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L’Association Internationale des Travailleurs ou Première Internationale

mercredi 17 juin 2015, par Robert Paris

La première internationale

« Huit ans : c’est ce qu’a duré l’Association internationale des travailleurs, plus connue sous le nom de première Internationale. Une vie brève donc, et pourtant c’est tout un monde qui change avec la Commune de Paris pour pivot. Entre le meeting fondateur au St Martin’s Hall de Londres en septembre 1864, et le congrès de la scission, à la Haye, en septembre 1872, on passe d’un timide réseau d’entraide ouvrière à une organisation internationale qui parle ouvertement de révolution sociale. En partant d’un conglomérat hétérogène de syndicalistes anglais, d’artisans mutuellistes français et de communistes allemands, on voit surgir en chemin de grandes figures du mouvement ouvrier comme le Belge César De Paepe et le Français Eugène Varlin, et l’on assiste à la formation des courants marxistes, anarchistes et sociaux-démocrates. Pour finir, les épisodes se succèdent dans la lutte entre les « autoritaires » autour de Karl Marx et les « anti-autoritaires » autour de Michel Bakounine, lutte qui finira par faire éclater l’Internationale.
Bien des questions qui sont les nôtres sont déjà posées dans les congrès de la première Internationale, dans les luttes qu’elle a menées et dans les querelles dont elle a fini par mourir. »

Mathieu Léonard

TEXTE DE BARTA EN 1943

« DE LA PREMIERE INTERNATIONALE A LA QUATRIEME »

Que la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie prenne nécessairement une forme nationale, son contenu n’en reste pas moins essentiellement international. Il est évident que pour pouvoir lutter, la classe ouvrière doit s’organiser en tant que classe et que le théâtre immédiat de sa lutte est l’intérieur du pays. Mais "le cadre de l’Etat national", remarquait Marx déjà au milieu du XIXème siècle, plusieurs décades d’années avant la phase impérialiste actuelle du capitalisme, "entre lui-même à son tour économiquement dans le cadre du marché mondial, politiquement dans le cadre du système des Etats". Par conséquent l’internationalisme de la classe ouvrière n’est pas l’expression de la "fraternité" sentimentale des prolétaires de tous les pays soumis à la même exploitation capitaliste, mais l’expression de l’unité organique de leur lutte contre un régime social international par sa nature.

Le capitalisme s’est développé historiquement en formant un système international qui a fondu progressivement les différents pays du monde en un bloc organique, la lutte du prolétariat mondial est devenue elle aussi nécessairement internationale. En 1847, à Londres, fut fondée la Ligue des Communistes, première association internationale prolétarienne avec la participation active de Marx et d’Engels, qui rédigèrent aussi son programme historique "Le Manifeste Communiste". En 1852 la Ligue des Communistes sombra dans la vague de la réaction, dont la défaite des ouvriers parisiens en juin 1848 marqua le début. "Quand la classe ouvrière européenne eut repris suffisamment de forces" écrit Engels, "pour un nouvel assaut contre la puissance des classes, se constitua l’Association Internationale des travailleurs", la Première Internationale. C’était de nouveau à Londres, en 1864. Marx, qui rédigea l’Adresse inaugurale de l’Internationale et ses statuts, définissait ainsi son rôle principal : "créer un centre de communication et de coopération entre les associations ouvrières des différents pays aspirant au même but, à savoir : le concours mutuel, le progrès et le complet affranchissement de la classe ouvrière", et cela par "la conquête du pouvoir politique qui est devenue le premier devoir de la classe ouvrière".

L’idée fondamentale qui inspirait toute l’activité de Marx dans la première Internationale était que les ouvriers doivent créer partout des organisations syndicales et politiques, sur la base "des circonstances réelles", qui à son époque variaient encore considérablement d’un pays à l’autre, afin de préparer les masses prolétariennes à la conquête du pouvoir politique.

La première Internationale ne vécut elle-même que neuf années, du 28 septembre 1864 jusqu’en 1874. Elle se brisa elle aussi sous les coups de la réaction, soulevée après la sanglante défaite de la Commune de Paris en 1871 et minée intérieurement par l’action liquidatrice des anarchistes bakouniniens et par l’incompréhension théorique des blanquistes.

Elle fut cependant au cours de son existence éphémère le puissant levier de l’organisation syndicale et dans une certaine mesure aussi politique, de larges couches prolétariennes en Europe et en Amérique, et surtout un étonnant "prophète de l’avenir", comme l’a justement caractérisée 45 ans plus tard le Manifeste Inaugural de la IIIème Internationale.

A partir de 1880 le mouvement ouvrier mondial eut à nouveau un essor prodigieux. En Europe l’organisation syndicale et politique du prolétariat allemand, français, anglais, italien, suisse, etc... remporte d’éclatants succès. En 1889, à l’occasion de l’exposition universelle de Paris, un Congrès convoqué par les "Guesdistes" fonda la IIème Internationale ouvrière.

Manifeste inaugural de l’Association Internationale des Travailleurs par Marx et Engels

Statuts de l’Association Iinternationale des Travailleurs, par K. Marx

Les textes de l’Association Internationale des Travailleurs (première internationale)

Formation de l’Internationale

Marx, l’A.I.T. et l’Allemagne

Préparation du congrès international

Instructions pour les délégués avant le congrès de Genève, fondateur de l’AIT

Polémiques autour de règles d’organisation

Qu’était la première internationale

Histoire de la première internationale, par Kautsky

L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920 par Jacques Droz

La fondation de la première Internationale, par David Riazanov

L’Association internationale des travailleurs et l’Alliance de la démocratie socialiste

Polémiques autour de règles d’organisation

Le Conseil général au conseil fédéral de la Suisse romande
Décision du Conseil général

Vers la guerre et la Commune

La guerre civile en France

L’AIT et la Commune, par Yves Lenoir

Chronologie de la première internationale

La première internationale par le CCI

L’Association internationale des travailleurs à l’Union nationale des ouvriers des Etats-Unis

Au conseil fédéral espagnol de l’Association internationale des travailleurs

Au VI° Congrès des sections belges de l’Association internationale des travailleurs

Les activités de l’Internationale et la Commune de Paris

Luttes de tendances et dissolution de l’Internationale

Sur l’action politique de la classe ouvrière

De l’indifférence en matière politique

De l’autorité

Le Congrès de Sonvilier et l’Internationale

Rapport fait au Congrès de La Haye au nom du Conseil général sur l’Alliance de la démocratie socialiste

Congrès de l’A.I.T. tenu à La Haye (2 au 7-9-1872)

Les prétendues scissions dans l’Internationale par Marx et Engels

La bourgeoisie a peur face à l’Association Internationale des Travailleurs, l’AIT

La fondation de la première Internationale

David Riazanov

Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la défaite de la révolution de 1848 qui entraîna la répression de tous les mouvements des classes ouvrières sur le continent et en Angleterre, jusqu’au moment où un nouveau soulèvement du mouvement ouvrier donna naissance à l’Association Internationale des Travailleurs.

Durant ces dix années de réaction politique et de développement économique d’une richesse sans exemple sur lequel même la guerre de Crimée n’eut presque aucune influence et qui embrassa tous les pays européens y compris la Russie, une nouvelle génération eut le temps de mûrir ; la crise mondiale de 1857-58 l’éveilla de son indifférentisme. Le mouvement politique qui recommença en 1859 remit au premier plan une série de questions politiques et nationales, posées mais non résolues par la révolution de 1848 et donna une intensité nouvelle au mouvement démocratique de tous les pays.

Les questions touchant l’abolition de l’esclavage dans l’Amérique du sud et du droit féodal en Russie avaient été mises à l’ordre du jour déjà en 1859.
Le mouvement ouvrier en Angleterre en 1850-60

En Angleterre où le chartisme, après la tentative sans succès que fit Ernest Jones pour lui donner un caractère politique, fut privé en 1858 de son dernier journal et cessa d’exister en qualité d’organisation politique unie, le mouvement ouvrier subit une décomposition complète.

L’ancienne tendance, dont avait toujours souffert le chartisme, prit cette fois encore le dessus dans le mouvement ouvrier qui se morcela en mouvements partiels poursuivant des buts différents et créa des organisations différentes concourant entre elles pour l’obtention d’un même but. Il ne resta plus trace d’un mouvement ouvrier uni se développant sous une direction générale.

La situation politique du moment favorisait surtout le développement des formes du mouvement ouvrier qui n’étaient pas en contradiction directe avec la réaction au pouvoir et qui jouissaient de la sympathie des philanthropes bourgeois.

Les unions corporatives ayant à leur tête les honnêtes pionniers de Rochdale acquirent une position dominante parmi les autres formes d’activité de la classe ouvrière.

Seul le mouvement professionnel se ressentit défavorablement de cette période. Les syndicats professionnels à peu d’exceptions près n’existaient qu’à grand’peine. Il s’y établit une tendance générale à considérer toute activité politique comme nuisible au mouvement.

Mais la situation changea brusquement après la crise de 1857. « L’ère des grèves, décrivent les Webbs, qui a commencé en 1857 et qui fut marquée par une baisse industrielle a montré combien illusoires étaient ces espoirs ».

La grèves la plus importante de cette période fut celle des ouvriers maçons de Londres.

Tous les syndicats professionnels anglais s’unirent aux ouvriers maçons de Londres. Pendant six mois (du 21 juillet 1859 au 6 lévrier 1860) cette grève tint en éveil toute la classe ouvrière anglaise. Les représentants des ouvriers et les membres du comité composé de délégués de différentes professions — surtout G. Odger, qui devint par la suite président du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, et W. R. Cremer qui en devint le secrétaire — précisaient aux réunions générales les exigences des ouvriers. « Si l’économie politique se prononce contre nous — s’exclamait, au meeting de Hyde Park, Cremer — nous nous mettrons contre elle ! » Toute la lutte était considérée comme une lutte de l’économie politique de la classe ouvrière contre l’économie politique de la classe capitaliste.

La première grève des ouvriers maçons se termina par un compromis. Les ouvriers renoncèrent provisoirement à leurs exigences. Mais malgré cela la grève des ouvriers maçons devint le point tournant du mouvement ouvrier anglais dans l’histoire. La lutte et la question du droit de coalition entraînèrent même les syndicats professionnels malgré leurs tendances pacifiques. Les comités professionnels (trade-committees) formés au moment de cette grève pour l’organisation des conférences, donnèrent dans beaucoup d’endroits naissance à de nombreux conseils professionnels (trade-councils), entre autres à celui de Londres (en juillet 1860), et ces conseils prirent sur eux dès cette époque la défense des intérêts ouvriers dans leur lutte contre les capitalistes.

Lorsqu’au printemps de 1861 une nouvelle grève d’ouvriers maçons éclata, tous les syndicats professionnels de Londres prirent cette fois le parti des grévistes. Le conseil professionnel de Londres formé peu de temps avant, fit tous ses efforts pour soutenir les exigences des ouvriers maçons. Ce fut précisément ce conseil qui organisa tout le mouvement contre le remplacement des grévistes par des soldats. Dans la députation envoyée au gouvernement sur la décision de la réunion des délégués de tous les syndicats professionnels de Londres, furent élus : E. Coulson1, V. Cremer, G. Howell, G. Martin, J. Nieass, G. Odger, tous futurs membres du conseil général de l’Internationale.

La deuxième grève non seulement garantissait aux ouvriers, comme la première, le droit de coalition, mais encore grâce à elle les ouvriers obtinrent une réduction de la journée de travail. Une journée normale de 9 h. 30 fut établie.

Mais en plus de l’établissement de liens plus, étroits entre les différents syndicats professionnels locaux et de l’éveil de la solidarité dans la classe ouvrière anglaise, le mouvement gréviste de 1859-1861 eut encore une conséquence autrement importante. Les entrepreneurs, qui dans leur lutte contre les trade-unionistes mettaient toujours en avant la concurrence de l’étranger, menaçaient maintenant d’avoir recours à la main-d’œuvre étrangère offerte à meilleur marché. La concurrence toujours croissante des ouvriers allemands dans la profession des tailleurs et dans celle des boulangers, prouvait que cette menace n’était pas un vain mot. Il devenait donc urgent de transporter la lutte pour l’égalité des conditions du travail sur le continent. En conséquence de cette nécessité, la propagande internationale des unions professionnelles devint pour les ouvriers anglais une question d’importance capitale et la tendance à l’établissement de relations avec les ouvriers du continent — les Français, les Allemands et les Belges en particulier — se fortifia notablement dans les milieux ouvriers.

Les émigrés de différents pays établis à Londres étaient dans ce but des interprètes tout indiqués.

Le centre de l’émigration prolétarienne, après le départ de la plus grande partie des ouvriers français pour l’Amérique ou leur retour en France à la suite des amnisties de 1856 et de 1859, était alors « le cercle communiste ouvrier », dont les membres étaient pour la plupart des ouvriers d’industrie (tailleurs, peintres en bâtiment, horlogers).

Certains d’entre eux, comme Eccarius et Lessner. étaient membres de l’ancienne « Ligue des Communistes » et travaillaient également dans les organisations professionnelles anglaises.

L’occasion se présenta bientôt pour l’établissement de relations directes avec les ouvriers du continent avec l’aide des émigrés. Au mois de mai de l’année 1862 s’ouvrit à Londres la troisième exposition internationale, à laquelle se rendirent également des délégations ouvrières de différents pays. La plus nombreuse fut la délégation française.
Les ouvriers français en Angleterre

Nulle part la défaite de la révolution de 1848 n’influa plus lourdement sur le sort du prolétariat qu’en France. Le gouvernement du coup d’Etat refrénait impitoyablement toute tentative de mouvement autonome de la part de la classe ouvrière. Mais l’Empire ne se contentait pas de mesures policières et de prohibitions ; il s’efforçait en même temps de réconcilier les ouvriers avec le nouveau régime en améliorant leur position matérielle et en cultivant une sorte de « socialisme impérial ».

Pourtant la crise de 1857-58 provoqua en France un mouvement ouvrier tout aussi important qu’en Angleterre. Elle eut vite fait de détruire toutes les illusions du « socialisme impérial ».

A peine la crise commença-t-elle qu’un mouvement gréviste se déclara en France, malgré la résistance des coalitions ayant pour but la défense des salaires établis. Une grande excitation régnait dans les milieux ouvriers.

La guerre avec l’Italie, entreprise contre la volonté du clergé pour donner une issue au mécontentement qui régnait dans tout le pays, provoqua d’abord dans les milieux ouvriers un grand enthousiasme qui se transforma en un orage d’indignation lorsqu’ils apprirent les conditions de la paix de Villafranca. Il devint évident que toutes les voies de retraite étaient coupées. D’un autre côté, il devint tout aussi évident que le développement de la question italienne ne ferait qu’augmenter le mécontentement du clergé. Seuls les ouvriers, la bourgeoisie libérale et les milieux petits-bourgois pouvaient, dans une certaine mesure, faire contrepoids en cette occurrence. C’est ce qui explique les premiers pas du gouvernement dans la voie de l’ « empire libéral » et le nouveau rapprochement avec l’Angleterre qui s’exprima par la signature du traité industriel de 1860.

Le prince Napoléon était de toute la famille impériale le représentant le plus sérieux des tendances libérales et anticléricales. Son homme de confiance était Armand Lévy qui prit une part active à la révolution de 1848 et fut le précepteur des enfants du grand poète polonais, Mickiewicz. Dans son journal, auquel collaboraient des représentants de différentes organisations, Lévy défendait les intérêts de toutes les nationalités opprimées et il donna dès le début une place très importante à la question ouvrière. Il réussit à former parmi les ouvriers parisiens un groupe de correspondants habituels du journal.

En collaboration avec ces ouvriers, Lévy édita également une série de brochures dans lesquelles il présentait les exigences des ouvriers dans l’esprit du socialisme impérial.

Ce groupe conçut l’idée d’envoyer une délégation ouvrière spéciale à l’Exposition Internationale de Londres. Ce fut toujours Lévy le principal intermédiaire entre les ouvriers et le prince Napoléon, président de la commission impériale de l’Exposition. Et ce fut précisément cette circonstance — le caractère quasi-officieux de la délégation ouvrière française — que l’on exploita ensuite à diverses reprises contre les membres français de l’Internationale.

En réalité l’affaire se présentait tout autrement. Parmi les ouvriers parisiens un autre groupe existait également, composé pour la plus grande partie d’adeptes de Proudhon, qui ne consentaient à prendre part à la délégation que dans certaines conditions. Ce groupe dirigé par Tolain, réussit à obtenir que les élections des délégués fussent faites par les ouvriers eux-mêmes.

Le meeting du 5 août 1862, au cours duquel un accueil solennel fut fait à la délégation ouvrière française, ne saurait en aucune façon être considéré comme le point de départ de la fondation de « l’Association Internationale des Travailleurs », ne serait-ce que parce que les leaders des syndicats professionnels anglais ne prirent aucune part à l’organisation de ce meeting.

Les vrais organisateurs de ce meeting soulignaient dès le début que l’accueil spécial fait aux Français avait été préparé non seulement par les ouvriers mais aussi par les entrepreneurs anglais. Le meeting même se passa sous l’égide des exploiteurs qui avaient mené quelques mois auparavant une lutte acharnée contre les ouvriers anglais. C’est pour cette raison qu’aucune proposition déterminée n’y avait été faite pour l’établissement de relations permanentes entre ouvriers français et anglais. Dans les discours qui furent prononcés en anglais comme en français les orateurs appuyèrent principalement non sur les intérêts de la classe ouvrière, mais sur ceux de l’industrie, prêchant la nécessité d’une entente cordiale entre ouvriers et entrepreneurs comme unique moyen d’améliorer le sort des travailleurs.

A ce meeting pas un mot ne fut prononcé sur l’urgence d’une union internationale des classes ouvrières de différents pays pour une lutte libératrice. Néanmoins le séjour des délégations ouvrières à Londres eut des conséquences très sérieuses, car il marqua la première étape dans la réalisation d’une entente entre les ouvriers français et anglais. Le contact avec leurs camarades anglais et la connaissance directe des conditions d’existence anglaises portèrent leurs fruits.

Une des conséquences les plus importantes de cette visite à l’Exposition fut pour les Français la séparation qui en résulta entre les ouvriers qui continuaient à suivre le courant du « Socialisme impérial » et ceux qui avec Tolain et ses amis à leur tête voulurent se libérer de toute tutelle officielle.

Il est hors de doute que les délégués français engagèrent des relations avec les leaders du mouvement professionnel anglais par l’entremise de certains représentants de l’émigration française. Ces relations furent ensuite maintenues avec le concours de membres de la délégation française qui trouvèrent du travail à Londres et y restèrent comme E. Dupont par exemple, lequel devint par la suite secrétaire de l’Internationale pour la France.

Les relations établies entre ouvriers français et anglais durant l’Exposition se seraient probablement rompues très vite n’étaient deux circonstances — la crise du coton et l’insurrection polonaise — qui provoquèrent des mouvements ouvriers parallèles des deux côtés de la Manche.

La disette du coton, résultat de la guerre civile en Amérique du Nord, se faisait très sérieusement sentir en 1862-1863. La position des ouvriers du Lancashire était terrible. Le sort des ouvriers textiles français n’était guère meilleur.

Des comités ouvriers se formèrent presque simultanément à Londres, avec Odger et Cremer et à Paris sous la direction de Toulain, Perrachon, et d’autres leaders ouvriers. Ces comités avaient pour but l’organisation des quêtes pour les ouvriers sans travail.

Le mouvement ayant pour but le soutien moral des Polonais insurgés se manifesta également des deux côtés de la Manche. Les ouvriers anglais qui, malgré les lourdes conséquences qu’entraînait pour eux la guerre civile nord-américaine, menaient dans leurs réunions une campagne énergique contre le gouvernement se préparant à soutenir les esclavagistes américains, manifestèrent dans une série de meetings leur sympathie pour l’insurrection polonaise qui éclata au début de 1863 et firent tout pour influencer leur gouvernement dans un sens favorable aux insurgés polonais. La délégation élue au meeting de Saint-James Hall qui eut lieu le 28 avril 1863 sous la présidence du professeur Beesly, fut reçue par Palmerston, mais n’en obtint qu’une réponse évasive. Pour opérer une pression encore plus sérieuse sur le gouvernement on décida d’organiser un nouveau meeting auquel prendraient part cette fois les représentants des ouvriers français.

Tolain et ses amis se tendirent à l’invitation des ouvriers anglais et le meeting eut lieu le 12 juillet 1863 à Saint-James Hall. Des discours au nom des ouvriers anglais furent prononcés par Cremer qui soumit à une sévère critique toute la politique extérieure de Palmerston et par Odger qui prêcha la guerre contre la Russie. Tolain se prononça dans le même esprit, dépeignant éloquemment les souffrances des polonais et insistant sur la nécessité d’une lutte énergique contre la barbarie russe.

Aussitôt après ce meeting des pourparlers s’engagèrent entre les ouvriers anglais et français pour l’établissement de relations suivies entre eux.

Ce fut alors que le Conseil professionnel de Londres chargé de pouvoirs des ouvriers anglais prit l’initiative dans cette question. Le 23 juillet il organisa une grande réception aux ouvriers français. Odger, secrétaire du conseil, harangua les ouvriers français et exprima l’espoir que le jour était proche où les ouvriers de tous les pays s’uniraient pour mettre fin aux guerres et à l’esclavage et où s’établirait le règne de la liberté et du bien-être commun.

La délégation polonaise assistait à ce meeting. L’ouvrier allemand Weber exposa dans son discours les conséquences bienfaisantes de la collaboration des ouvriers de tous les pays.
Préparatifs de l’Association Internationale des Travailleurs

Il fut décidé à l’unanimité d’organiser un comité pour l’élaboration d’une adresse aux ouvriers français. Mais plus de trois mois se passèrent ayant que le comité s’acquittât de son rôle et soumît à la nouvelle réunion le projet de cette adresse (le 10 novembre 1863).

L’adresse fut proposée par Odger, Cremer et Applegarth (vivant à l’heure actuelle) ; elle fut acceptée à l’unanimité. Dans la seconde moitié de novembre elle fut traduite en français par le professeur Beesly, envoyée aux ouvriers français et lue avec un grand intérêt dans tous les quartiers ouvriers de Paris.

Cette adresse fraternelle exposait que le meilleur moyen pour maintenir la solidarité des peuples est l’union des ouvriers de tous les pays. Pour atteindre ce but on y proposait l’organisation d’un congrès international.

« Organisons une réunion générale des représentants de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Pologne et de tous les pays disposés à travailler pour le bien de l’humanité. Organisons un congrès pour l’étude de toutes les grandes questions dont dépend la paix entre les peuples. »

« La fraternité des peuples est indispensable pour le succès de l’œuvre ouvrière, car toutes les fois que nous essayons d’améliorer notre position sociale au moyen d’une réduction des heures de travail ou d’une augmentation de salaire, les entrepreneurs menacent d’appeler des ouvriers français, allemands, belges, etc., disposés à accomplir le même travail à meilleur compte ; nous devons avouer à notre regret que ce fait s’est déjà produit plus d’une fois, non que nos frères aient voulu nous nuire, mais simplement par suite d’une absence de relations régulières et systématiques entre les esclaves du travail des différents pays. Nous espérons pouvoir établir maintenant de telles relations car notre principe d’égaliser dans la mesure du possible tous les salaires ne permettra plus aux entrepreneurs de nous exciter les uns contre les autres et de disposer de notre sort selon le bon plaisir des trafiquants. »

Il se passa plus de huit mois avant qu’on ne reçut à Londres la réponse des ouvriers français. Le retard s’explique par le fait que les ouvriers parisiens se préparaient justement à ce moment aux élections fixées pour le mois de mars 1864.

Au moment de la campagne électorale, la tentative fut faite pour la première fois de se séparer du point de vue politique de l’opposition bourgeoise. Dans le manifeste français — le manifeste des 60 — composé par Tolain et signé par soixante ouvriers (au nombre desquels se trouvait Camélinat, le trésorier actuel du Parti socialiste français), on appuyait sur l’urgece pour la classe ouvrière d’établir une plate forme politique séparée. Les principes fondamentaux du manifeste, avaient été empruntés à Proudhon avec cette différence cependant que les « soixante » se déclaraient disposés à prendre part aux élections, ce que Proudhon désapprouvait.

Les pourparlers avec les ouvriers anglais ne furent repris qu’après ces élections.

Le rôle d’intermédiaire fut assumé par Henri Lefort qui prit également part à la campagne électorale et par ses amis appartenant à la colonie des émigrés français de Londres.

Il avait été décidé de transmettre l’adresse des ouvriers français aux ouvriers anglais par l’entremise d’une délégation spécialement élue pour cette mission.

Le journal ouvrier Beehive annonça le 17 septembre que le 28 septembre dans la St Martin’s Hall dans la rue de Long Acre une réunion aurait lieu pendant laquelle une députation d’ouvriers fiançais lirait son adresse aux ouvriers anglais et proposerait un plan pour l’établissement de relations suivies entre les deux peuples.
L’Assemblée Constituante

Le meeting auquel, selon l’expression de Marx dans sa lettre à Engels, « tant de monde était venu qu’on y étouffait », était présidé par le professeur Beesly qui, l’année précédente, avait déjà pris la direction du meeting sur la question polonaise. Après le discours du président qui insista sur la nécessité d’une étroite union entre la France et l’Angleterre et exprima l’espoir que ce meeting marquerait le commencement de la collaboration des ouvriers anglais avec ceux de tous les autres pays et fortifierait leurs sentiments fraternels, Odger lut l’adresse citée plus haut des ouvriers anglais. Tolain lui répondit au nom de la délégation française :

Ouvriers de tous les pays, dit-il, si nous voulons être libres, nous devons organiser un congrès. Le peuple qui a eu conscience de sa force se soulève pour lutter contre la tyrannie dans le domaine de la politique et contre les monopoles dans celui de l’économie sociale, car l’industrie, qui doit son progrès aux découvertes scientifiques, développe tous les jours davantage ses forces productrices. L’emploi des machines, facilitant le partage du travail, contribue à l’accroissement de ces forces et les traités commerciaux, réalisant le principe de la liberté du commerce, ouvrent des domaines nouveaux à leur activité.

Le progrès industriel, le partage du travail, la liberté du commerce — telles sont les trois questions qui doivent attirer votre attention car elles sont destinées à transformer dans leur essence les conditions de la vie économique de la société. Sous la pression des événements et des nouvelles exigences du moment, les capitalistes se sont unis pour former de puissantes organisations financières et industrielles, et si nous ne leur opposons aucun contrepoids pour notre défense, si la pression qu’ils exercent sur nous ne rencontre aucune résistance, nous serons bientôt obligés de nous soumettre à leur régime despotique. Nous, travailleurs de tous, les pays, nous devons nous unir pour mettre fin au développement de ce mauvais système qui, dans le cas contraire, mènera à la division de toute l’humanité en deux classes différentes — une majorité énorme d’affamés et d’opprimés et une coterie peu nombreuse de maîtres hautains et de mandarins engraissés.

Unissons-nous donc pour nous aider réciproquement à atteindre notre but. C’est précisément ce que proposent nos frères français à leurs frères anglais.

Le Lubez qui traduisit le discours de Tolain en anglais exposa ensuite à la réunion dans ses lignes principales le plan d’action élaboré par les ouvriers français. Une commission centrale devait être formée composée des représentants ouvriers de tous les pays et dont le siège serait fixé à Londres. Dans toutes les autres capitales de l’Europe, des sous-commissions seraient organisées qui seraient en relation avec la commission centrale par voie de correspondance. La commission centrale devait désigner les questions qui seraient ensuite l’objet des délibérations de toutes les sous-commissions ; le résultat final de ces délibérations devrait ensuite être soumis à la commission centrale. Dans le courant de l’année un congrès se réunirait en Belgique auquel participeraient les représentants de la classe ouvrière de tous les pays, et qui déterminerait la forme définitive de toute l’organisation.

Après la lecture de l’adresse composée par Lefort, Wheeler proposa la résolution suivante :

L’assemblée ici présente, après avoir entendu la réponse de nos frères français à notre adresse, les snlue une nouvelle fois, et comme la réalisation de leur dessein doit contribuer à l’union des ouvriers, accepte le projet qu’ils proposent pour servir de base à l’organisation d’une Union Internationale. L’assemblée décide d’élire un comité qui aura la faculté de s’agrandir par voie de cooptation, et qui sera chargé d’élaborer le projet des statuts et des règlements de l’Union dont nous projetons la fondation.

Cette résolution, soutenue au nom des Allemands par Eccarius, au nom des Italiens par le major Wolff, au nom des Français par Bosquet et au nom des Irlandais par Forbes, fut adoptée à l’unanimité.

C’est tout ce que nous savons de cette assemblée historique. Les membres du conseil central provisoire furent chargés d’élaborer les règlements, mais ils ne reçurent à ce sujet aucune instruction dirigeante.

Le titre même de la future société resta indécis. Le comité devait de sa propre initiative donner un contenu à la nouvelle forme de l’Union Internationale.

La rédaction de toutes les questions et les formules des principes à leurs bases se trouvaient ainsi soumises aux débats du comité.
Marx et l’Internationale

Le principal rôle dans l’élaboration du programme et la composition du projet des statuts de cette organisation internationale créée par les ouvriers anglais et français appartient au communiste allemand Karl Marx.

Dans le compte rendu officiel, son nom se trouve pour la première fois mentionné dans la liste des membres du comité élu et, ce qui plus est, à la dernière place.

Cela seul indique que ce nom était connu des organisateurs de cette assemblée.

Karl Marx lui-même raconte à ce sujet ce qui suit :

Un certain Le Lubez me fut envoyé afin de savoir si j ’étais disposé à prendre part au meeting pour les ouvriers allemands et si je pouvais lui indiquer un ouvrier allemand comme orateur, etc. — je lui désignai Eccarius qui pouvait parfaitement remplir ce rôle et quant à moi je ne pris part au meeting qu’en qualité d’assistant. Je savais que cette fois du côté des ouvriers de Londres comme de celui des Parisiens, des « forces réelles » devaient figurer et c’est ce qui me détermina à manquer à la règle que je me suis imposée une fois pour toute « to decline any such invitation » (de refuser toutes invitations de ce genre).2

L’invitation au meeting adressée à Karl Marx par le menuisier V. R. Cremer était rédigée comme suit :

Monsieur,

Le comité pour l’organisation du meeting vous prie d’honorer le meeting de votre présence. Cette lettre vous servira de laisser-passer pour entrer dans la chambre où se réunira le comité (à 7 h. 30). Très respectueusement

V.-R. Cremer.

Il est donc difficile de considérer Karl Marx comme le fondateur direct de l’Association Internationale des Travailleurs.

Mais il est par contre hors de doute qu’il a été dès la première séance du Conseil général provisoire le chef spirituel de l’Association. Soutenu par Eccarius il lutta de foutes ses forces contre toutes les tentatives de transformer la nouvelle société en une simple variante de l’ancienne « Association Internationale » ou bien de fusionner avec l’une des associations déjà existantes, telle que « la Ligue Universelle » par exemple (Universal league) dans le local de laquelle le conseil provisoire organisait ses premières séances. A la deuxième séance (du 12 octobre 1864), la résolution d’Eccarius et de Whitlock fut adoptée ; elle donnait à la nouvelle société le nom d’ « Association Internationale des Travailleurs ».

Dans la sous-commission qui fut chargée de l’élaboration des statuts, Marx réussit à garantir la victoire aux idées fondamentales du socialisme scientifique. Bien qu’il ait été obligé de faire quelques concessions aux révolutionnaires français et italiens, « l’adresse inaugurale » et la déclaration des principes qu’il proposa furent dans leur ensemble approuvées pour tous les ouvriers du Conseil général comme donnant la meilleure interprétation des exigences de la classe ouvrière. A la quatrième séance du Conseil général provisoire, le 1er novembre 1864, Marx donna lecture de son œuvre qui fut, après quelques modifications de style, acceptée à l’unanimité.

A partir de ce jour, la première Internationale eut un programme et la jeune organisation fut en état de commencer son travail de propagande.

« L’adresse inaugurale » de l’Association Internationale des Travailleurs se terminait par la devise même : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », qui fut mise à la fin de l’adresse, restée célèbre, du premier syndicat ouvrier international. Elle figurait aussi en tête du manifeste de la « Ligue des des communistes » qui le premier désigna l’union des ouvriers de tous les pays comme une des conditions les plus importantes pour la libération du prolétariat.

Cette devise qui réunissait alors une minorité insignifiante, un petit groupe international plutôt par son programme qu’en fait est maintenant celle d’une organisation ouvrière devenue internationale non seulement par son programme, mais aussi par sa composition. Des milliers d’ouvriers se sont unis dans les sections et les groupes de la première Internationale afin de lutter pour leur délivrance. Et l’union des prolétaires de tous les pays qu’ils ont fondée fête aujourd’hui sa renaissance dans la nouvelle Internationale qui réunit des millions de prolétaires.

Notes

1 La traduction a distordu plusieurs noms propres. Nous avons pu en tracer la plupart : Cremer (« Kremer » dans Le bulletin communiste), Odger (« Oger »), Wheeler (« Viler »), etc. Il est de ce fait vraisemblable que « S. Coolson » soit en fait Edward Coulson.

2 Lettre à Engels du 10 décembre 1864.

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