qui avaient renversé l’ancien régime, le commandement n’avait pas adhéré à ceux qui s’étaient soulevés, et pour le rendre inoffensif, nous fûmes obligés de promulguer l’ordre n° 1. Au fond, nous étions assez inquiets de l’impression qu’il produirait au front. Les dispositions que nous prescrivions inspiraient des inquiétudes. Aujourd’hui nous nous sommes convaincus que ces inquiétudes étaient fondées. »

Avec plus de franchise encore s’est exprimé Joseph Goldenberg, membre du Soviet et rédacteur de la Novaïa Jizn. Il disait à un journaliste français, M. Claude Anet : ([5])

« L’ordre n° 1 n’était pas une erreur, c’était une nécessité. Il n’a pas été rédigé par Sokolov ; il est l’expression unanime de la volonté du Soviet. Le jour où nous « avons fait la révolution », nous avons compris que si nous ne détruisions pas l’ancienne armée, elle écraserait la révolution. Nous avions à choisir entre l’armée et la révolution. Nous n’avons pas hésité : nous nous sommes décidés pour cette dernière et nous avons employé — j’ose affirmer — le moyen qu’il fallait. »

Que l’ordre n° 1 se soit si vite propagé partout au front et à l’arrière, cela s’explique par le fait que les idées qu’il énonçait étaient mûries et cultivées de longue date, — aussi bien dans les organisations clandestines de Pétrograd que dans celles de Vladivostok ; elles étaient, en outre, tels des préceptes appris par cœur, préconisées par tous les démagogues locaux de l’armée, par tous les délégués qui avaient inondé le front, sous couvert d’un cachet d’immunité délivré par le Soviet.
* * *

Peu à peu la masse des soldats commençait à s’agiter. Le mouvement s’ébaucha parmi les unités de l’arrière, toujours plus démoralisées que celles du front, — parmi les éléments militaires à moitié cultivés : employés de bureau, infirmiers, dans les services techniques. Dans la deuxième moitié de mars lorsque dans nos troupes on notait à peine une certaine recrudescence d’infractions à la discipline, le général commandant de la 4ème armée, dans son Quartier général, s’attendait d’une heure à l’autre à être arrêté par des bandes désordonnées d’auxiliaires…

Enfin, on nous envoya le texte du nouveau serment « de service fidèle à l’État Russe ». L’idée du pouvoir suprême était exprimée comme suit :

« … Je m’engage à obéir au Gouvernement Provisoire se trouvant actuellement à la tête de l’État Russe, jusqu’à ce que la volonté du peuple se soit manifestée par l’intermédiaire de l’Assemblée Constituante… »

Les troupes prêtèrent serment dans le plus grand calme, mais cette cérémonie ne répondit pas aux espoirs optimistes des chefs : elle ne releva point le moral et ne tranquillisa pas les esprits en ébullition. Je ne peux rapporter que deux épisodes significatifs. Le commandant d’un des corps d’armée au front de Roumanie mourut de la rupture d’un anévrisme au cours de la cérémonie. Le comte Keller refusa de faire prêter serment à son corps, déclarant ne comprendre ni la nature ni les bases juridiques du pouvoir suprême du Gouvernement Provisoire ([6]) ; ni comment on pouvait jurer obéissance à Lvov, Kérensky et telles autres personnes, qui pouvaient être révoquées ou quitter leurs postes… Après de longues tribulations judiciaires, le général protestaire démissionna sans avoir consenti, Repnine moderne, à s’affubler du masque qu’on lui imposait…

Le nouveau serment était-il vraiment un masque ? Je crois que pour bien des personnes, qui ne considéraient pas le serment comme une simple formalité — et il n’y avait pas que des monarchistes pour penser ainsi — c’était, quoi qu’il en fût, un grand drame intérieur, péniblement supporté ; c’était un lourd sacrifice fait pour le salut de la Patrie et le maintien de l’armée…

Au milieu de mars, je fus appelé à une conférence auprès du commandant de la 4ème armée, le général Ragosa. Il y avait là les généraux Gavrilov, Sytchevsky et le chef de l’état-major, Younakov. Le comte Keller, n’ayant pas reconnu le nouveau pouvoir, n’assistait pas à la conférence.

On nous communiqua un long télégramme du général Alexéiev, empreint d’un pessimisme sans espoir ; il y était question d’un commencement de désorganisation de l’appareil de l’État et de la décomposition de l’armée ; de l’activité démagogique du Soviet pesant sur la volonté et la conscience du Gouvernement Provisoire ; de l’impuissance totale de ce dernier ; de l’ingérence des deux organes dans l’administration de l’armée. Pour parer à la désagrégation de cette dernière on se proposait… d’envoyer au front, pour convaincre les soldats, des délégués, membres de la Douma et du Soviet, dont la manière de voir eût répondu aux intérêts de l’état.

Ce télégramme nous fit à tous la même impression :

Le Grand Quartier lâchait la direction des armées.

Cependant, une réprimande sévère venant du commandement suprême, soutenu par l’armée qui, pendant la première quinzaine, était demeurée obéissante et disciplinée, eût pu remettre à sa place le Soviet, qui exagérait son importance ; elle eût pu empêcher la « démocratisation » de l’armée et exercer une action appropriée sur le cours des événements politiques sans assumer le caractère ni d’une contre-révolution, ni d’une dictature militaire. La loyauté du commandement et l’absence, de sa part, de toute opposition active à la politique destructrice de Pétrograd, ont dépassé toutes les prévisions de la démocratie révolutionnaire.

L’action de Kornilov est venue trop tard.

Nous rédigeâmes ensemble une réponse où nous proposions des mesures énergiques contre toute ingérence étrangère dans la direction de l’armée.

Le 18 mars je reçus l’ordre de me rendre immédiatement à Pétrograd auprès du Ministre de la Guerre. Je fis rapidement mes préparatifs et, partis la même nuit, profitant d’une combinaison complexe de voitures, d’automobiles et de chemins de fer, j’arrivai, cinq jours après, dans la capitale.

En route, passant aux états-majors de Letchitsky, Kalédine, Broussilov, je rencontrai beaucoup de personnes, militaires ou se trouvant en rapports constants avec l’armée, et j’entendis partout les mêmes doléances, la même prière :

« Dites-leur qu’ils causent la perte de l’armée… »

Le télégramme ne faisait aucune allusion à l’objet de ma convocation. J’étais là-dessus dans une ignorance complète et angoissante, faisant mille conjectures, mille suppositions.

À Kiev seulement, le cri d’un marchand de journaux qui passait en courant me combla d’étonnement :

« Dernières nouvelles !… Le général Dénikine nommé chef de l’État-major du généralissime..."

VII – L’IMPRESSION QUE PRODUISAIT PÉTROGRAD À LA FIN DE MARS 1917

Avant d’abdiquer, l’empereur avait signé deux décrets nommant le prince Lvov président du Conseil des Ministres et le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, commandant en chef des armées de terre et de mer.

« Vu l’attitude générale à l’égard de la dynastie des Romanov », disaient les journaux officieux de Pétrograd, mais, en réalité, parce que le Soviet craignait quelque tentative de coup d’État militaire, le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch fut informé le 9 mars par le Gouvernement Provisoire qu’on avait reconnu inopportun de le laisser au poste de Généralissime.

Le président du Conseil, le prince Lvov, écrivait : « La situation, telle qu’elle est actuellement, rend nécessaire votre destitution de ce poste. L’opinion publique se prononce résolument et avec insistance contre la présence des membres de la famille Romanov à quelque poste officiel que ce soit. Le Gouvernement Provisoire ne croit pas avoir le droit de rester indifférent à la voix du peuple, car ceci pourrait entraîner les plus graves complications. Le Gouvernement Provisoire est convaincu que, pour le bien de la Patrie, vous voudrez bien vous plier aux exigences de la situation et que vous renoncerez à votre grade de Généralissime avant même d’être arrivé au Grand Quartier. »

Cette lettre trouva le grand-duc au G.Q.G. Profondément froissé, il remit immédiatement le commandement au général Alexéiev, et répondit au gouvernement : « Je suis heureux de prouver une fois de plus mon amour de la patrie, ce dont la Russie n’a jamais douté jusqu’à présent… »

La grave question de son remplacement se posait du même coup. Le G.Q.G. s’agitait : toutes sortes de bruits circulaient, mais le jour où je passai par Mohilev on ne savait encore rien de précis.

Le 21 mars je me présentai chez le Ministre de la Guerre, Goutchkov que je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer avant.

J’appris par lui que le gouvernement avait désigné au poste de généralissime le général M.-V. Alexéiev. Au commencement, les opinions s’étaient partagées : Rodzianko et certains autres étaient contre lui. Rodzianko proposait Broussilov… À présent, la question était définitivement résolue en faveur d’Alexéiev. Cependant, comme il était considéré comme un homme de caractère faible, le gouvernement trouva bon de mettre à côté du généralissime, pour remplir les fonctions de général, chef de son état-major, un général de l’active. Je fus désigné pour prendre ce poste, qui, en attendant que je me mette au courant, devait être provisoirement assumé par le général Klembovsky, alors aide immédiat d’Alexéiev ([7]).

Encore que préparé à cette proposition par les « échos » du journal de Kiev, je me sentais cependant ému et même un peu oppressé par les vastes perspectives de travail qui s’ouvraient devant moi d’une façon aussi inattendue et par l’énorme responsabilité morale qu’impliquait cette nomination. Je refusai longtemps et très sincèrement, alléguant des motifs suffisamment sérieux : tout mon service s’était passé dans l’armée active et dans les États-majors de l’armée active ; durant toute la guerre j’avais commandé une division ou un corps d’armée, et je me sentais de grandes dispositions et une véritable vocation pour l’existence du combattant et pour le service actif ; je n’avais jamais eu l’occasion d’aborder des questions de politique, de défense nationale et d’administration d’une telle envergure… Il y avait aussi une autre circonstance qui me déplaisait fort : il apparut que Goutchkov avait franchement expliqué à Alexéiev les motifs de ma nomination et en avait fait au nom du Gouvernement Provisoire, une espèce d’ultimatum.

Il en résultait une grande complication : un chef d’État-major imposé et, de plus, pour des motifs rien moins qu’agréables.

Mes objections demeurèrent vaines. Je me réservai cependant le droit, avant de donner mon acquiescement, de causer en toute franchise avec le général Alexéiev.

Dans le bureau du ministre je rencontrai mon camarade, le général Krymov ([8]) et assistai avec lui au rapport des sous-secrétaires à la guerre ([9]). Questions courantes, sans intérêt. Nous sortîmes avec Krymov dans une pièce voisine, où il n’y avait personne. On causa à cœur ouvert.

« Pour Dieu, ne refuse pas ce poste, c’est indispensable. »

Il me fit part de ses impressions, parlant à phrases hachées, selon son habitude, un langage original, un peu brutal et sur un ton toujours sincère.

Il était arrivé le 14 mars, convoqué par Goutchkov avec lequel il était en bons termes et avait travaillé. On lui proposa plusieurs postes élèves, il demanda à réfléchir, puis refusa tout. « Je vois que je n’ai rien à faire à Pétrograd, tout ici me désagrée. » L’entourage de Goutchkov lui déplaisait. « Je lui laisse le colonel de l’État-major Samarine en guise de « liaison ». Au moins y aura-t-il un seul être vivant. » Cruelle ironie du sort : ce même officier, dans lequel Krymov avait une telle confiance, joua plus tard un rôle fatal et fut la cause indirecte de son suicide…

En ce qui concernait la situation politique, Krymov était très pessimiste :

« Tout cela ne donnera rien qui vaille. Peut-on faire quoi que ce soit lorsque le « sovdep » (Soviet des députés) et la soldatesque démoralisée de Pétrograd ne laissent pas faire un seul pas au gouvernement ? Je leur ai proposé de nettoyer Pétrograd en deux jours, avec une division — non sans effusion de sang, bien entendu… Va te faire fiche ! Goutchkov n’y consent pas, Lvov lève les bras au ciel : « Comment voulez-vous ! Cela amènerait de tels bouleversements ! » Ce sera tant pis. Dans quelques jours je pars rejoindre mon corps : inutile de perdre contact avec les troupes, tout mon espoir est en elles ; jusqu’à présent mon corps est dans un ordre parfait ; peut-être réussirai-je à maintenir cet état d’esprit ».
* * *

Je n’avais pas vu Pétrograd depuis quatre ans. À présent, la capitale me faisait une impression étrange et pénible… à commencer par l’hôtel Astoria, où je descendis, absolument saccagé, avec, dans le vestibule, une escouade de matelots grossiers et turbulents ; les rues tout aussi bruyantes, mais sales, remplies des nouveaux maîtres de l’heure, en capotes kaki, qui, loin des souffrances du front, « approfondissaient » et sauvaient la révolution. De qui la sauvaient-ils ? J’avais entendu parler par les journaux de l’enthousiasme qui, prétendument, régnait à Pétrograd, mais je n’en trouvai rien. Nulle part. Les ministres et les dirigeants, pâles, les mouvements las, éreintés par des nuits sans sommeil, par des discours interminables dans les séances, dans les conseils, dans les comités, par des allocutions sans nombre adressées à des délégations, à des représentants, à la foule… Une ardeur factice, une phraséologie encourageante, appelée à relever le moral et dont les orateurs eux-mêmes commençaient à avoir assez, et… une angoisse, une angoisse poignante au fond du cœur. Aucun travail pratique : les ministres n’avaient, en fait, ni le temps, ni le moyen de se recueillir, si peu que se soit, ni de s’occuper des affaires courantes de leurs administrations ; et la machine bureaucratique, remontée une fois pour toutes, continuait, geignant et clochant, à faire marcher tant bien que mal ses vieux rouages actionnés par un nouveau volant…

Les officiers subalternes, quelque peu déroutés et oppressés, se sentaient comme des parents pauvres de la révolution et ne savaient trouver le ton qui convenait vis-à-vis de leurs hommes. Quant aux milieux supérieurs, surtout ceux des États-majors, on voyait déjà apparaître le type nouveau de l’opportuniste, tant soit peu démagogue, qui savait toucher les cordes sensibles du Soviet et de la nouvelle classe dirigeante — les ouvriers et les soldats, — et qui cherchait, en flattant les instincts de la foule, à se rapprocher d’elle, à lui devenir indispensable, profitant du temps trouble de la révolution pour se préparer des possibilités illimitées de carrière militaire et sociale.

Il convient de reconnaître, cependant, que les milieux militaires, malgré toutes les expériences destructrices qui furent tentées à leur égard, ont fait preuve, sous ce rapport, d’une santé morale suffisante pour ne pas donner libre cours à ces tendances. Les personnalités de ce genre, telles que les jeunes aides du Ministre de la Guerre Kérensky, ainsi que les généraux Broussilov, Tchérémissov, Bontch-Brouévitch, Verkhovsky, l’amiral Maximov, etc., ne purent ni accroître leur influence, ni consolider leur situation.

Enfin, les citoyens pétersbourgeois — dans l’acception la plus large de ce mot — n’avaient nullement le cœur en joie. La première ardeur passée, on éprouvait un certain sentiment d’angoisse et d’insécurité.

Je ne peux passer sous silence un phénomène très répandu de la vie de Pétrograd à cette époque. On avait cessé d’être soi-même. Beaucoup de gens semblaient jouer un rôle appris par cœur sur la scène de la vie rénovée par le souffle de la révolution. À commencer par les séances du Gouvernement Provisoire, où, comme on m’a dit, la présence de « l’otage de la démocratie », Kérensky, empêchait l’échange des opinions d’être d’une sincérité absolue… Des considérations de tactique, de parti, de carrière, la prudence, l’instinct de conservation, la psychose, que sais-je, quels autres sentiments bons ou mauvais, obligeaient les gens à mettre des œillères et à se poser en apologistes ou, du moins, en spectateurs impassibles des « conquêtes de la révolution » — des conquêtes dont il se dégageait manifestement une odeur de mort et de pourriture.

Il en résultait l’emphase mensongère des discours interminables dans les meetings. Il en résultait ces contradictions étranges de prime abord telles que le prince Lvov déclarant de la tribune « Le processus de la grande révolution n’est pas encore terminé, mais chaque jour que nous vivons fortifie la confiance dans les forces créatrices inépuisables du peuple russe, dans son esprit d’État, dans la grandeur de son âme…. » Et ce même prince Lvov, se plaignant amèrement au cours d’un entretien avec Alexéiev, des conditions intenables créées au travail du Gouvernement Provisoire par la démagogie croissante au sein du Soviet et dans le pays.

Kérensky, champion des comités des soldats à la tribune, qui, énervé, lance de son wagon à un aide de camp :

« Envoyez-les donc promener, ces sacrés comités ! »

Tchéidzé et Skobelev qui, dans une séance avec le gouvernement et les généraux en chef, défendent chaleureusement la démocratisation de l’armée et qui, dans l’intervalle, en prenant leur thé, reconnaissent, dans une conversation privée, la nécessité d’une discipline militaire rigoureuse et avouent leur impuissance à faire accepter cette idée par le Soviet…

Je le répète, alors déjà, à la fin du mois de mars, on sentait à Pétrograd que le carillon de Pâques n’avait que trop duré et qu’il était temps de sonner le tocsin d’alarme. De tous ceux avec qui j’eus l’occasion de m’entretenir, deux hommes seulement ne se faisaient aucune illusion :

Krymov et Kornilov.
* * *

Pour la première fois je rencontrai Kornilov sur les champs de Galicie, près de Galitch, à la fin d’août 1914, lorsqu’il prit le commandement de la 48ème division d’infanterie et que j’assumais moi-même celui de la 4ème brigade des tirailleurs (dite brigade de fer). Depuis, pendant quatre mois de combats ininterrompus, pénibles et glorieux, nos unités marchèrent côte à côte, faisant partie du 24ème corps d’armée, battant l’ennemi, franchissant les Carpathes ([10]), faisant incursion dans la Hongrie. Vu la grande étendue des fronts, nous nous voyions rarement, ce qui ne nous empêchait pas de nous bien connaître. C’est alors que m’apparurent les traits dominants de Kornilov-chef : une grande habileté à instruire les troupes : en quelques semaines, il fit de la 48ème division d’infanterie, unité de second ordre de la zone de Kazan, une excellente division de combat. Il possédait, en outre, un grand esprit de décision et une extrême obstination à poursuivre l’opération la plus difficile, qui semblait vouée à l’échec ; un courage personnel exceptionnel qui imposait beaucoup aux troupes et le rendait très populaire parmi les soldats ; enfin, il observait scrupuleusement toutes les prescriptions de la morale militaire vis-à-vis des unités voisines et de ses compagnons d’armes, — chose contre laquelle péchaient souvent aussi bien les chefs que les unités.

Après son évasion étonnante de la captivité autrichienne, — il avait été pris, grièvement blessé, en couvrant la retraite de Broussilov, dans les Carpathes, — Kornilov commandait, au début de la révolution, le 25ème corps d’armée.

Tous ceux qui connaissaient un peu ce général pressentaient qu’il était appelé à jouer un rôle important au cours de la révolution.

Le 2 mars, Rodzianko envoyait à Kornilov en personne un télégramme qui se terminait ainsi : « Le Comité Provisoire vous prie, au nom du salut de la Patrie, de bien vouloir accepter le poste de commandant en chef de la zone de Pétrograd et de venir immédiatement dans la capitale. Nous ne doutons pas un instant que vous n’acceptiez ce poste et de rendre ainsi un service inestimable à la Patrie.

Ce procédé de nomination « révolutionnaire », ne tenant pas compte du commandement militaire, déplut, probablement, au Grand Quartier Général. Le télégramme, qui dut passer par le G.Q.G., porte l’apostille : « non expédié ». Cependant, le même jour, le général Alexéiev décrétait (ordre du jour n° 334) : « J’autorise à prendre le commandement provisoire des troupes de la zone armée de Pétrograd… le général Kornilov… »

J’ai insisté sur ce petit épisode pour montrer comment toute une série de petits frottements personnels ont abouti, par la suite, à des relations quelque peu anormales entre ces hommes appelés tous les deux à jouer un grand rôle historique.

Je causai avec Kornilov dans la maison du Ministre de la Guerre, pendant le dîner, c’était le seul moment de la journée où il prît quelque repos. Kornilov, éreinté, morose, était d’humeur plutôt pessimiste. Il parla beaucoup de l’état de la garnison de Pétrograd et de ses propres rapports avec le Soviet. Le prestige dont il jouissait dans l’armée avait pâli ici, dans l’atmosphère viciée de la capitale, parmi les troupes démoralisées. Celles-ci péroraient dans les meetings, désertaient, trafiquaient dans les boutiques et dans les rues, s’embauchaient comme gardiens des maisons ou comme gardes de corps, prenaient part à des pillages ou à des perquisitions arbitraires, mais ne faisaient pas leur service. Le vaillant général se trouvait embarrassé en présence de cette mentalité. Et si parfois, grâce à son mépris du danger, à son courage, à une expression pittoresque et juste, il réussissait à se rendre maître de la foule, de telle unité militaire, il y eut d’autres cas, où les troupes refusèrent de sortir de la caserne pour recevoir leur chef, l’accueillant à coups de sifflet et arrachant le petit drapeau de Saint-Georges de son auto (le régiment de la garde de Finlande).

Kornilov était du même avis que Krymov sur la situation politique générale : le manque de pouvoir chez le gouvernement et la nécessité d’assainir Pétrograd par des moyens violents. Ils ne divergeaient que sur un point : Kornilov espérait encore pouvoir soumettre à son influence une grande partie de la garnison de Pétrograd. On sait que cet espoir n’a pas été réalisé.

VIII – LE GRAND QUARTIER GÉNÉRAL ; SON RÔLE ET SA SITUATION

Le 25 mars j’arrivai au Grand Quartier et fus immédiatement reçu par Alexéiev.

Bien entendu, Alexéiev se sentait offensé.

— « Eh bien, puisque c’est l’ordre… »

De même qu’au ministère, j’exposai de nouveau les nombreux motifs qui s’opposaient à ma nomination, entre autres celui de n’avoir aucun goût pour le travail de chancellerie. Je demandai au général Alexéiev de me dire son avis en toute franchise, sans considération de courtoisie, comme mon ancien professeur, car je ne voulais en aucun cas accepter ce poste contre son désir.

Alexéiev parlait poliment, mais sur un ton sec, offusqué et évasif : le terrain est vaste, le travail difficile, il faut y être préparé. « Tant pis, on travaillera ensemble… »

Mon long service ne m’ayant pas habitué à jouer un pareil rôle, je ne pouvais, bien entendu, consentir à envisager ainsi la question.

« Dans ces conditions je refuse catégoriquement d’accepter le poste. Et pour éviter des frottements inutiles entre vous et le gouvernement, je vais déclarer que c’est uniquement ma décision personnelle ».

Soudain, Alexéiev changea de ton :

« Non, je vous prie de ne pas refuser. Nous travaillerons ensemble ; je vous aiderai ; enfin, si vous ne vous plaisez pas à la besogne, rien ne vous empêchera, dans quelque deux mois, de partir pour la première armée où il y aura un poste vacant. Il faut seulement causer avec Klembovsky ; il est certain qu’il ne voudra pas rester comme second… »

La fin de l’entretien fut un peu moins froide.

Cependant, deux jours s’étaient passés et je ne recevais toujours aucune réponse. Je vivais dans un wagon-hôtel, n’allais ni au Grand Quartier, ni au mess ([11]) et, enfin, ne voulant plus supporter cette situation absurde et imméritée, je m’apprêtai à repartir pour Pétrograd. Mais, le 28 mars, le Ministre de la Guerre vint au G.Q.G. et trancha le nœud gordien : on proposa à Klembovsky soit le commandement d’une armée, soit un poste au Conseil militaire. Il choisit le dernier. Le 5 avril, j’entrai dans l’exercice de mes fonctions de chef de l’état-major.

Cependant, cette nomination à moitié imposée, encore que me faisant l’aide immédiat du généralissime, ne manqua pas d’influer sur nos rapports : une certaine ombre se glissa entre le général Alexéiev et moi et elle ne fut dissipée que vers la fin de son commandement. Le général Alexéiev voyait dans ma nomination une espèce de tutelle gouvernementale… Obligé, dès mes premiers pas, à me mettre en opposition avec Pétrograd, ne poursuivant que les intérêts de la cause, cherchant, souvent à son insu, à éviter au généralissime toutes sortes de difficultés et de conflits dans lesquels j’intervenais personnellement à sa place, je finis par établir entre le général Alexéiev et moi des relations empreintes de cordialité et de confiance, telles qu’elles sont restées jusqu’à sa mort.

Le 2 avril, le général Alexéiev reçut le télégramme suivant : « Le Gouvernement Provisoire vous nomme Généralissime. Il est convaincu que, sous votre direction ferme, les armées de terre et de mer rempliront jusqu’au bout, leur devoir envers la Patrie ». Vers le 10, parut l’ordre de ma nomination.
* * *

D’une façon générale, le Grand Quartier n’était pas aimé. Dans les milieux de la démocratie révolutionnaire, il était considéré comme le foyer de la contre-révolution, encore qu’il n’eût nullement justifié cette appellation : du temps d’Alexéiev, il poursuivait une lutte hautement loyale contre la décomposition de l’armée sans jamais intervenir dans la politique générale ; du temps de Broussilov, ce fut un opportunisme penchant même à certaines avances à la démocratie révolutionnaire. Quant au mouvement de Kornilov, sans être au fond contre-révolutionnaire, il avait en effet pour objet la lutte contre les Soviets à moitié bolchevistes. Mais, dans cette occurrence même, la loyauté des membres du G.Q.G. fut évidente : seuls quelques-uns d’entre eux prirent une part active au mouvement de Kornilov ; après la liquidation de l’ensemble des généraux en chef auxquels furent substitués les « glavkoverkh » (commandants en chef), presque tout le G.Q.G. (sous Kérensky) ou sa grande majorité (sous Krylenko) continua à expédier les affaires courantes.

L’armée, elle non plus, n’aimait pas le Grand Quartier. Cette antipathie était en partie méritée, mais en partie due à des malentendus, car l’armée ne se rendait pas un compte exact de la juridiction des divers organes et attribuait au G.Q.G. certains défauts du ravitaillement, de l’existence, des mutations, des récompenses etc. — toutes choses qui étaient exclusivement du ressort du Ministère de la Guerre et des organes qui lui étaient subordonnés. Il exista toujours entre le Grand Quartier et l’armée un certain éloignement.

Autrefois, dans les conditions relativement normales et réglées de la période d’avant la révolution, cette circonstance n’avait pas de répercussion trop marquée sur les actes de l’appareil dirigeant ; mais à présent, lorsque la vie de l’armée, au lieu de marcher normalement, était entraînée par le tourbillon des événements, le G.Q.G. restait forcément en arrière.

Enfin, dans les relations entre le gouvernement et le G.Q.G., des difficultés devaient surgir nécessairement, ce dernier ayant été constamment obligé de protester contre une série de mesures gouvernementales qui détruisaient l’armée. II n’y avait aucune autre raison sérieuse de divergence, car les questions de politique intérieure n’étaient jamais abordées ni par le général Alexéiev, ni par moi, ni par aucun service du Grand Quartier. Celui-ci demeurait apolitique dans la rigoureuse acception du mot, et, pendant les premiers mois de la révolution, le Gouvernement Provisoire eut en lui un instrument technique de toute confiance.

Le Grand Quartier ne faisait que défendre les intérêts supérieurs de l’armée et, dans la mesure où cela concernait la conduite de la guerre et l’esprit de l’armée, insistait sur la plénitude du pouvoir du Généralissime. Je dirai plus : le personnel du G.Q.G. m’a semblé trop bureaucratique, trop absorbé par ses intérêts purement professionnels et — que ce soit bon ou mauvais, — s’intéressant trop peu aux questions politiques et sociales posées par la vie.
* * *

Lorsqu’on parle de la stratégie russe au cours de la guerre nationale, à partir d’août 1915, il convient de se rappeler que cette stratégie était l’œuvre exclusive et personnelle de M.-V. Alexéiev. C’est lui seul qui assume la responsabilité historique de sa tendance, de ses succès et de ses échecs.

Remarquablement laborieux, travailleur consciencieux et dévoué, il avait, sous ce rapport, un grand défaut : toute sa vie, il a fait le travail des autres. Il en fut ainsi lorsqu’il était Général-quartier-maître de l’état-major, chef de l’état-major de la zone de Kiev et ensuite du front du Sud-Ouest, enfin, chef de l’état-major du Généralissime. Personne n’avait aucune influence sur ses décisions stratégiques ([12]), et il arriva que des directives toutes faites, écrites de l’écriture fine d’Alexéiev, furent trouvées, d’une façon inattendue, sur la table du général à qui incombe, selon la loi, de grandes obligations et une grande responsabilité dans ces matières. Si ces procédés avaient une certaine raison d’être lorsque le poste de Général-quartier-maître était occupé par le général Poustovoïtenko, homme sans aucune individualité ou devenu tel grâce aux conditions du service, ils étaient absolument inadmissibles à l’égard des généraux qui l’occupèrent ultérieurement : Loukomsky et Yousefovitch. Ils ne pouvaient accepter cette façon d’agir.

Le général Loukomsky protestait ordinairement en présentant des rapports où il exposait son avis, désapprouvant le plan de l’opération. Certes, cette protestation n’avait qu’une valeur académique, mais elle garantissait son auteur contre le jugement de l’histoire. Le général Klembovsky, qui exerça, avant moi, les fonctions de chef de l’état-major du Généralissime, fut obligé de subordonner sa présence à ce poste à une condition : la non-ingérence dans les compétences que la loi lui attribuait.

Auparavant, M. V. Alexéiev avait tenu entre ses mains toutes les branches de l’administration. Cela lui devint matériellement impossible quand elles se furent étendues considérablement. Et c’est ainsi que je pus jouir de la plénitude de mes fonctions en tout, sauf… la stratégie.

Ce furent de nouveau des télégrammes d’ordre stratégique rédigés par Alexéiev en personne ; des instructions, des directives dont le Général-quartier-maître (Yousefovitch) et moi nous ne comprenions pas toujours le motif. Souvent, à trois (Yousefovitch, Markov ([13]) et moi) nous discutions cette question ; Yousefovitch, plus expansif, s’agitait et demandait nerveusement à être envoyé dans une division : « Je ne peux pas n’être qu’un scribe. À quoi bon un Général-quartier-maître au Grand Quartier puisque n’importe quel employé de bureau peut copier à la machine les directives… »

Nous commencions tous deux à songer au départ. Markov déclara que sans nous il ne resterait pas un seul jour. Enfin, je décidai d’en parler franchement à M.-V. Alexéiev. Nous nous excitâmes tous les deux et nous nous séparâmes en amis, mais sans avoir tranché la question.

« Est-ce que je ne vous laisse pas prendre la part la plus large au travail ? Que dites-vous là, Anton Ivanovitch ! » s’exclamait Alexéiev sincèrement surpris — car, durant toute la guerre, il s’était habitué à un certain ordre des choses qui lui semblait naturel et normal.

Nouvelle « conférence » à trois. Après de longues discussions, nous convînmes que le plan général de la campagne de 1917 avait été élaboré depuis longtemps ; que des changements essentiels étaient impossibles ; que les détails de la concentration et du déploiement des troupes, dans l’état où elles se trouvaient, étaient une question discutable et pouvant être difficilement escomptée ; que nous pourrions réaliser certaines modifications du plan ; que notre départ in corpore pouvait nuire à la cause et compromettre la situation déjà chancelante du Généralissime. C’est pourquoi nous décidâmes de patienter.

Notre patience n’eut pas à subir une trop longue épreuve : à la fin de mai Alexéiev quitta le Grand Quartier et peu après nous fîmes de même.
* * *

Que représentait le Grand Quartier parmi les autres facteurs militaires et politiques de la période révolutionnaire ?

Le G.Q.G. avait perdu son importance.

Le G.Q.G. de l’époque impériale tenait une place prépondérante, du moins, dans le domaine militaire. Aucun homme, aucune institution dans l’État n’avait le droit de donner des indications ou de demander des comptes au Généralissime, dont le rôle, en fait, était rempli, non pas par le tsar, mais par Alexéiev. Aucune mesure du Ministère de la Guerre concernant tant soit peu les intérêts de l’armée ne pouvait être réalisée sans la sanction du G.Q.G. C’est lui qui donnait au Ministre de la Guerre et aux organes qui en relevaient des indications impératives sur toutes les questions ayant trait à la satisfaction des besoins de l’armée. En dehors de la tendance générale de la politique intérieure, la voix du G.Q.G. avait une certaine portée et une certaine valeur dans le domaine pratique de l’administration dans la zone des armées. Un tel pouvoir, si même il n’était pas pleinement réalisé, permettait, en principe, d’assurer la défense du pays avec un large appui, à demi subordonné, de tous les autres organes de l’administration.

Avec la révolution, tout changea. Contrairement aux exemples historiques et aux prescriptions de la science militaire, le G.Q.G. devint un organe subordonné en fait au Ministre de la Guerre. Ces rapports n’étaient déterminés par aucun acte officiel ([14]) ; ils résultaient du fait que dans la personne collective du Gouvernement Provisoire se trouvaient cumulés deux pouvoirs : le pouvoir suprême et le pouvoir exécutif ; ils résultaient aussi de la combinaison de deux caractères : celui de Goutchkov, plus fort, et celui d’Alexéiev, plus conciliant. Le G.Q.G. ne pouvait désormais adresser des réclamations légales aux organes de ravitaillement du Ministère ; il leur envoyait papiers sur papiers et priait au lieu de commander. Le Ministre de la Guerre, qui signait les anciens rescrits impériaux, exerçait une grande influence sur les nominations et les révocations du commandement supérieur ; quelquefois, les nominations étaient attribuées par son ordre, d’accord avec les fronts, sans consulter le G.Q.G. Les lois militaires les plus importantes, modifiant radicalement les conditions de la formation, de la vie et du service des troupes, étaient édictées par le Ministère à l’insu du Grand Quartier qui en apprenait la promulgation par les journaux. D’ailleurs, la participation du G.Q.G. eût été inutile. Ainsi, lorsqu’il arriva que Goutchkov me fit par hasard prendre connaissance de deux projets de loi élaborés par la commission de Polivanov : sur les nouveaux tribunaux et sur les comités, — je les lui rendis avec beaucoup d’observations très essentielles. Mais ce fut en vain que Goutchkov défendit mon point de vue auprès des représentants soviétiques. On n’accepta que… quelques corrections de forme.

Toutes ces circonstances ébranlèrent certainement l’autorité du G.Q.G. aux yeux de l’armée et suscitèrent parmi les officiers généraux, faisant partie du commandement supérieur, d’une part la tendance de correspondre directement, par-dessus le G.Q.G., avec les organes centraux du gouvernement, plus puissants, et, d’autre part, une initiative privée exagérée dans des questions de principes d’ordre militaire et étatique. Ainsi, au mois de mai, au lieu de ne libérer qu’une certaine proportion des mobilisés de longue date, le front du Nord les libéra tous, créant ainsi des difficultés énormes à ses voisins ; le front du Sud-Ouest entreprit la formation d’unités ukrainiennes ; le commandant de la flotte de la Baltique fit enlever les galons aux officiers, etc.

Le G.Q.G. avait perdu sa force et son autorité et ne pouvait plus jouer le rôle qui lui incombait : être le centre de commandement et le centre moral à la fois. Et ceci se passa dans la période la plus critique de la guerre mondiale, en pleine décomposition de l’armée, lorsqu’il fallait non seulement une tension extraordinaire de toutes les forces nationales, mais un pouvoir exceptionnel au point de vue de son étendue et de sa puissance. Cependant, la question était claire : si Alexéiev et Dénikine n’inspiraient pas confiance et ne satisfaisaient pas aux conditions exigées du commandement suprême et de l’administration militaire, il fallait les révoquer, nommer à leur place de nouvelles personnalités et investir celles-ci de la confiance et de la plénitude du pouvoir. Ce changement fut, à la vérité, effectué à deux reprises. Mais on ne changea que les hommes, et non les principes de commandement. Car, en présence des conditions existantes et de l’impuissance du centre, personne ne possédait le pouvoir militaire : ni les chefs qui étaient connus pour leur loyauté et leur pur désintéressement au service de la patrie, tels qu’Alexéiev ; ni, plus tard, les chefs « de fer » tels que le fut Kornilov et que l’on croyait être Broussilov ; ni tous ces caméléons qui se traînaient à la remorque des réformateurs socialistes de l’armée.

Toute la hiérarchie militaire était ébranlée jusqu’en ses fondements, encore que conservant en apparence les attributs du pouvoir et l’ordre habituel des rapports : directives, qui ne pouvaient faire faire un seul pas à l’armée, ordres, qui n’étaient pas exécutés ; verdicts judiciaires, dont on ne faisait que rire. Toutes les mesures coercitives s’appesantissaient dans le sens de la moindre résistance : uniquement contre le commandement loyal, qui subissait, sans se plaindre, les vexations d’en haut et d’en bas. Le gouvernement et le ministère de la guerre, abandonnant les répressions, eurent recours à un nouveau moyen d’agir sur les masses : aux appels. Des appels au peuple, à l’armée, aux cosaques, à tous, tous ; tous inondaient le pays, invitant tout le monde à faire son devoir. Malheureusement, les seuls appels qui obtinrent du succès furent ceux qui, flattant les vils instincts de la foule, l’invitaient à enfreindre son devoir.

Finalement, ce ne fut ni la contre-révolution, ni un esprit d’aventures, ni le césarisme, mais un élan spontané des éléments conscients des intérêts de l’État et désireux de rétablir les lois concernant la conduite de la guerre, qui donna jour à cette nouvelle tendance :

S’emparer du pouvoir militaire !

Cette tache ne convenait ni à Alexéiev, ni à Broussilov. Ce fut Kornilov qui, plus tard, l’assuma, en se mettant, de son chef, à réaliser une série de mesures militaires importantes et en adressant des ultimatums au gouvernement ([15]).

Il est intéressant de comparer à cette situation celle où se trouvait le Commandement des armées de notre ennemi alors puissant. Ludendorff, premier Général-quartier-maître de l’armée allemande, dit : ([16]) « En temps de paix, le gouvernement impérial était tout-puissant vis-à-vis de ses administrations… Dans les premiers temps de la guerre, les ministres s’habituaient difficilement à voir dans le Grand Quartier un pouvoir que la grandeur de la cause faisait agir avec d’autant plus de force qu’il y en avait moins à Berlin. J’aurais voulu que le gouvernement se rendît compte de cette situation si simple… Le gouvernement poursuivait son chemin et ne renonçait à aucune de ses intentions pour satisfaire les vœux du Grand Quartier. Au contraire, il négligeait beaucoup de ce que nous considérions comme indispensable pour les intérêts de la conduite de la guerre… »

Si l’on y ajoute qu’au mois de mars 1918, Haase, à la tribune du Reichstag, déclarait avec beaucoup de justesse : « Le chancelier n’est qu’une enseigne qui couvre le parti militaire. C’est Ludendorff qui, en fait, gouverne le pays », — on comprend de quel immense pouvoir le commandement allemand croyait devoir disposer pour gagner la guerre mondiale.

J’ai retracé le tableau général de la situation où se trouvait le Grand Quartier au moment où je fus appelé aux fonctions de chef de l’état-major. Étant données toutes les circonstances, je m’étais posé pour objet principal de contrecarrer par tous les moyens les tendances qui détruisaient l’armée, et de soutenir les prérogatives, le pouvoir et l’autorité du Généralissime, — tout cela afin de conserver à l’armée russe les moyens, ne fût-ce que de maintenir le front oriental de la lutte mondiale.

Il fallait entreprendre une lutte loyale. À cette lutte, qui dura en tout deux mois, prirent part avec moi presque toutes les sections du Grand Quartier Général.

IX – LE GÉNÉRAL MARKOV

Les fonctions de général-quartier-maître du Grand Quartier étaient si variées et si complexes qu’il fallut créer, à l’instar des armées étrangères, un poste de deuxième Général-quartier-maître en ne chargeant le premier que de ce qui concernait, d’une façon directe, la conduite des opérations.

J’appelai à ce nouveau poste le général S.-L. Markov qui lia son sort au mien jusqu’à sa mort glorieuse à la tête d’une division volontaire ; cette division prit ensuite son nom, devenu légendaire dans l’armée volontaire.

Au moment de la déclaration de la guerre, il était professeur à l’école militaire supérieure (Académie de l’État-major) ; il fit la guerre dans l’état-major du général Alexéiev, ensuite dans la 19ème division et, enfin, en décembre 1914, entra comme chef d’état-major à la 4ème brigade de tirailleurs que je commandais alors.

Il arriva dans notre brigade inconnu de tous et inattendu : j’avais demandé à l’état-major de l’armée un autre que lui. À peine arrivé, il déclara qu’il venait de subir une petite opération, était encore souffrant, ne pouvait monter à cheval et, par conséquent, n’irait pas aux premières lignes. Je fis la grimace, les officiers de mon état-major se regardèrent. Il était évident que le « professeur » ([17]) ne pouvait convenir à notre « campement des Zaporogues… »

J’allai avec mon état-major rejoindre mes tirailleurs qui menaient un combat acharné devant la ville de Frichtak. Le contact avec l’adversaire était considérable, le feu violent. Soudain, nous fûmes couverts de plusieurs vagues de shrapnells. Qu’y a-t-il ? Et voici que nous voyons arriver, devant la chaîne des tirailleurs, Markov, installé dans une énorme calèche à deux chevaux, et qui riait d’un air taquin :

« Je m’ennuyais à la maison. Je viens voir ce qui se passe ici. La glace était rompue, et Markov prit la place qu’il méritait dans la famille de la « division de fer ».

J’ai rarement rencontré un homme aussi épris des choses militaires. Jeune ([18]), enthousiaste, sociable, possédant le don de la parole, il savait se rapprocher de tous les milieux — des officiers, des soldats, de la foule parfois hostile, — et les gagner à sa profession de foi, droite, claire et incontestable. Il se retrouvait fort bien dans la situation militaire et facilitait grandement ma tâche.

Markov avait un trait particulier : la droiture, la franchise, la véhémence avec lesquelles il attaquait ceux qui, à son avis, ne montraient pas assez de connaissances, d’énergie ou de courage. Il en résultait la dissemblance des sentiments qu’il inspirait : tant qu’il était à l’état-major, les hommes lui témoignaient soit de la froideur (dans la brigade) soit même de l’hostilité (durant la période où l’Armée Volontaire se trouvait à Rostov). Mais à peine Markov se mêlait-il aux combattants, qu’il suscitait des sympathies (les tirailleurs) et même de l’enthousiasme (les volontaires). Les troupes avaient leur mentalité à part : elles n’admettaient pas de blâme violent venant de Markov, officier de l’état-major ; mais Markov compagnon d’armes, — dans son éternelle vareuse de fourrure, avec son képi rejeté en arrière, brandissant son invariable « nogaïka », dans une chaîne de tirailleurs, sous le feu violent de l’adversaire, — ce Markov-là pouvait être aussi violent que possible, pouvait crier, injurier ; ses paroles inspiraient du plaisir aux uns, de l’amertume aux autres, mais, toujours, elle inspiraient le désir sincère de se rendre digne de l’approbation d’un tel chef.

Je me rappelle une période difficile de la vie de la brigade, — en février 1915, dans les Carpathes ([19])… La brigade, très avancée, est à moitié cernée par l’adversaire, qui commande les hauteurs et fait feu même sur des hommes isolés. La situation est intenable ; nos pertes sont lourdes, et il n’y a aucun avantage à nous laisser sur ces positions ; cependant la 14ème division d’infanterie, voisine de nous, informe l’état-major : « Le sang se fige dans les veines à l’idée que nous abandonnerons ces positions et qu’il faudra ensuite reprendre les mêmes hauteurs qui nous ont déjà coûté des torrents de sang… » Ainsi donc, j’y reste. La situation, cependant, est fort grave et demande que l’état-major soit aussi près que possible des troupes ; je le transporte donc en première ligne, dans le village Tvorilnia.

Après avoir passé onze heures sur les routes boueuses et dans les sentiers des montagnes, arrive le comte Keller, commandant de notre détachement. Il se repose un peu à notre état-major.

— Eh bien, maintenant, allons visiter les lignes.

Nous nous mettons à rire.

— Il ne faudra pas aller loin ! On n’a qu’à sortir sur le perron, si toutefois, les mitrailleuses ennemies le permettent.

Keller partit, fermement décidé à retirer la brigade de ce guet-apens.

La brigade fond. Derrière nous, il n’y a qu’un méchant petit pont à travers le San. Notre sort en dépend : le San va-t-il grossir ? S’il grossit, il emportera le pont, et alors, plus d’issue.

En ce moment difficile le commandant du 13ème régiment des tirailleurs, le colonel Gambourtzev, vient d’être blessé d’une balle en montant le perron de l’état-major. Tous les officiers supérieurs sont hors de combat, il n’y a personne pour les remplacer. Je me promène, accablé, de long en large dans notre masure. Markov se lève.

— Excellence, confiez-moi le 13ème régiment.

— Je vous en prie, mon cher, avec joie !

Cette idée m’était déjà venue, mais j’éprouvais un certain embarras à en parler à Markov, de crainte qu’il ne s’imaginât que je voulais l’éloigner de l’état-major.

Depuis, avec son glorieux régiment, Markov marcha de victoire en victoire. Il avait déjà mérité la croix et les armes de Saint-Georges et, depuis neuf mois, le Grand Quartier ne confirmait pas sa promotion : son tour d’ancienneté, exigé par le formalisme rigide, n’était pas encore venu.

Je me rappelle les jours de la pénible retraite de Galicie, lorsque les troupes étaient suivies d’une foule désordonnée de gens affolés, incendiant leurs maisons et leurs villages, emmenant les femmes, les enfants, le bétail et les hardes… Markov était à l’arrière-garde et devait faire immédiatement sauter un pont à travers le Styr, si je ne me trompe, où se pressait une masse mouvante d’êtres humains. Ému par leur désespoir, au risque d’être coupé, Markov soutint un combat de six heures, défendant la traversée, jusqu’à ce que le dernier chariot eût franchi le pont.

Cet homme ne vivait pas, il brûlait dans un élan continuel.

Un jour, je perdis tout espoir de le revoir… Au commencement de septembre 1915, pendant la première opération de Loutzk, gloire de notre division, entre Olyka et Klevan, la colonne de gauche, commandée par Markov, rompit le front autrichien et disparut. Les Autrichiens reformèrent leurs lignes. Pendant toute la journée nous n’eûmes pas de nouvelles. À la tombée de la nuit, inquiet du sort du 13ème régiment, j’allai à cheval jusqu’au bord élevé d’un ravin d’où j’observai les lignes ennemies et les environs silencieux. Soudain, de loin, du fond d’une forêt épaisse, tout à fait en arrière des Autrichiens, retentirent les sons endiablés de la musique du 13ème régiment des tirailleurs. Je sentis mon cœur allégé d’un grand poids.

— Je me trouvais dans un tel imbroglio, racontait plus tard Markov, que le diable lui-même n’aurait pas su reconnaître où étaient les tirailleurs et où les Autrichiens. Et par-dessus le marché voici qu’il commençait à faire nuit. Je résolus d’encourager et de rallier mes hommes à l’aide de la musique.

Sa colonne mit en déroute l’ennemi, fit près de 2.000 prisonniers, s’empara d’un canon et poursuivit les Autrichiens fuyant en désordre dans la direction de Loutzk.

Enthousiaste, il avait souvent des sautes d’humeur, d’un extrême à l’autre. Mais si la situation devenait vraiment désespérée, il se maîtrisait immédiatement. En octobre 1915, la 4ème division des tirailleurs effectuait la fameuse opération de Tchartoriysk, après avoir rompu le front de l’adversaire sur une étendue de 10 verstes et pénétré à plus de 20 verstes dans ses lignes. Broussilov, qui n’avait pas de réserves, ne se décidait pas à enlever les troupes d’un autre point pour utiliser cette rupture du front ennemi. Le temps passait. Les Allemands lancèrent contre moi leurs réserves venant de tous les côtés. La situation devenait difficile. Markov, qui se trouvait à l’avant-garde, me téléphone :

« Situation très originale. Je combats aux quatre points cardinaux. C’est tellement difficile que j’en suis tout joyeux. »

Une fois seulement je le vis complètement abattu. C’était au printemps de 1915, sous Premyszl, lorsqu’il emmenait hors du combat les débris de ses compagnies, tout inondé du sang du commandant du 14ème régiment, son voisin, auquel un éclat d’obus avait arraché la tête.

Personne ne se ménageait. En septembre 1915, la division se battait dans la direction de Kovel. Vers la droite opérait notre cavalerie, qui avançait avec hésitation et nous troublait en nous faisant parvenir des nouvelles invraisemblables sur l’apparition de forces importantes de l’adversaire en face de son front sur la rive même du Styr où nous nous trouvions. Markov en eut assez de cette incertitude. Je reçus de lui ce rapport :

« Je suis allé avec mon ordonnance faire boire nos chevaux au Styr. Jusqu’au Styr il n’y a personne, ni notre cavalerie, ni l’ennemi. »

Après une série de combats je demandai sa promotion au grade de général. Elle me fut refusée : il était trop « jeune ». Quel vice épouvantable que la jeunesse !

Au printemps de 1916, la division se préparait fiévreusement à rompre le front ennemi à Loutzk. Serge Léonidovitch Markov ne cachait pas son désir intime :

« De deux choses l’une : ou la croix de bois, ou la croix de Saint-Georges de troisième degré. »

Cependant, après des refus réitérés de sa part, le G.Q.G. l’obligea à accepter un « avancement » : on lui fit reprendre pour la deuxième fois le poste de chef de l’état-major de la division ([20]).

Après avoir passé quelques mois au front du Caucase, où l’inaction lui pesait, et, ensuite, comme professeur à l’Académie, rouverte à cette époque, Markov revint à l’armée et la révolution le trouva avec le grade de général, attaché au service du commandant en chef de la 10ème armée.

Au commencement de mars, une sédition éclata parmi la nombreuse garnison de la ville de Briansk. Elle fut suivie de massacres et d’arrestations d’officiers. Markov y fut envoyé pour rétablir l’ordre. Une grande excitation régnait dans la ville. Markov prononça plusieurs discours au Soviet des nombreux délégués militaires, et après de longues discussions tumultueuses, passionnées par moments menaçantes, obtint une résolution en faveur du rétablissement de la discipline et la libération des 20 officiers arrêtés. Cependant, après minuit, plusieurs compagnies armées marchèrent sur la gare pour en finir avec Markov, Bolchakov, et les arrêter. La foule était excitée au plus haut degré. La situation devenait dangereuse. Mais la présence d’esprit de Markov sauva tout le monde. Parvenant à couvrir le tumulte de la foule, il lui adressa un discours vigoureux. Cette phrase lui échappa :

— S’il y avait ici un seul de mes tirailleurs de fer, il vous dirait ce qu’est le général Markov !…

— J’ai servi dans le 13ème régiment, s’exclama un soldat dans la foule.

— Toi ?

Markov repoussa avec force ceux qui l’entouraient, s’approcha rapidement du soldat et le saisit au collet :

— Toi ? Eh bien, frappe ! La balle ennemie m’a épargné dans les combats. Que je tombe donc de la main de mon tirailleur !…

L’excitation de la foule éclata de plus belle, mais cette fois c’était de l’admiration. Et parmi les hourras frénétiques et les applaudissements de la foule, Markov et ses compagnons partirent pour Minsk.

Markov fut entraîné par le courant grossissant des événements et il s’adonna tout entier à la lutte, ne pensant jamais à lui ni à sa famille, tantôt plein de confiance, tantôt désespérant, aimant la Patrie, plaignant l’armée, qui n’a jamais cessé de tenir une grande place dans son cœur et dans son esprit.

Au cours de mon exposé je m’arrêterai plus d’une fois sur la personne de Serge Markov.

Mais je n’ai pas pu m’empêcher de satisfaire le besoin intime d’ajouter dès maintenant quelques modestes lauriers à sa couronne.

Cette couronne que deux amis fidèles déposèrent en juillet 1918 sur sa tombe.

Avec cette inscription :

« Il a vécu et il est mort pour le bonheur de la Patrie. »

X – LE POUVOIR : LA DOUMA, LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE ; LE COMMANDEMENT, LE CONSEIL DES DÉPUTÉS OUVRIERS ET DES SOLDATS

L’état exceptionnel dans lequel s’était trouvée la Russie — l’état de guerre mondiale et l’état de révolution — commandait impérieusement l’instauration d’un pouvoir fort.

La Douma d’Empire qui, comme je l’ai déjà dit, exerçait dans le pays une autorité indiscutable, renonça, après de longs et ardents débats, à se mettre elle-même à la tête du pouvoir révolutionnaire. Momentanément dissoute par le décret impérial du 27 février, elle demeura loyale et « ne chercha pas à ouvrir une séance formelle », partant de cette considération qu’elle était « une institution législative de l’ancien régime adaptée par les lois fondamentales aux vestiges du pouvoir autocratique manifestement condamné à être aboli ([21]) ». Les actes ultérieurs se réclamaient d’« une conférence privée des membres de la Douma d’Empire ». Ce fut aussi cette conférence privée qui nomma le comité Provisoire de la Douma d’Empire, lequel, durant les premiers jours, exerça le pouvoir suprême.

Le pouvoir ayant été remis au Gouvernement Provisoire, la Douma et son Comité s’effacèrent, sans toutefois cesser d’exister et cherchant à donner une justification et un appui moral aux trois premiers gouvernements. Mais si le 2 mai, lors de la première crise ministérielle, le Comité revendiqua encore le droit de nommer les membres du cabinet, plus tard il se borna à exiger sa participation à la constitution du gouvernement. Ainsi, le 7 juillet, le Comité de la Douma protesta contre le fait d’être écarté de la constitution du nouveau gouvernement provisoire, formé par Kérensky, — considérant ce fait comme « juridiquement inadmissible et politiquement funeste ». Cependant, la Douma d’Empire avait le droit incontestable de prendre part à la direction de la vie du pays, car ses adversaires mêmes reconnaissaient le service immense qu’elle avait rendu à la révolution, « en lui gagnant du premier coup tout le front et tous les officiers ([22]) ». Il est certain qu’une révolution ayant à sa tête le Soviet se fût heurtée à une résistance sanglante et eût été écrasée. Peut-être aussi, en donnant la victoire à la démocratie libérale, eût-elle, dans ce cas, amené le pays à une évolution normale. Qui connaît les mystères de l’existence ?

Les membres mêmes de la Douma d’Empire, fatigués de leur inaction — bénévole au début, forcée ensuite — commencèrent à donner des marques d’un certain absentéisme que le président eut à combattre. Néanmoins, tous les événements importants de la vie russe trouvaient un écho chaleureux auprès de la Douma et du Comité ; ceux-ci votaient des résolutions de blâme, d’avertissement, en appelaient à la raison, au cœur et au sentiment patriotique du peuple, de l’armée, du gouvernement. Mais la Douma était déjà balayée par l’élément révolutionnaire. Ses appels pénétrés de la conscience nette du danger imminent et s’inspirant, sans aucun doute, des intérêts de l’État, n’exerçaient désormais aucune influence dans le pays et le Gouvernement n’en tenait aucun compte. Cependant, même cette Douma pacifique, qui ne luttait pas pour le pouvoir, inspirait des inquiétudes à la démocratie révolutionnaire et les Soviets poursuivaient une campagne violente pour l’abrogation de la Douma et du Conseil d’Empire. En août, les déclarations de la Douma se firent de plus en plus rares, et lorsque le 6 octobre Kérensky, sur les injonctions du Soviet, eut décrété la dissolution de la Douma ([23]), cette nouvelle ne fit aucune impression dans le pays.

Plus tard, l’idée de la 4ème Douma d’Empire ou d’une réunion de toutes les Doumas, en tant qu’appui du pouvoir, fut galvanisée par M.-V. Rodzianko qui y resta attaché pendant la campagne du Kouban et la période « des volontaires et d’Ékatérinodar » de la lutte antibolcheviste.

Mais la Douma était morte.

Il est difficile de dire si l’abdication de la Douma, au mois de mars, était vraiment inéluctable, si elle était commandée par la corrélation effective des forces en compétition ; si une Douma « censitaire » pouvait conserver les éléments socialistes qui en faisaient partie et maintenir dans le pays l’influence qu’elle avait acquise grâce à sa lutte contre l’autocratie… Une chose est certaine : c’est que pendant les années troubles de la Russie, lorsqu’ aucune représentation nationale normale n’était possible, tous les gouvernements n’ont jamais cessé de sentir la nécessité de quelque succédané de cette représentation, ne fût-ce que pour se créer une tribune, pour donner une détente à l’état d’esprit général, pour appuyer et partager sa responsabilité morale. Tel fut le « Conseil Provisoire de la République Russe », à Pétrograd (octobre 1917) dont l’initiative venait, d’ailleurs, de la démocratie révolutionnaire, qui y cherchait un contrepoids au deuxième congrès des Soviets, projeté par les bolcheviks ; tels furent aussi les débris de l’Assemblée Constituante de 1917, sur le Volga (dans l’été de 1918), et la convocation d’un Conseil Suprême et d’un Concile Provincial (des Zemstvos) qu’on avait préparée dans le Sud et en Sibérie (1919). Il n’est pas jusqu’à l’extrême manifestation de la dictature collectiviste qu’est le « Conseil des Commissaires du peuple » qui — après avoir atteint un despotisme sans précédent dans l’histoire et écrasé toute opinion publique et toutes les forces vives du pays qu’il a transformé en cimetière, — n’estime nécessaire d’apporter un décorum à cette représentation, en convoquant périodiquement le « Congrès Panrusse des Soviets ».

Le pouvoir du Gouvernement Provisoire était marqué des indices de l’impuissance. Ce pouvoir, pour parler comme Milioukov, ne comportait pas de « symbole familier aux niasses ». Le pouvoir se soumit de son plein gré à l’empire des Soviets qui défiguraient systématiquement toutes les initiatives concernant l’État et les subordonnaient à des intérêts de parti et de classe.

Au nombre des hommes du gouvernement se trouvait, entre autres, « l’otage de la démocratie », Kérensky, qui définissait son rôle ainsi : « Je suis le représentant de la démocratie ; le Gouvernement Provisoire doit me considérer comme le porte-parole des revendications de la démocratie et doit tenir tout particulièrement compte des opinions que je défendrai ([24])… » Enfin, et c’est là peut-être le point principal, le gouvernement comprenait des éléments de la classe cultivée et progressiste russe, avec tous ses bons et ses mauvais côtés, y compris l’absence totale de volonté, — cette force, qui ne connaît de limites que celles qu’elle s’assigne, qui sait être cruelle lorsqu’il s’agit de briser la résistance, et opiniâtre lorsqu’il s’agit d’atteindre son but, seule force qui donne la victoire à la classe, à la caste ou à la nation luttant pour leur conservation. Les quatre années de troubles ont été marquées pour les intellectuels et la bourgeoisie russes du sceau de l’impuissance, de la non-résistance, du renoncement à toutes leurs positions, voire même de la disparition, de l’anéantissement matériel. Il semble que seuls les deux extrêmes de l’ordre social aient possédé une volonté réelle et vigoureuse ; malheureusement, c’était une volonté de destruction et non de construction. Un de ces extrêmes a déjà donné Lénine, Bronstein, Appelbaum, Ouritzky, Dzerjinsky, Peters… L’autre, défaite pendant les journées de février, n’a peut-être pas encore dit son dernier mot …

La révolution russe, par ses origines et par ses débuts, fut, certainement, un phénomène national, traduisant la protestation générale contre l’ancien régime. Mais lorsque fut venu le moment de la construction nouvelle, deux forces entrèrent en compétition, — deux forces représentant deux tendances différentes de la pensée sociale, deux conceptions différentes. D’après la terminologie généralement adoptée, ce fut la lutte entre la bourgeoisie et la démocratie ; il serait, cependant, plus exact de l’appeler la lutte entre la démocratie bourgeoise et la démocratie socialiste. Les deux partis puisaient leurs forces directrices à la même source : le petit nombre d’intellectuels russes, et différaient entre eux moins par leurs particularités de classe, de corporation et de fortune que par leur idéologie politique et leurs méthodes d’action. Ni l’un, ni l’autre de ces partis ne traduisait suffisamment l’état d’esprit des masses populaires au nom desquelles ils parlaient et qui, au commencement, représentant le public, applaudissaient les acteurs sachant toucher leurs cordes les plus sensibles, mais non les plus idéales. Ce n’est qu’après cette préparation psychologique que le peuple et, en particulier, l’armée, auparavant inertes, se transformèrent « en une masse en ébullition, fondue par la révolution… possédant une force de pression immense que l’organisme tout entier de l’État a ressentie… ([25]) » Refuser de reconnaître cette action réciproque, c’est nier, selon la doctrine de Tolstoï, toute influence des meneurs sur la vie des peuples. Or, cette doctrine a été radicalement démentie par le bolchevisme qui soumit pour longtemps à son pouvoir la masse populaire, cependant étrangère et hostile.

Le résultat de cette lutte fut, dès les premières semaines de l’existence du nouveau pouvoir, ce phénomène que, plus tard, vers la mi-juillet, le Comité de la Douma d’Empire définit dans sa déclaration adressée au gouvernement comme « l’usurpation par des organisations irresponsables des prérogatives du pouvoir d’État, la dualité du pouvoir au centre et l’absence de tout pouvoir dans le pays ».
* * *

Le pouvoir du Soviet était, lui aussi, très précaire.

Malgré une série de crises ministérielles et, par conséquent, la possibilité de s’emparer du pouvoir sans partage ni opposition ([26]), la démocratie révolutionnaire se refusait catégoriquement à assumer ce rôle, comprenant fort bien que, pour conduire le pays, elle ne possédait ni assez de force, de connaissances et de savoir, ni un appui suffisant dans le pays même.

Par la bouche d’un de ses chefs, Tsérételli, elle disait : « Le moment n’est pas encore venu de réaliser les buts finaux du prolétariat, les buts de classe… Nous avons compris que ce qui se passe est une révolution bourgeoise… Et n’ayant pas la possibilité de réaliser pleinement nos radieux idéals… nous n’avons pas voulu encourir la responsabilité de l’échec du mouvement au cas où nous aurions fait une tentative désespérée d’imposer aux événements notre volonté à l’heure actuelle ». Ils préféraient, « à l’aide d’un mouvement organisé et constant, amener le gouvernement à exécuter leurs revendications ». (Nakhamkès).

Dans ses « Mémoires » qui dénotent l’idéologie incorrigible d’un socialiste égaré allant jusqu’à la justification du bolchevisme, mais qui, néanmoins, donnent l’impression d’une grande sincérité, un membre du Comité Exécutif, Stankevitch, caractérise ainsi le Soviet : « Le Soviet, cette réunion de soldats à moitié illettrés, s’est trouvé à la tête par la seule raison qu’il n’exigeait rien, qu’il n’était qu’une enseigne couvrant complaisamment l’absence absolue du pouvoir… » Deux mille soldats de l’arrière et huit cents ouvriers de Pétrograd formèrent une institution qui prétendait diriger toute la vie politique, militaire, économique et sociale d’un immense pays ! Les comptes-rendus des séances du Soviet témoignent de l’ignorance stupéfiante et du gâchis qui y régnaient. On éprouvait une grande tristesse, une grande douleur en songeant à une pareille « représentation » de la Russie.

Peu à peu, parmi les intellectuels, la démocratie bourgeoise et les officiers, montait une colère impuissante et sourde contre le Soviet ; toute la haine se concentrait sur lui ; on en parlait dans ces milieux de la façon la plus outrageante, la plus brutale. Cette haine dirigée contre le Soviet et qui, parfois, se manifestait ouvertement, la démocratie révolutionnaire l’identifiait à tort avec la haine de l’idée même de la représentation nationale.

Peu à peu, la priorité du Soviet de Pétrograd, qui attribuait à l’ambiance dont il était l’émanation le mérite exclusif de la chute de l’ancien régime, — déclina visiblement. Un énorme réseau de comités et de Soviets, foisonnant dans le pays et dans l’armée, réclamait sa part dans l’œuvre du gouvernement. Ceci aboutit, en avril, à la convocation d’une conférence des délégués des Soviets des ouvriers et des soldats ; le Soviet de Pétrograd fut réorganisé sur la base d’une représentation plus proportionnelle et, au mois de juin, se réunit le premier congrès Panrusse des Soviets. Il est intéressant de noter la composition de cette représentation démocratique plus complète :

Socialistes-révolutionnaires : 285 Social-démocrates mencheviks : 248 Social-démocrates bolcheviks : 105 Internationalistes : 32 Socialistes hors fraction : 73 Social-démocrates unifiés : 10 Boundistes : 10 Groupe « Edinstvo » (Plekhanov) : 3 Socialistes-populistes : 3 Travaillistes : 5 Anarcho-communistes : 1

Ainsi la grande majorité non socialiste de la Russie n’y avait aucun représentant. Ceux mêmes qui, étrangers à la politique ou adhérant à des groupements de droite, avaient été élus par les Soviets et les comités de l’armée en tant que « sans-parti », s’empressèrent, pour des motifs qui n’avaient rien de commun avec les intérêts de l’État, à s’affubler de l’étiquette socialiste et se fondirent avec les membres des divers partis. Les Comités exécutifs du Soviet de toutes les sessions furent de même exclusivement socialistes. Dans ces conditions, il était impossible de compter sur la modération de la démocratie révolutionnaire ni d’espérer maintenir le mouvement populaire dans les limites de la révolution bourgeoise. En fait, le gouvernail à moitié pourri du pouvoir se trouva entre les mains d’une coalition de socialistes-révolutionnaires et de social-démocrates mencheviks, la prépondérance appartenant, au commencement, au premier de ces partis et plus tard au deuxième. Au fond, c’est à cette coalition de partis strictement limitée qu’incombe la plus lourde responsabilité pour la marche ultérieure de la révolution russe (voir tableau ci-dessous).

* Anarcho-communistes (3)
* Socialistes :

+ Social-démocrates :

– Bolcheviks (3)
– Mencheviks :
. Internationalistes (3)
. Défensistes (1)
– Epinstvo (1)

+ Populistes :

– Social-révolutionnaires :
. De gauche (3)
. Du centre (3)
. De droite (1)
– Travaillistes (1)

* Paysannerie (2)
* Libéraux (1)

+ Constitutionnalistes démocrates (cadets) + Cadres démocrates

* Sans parti (démocratie non socialiste, bourgeoisie, fonctionnaires ; officiers, etc)

+ Conservateurs

(1) Défensistes (2) Groupements en partie défensistes, en partie défaitistes (3) Défaitistes

La composition du Soviet était très hétérogène : intellectuels, petits-bourgeois, ouvriers, soldats, beaucoup de déserteurs… Au fond, les Soviets et les Congrès, surtout les premiers, présentaient une masse plutôt amorphe, sans aucune éducation politique ; aussi tout le travail, toute la direction et toute l’influence se concentrèrent-ils dans les comités exécutifs, composés presque exclusivement d’intellectuels socialistes. La critique la plus foudroyante du Comité Exécutif a été faite, au sein même de cette institution, par un de ses membres, V. Stankevitch : le désordre chaotique des séances, la désorganisation politique, le caractère vague, hâtif et fortuit des questions examinées, l’absence totale de toute expérience en matière d’administration et, enfin, la démagogie des membres du comité : l’un prônant l’anarchie dans les Izvestia, un autre envoyant de tous côtés des autorisations pour l’expropriation des propriétés foncières ; un troisième expliquant à une délégation militaire qui venait se plaindre des chefs, qu’il fallait les destituer, les arrêter, etc.

« Ce qui frappe dans la composition personnelle du comité, c’est la grande quantité d’éléments allogènes », écrit Stankevitch. « Les Juifs, les Géorgiens, les Lettons, les Polonais, les Lituaniens, étaient représentés en disproportion absolue avec leur nombre à Pétrograd et dans le pays. »

Voici la liste du premier Bureau du Comité Central Panrusse des Soviets des délégués des ouvriers et des soldats :

Tchéidzé : Géorgien. Gourvitch (Dan) : Juif. Goldman (Liber) : Juif. Gotz : Juif. Guendelman : Juif. Rosenfeld : Juif. Saakian : Arménien. Kruszinski : Polonais. Nikolski : Russe (à moins que ce ne soit un nom d’emprunt).

Cette prépondérance exclusive des éléments allogènes, étrangers à l’idée nationale russe, ne pouvait rester sans influence sur l’orientation des Soviets dans un sens funeste pour l’État russe.

Le gouvernement, dès ses premiers pas, se trouva prisonnier du Soviet dont il exagérait l’importance, l’influence et la force, et auquel il ne pouvait opposer, pour sa part, ni force, ni volonté ferme de résistance et de lutte. Le gouvernement ne comptait pas sur le succès d’une telle lutte, car, en défendant la conception de l’État Russe, il ne pouvait proclamer des mots d’ordre aussi séduisants pour la mer houleuse des masses populaires que ceux lancés par le Soviet. Le gouvernement insistait sur les devoirs ; le Soviet, sur les droits. Celui-là « interdisait », celui-ci « autorisait ». Le gouvernement était lié à l’ancien pouvoir par la continuité de l’idéologie étatiste, de l’organisation, voire des formes extérieures de l’administration ; tandis que le Soviet, issu de l’émeute et de la conspiration, était la négation directe de l’ordre ancien tout entier.

Si une petite partie de la démocratie modérée demeure encore convaincue du rôle du Soviet en tant que « régulateur des éléments déchaînés du peuple », ceci n’est que le résultat d’un malentendu manifeste.

En réalité, sans détruire directement l’État Russe, le Soviet l’ébranlait sans cesse et l’ébranla jusqu’à l’effondrement de l’armée et l’avènement du bolchevisme.

De là viennent la duplicité et le manque de sincérité, dans la tendance de ses actes.

En plus de leurs déclarations publiques, toute l’action quotidienne du Soviet et du Comité Exécutif, tous les discours, entretiens, explications, manifestations orales et écrites de la réunion plénière, des groupements et des membres isolés envoyés en mission à travers le pays et sur le front, tout tendait à détruire l’autorité du gouvernement. « Involontairement, mais continuellement, dit Stankevitch, le Soviet portait des coups mortels au gouvernement ».

Il est intéressant de relever qui étaient ceux qui orientaient la législation militaire dans un sens de démocratisation, brisant toutes les assises de l’armée, inspirant la commission de Polivanov et paralysant les deux ministres de la guerre. Les personnes élues au Comité Exécutif, au commencement d’avril, par la partie militaire du Soviet, se répartissaient comme suit ([27]) :

Officiers de temps de guerre : 1 Officiers d’administration : 2 Élèves officiers : 2 Soldats : Des unités de l’arrière : 9 Auxiliaires et secrétaires de bureau : 5

Je laisse la parole à Stankevitch pour les dépeindre : « Au début, il y eut des natures hystériques, bruyantes, déséquilibrées qui, en fin de compte, ne donnaient rien au Comité… » Ensuite d’autres viennent « avec Zavadia et Binassik en tête. Ceux-ci cherchèrent consciencieusement, autant que c’était dans leurs moyens, à venir à bout de l’avalanche d’affaires militaires. Tous les deux étaient, je crois, de paisibles secrétaires dans les bataillons de dépôt et ne s’étaient jamais intéressés ni à la guerre, ni à l’armée, ni à la révolution politique ».

La duplicité et le manque de sincérité du Soviet se manifestaient surtout dans la question de la guerre. Les intellectuels de gauche et la démocratie révolutionnaire partageaient pour la plupart les idées zimmerwaldiennes et internationalistes. Il est donc naturel que la première parole que le Soviet ait adressée « aux peuples du monde entier » (le 14 mars 1917) fût :

— La paix !

Cependant, les problèmes de portée mondiale, infiniment complexes, englobant les intérêts nationaux, politiques et économiques des peuples qui avaient les idées les plus contradictoires sur la justice universelle et primordiale, ces problèmes ne pouvaient être résolus par un procédé aussi simpliste. Bethmann-Hollweg répondit par un silence dédaigneux. Le Reichstag, dans sa séance du 17 mars 1917, repoussa, à l’unanimité moins les voix des deux fractions social-démocrates, la proposition de conclure la paix sans annexions. La démocratie allemande déclara par la bouche de Noske : « On nous propose de l’étranger de faire la révolution ; si nous suivions ce conseil, ce serait un malheur pour les classes travailleuses ». Parmi les Alliés et la démocratie alliée, le manifeste du Soviet ne suscita que malaise, anxiété et mécontentement, ce qui apparut d’une façon particulièrement lumineuse dans les discours d’Albert Thomas, de Henderson, de Vandervelde et jusque dans celui du bolchevik français d’aujourd’hui, Cachin.

À la suite, le Soviet ajouta au mot « paix » une nouvelle définition : « sans annexions ni contributions, à base du droit des peuples à disposer librement de leur sort ». Le caractère théorique de cette formule se heurta immédiatement à la question réelle de la Russie du Sud et de l’Ouest occupée par les Allemands ; de la Pologne, des pays dévastés par les Allemands, — la Roumanie, la Belgique, la Serbie, de l’Alsace et de la Lorraine, de la Posnanie, enfin, à la question de l’esclavage, des expropriations, des travaux obligatoires pour les besoins de la guerre, toutes choses imposées par les Allemands à tous les pays tombés sous leur domination. Car, d’après le programme des social-démocrates allemands, publié enfin à Stockholm, on ne devait accorder aux Français en Alsace et Lorraine, aux Polonais en Posnanie, aux Danois en Silésie, qu’une autonomie de culture nationale sous l’égide de l’empereur d’Allemagne.

En même temps, on favorisait pleinement l’idée de l’indépendance de la Finlande, de la Pologne russe, de l’Irlande. La revendication d’une restitution complète des colonies allemandes s’alliait, d’une façon touchante, aux promesses d’indépendance faites à l’Inde, à la Corée, au Siam…

Chanteclair ne fit pas apparaître le soleil. La main tendue resta humblement dans le vide. Le Soviet dut reconnaître qu’ « il faut du temps pour que les peuples de tous les pays se dressent et, d’une main de fer, contraignent leurs rois et leurs capitalistes à conclure la paix… » En attendant, les « camarades soldats, qui avaient juré de défendre la liberté russe », ne devaient pas « renoncer à l’offensive que la situation militaire pouvait exiger… » Un certain désarroi s’empara de la démocratie révolutionnaire. Il apparut d’une façon frappante dans ces paroles de Tchéidzé : « Nous avons tout le temps parlé contre la guerre ; comment puis-je à présent exhorter les soldats à continuer la guerre, à tenir le front ? » ([28])

Quoi qu’il en soit, les mots « guerre » et « offensive » avaient été prononcés. Ils divisèrent les socialistes soviétiques en deux camps : les « défensistes » et les « défaitistes ». Théoriquement, les premiers ne comprenaient que les groupements de droite des socialistes-révolutionnaires, les socialistes-populistes, le groupe « Edinstvo » (groupe Plekhanov) et les travaillistes. Le reste des socialistes préconisaient la cessation immédiate de la guerre et l’approfondissement de la révolution à l’aide de la lutte de classes intestine. Pratiquement, dans la question de la guerre, la défense nationale était également votée par la plupart des socialistes-révolutionnaires et des social-démocrates mencheviks. Mais les formules votées étaient empreintes de cette même duplicité : ni paix, ni guerre. Tsérételli appelait à « créer un mouvement contre la guerre dans tous les pays, tant alliés qu’ennemis ». Le congrès des Soviets, à la fin de mars, prit une résolution qui manquait de précision et dans laquelle, après avoir exigé de tous les belligérants de renoncer aux « annexions et contributions », on stipulait, cependant, que « tant que la guerre durait, l’effondrement de l’armée, l’affaiblissement de sa résistance, de sa fermeté, de sa capacité d’opérations actives, eût été le plus grand coup porté à la cause de la liberté et aux intérêts vitaux du pays ». Au commencement de juin, le deuxième Congrès vota une nouvelle résolution, laquelle, tout en déclarant d’une façon déterminée que « la question de l’offensive devait être résolue uniquement du point de vue des considérations purement militaires et stratégiques », exprimait, cependant, une idée toute défaitiste : « La terminaison de la guerre, qui impliquerait la débâcle de l’un des partis belligérants, deviendrait la source de nouvelles guerres, aggraverait les dissensions entre les peuples et les conduirait à l’épuisement total, à la famine et à la ruine ». La démocratie révolutionnaire confondait évidemment deux notions : la victoire stratégique marquant la cessation de la guerre, et les conditions de la paix, qui peuvent être humaines ou inhumaines, justes ou injustes, prévoyantes ou à courte vue.

Ainsi donc, la guerre, l’offensive, mais sans victoire.

Il n’est pas sans intérêt de noter que la même formule avait été énoncée, dès 1915, par le député prussien, rédacteur du Vorwaerts, H. Stroebel : « Je déclare ouvertement que la victoire complète de l’empire ne sera pas dans les intérêts de la social-démocratie ».

Il n’y avait pas de domaine de l’administration dont le Soviet et le Comité Exécutif ne se fussent mêlés, apportant partout cette même duplicité, ce manque de sincérité, qui avaient pour cause, d’une part, la crainte d’enfreindre les dogmes essentiels de leur doctrine et, d’autre part, l’impossibilité évidente de les mettre en pratique. Pour ce qui était de la construction de l’État, il n’y avait et il ne pouvait y avoir aucun travail créateur. Dans le domaine de la vie économique du pays, dans les questions agraire et ouvrière, ce travail se bornait à la publication des programmes socialistes grandiloquents, empreints de l’esprit de parti, et dont la réalisation dans l’état d’anarchie, de guerre et de ruine économique où se trouvait le pays, était impossible même aux yeux des ministres socialistes. Cependant, ces résolutions et ces appels étaient accueillis par le peuple, dans les usines et à la campagne, comme autant de « licences », qui excitaient les passions et provoquaient le désir de mettre en œuvre immédiatement et de son propre chef les formules proclamées. Et après que l’esprit des masses eût subi cette « préparation » excitante, on leur adressait des appels à la modération : « Exiger l’exécution immédiate et sans réplique de toutes les prescriptions du Gouvernement Provisoire que celui-ci jugera bon de promulguer dans l’intérêt de la révolution et de la sécurité extérieure du pays ([29]) ».

Cependant, la littérature de déclarations est loin de déterminer à elle seule l’action du Soviet.

Le trait essentiel, tant du Soviet que du Comité Exécutif, était le manque total de discipline parmi leurs membres. En parlant des rapports réciproques entre la délégation spéciale (dite de contact) du Comité et le Gouvernement Provisoire, Stankevitch ajoute : « Mais que pouvait faire la délégation, puisque, tandis qu’elle causait et parvenait à un accord unanime avec les ministres, des dizaines d’Alexandrovsky ([30]) envoyaient des lettres, publiaient des articles dans les Izvestia, partaient en mission, au nom du Comité, visitaient la province et le front, recevaient des délégations au palais de Tauride, agissant : chacun à sa guise, sans tenir compte ni des entrevues, ni des instructions, décisions et résolutions, quelles qu’elles fussent ».

Le Soviet (ou son Comité Exécutif) possédait-il un pouvoir réel ?

Je répondrai par les termes de l’appel du Comité d’organisation du parti ouvrier social-démocrate (juillet 1917) :

« Le mot d’ordre que beaucoup d’ouvriers suivent — « tout le pouvoir aux Soviets » — est un mot d’ordre dangereux. Car les Soviets n’ont pour eux que la minorité de la population. Or, nous devons aspirer par tous les moyens à ce que les éléments bourgeois qui peuvent et veulent encore défendre avec nous les conquêtes de la révolution, — que ces éléments partagent avec nous le lourd poids de l’héritage qui nous est laissé par l’ancien régime et l’immense responsabilité pour l’issue de la révolution, qui nous incombe aux yeux du peuple entier. »

Cependant, le Soviet, ainsi que plus tard le Comité Central Panrusse, en vertu de sa composition et de son idéologie politique, ne pouvait et ne voulait exercer toute son influence, pour le moins modératrice, sur les masses populaires, déchaînées, agitées et tumultueuses, car ses membres étaient eux-mêmes les instigateurs de ce mouvement, et l’importance, l’influence et l’autorité du Soviet dépendaient étroitement de la mesure où il flattait les instincts des masses. Or, ces masses, comme le constate même un observateur étranger du camp marxiste, Karl Kautsky ([31]), « à peine la révolution les eut-elle entraînées dans son mouvement, ne voulurent connaître que leurs besoins et leurs aspirations et se soucièrent fort peu de savoir si leurs revendications étaient réalisables et utiles à la collectivité ». Toute résistance tant soit peu ferme et résolue, opposée à leur pression, menaçait l’existence même du Soviet.

D’ailleurs, jour par jour, pas à pas, le Soviet tombait sous l’empire de plus en plus affirmé des idées anarcho-bolchevistes.

Notes

1. ↑ Tué en 1918, à Kiev, par les soldats de Petlioura.
2. ↑ Décret du 5 mars.
3. ↑ Au Congrès des Soviets (le 30 mars 1917), Tsérételli reconnut que dans la commission mixte (dite commission « de contact »), il n’y eut pas une seule question importante dans laquelle le Gouvernement Provisoire n’eût pas fait de concession.
4. ↑ V.chapitre XX.
5. ↑ Claude Anet. La révolution russe.
6. ↑ Le 2 mars, à la foule demandant qui avait élu le Gouvernement Provisoire, Milioukov répondit « Nous avons été élus par la révolution russe ».
7. ↑ Le général Klembovsky avait été nommé à ce poste par le général Gourko à l’époque où celui-ci remplaçait Alexéiev, malade, à la tête de l’état-major du Généralissime.
8. ↑ Le général Krymov, chef de la division d’Oussouri, plus tard commandant du 3ème corps de cavalerie, a joué un rôle important dans l’action de Kornilov. Avant la révolution, il fut un des instigateurs du coup d’État de palais qui se préparait.
9. ↑ Filatiev, Novitzky, Manikovsky et le sénateur Garine.
10. ↑ Kornilov, près de Goumenny, et moi, près de Mesolabortche.
11. ↑ « Il se barricade », plaisantait-on au G.Q.G. où l’on suivait avec anxiété la marche des négociations.
12. ↑ D’aucuns attribuent une importance exagérée à la collaboration dans ce domaine, du général Borissov, attaché à la personne du général Alexéiev.
13. ↑ Deuxième général-quartier-maître.
14. ↑ D’après l’esprit du code relatif à « l’administration des armées actives », le Généralissime était subordonné au Gouvernement Provisoire, en tant que pouvoir suprême, mais non au Ministre de la Guerre.
15. ↑ Au commencement il n’était question que de la « plénitude du pouvoir » du commandement supérieur dans les limites de ses compétences.
16. ↑ « Souvenirs de Guerre ».
17. ↑ Plus tard encore, je l’appelai souvent ainsi en manière de plaisanterie amicale et en souvenir de son professorat à l’Académie.
18. ↑ Tué au cours d’un combat dans l’été de 1918 à l’âge de 39 ans.
19. ↑ Les positions près du mont Odril.
20. ↑ Cette mesure d’ordre général était rendue indispensable par le manque d’officiers d’état-major, le fonctionnement normal de l’Académie ayant cessé. Avant d’obtenir le commandement d’une division, les colonels et les généraux devaient reprendre, dans des conditions spéciales, le poste de chef de l’état-major de la division.
21. ↑ Milioukov : Histoire de la Deuxième Révolution Russe.
22. ↑ Stankevitch : Mémoires.
23. ↑ La durée légale de cinq ans expirait le 25 octobre.
24. ↑ Discours au Soviet.
25. ↑ Paroles de Kérensky.
26. ↑ Dans ce sens que le Gouvernement Provisoire ne s’y opposait nullement.
27. ↑ Avant il y avait dans le Comité trois officiers de temps de guerre et plusieurs soldats.
28. ↑ Stankevitch : Mémoires.
29. ↑ Appel aux marins de Cronstadt, le 26 mai 1917.
30. ↑ Membre du Comité, qui délivrait des permis pour l’expropriation des terres.
31. ↑ « Terrorisme et Communisme ». J. Povolozky, édit.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.