Au début de l’année 1980, notre camarade Philippe Marchaud, militant LCR et délégué CGT sur les chaînes de montage de l’usine de Peugeot Sochaux, se suicidait. Le lendemain, les chefs du secteur annonçaient sa mort par ce commentaire : « L’emmerdeur s’est flingué. » Ces mots résonnaient quasiment comme un communiqué de victoire... et comme un aveu de leur responsabilité.
Les patrons de l’automobile étaient rompus à la chasse aux syndicalistes. À Citroën, c’était la terreur brutale, organisée par la maîtrise et le syndicat maison, rendant quasi clandestine l’activité de la CGT et de la CFDT ; à Peugeot Sochaux, la méthode était plus sophistiquée, et elle consistait en l’organisation d’un harcèlement permanent des militants visés.
Embauché en 1976, Philippe - « le Grand » pour ses copains - était élu, un an plus tard, délégué du personnel sur la liste CGT. À partir de ce moment, il a subi un harcèlement permanent de la part de la hiérarchie du secteur. Cela consistait en des changements de poste fréquents sur la chaîne - ce qui entraînait des difficultés à suivre la cadence -, en des avertissements sous n’importe quel prétexte - Philippe en a reçu plus d’une centaine en un peu plus de trois ans de travail à Sochaux -, en un suivi constant de ses déplacements, en des avertissements à répétition pour dépassement des heures de délégation, accompagnés de retraits sur la feuille de paie, alors que ces dépassements étaient prévus par la loi.
Cette pression a pour but d’isoler le militant : dans cette situation, on perd plus de temps et d’énergie à se défendre qu’à faire le boulot de délégué. Et ensuite de l’amener à craquer en demandant son compte ou sa mutation dans un autre secteur, car si la direction de Sochaux était forcée de tolérer les syndicats, elle voulait éliminer tout militant actif dans le secteur stratégique des chaînes de montage.
Notre camarade était conscient de ces manœuvres. Il n’avait pas de goût particulier pour le sacrifice, mais il ne voulait pas satisfaire « ceux d’en face ». Mais ce harcèlement est terrible : il use en profondeur, déstabilise, épuise mentalement et fait douter de soi. Que d’autres difficultés dans la vie familiale ou affective s’y ajoutent, et le suicide peut survenir. Philippe ne voulait pas être un martyr, encore moins un exemple. Son combat doit simplement nous rappeler la férocité de l’adversaire et l’urgence de mettre fin à la barbarie de l’exploitation.
Philippe Joseph
– Ça s’est passé comme ça…
Oui. Y’en a deux qui sont tombés comme ça. C’est pratiquement indéfendable, je veux dire, parce qu’ils jouent toujours sur la moralité de l’histoire : « Vous vous rendez compte, le vol, on peut pas permettre. » Et puis t’as plein de copains qui sont vachement moralistes et qui acceptent vachement ces arguments. C’est aussi dur à assumer que le reste. Et puis, avec Philippe Marchau, mon copain militant, on était resté comme ça, on est resté, oui, à deux, à vouloir bosser. Et ils nous ont eus, mais ils nous ont eus différemment, ils nous ont coincés chacun dans un poste, dans un poste où on pouvait plus bouger. Et pour n’importe quelle erreur que tu fais sur une bagnole, tu te fais baiser. Tu peux même pas dire que c’est pas toi. C’est obligatoirement toi, y’a que toi qui fais le boulot. Donc t’as vraiment plus aucune possibilité, aucune marge de manœuvre.
Philippe, lui, devait taper des numéros sur les caisses des bagnoles, les numéros de châssis, neuf numéros, répétés seize cents fois par jour. Tu imagines le nombre de trucs à frapper et la fatigue accumulée. Il est tombé malade et plutôt que de le mettre en « horaire normal », comme le toubib de l’usine l’avait conseillé, ils l’ont bien mis en horaire normal, mais ils lui ont laissé le même poste. C’est-à-dire qu’au lieu d’avoir un boulot plutôt… tranquille, il continuait à faire le même truc, mais avec deux maîtrises différentes, puisqu’il y a toujours deux tournées, en production, celle du matin et celle du soir. Mais lui, il travaillait de sept heures à midi et de quatorze heures à dix-sept heures. Il était donc à la fois dans l’équipe du matin et dans l’équipe du soir. Et il fallait que Peugeot paye six dépanneurs pour faire ses absences ! C’était du massacre ! C’était un jour de mise à pied après un jour de mise à pied. À chaque erreur de frappe, c’était un jour de mise à pied. Ça s’est accumulé, ça s’est accumulé, et le mec, un jour, il a pris un flingue puis il s’est descendu. Il avait vingt-cinq ans.
Et moi, ils m’avaient collé aussi à un moment donné à un poste de punition. C’était pareil, le toubib m’a aussi foutu « en normal », en horaire normal, et ils m’ont aussi laissé au même poste. Je crois d’ailleurs qu’on a craqué ensemble. C’est plus possible de vivre comme ça, quand t’as plus de contacts avec les copains de ton atelier, quand tu vis d’une façon complètement désorganisée et quand, en plus, tu te sens mal dans ta peau. T’as même plus de repos, le toubib demandait qu’on ait du repos, alors que là, au contraire, c’était une façon d’accélérer un processus. Au bout de deux mois, j’ai craqué, j’ai dit au toubib : « Écoutez, remettez-moi en normal parce que moi, je tiens plus. » Et si j’ai pas craqué complètement c’est à cause de ça, parce que sinon je crois que je craquais comme Philippe, je finissais comme lui… Mais lui, il ne pouvait pas… Physiquement c’était pas le même genre de truc que moi… il pouvait pas… Moi, c’étaient les nerfs et puis, lui, c’était autre chose. Y’avait les nerfs, y’avait le manque de fric, il mangeait plus quoi, il était coincé.
– Il avait un salaire considérablement amputé ?
Il n’avait plus de fric, quoi. Il était coincé. C’était une époque vachement dure. Moi je sais que, financièrement, je pouvais pas tellement le dépanner, enfin, de temps en temps, avec des copains, on lui filait 100 balles, mais ça coinçait pour tout le monde. C’était une époque où tous les mois j’avais moi aussi un, deux, trois jours de mise à pied. On coinçait et puis y’avait personne pour vous donner du fric. On était complètement à plat. Quand j’avais trop besoin d’argent, ça m’est arrivé de téléphoner à Bruno Muel, je lui disais : « Écoute, Bruno, ça va pas, envoie-moi 1 000 balles parce que je crève. » Mais Marchau, qui n’avait pas ça, il a crevé comme un chien.
Tu vois, ce qui est important, c’est que les copains du syndicat ainsi que les copains de son groupe politique, c’était la Ligue[2], ils n’ont rien compris à tout ça. Y’a toujours le même problème. Bon, c’est tout le problème des OS où y’a la contradiction, entre ce qui est dit dans tous les syndicats, dans tous les organismes politiques, etc. : « Oui, c’est des pauvres, faut les aider. », mais le jour où t’as vraiment besoin d’aide, aussi bien matérielle ou simplement morale et même culturelle, ce jour-là, tu trouves personne. T’es plus que deux ou trois, et quand on se voyait avec Philippe, on était quatre ou cinq à manger dans un bistrot, le midi, puisqu’on travaillait en normal. Et à part ces cinglés qu’on était autour d’une table, c’était tout, quoi. C’était toute l’aide. Tous les midis, on se relayait pour lui payer un sandwich, c’est tout. Tu sais, quand t’en arrives là, que t’es huit heures en chaîne et que t’as qu’un sandwich dans l’estomac, tu ne fais pas ça pendant très longtemps.
Le lendemain de sa mort, on a quand même piqué la colère, ça a élevé un certain nombre de militants ou même de mecs qui n’avaient jamais milité mais qui, quand ils ont vu ça, ont dit que c’était plus possible. Et contrairement à ce que pouvait espérer Peugeot, ça a levé toute une opposition. Les mecs se sont un peu réveillés dans le secteur où il travaillait, on a trouvé un autre délégué pour prendre sa place. Et on a trouvé aussi des mecs pour distribuer des tracts. D’ailleurs, c’est le moment où on a commencé à donner des tracts sur les chaînes. Parce que les agents de maîtrise qui l’avaient flingué… ils n’avaient plus le droit à la parole. C’était une cassure, tu vois.
– Ils sont restés dans l’atelier ?
Ah ! Ils sont restés dans l’atelier, hein. Même encore maintenant, moi, j’en connais deux, mais ils me causent plus, c’est fini, on se parle plus, je ne cause pas avec des mecs comme ça. C’est terminé ! C’est tranché, c’est catégorique. Donc le lendemain de sa mort, après qu’on l’a su, on a fait un tract avec sa photo. On a passé une nuit à le faire. Et on l’a distribué comme ça. Et les chefs se sont foutus à quatre sur moi pour essayer de me casser la gueule au bout du châssis, pour éviter que je distribue le tract. Heureusement, des copains du châssis sont arrivés directement pour nous séparer, et après ils m’ont foutu la paix et j’ai pu continuer à distribuer. Carrément, ils voulaient me casser la gueule. Mais sur ce coup-là, Séguy[3], qui était le secrétaire de la CGT, n’a pas été trop con. Il a porté plainte pour meurtre avec préméditation. Et ça, c’était une bonne chose pour une fois, il n’a pas déconné. Et Peugeot, après ça, a arrêté les frais. On a pu faire la collecte parce qu’on est quand même allé à l’enterrement. C’était pas non plus si simple, parce qu’il habitait du côté de Bordeaux. Et donc il fallait ramener le corps là-bas et aller l’enterrer. Mais comment expliquer à sa famille qu’il avait fini par se tirer une balle dans la tête parce que les autres l’avaient fait chier ? C’est vraiment pas facile quand t’es à 800 kilomètres d’un endroit. Et donc, c’est des copains du châssis, enfin les deux mecs avec qui il bossait qui y sont allés, à qui, par collecte, on a payé le voyage et puis deux ou trois autres, dont moi, avec absence autorisée de la direction. Après y’a eu un peu de calme. Et ils ont même viré un chef du personnel, qui était vraiment facho. Enfin, ils l’ont pas viré, ils l’ont changé de secteur, tellement y’avait eu de problèmes avec lui…
– Il avait joué un sale rôle dans cette affaire-là ?
Oui. C’était de la répression, carrément.
– Et le chef d’équipe voyait le processus dans lequel Marchau était engagé…
Oui, il le voyait. Mais c’était consciemment qu’il le faisait.
– Il pensait qu’il allait prendre ses cliques et ses claques, qu’il foutrait le camp…
Voilà, c’est ça. Il supposait qu’il allait prendre son compte. On allait le voir, Philippe, on allait l’aider à tour de rôle, parce qu’ils interdisaient aux mecs de son équipe de causer avec lui. Pendant son dépannage, il n’avait pas le droit de passer d’une chaîne à l’autre, pour aller discuter. Quand il était en activité syndicale – donc t’as un bon de délégation –, il n’avait pas le droit de se déplacer, parce que sinon c’était tout le temps un chef, deux chefs, trois chefs qui étaient derrière lui, en train de lui réclamer son bon, de lui demander ce qu’il faisait, ce qu’il voulait, de lui dire que ça le regardait pas, etc. C’était le système Citroën[4] qui se mettait un peu en place, tu vois. Voilà, c’était ça. Alors, on avait décidé, pour lui donner un coup de main, d’aller le voir tous les jours. Mais, tous les jours, il fallait se battre contre un contremaître, contre un chef d’atelier, contre un chef d’équipe, pour arriver seulement à son poste.
Extraits : Résister à la chaîne.
Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue