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Qu’est-ce qui apparaît ?

jeudi 2 avril 2015, par Robert Paris

Lire aussi sur la thèse selon laquelle rien n’apparaît dans la matière : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »

Qu’est-ce qui apparaît ?

C’est la question piège qui a été posée aux candidats planchant pour l’agrégation externe et qui travaillaient sur le thème du « phénomène ».

La question est intéressante et on peut effectivement commencer par se demander à quoi on fait référence à chaque fois que l’on parle d’ « apparitions ». S’agit-il des ovnis du col de Vence, des djinns du désert du Sahara, de la « vierge Marie » dans une grotte de Lourdes, d’un château hanté avec ses fantômes ou du monstre du Loch Ness, de l’abominable homme des neiges, le yéti de l’Himalaya ? Est-ce au contraire l’apparence qui nous illusionne sur la réalité, nous faisant prendre des fausses images d’optique pour le monde réel, illusions qui sont générales non seulement à l’optique mais à la vision de la matière, de la réalité matérielle et spirituelle ? Les illusions sont en effet monnaie courante dans le domaine de la science et les exemples ne manquent pas qui montrent que « les apparences sont trompeuses » et que « ce qui apparaît n’est pas nécessairement réel ». On se souvient notamment de la physique quantique qui va à l’encontre des apparences et du bon sens. Ainsi, la matière et la lumière apparaissent être soit corpusculaires soit ondulatoires, alors qu’elles sont les deux à la fois !

Cependant, nous ne souhaitons pas répondre à cette question d’une telle manière. Nous ne voulons pas opposer l’ « apparaître » à l’ « être » ni en faire quelque chose du domaine des seules apparences et non de celui des réalités… Nous ne pouvons pas non plus en faire une simple manifestation, celle « des apparences », quelque chose en somme du domaine du décor ! Nous ne pouvons pas non plus en faire quelque chose de parfaitement subjectif : « ce que l’on veut faire apparaître », « ce qui m’apparaît à moi » ou ce qui apparaît à certains esprits…

Nous avons plutôt envie de souligner que « ce qui apparaît » n’est ni mystique ni illusoire mais bel et bien réel, représente vraiment le fonctionnement du monde, est même le mode d’existence de la réalité et concerne tous les domaines des sciences.

Nous voulons rompre avec la représentation idéaliste de l’"apparaître" et développer le matérialisme dynamique et dialectique de ce qui apparaît.

Si certains êtres humains ont cru avoir vu une apparition, si chacun de nous peut avoir des illusions d’optique ou des hallucinations psychologiques, cela n’est pas l’essentiel des apparitions qui existent dans le monde matériel, dans le monde des pensées conscientes ou inconscientes, dans le monde des hommes, dans le monde des sociétés humaines.

Sans aucune magie, sans aucun mysticisme, sans conception religieuse, on peut tout à fait concevoir que des matières peuvent apparaître et disparaître, de même que des pensées, des images, des conceptions, des sociétés. La création ne concerne pas que les créationnistes ! Elle concerne toutes les structures, vivantes comme matérielle ou intellectuelles, individuelles ou sociales.

Nous avons sûrement moins de mal à l’admettre en ce qui concerne la pensée, même si nous ne nous rendons pas compte que ce n’est pas plus facile à comprendre dans ce domaine que dans les autres. En effet, comment le cerveau humain parviendrait-il à créer si la nature en était incapable ?

En fait, la nature est parfaitement capable de créer de la nouveauté. Elle le démontre à chaque instant et pas lors de miracles extraordinaires qui ne pourraient avoir comme cause que des phénomènes surnaturels.

Des étoiles apparaissent sans cesse dans le ciel, ainsi que leurs cortèges de planètes. Des étoiles disparaissent aussi, certaines donnant naissance à des étoiles à neutrons, à des trous noirs, à des supernovae, etc… D’autres structures célestes apparaissent comme des amas d’étoiles, des superamas de galaxies, des quasars et bien d’autres structures.

Si on descend les échelles hiérarchiques de la matière, on trouve encore ces apparitions et disparitions de structures.

Ainsi, les transitions entre les divers états de la matière sont des apparitions et disparitions.

A la transition, il y a sans cesse une quantité d’apparitions et de disparitions de structures. Voir par exemple ce qui se passe pour les états de la vapeur d’eau, de l’eau liquide et de la glace : ici

Et aussi ici

Bien sûr, l’illusion et le bon sens nous disent que la matière autour de nous reste toujours identique à elle-même et qu’elle ne change pas si on n’agit pas de l’extérieur sur elle, par exemple en la chauffant ou en l’agitant ou encore en la cassant. Mais c’est une vision de l’extérieur, vu de loin. A l’intérieur, la matière change sans cesse, non seulement s’agite sans cesse mais voit ses structures changer radicalement et sans arrêt, avec des apparitions et des disparitions de structures. Cela se produit au niveau des molécules et des grands groupes de molécules. Les molécules ont plusieurs structures possibles et sautent sans cesse d’une à une autre.

Quant au niveau hiérarchique encore inférieur de la matière, celui des atomes et des particules, c’est encore plus vrai. Les particules subissent sans cesse, au sein du vide quantique, des apparitions et des disparitions qui expliquent qu’il soit impossible de suivre une particule en continu comme un mouvement d’un objet, toujours identique à lui-même, sans rupture, c’est-à-dire sans apparitions et disparitions.

C’est le vide quantique qui explique ces apparitions et disparitions de particules dites réelles et possédant une masse au repos comme l’électron ou le proton.

Mais, si l’électron ou le proton semblent rester toujours identiques à eux-mêmes et ne pas subir de modifications, la réalité est tout autre. Ces particules sautent sans cesse d’un état à un autre ou plutôt d’un ensemble d’états singuliers à un autre. Et elles sautent aussi sans cesse d’une position à une autre, sans continuité entre les deux. En effet, c’est la propriété de masse inerte qui saute, via le boson de Higgs, d’une particule virtuelle du vide à une autre et, à chaque fois qu’une particule « virtuelle » reçoit un boson de Higgs, elle devient « réelle » !

Par contre, dans le vide quantique, les apparitions et les disparitions sont tellement permanentes qu’aucune particule virtuelle n’a de longue durée de vie.

Or ces particules virtuelles sont le fondement même du monde dit réel des particules, lequel fonde le monde dit macroscopique, des molécules aux objets usuels.

Contrairement à l’image de surnaturel qui y est attachée, les apparitions et disparitions sont donc le fondement de tout le monde matériel…

En ce qui concerne la vie, personne ne conteste son caractère d’apparition. Mais le débat est toujours aussi actif en ce qui concerne le caractère surnaturel ou pas de celle-ci.

En fait, cela est fondé sur une erreur fondamentale : il n’y a pas eu une apparition de la vie mais des milliards…

Il y a eu les apparitions du code génétique, des macromolécules du vivant, des protéines, des acides aminés, de l’ARN, de l’ADN, des virus, des noyaux cellulaires, etc…

Les macromolécules, l’ATP, l’ARN, la membrane, la cellule, les protéines, le code génétique, l’ADN, le noyau cellulaire, les êtres pluricellulaires, etc… sont nés chacun à son tour, brutalement, au cours de sauts qualitatifs sans précédent, sans étape intermédiaire, et, du coup, n’ont pas laissé de trace. Pire même, si l’on peut dire, ces structures et les boucles de rétroaction chimiques dites métabolisme, sont nées en plusieurs fois. Il n’y a pas « une » naissance de la vie mais de multiples naissances. Il n’y a même pas une naissance de la molécule de la mémoire génétique mais des milliers si ce n’est des dizaines de milliers. Car il y a eu et il y a encore de multiples sortes d’ARN. Probablement, le processus qui a initié cette molécule n’existe plus. L’ARN est devenu, par plusieurs sauts, un ARN autocatalytique (un enzyme du type ribozyme), un ARN messager, et tout un tas d’autres sortes de brins plus ou moins longs, synthétisant de multiples sortes de protéines. L’ARN est donc né de nombreuses fois. Il n’y a pas besoin de concevoir « une création » ni même « des créations » pour un processus dans lequel la création est le mode d’existence même.

Les changements brutaux ont marqué toutes les évolutions du vivant, qui en fait sont des révolutions, des apparitions de nouveauté.

Les chocs révolutionnaires du vivant (qualitatifs, brutaux, rapides, discontinus, par opposition à évolutionnistes, quantitatifs, lents, réguliers, continus) ont pu avoir des causes climatiques, chimiques, volcaniques, regroupement ou séparation de continents, causes ou, inversement, effets de l’apparition de nouvelles espèces, causes ou effets des disparitions massives, elles-mêmes ensuite causes d’apparitions ou de développement d’espèces. La constitution d’un seul continent est un tel choc, l’apparition de l’atmosphère oxygénée ou la protection par l’ozone contre les ultraviolets destructeurs de vie en est une autres.

Qu’il s’agisse de l’apparition d’un nouvel organe, d’un nouveau fonctionnement collectif des organes, d’une nouvelle structure du corps, d’un nouveau mode de déplacement ou d’un nouveau mode de reproduction, on parle toujours d’évolution des espèces alors que le terme serait plutôt de révolution des espèces. La science ne nie plus l’existence des sauts qualitatifs spontanés causés par les lois de la nature et n’a plus besoin des miracles pour les qualifier.

Le vivant comme la matière dite inerte sont donc sujets en permanence à des apparitions de nouveautés : de la nouveauté des procaryotes à celle de la sexualité, de la nouveauté des bactéries à celle des espèces ou des embranchements.

Dans le domaine de la vie et des sociétés humaines, l’apparition est un phénomène tout aussi courant que dans le domaine du vivant ou de l’inerte.

La nouveauté de la conscience animale puis humaine n’est que l’une des multiples apparitions au sein de la dynamique du monde matériel. On parle de l’émergence de l’homme comme de l’émergence de la civilisation.

Les idées nouvelles, les conceptions, les théories, les arts, les pensées de toutes sortes émergent.

Des civilisations diverses sont apparues qui ne sont pas issues les unes des autres, mais créées de manière aussi brutale et inattendue que les nouvelles espèces vivantes ou les nouvelles formes d’organisation de la matière.

Apparition de nouveautés : émergence des villes, des techniques, des modes de production, des classes, des relations sociales complètement nouveaux.

Aucune de ces apparitions n’a de caractère mystique, mystérieux, contre-nature, supra-naturel, mais parfaitement rationnel, si on accepte la rationalité de la dialectique des contraires et des bonds dans l’Histoire qu’elle produit.

Pour préciser ce que nous entendons par « apparition », il convient de préciser qu’il s’agit de l’ensemble des propriétés suivantes :

1- un changement radical et qualitatif

2- une rupture avec la logique précédente

3- la discontinuité et la non-linéarité de l’apparition

4- une nouveauté importante de la nouvelle structure n’obéissant pas aux mêmes lois que la précédente

5- le caractère émergent de la nouveauté qui provient de l’effet collectif auto-organisateur de multiples interactions

6- le caractère inattendu et imprédictible de cette nouveauté malgré le déterminisme matérialiste de tout ce qui a produit cette apparition

7- la nouvelle structure n’est pas une simple association, ni addition, ni décomposition de structures précédentes

8- cette apparition change le cours de l’histoire…

Qu’est-ce que l’émergence ?

QUELQUES EXEMPLES :

L’apparition de l’homme

L’apparition du vivant

L’apparition de la classe ouvrière

L’apparition de la civilisation des chasseurs-cueilleurs

L’apparition de la matière

L’apparition de la matière vivante à partir de la matière inerte

L’apparition de nouveauté au sein du vivant

L’apparition des mammifères

L’apparition des mousses, des plantes et des arbres

L’apparition du langage humain

L’apparition de l’espace-temps

L’apparition d’espèces nouvelles

La violence de l’apparition

Non-linéarité et discontinuité de l’apparition

L’apparition de nouveaux états de la matière

L’apparition des classes sociales, de la propriété privée et de l’Etat

L’apparition de l’idée nouvelle en sciences

« Ce qui apparaît », au sens du phénomène

L’apparition de structures nouvelles

L’apparition de niveaux hiérarchiques au sein de la matière

Rosa Luxemburg, dans « Introduction à l’économie politique » :

« Nous avons commencé notre étude sur la loi des salaires par l’achat et la vente de la marchandise “ force de travail ”. Pour cela, il faut déjà un prolétaire salarié sans moyen de production et un capitaliste qui en possède suffisamment pour fonder une entreprise moderne. D’où sont-ils venus, pour apparaître sur le marché du travail ? »

Karl Marx dans « Les révolutions de 1848 et le prolétariat » :

« Les ouvriers sont le produit de l’époque actuelle en même temps que la machine elle-même. Aux signes qui mettent en émoi la bourgeoisie, l’aristocratie et les malheureux prophètes de la réaction, nous reconnaissons notre vieil ami, notre Robin Hood à nous, notre vieille taupe qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement : la Révolution. »

Karl Marx dans « Critique de l’Economie politique » :

« La marchandise ayant acquis, dans le procès de la détermination du prix, la forme qui la rend apte à la circulation, et l’or son caractère de monnaie, la circulation va à la fois faire apparaître et résoudre les contradictions qu’impliquait le procès d’échange des marchandises. L’échange réel des marchandises, c’est-à-dire l’échange social de substance, procède par une métamorphose où se déploie la double nature de la marchandise comme valeur d’usage et comme valeur d’échange, mais où, en même temps, sa propre métamorphose se cristallise dans des formes déterminées de la monnaie. Exposer cette métamorphose, c’est exposer la circulation. Comme nous l’avons vu, pour être une valeur d’échange développée, la marchandise suppose nécessairement un monde de marchandises et une division du travail effectivement développée ; de même, la circulation suppose des actes d’échange universels et le cours ininterrompu de leur renouvellement. Elle suppose, en second lieu, que les marchandises entrent dans le procès d’échange en tant que marchandises de prix déterminé ou encore qu’à l’intérieur de ce procès elles apparaissent les unes aux autres sous une double forme d’existence, réelles en tant que valeurs d’usage, idéales - dans le prix - en tant que valeurs d’échange… Comme moyen de circulation, l’or et l’argent ont sur les autres marchandises cet avantage qu’à leur densité élevée, leur conférant un poids relativement grand pour le petit espace qu’ils occupent, correspond une densité économique leur permettant de contenir sous un petit volume une quantité relativement élevée de temps de travail, c’est-à-dire une grande valeur d’échange. Cela assure la facilité du transport, du transfert de main en main et d’un pays à l’autre, ainsi que l’aptitude à apparaître et à disparaître avec une égale rapidité - bref, la mobilité matérielle, le sine qua non [la condition indispensable] de la marchandise qui doit servir de perpetuum mobile dans le procès de circulation. »

Karl Marx, dans « Le Capital », tome III :

« La mystification du système capitaliste – la chosification des rapports sociaux, et la fusion directe des conditions matérielles de la production avec leur forme sociale historiquement déterminée – se trouve achevée dans cette trinité économique que représente le capital-profit (ou encore mieux capital-intérêt), la terre-rente foncière, le travail-salaire et où se manifeste la corrélation des éléments de la valeur et de la richesse en général avec ses sources : c’est le monde ensorcelé, renversé, tourné sens dessus dessous, où Monsieur le Capital et Madame la terre jouent leur jeu de fantômes, à la fois caractères sociaux et simples choses. L’économie classique a le grand mérite d’avoir détruit toute cette mascarade, cette hypocrisie et cette ossification des divers éléments sociaux de la richesse, cette personnification des choses et cette matérialisation des rapports de production, cette religion à l’usage du quotidien, en ramenant l’intérêt à une partie de profit, et la rente à l’excédent sur le profit moyen, si bien qu’ils se confondent tous deux dans la plus-value ; ou encore, en représentant le processus de circulation comme une simple métamorphose des formes, et enfin en réduisant, dans le processus immédiat de la production, la valeur et la plus-value des marchandises au travail. Mais malgré cela, même les meilleurs porte-parole de l’économie classique restent plus ou moins prisonniers de ce monde des apparences qu’ils ont démoli par leur critique, et tombent tous plus ou moins dans des inconséquences, demi vérités et contradictions flagrantes : du point de vue bourgeois, il ne pouvait guère en être autrement. »

Messages

  • Le 14 août dernier, une nouvelle étoile très brillante est apparue dans le ciel, là où l’oeil humain et même les petits télescopes ne pouvaient jusqu’ici rien déceler. Découverte par l’astronome amateur japonais Koichi Itagaki, celle-ci se trouve à environ 97 années-lumière de la Terre dans la constellation du Dauphin, d’où son nom de baptême Nova Delphini 2013. Pour la trouver, rien de plus simple. Elle est visible à l’oeil nu ou, au pire, avec de simples jumelles. Il suffit de repérer la très brillante Vega, juste au-dessus de nos têtes à cette saison. Avec deux autres étoiles très lumineuses, Deneb et Altaïr, elles forment ce que l’on appelle le triangle d’été. Une fois la figure géométrique repérée, Nova Delphini 2013 se trouve, légèrement sur la gauche, entre Deneb (en haut à gauche) et Altaïr (sommet inférieur du triangle). Toutefois, il convient de faire vite : sa luminosité décroît de jour en jour.

    Car Nova Delphini 2013 n’a rien d’une étoile née de la dernière pluie. Son apparition est liée à une très puissante explosion thermonucléaire qui s’est produite à la surface d’une naine blanche, autrement dit d’un cadavre d’étoile. Cet objet céleste extrêmement dense, avec une taille comparable à celle de la Terre pour une masse plus proche de celle du Soleil, appartient à un système stellaire binaire qui compte également une géante rouge. Du fait de la gravité, la lourde naine blanche aspire peu à peu la matière (essentiellement de l’hydrogène) de sa compagne plus grosse, mais plus légère. Un repas quelque peu indigeste, car, à mesure que le gaz s’accumule autour de l’étoile vorace, il s’échauffe, la pression monte, jusqu’à l’inévitable explosion. Du gaz est alors éjecté dans l’espace à une vitesse de plusieurs milliers de kilomètres par seconde. C’est ainsi que la luminosité de Nova Delphini 2013 a été multipliée par 150 000 la semaine passée.

  • Karl Marx dans Le Capital :
    « La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèces différentes s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif…. A l’opposé de la choséité sensible et grossière propre aux corps de marchandises, il n’entre pas le moindre atome de matière dans leur choséité-valeur. On aura donc beau tourner et retourner autant qu’on voudra une marchandise singulière, elle demeurera insaisissable en tant que chose-valeur. Mais si l’on se souvient que les marchandises n’ont de choséité-valeur que dans la mesure où elles sont les expressions d’une même unité sociale, le travail humain, et que donc cette choséité-valeur est de nature purement sociale, il va dès lors également de soi que celle-ci ne peut apparaître que dans le rapport social de marchandise à marchandise. Nous sommes en effet parti de la valeur d’échange, du rapport d’échange des marchandises, pour retrouver la trace de leur valeur dissimulée dans ce rapport… Dans le rapport de valeur de la toile, l’habit est pris comme l’égal qualitatif de celle-ci, comme chose de la même nature, parce qu’il est une valeur. Il est donc pris ici comme une chose dans laquelle de la valeur apparaît, ou qui, dans sa forme physique palpable, fait état de valeur. Il est vrai que cet habit, corps de la marchandise « habit », est une simple valeur d’usage. Un habit exprime aussi peu de valeur que le premier morceau de toile venu. Mais cela montre simplement qu’il signifie beaucoup plus à l’intérieur de son rapport de valeur à la toile qu’à l’extérieur de ce rapport, de la même façon que maints individus signifient davantage dans un habit galonné que sans lui… La valeur d’une marchandise, celle de la toile par exemple, se trouve maintenant exprimée dans les autres éléments, innombrables, du monde des marchandises. Tout autre corps de marchandise se transforme en miroir de la valeur de la toile. C’est seulement alors que cette valeur apparaît véritablement comme coagulat de travail humain indifférencié… La forme nouvellement acquise exprime les valeurs du monde des marchandises dans une seule et même espèce de marchandises dissociée de ce monde, par exemple dans de la toile, exposant ainsi les valeurs de toutes les marchandises par le biais de leur identité à la toile. En tant qu’assimilé-toile, la valeur de toute marchandise n’est plus seulement distinguée de sa valeur d’usage propre, mais aussi de toute valeur d’usage, et par cela même précisément, elle est exprimée comme ce qu’il y a en elle de commun à toutes les marchandises. Cette forme est la première à rapporter effectivement les marchandises les unes aux autres à titre de valeurs, c’est-à-dire à les faire apparaître les unes aux autres comme valeurs d’échange… La forme-valeur universelle au contraire ne naît que comme l’œuvre commune du monde des marchandises. Une marchandise n’acquiert d’expression de valeur universelle que parce que, dans le même temps, toutes les autres marchandises expriment leur valeur dans le même équivalent, et toute espèce de marchandise entrant en scène pour la première fois doit en faire autant. La choséité-valeur ne peut apparaître ainsi dans des marchandises, qui sont le pur « être social » de ces choses, qu’à travers l’intégralité de leurs relations sociales, et que par conséquent leur forme-valeur doit être une forme socialement reconnue. »

    Ce caractère d’ « apparaître » n’est pas seulement une illusion, une erreur d’optique mais une émergence provenant d’un grand nombre d’interactions et une propriété nouvelle (une nouvelle valeur). Avec elle, apparaît également un autre fait : la plus value.

    Engels écrit :

    « Sous la domination du servage et jusqu’à l’abolition de la corvée paysanne, il en fut de même ; et là apparaît même, de façon tangible, la différence entre le temps où le paysan travaille pour sa propre subsistance et celui où il fait du surtravail pour le seigneur, parce que ces deux formes de travail s’accomplissent de façon séparée. La forme est maintenant différente, mais la chose est restée, et tant qu’ "une partie de la société possède le monopole des moyens de production, le travailleur, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production".
    (Marx, Le Capital, Tome 1). « 

    Marx et Engels démontrent aussi que « la propriété privée apparaît… », ce qui signifie qu’elle résulte brutalement des interactions sociales et collectives entre les grands groupes d’êtres umains sociaux. Elle n’est pas une propriété préexistante mais provient des échanges arrivés à un certain stade :

    « En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire. Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange avec des étrangers, jusqu’à prendre la forme de marchandise. Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires. »

    E. J. Hobsbawm, dans son introduction à « La situation de la classe laborieuse en Angleterre », affirme aussi que pour Marx et Engels, la conscience de classe « apparaît »… Eelle émerge donc des interactions entre les prolétaires se trouvant confrontés collectivement à l’exploitation, aux lois, à l’Etat des classes dirigeantes :

    « Chez les travailleurs apparaît par conséquent une conscience de classe et le mouvement ouvrier se constitue. Comme le souligne Lénine : « Engels a été le, premier à dire que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que c’est précisément la situation économique honteuse qui lui est faite qui le pousse irrésistiblement de l’avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale ». « 

    • Marx :

      « Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme si on la considère isolément… Si nous disons : en tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé, nous les ramenons par notre analyse à l’abstraction valeur, mais avant comme après elles ne possèdent qu’une seule forme, leur forme naturelle d’objets utiles. Il en va tout autrement dès qu’une marchandise est mise en rapport de valeur avec une autre marchandise. Dès ce moment, son caractère de valeur ressort et s’affirme comme sa propriété inhérente, qui détermine sa relation avec l’autre marchandise ».

    • « Les hommes ne mettent pas les produits de leur travail en relation les uns avec les autres en tant que valeurs parce que ces choses vaudraient pour eux en tant que simples enveloppes matérielles d’un travail humain indifférencié. C’est l’inverse. Dans la mesure où, dans l’échange, ils posent leurs produits divers comme égaux les uns aux autres en tant que valeurs, ils posent leurs travaux différents comme égaux les uns aux autres en tant que travail humain. Ils ne le savent pas, mais ils le font. la valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. La valeur métamorphose bien plutôt tout produit du travail en un hiéroglyphe social. Plus tard, les hommes cherchent à déchiffrer le sens du hiéroglyphe, à percer le secret de leur propre produit social, car la détermination des objets d’usage en tant que valeurs est leur produit social aussi bien que la langue. La découverte scientifique tardive, selon laquelle les produits du travail, pour autant qu’ils sont des valeurs, sont de simples expressions matérielles du travail humain dépensé à leur production, fait époque dans l’histoire du développement de l’humanité, mais elle ne dissipe en rien l’apparence d’objet des caractères sociaux du travail. Ce qui ne vaut que pour cette forme particulière de production, la production marchande, à savoir le fait que le caractère spécifiquement social des travaux privés indépendants les uns des autres consiste en leur égalité en tant que travail humain et qu’il prenne la forme du caractère de valeur des produits du travail, apparaît, avant comme après cette découverte, pour ceux qui sont prisonniers des rapports de la production marchande, comme valant de façon indépassable, tout comme la décomposition scientifique de l’air en ses éléments laisse subsister la forme air en tant que forme physique d’un corps. »

      Karl Marx, Le Capital, I, section 1, chapitre I,

      4 (Le caractère fétiche de la marchandise et son secret)

  • Le niveau macroscopique (celui où nous vivons) apparaît (au sens émerge) des multiples interactions du niveau quantique (celui des particules et du vide). Cela ne signifie pas que cela a un petit air mystique puisque c’est un fait particulièrement matérialiste qui se déroule sans cesse (au travers de la décohérence quantique). Cela signifie que de la nouveauté qualitative, avec des lois nouvelles, apparaît.

  • Les systèmes dissipatifs éloignés de l’équilibre (c’est à dire les systèmes qui consomment de l’énergie, comme les organismes vivants) sont réputés pour avoir une dynamique imprévisible et pour donner lieu à des comportements émergents, du fait qu’ils mettent en œuvre des boucles de rétroactions, c’est à dire une dynamique non linéaire. Ils utilisent l’énergie pour maintenir leur organisation interne, justement leur cohérence. Puisque l’imprévisibilité dans l’évolution de ces systèmes provient de l’amplification des variations microscopiques par les rétroactions, elle se nourrit donc fondamentalement des effets quantiques. De plus la faible entropie caractéristique de ces systèmes est bien la marque d’une cohérence interne, qui doit avoir pour origine des interactions microscopiques, donc encore une fois de l’intrication quantique. Certes, ceci ne signifie pas pour autant que l’intrication soit maintenue à grande échelle...

    Le tout est de savoir si de tels systèmes sont capable de générer leur cohérence à une vitesse plus rapide que la décohérence qui résulte de leur interaction avec leur environnement. Un article récent du biologiste Stuart Kauffman semble montrer que c’est le cas de systèmes à la limite du chaos quantique (ce qui vient confirmer les présomptions que j’avais émise sur ce blog il y a quelque temps). D’après Stuart Kauffman, ceci expliquerait le fait que la cohérence quantique ait été mise en évidence expérimentalement dans certains systèmes biologiques, par exemple lors de la photosynthèse de certaines algues microscopiques.

    C’est donc tout le champ de la biologie quantique qui s’ouvre à nous à travers ces résultats.

  • Or si l’on adhère à une interprétation relationnelle de la physique quantique, il faut concevoir que ce mode d’émergence n’est ni ontique, ni épistémique, mais entre les deux : les propriétés globales émergent des interactions, des mesures que l’on fait sur le systèmes. Elles n’appartiennent pas en propre à l’objet, mais pas non plus à l’observateur : elles appartiennent à une situation d’observation incluant à la fois l’observateur et son objet. L’intrication exprime en dernier lieu la dépendance potentielle du système observé à un dispositif de mesure global. C’est là le prix à payer pour l’obtention d’une authentique émergence : une dépendance intrinsèque aux modes d’observation, aux interactions avec l’environnement. Mais on va le voir, cette dépendance n’a rien d’incompatible avec la conscience vécue, bien au contraire.

  • Transposons ceci dans le domaine humain : l’émergence forte correspondrait à une situation de communication. C’est la communication qui me permet de mettre en évidence que quelqu’un est un individu conscient. Dans le domaine biologique, il pourrait correspondre à certaines "grilles de lecture" comportementales, elles aussi interactives : le fait, par exemple, d’observer la cohérence du vol d’un oiseau et de le voir réagir à ma présence me laisse penser qu’il s’agit d’un individu uni.

  • Tout comme en physique quantique, il se peut donc que la communication soit en un certain sens constitutive de la conscience, dans le sens où l’état conscient n’existe pas en tant que tel en dehors de son investissement dans la communication qui le révèle à autrui. Bien sûr, je puis être conscient sans communiquer, mais alors c’est à moi que mon état conscient apparaît, à la condition que je sois dans un état d’introspection. On peut alors affirmer que je communique avec moi même.

    Tout comme en physique quantique certaines mesures globales sont incompatibles avec certaines mesures locales, suivant la façon dont le système est intriqué, on peut supputer qu’il existe de "bonnes" et de "mauvaises" façons de mettre en évidence qu’un être humain est un système émergent, de "bonnes" tentatives de communications, et de "mauvaises" qui échouerons. Mais un système biologique est tellement complexe que les mesures globales possibles sont multiples. Ceci se traduit par le passage de mesures quantitatives (possible quand l’espace des états a peu de dimensions) à des mesures qualitatives, typiques des situations de communications.

    La multiplicité des mesures globales possible, exponentielle, pose question quand à la possibilité même d’une communication réussie. Cette dernière suppose nécessairement un fond commun, des bases sur lesquelles communiquer. S’il m’est donné de voir que l’autre est un système émergent en communiquant avec lui, c’est donc que je dispose de capacités de communication semblables à lui : il y a donc circularité, puisque c’est mon appartenance à la communauté des hommes (ou des êtres vivants terrestre, ...) qui me permet de mettre en évidence que d’autres y appartiennent aussi. Dès lors cette appartenance n’apparaît fondée sur rien d’autre qu’elle même...

    Cette circularité n’est pas fondamentalement un problème si on l’explique par une évolution commune, qu’on la conçoit comme elle-même ayant émergé au cours de l’histoire. Elle est le cadre au sein duquel il m’est donné de mettre en évidence que d’autres que moi disposent comme moi d’un monde de signification à leur disposition, semblable au mien.

  • Les concepts sont eux aussi intimement liés à l’émergence. Ils semblent qu’ils aient été taillés par l’évolution naturelle (et en chacun de nous par l’éducation) pour isoler les objets du monde, tantôt manipulables, tantôt zones d’émergences clairement identifiables comme les êtres vivants.

  • Il semble bien qu’un organisme biologique soit plus qu’un agencement de molécules mais un système d’interactions produisant, à un certain niveau, une émergence d’auto-organisation de ces interactions : voir ici

    Le vivant est le produit d’une auto-organisation des interactions : voir ici

    L’émergence, là encore, c’est la thèse opposée au réductionnisme : voir ici

    L’hérédité, ce n’est pas la mémoire du contenu des gènes mais celle du plan des interactions de ces gènes et des rythmes de leurs interventions : voir ici

  • Peut-on donner un exemple simple de physique dans lequel un ordre "apparaît" et qui soit un exemple du phénomène d’émergence au sens scientifique ?

    • Exposons au travers d’un exemple, celui des cellules de convection, comment le chaos permet d’éclairer un problème important de la science : celui de l’émergence. Grégoire Nicolis, qui a étudié avec Ilya Prigogine le chaos déterministe, expose ainsi le phénomène des rouleaux de convection : « Comment expliquer que le jeu du mouvement désordonné des molécules puisse, dans certaines conditions de non-équilibre, conduire à l’émergence d’un ordre global macroscopique en l’absence de tout contrôle centralisé ? (...) Un exemple concret illustrera notre propos. Imaginons une couche mince d’un fluide limitée par deux plans parallèles horizontaux (...) Imaginons que l’on chauffe le fluide par en dessous. (...) Si l’on écarte progressivement le système de l’équilibre en augmentant la différence de température dT, on observe tout à coup pour une valeur critique de dT, une mise en mouvement de la matière. Ce mouvement est loin d’être aléatoire comme c’est le cas du mouvement des molécules individuelles : le fluide est structuré et apparaît sus forme d’une succession de petites « cellules » suivant la direction transverse à celle de la contrainte. Il s’agit du régime de convection thermique ou de Rayleigh-Bénard. On est à présent en droit de parler de propriété émergente (...) qui s’accompagne de la naissance d’une structure dissipative.(...) Au delà de dT, tout se passe comme si chaque élément de volume était à l’affût du comportement de ses voisins, afin d’en tenir compte et de participer au mouvement d’ensemble. (...) Au voisinage d’un point de bifurcation, l’émergence de solutions nouvelles dotées d’auto organisation –telles les cellules de convection de Rayleigh-Bénard- se traduit par des corrélations (...) à l’origine du changement qualitatif des propriétés du système. »

      « Les lois de la nature qui sont importantes pour nous émergent par un processus collectif d’auto-organisation (…) « Le tout n’est plus la somme de ses parties » n’est pas seulement une idée, mais aussi un phénomène physique : voilà le message que nous adresse la science physique : voilà le message que nous adresse la science physique. La nature n’est pas uniquement régie par une règle fondamentale microscopique, mais aussi par de puissants principes généraux d’organisation. Si certains de ces principes sont connus, l’immense majorité ne l’est pas. (…) Les éléments fondamentaux de ce message sont formulés dans les très nombreux écrits d’Ilya Prigogine (…) Je suis de plus en plus persuadé que toutes les lois physiques que nous connaissons – pas seulement certaines – sont d’origine collective. La distinction entre lois fondamentales et lois qui en découlent est un mythe, de même que l’idée de maîtriser l’univers par les seules mathématiques. La loi physique ne peut pas être anticipée par la pensée pure, il faut la découvrir expérimentalement, car on ne parvient à contrôler la nature que lorsque la nature le permet, à travers un principe d’organisation. On pourrait baptiser cette thèse « la fin du réductionnisme » (réductionnisme c’est-à-dire le principe « divisons en composantes de plus en plus petites et nous finirons forcément par comprendre »). (…) Puisque le principe d’organisation – ou plus exactement leurs conséquences – peuvent être des lois, celles-ci peuvent elles-mêmes s’organiser en lois nouvelles, et ces dernières en lois encore plus neuves, etc. Les lois du mouvement des électrons engendrent des lois de la thermodynamique et de la chimie, qui engendrent les lois de la cristallisation, qui engendrent les lois de la rigidité et de la plasticité, qui engendrent les lois des sciences de l’ingénieur. Le monde naturel est donc une hiérarchie de descendance interdépendante (…) » écrit le physicien Robert B. Laughlin dans « Un univers différent ».

      Dans leur ouvrage « A la recherche du complexe », Grégoire Nicolis et Ilya Prigogine expliquent ainsi l’apparition de comportements collectifs et de structures émergentes : « Une cellule de Bénard simple comporte quelques 1021 molécules. Qu’un nombre aussi énorme de particules puisse adopter un déplacement cohérent en dépit du mouvement thermique aléatoire de chacune d’elles est la manifestation d’une des propriétés essentielles qui caractérise l’émergence du mouvement complexe (...) Cette complexité « organisée » émerge par le jeu réciproque du mouvement thermique désordonné des molécules individuelles et de l’action des contraintes du non-équilibre. (...) La possibilité de décrire à travers ces concepts primordiaux à la fois le comportement des êtres vivants et celui des systèmes physiques, aussi simples soient-ils, marque une avancée essentielle que la Science n’aurait jamais pu prévoir quelques années auparavant. » L’émergence n’est pas un phénomène mystique ni extérieur à la physique, même s’il contredit l’idée de perte inévitable d’ordre qui était celle de la thermodynamique précédente : « L’expérience est parfaitement reproductible puisqu’à partir des mêmes conditions expérimentales on verra toujours apparaître la même structure de convection pour la même valeur du seuil dT (...) La matière est structurée en cellules qui tournent alternativement à droite et à gauche : une fois le sens de rotation établi, celui-ci demeure constamment le même par la suite. Toujours est-il, quelque soit le soin que l’on apporte au contrôle de leur mise en place, deux situations expérimentales qualitativement différentes peuvent apparaître dès que le seuil dT se trouve franchi. (...) Aussitôt que dT excède un peu (dT) seuil, nous savons parfaitement bien que les cellules vont apparaître : ce phénomène revêt un aspect déterministe strict. En revanche, le sens de rotation des cellules ne peut être ni prédit ni contrôlé : seul le hasard sous forme d’une perturbation particulière avait prévalu au moment de l’expérience décidera si une cellule donnée devra tourner à droite ou à gauche. Nous arrivons à une remarquable coopération entre le hasard et le déterminisme. (...) Cette coopération était jusque là limitée en sciences physiques à la seule description quantique des phénomènes se déroulant à l’échelle microscopique. (...) Le fait que, parmi plusieurs choix un seul soit retenu, confère au système une dimension historique, une espèce de « mémoire » d’un événement passé qui s’est produit à un moment critique et qui affectera son évolution ultérieure (...) Pour résumer, nous avons vu que le non-équilibre rendait le système apte à surmonter le désordre (...) et à transformer une fraction de l’énergie reçue de l’environnement en un comportement ordonné d’un nouveau type appelé structure dissipative. Il s’agit d’un régime caractérisé par des ruptures de symétries, des choix multiples et des corrélations à longue portée. »

      La convection n’est pas une simple expérience curieuse de laboratoire : elle est à la base de nombreux phénomènes de l’atmosphère comme les vents et les nuages, de phénomènes de déplacement de l’énergie au sein des étoiles ou encore au sein du magma terrestre. Ce qui est caractéristique, c’est que l’on voit apparaître une structure (la cellule de Bénard) qui survient brutalement alors qu’elle n’existait pas auparavant (émergence). La matière a ainsi un grand nombre de phénomènes qui ont été appelés auto-organisation et ont suscité de nombreux travaux dont ceux d’Ilya Prigogine et Stuart Kauffman qui s’attaquent au lien entre propriétés d’auto-organisation de la matière et fonctionnement de la vie et les interprètent comme des effets du chaos déterministe inhérent aux lois de la matière. A la base de ce type de phénomène, l’émergence de structure dissipatives, on trouve deux réactions inverses interactives agissant dans une situation où le non-équilibre est sans cesse entretenu. C’est le cas d’un phénomène chimique qui a une importance déterminante pour le vivant : l’autocatalyse. La catalyse a lieu lorsqu’une réaction chimique à double sens est forcée d’agir dans un sens unique. Le produit de la réaction favorise à nouveau le sens de la réaction qui l’a produit. C’est une rétroaction dite positive. Ce produit est dit autocatalytique puisqu’il favorise sa propre production. La première macromolécule du vivant que nous connaissions et possédant cette propriété est l’ARN qui semble bien être à l’origine de l’ensemble du processus du vivant et de la croissance exponentielle qui le caractérise. « Pour observer les oscillations observées dans un extrait cellulaire, il fallait attendre la découverte du rôle clef de certaines enzymes dans ces chaînes de réactions qui, grâce à leurs propriétés « allostériques » régulent le débit de la chaîne de réactions. Concept développé par Jacob, Monod et Changeux à Paris et par Arthur Pardee aux Etats-Unis, il s’agit de la régulation d’une chaîne de production biochimique par la rétroaction d’un des produits de cette réaction sur un catalyseur situé au début de la chaîne. (...) Le plus souvent, les produits d’une réaction inhibent l’enzyme allostérique qui régule le débit de la chaîne métabolique (...) Dès que la quantité du produit final baisse, la chaîne de production peut redémarrer (...). Ce type de coopérativité entre site catalytique et site régulateur joue un rôle important dans la coordination de nombreuses réactions métaboliques dans la cellule. (...) Les calculs théoriques de Goldbeter permettent de représenter les oscillations entretenues du système (...) En variant la concentration du substrat, le système évolue vers un cycle limite. (...) Ce formalisme dit du « chaos déterministe » est en effet applicable à de nombreuses réactions biologiques. (...) La « constance » des paramètres physiologiques, concept central du fonctionnement normal de l’organisme, n’est qu’apparente. Les paramètres physiologiques ou biocliniques que l’on peut enregistrer avec une précision suffisante oscillent autour d’une valeur moyenne et ses oscillations obéissent aux lois de la théorie du chaos. » rapporte le biochimiste Ladislas Robert dans « Les temps de la vie ».

    • « Loin de l’équilibre, se produisent des phénomènes ordonnés qui n’existent pas près de l’équilibre. Si vous chauffez un liquide par en-dessous, il se produit des tourbillons dans lesquels des milliards de milliards de molécules se suivent l’une l’autre. De même, un être vivant, vous le savez bien, est un ensemble de rythmes, tels le rythme cardiaque, le rythme hormonal, le rythme des ondes cérébrales, de division cellulaire, etc. Tous ces rythmes ne sont possibles que parce que l’être vivant est loin de l’équilibre. Le non-équilibre, ce n’est pas du tout les tasses qui se cassent ; le non-équilibre, c’est la voie la plus extraordinaire que la nature ait inventée pour coordonner les phénomènes, pour rendre possibles des phénomènes complexes. »

      Ilya Prigogine dans « Temps à devenir »

  • La conscience humaine, par exemple, est émergence. Elle n’apparaît que s’il y a un certain nombre d’interactions. L’enfant sauvage ne peut pas développer cette conscience.

  • Pourquoi relie-t-on souvent la notion d’"apparaître" et la physique quantique ?

    • La raison en est que les structures matérielles ne sont pas à strictement parler des objets, des « choses », mais des apparitions, relativement fugitives, sautant d’une apparition à une autre, et capables aussi bien d’apparaître que de disparaître. Par exemple, la particule qui franchit un puit de potentiel (phénomène strictement impossible classiquement) apparaît derrière ce puit et ne l’a pas simplement traversé (d’ailleurs il l’aurait traversé plus vite que la lumière !). C’est le cas de l’effet Josephson. Un autre effet est celui de deux électrons d’un atome, électrons qui interagissent sans cesse, et du coup deviennent un couple d’électrons qui se comportent comme un boson (comme de la lumière !). C’est une apparition d’un nouvel ordre.

  • « Si nous nous tournons du côté de la théorie des particules dites élémentaires, nous y trouverons quelque chose d’encore plus frappant : c’est le phénomène de création et d’annihilation (...) le mouvement se trouve transformé en objet. Nous prenons deux protons. ils ont chacun un certain mouvement, une certaine vitesse, donc une certaine énergie. Nous les faisons se rencontrer, puis ils se séparent de nouveau. Nous avons toujours les deux protons, mais le mouvement de ces deux protons a été en partie transformé. On a vu apparaître d’autres particules qui ont été "créées" par ce mouvement. (...) Cela, c’est quelque chose qui dépasse tout à fait nos concepts familiers. En effet, dans l’attirail de nos concepts familiers, il y a d’une part les objets, d’autre part les propriétés de ces objets, comme la position, le mouvement, etc ; et, normalement, ce sont là deux catégories qui ne se transforment pas l’une dans l’autre. »

    Bernard D’Espagnat dans"Regards sur la matière"

  • Le physicien quantique David Bohm dans « Observation et Interprétation » :

    « Dans cette théorie, par conséquent, il n’y a pas de particule qui garde toujours son identité (...) Le mouvement est ainsi analysé en une série de re-créations et de destructions... »

  • « Ce qui faisait du concept « l’objet » dans l’élément de l’être, c’était sa division en masses, substances séparées, mais l’objet devenant concept il n’y a rien de subsistant en lui : la négativité a transpercé tous ses moments. »

    Le philosophe G.W.F Hegel dans « La phénoménologie de l’Esprit »

    « La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, tout autant que leur reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et se meuvent. »

    Friedrich Engels dans « Ludwig Feuerbach »

    « Nous ne pouvons pas nous représenter un électron comme un objet. »

    Le physicien Paul Langevin

    « Faudrait-il aller jusqu’à dire qu’une particule n’est pas une chose ? Peut-être (...) or une particule n’est pas rien. Alors, disons simplement qu’une particule n’est pas une chose ordinaire, qui serait la version miniature des objets de la vie courante. »

    Le physicien Etienne Klein dans « Sous l’atome, les particules »

    « Pour la lumière, si l’énergie est transportée d’un seul tenant par le photon, celui-ci n’est pas une bille (...). De même, l’électron n’est pas une boule dure. »

    Les physiciens Lochak, Diner et Fargue dans « L’objet quantique »

  • Je ne comprends pas le lien entre l’apparition et la dialectique.

    • Friedrich Hegel l’explique notamment dans le premier tome de sa « Logique » :

      « Quand on veut se représenter l’apparition ou la disparition de quelque chose, on se les représente ordinairement comme une apparition ou une disparition graduelles. Pourtant les transformations de l’être sont non seulement le passage d’une quantité à une autre, mais aussi le passage de la quantité à la qualité et inversement, passage qui, entraînant la substitution d’un phénomène à un autre, est une rupture de progressivité… A la base de la théorie de la progressivité se trouve l’idée que ce qui surgit existe déjà effectivement, et reste imperceptible uniquement à cause de sa petitesse. De même, quand on parle de disparition graduelle d’un phénomène, on se représente que cette disparition est un fait accompli, et que le phénomène qui prend la place du phénomène précédent existe déjà, mais qu’ils ne sont pas encore perceptibles ni l’un ni l’autre… Mais, de cette manière, on supprime en fait toute apparition et toute disparition… Expliquer l’apparition ou la disparition d’un phénomène donné par la progressivité de la transformation, c’est tout ramener à une tautologie fastidieuse, car c’est considérer comme prêt d’avance (c’est-à-dire comme déjà apparu ou disparu) ce qui est en train d’apparaître ou de disparaître. »

      Plékhanov, qui relève ce passage, le commente ainsi ce passage dans « Des « bonds » dans la nature et de dans l’histoire » :

      « Ce qui revient à dire que, s’il vous fallait expliquer la naissance d’un Etat, vous vous imagineriez tout bonnement une microscopique organisation d’Etat, laquelle modifiant peu à peu ses dimensions, ferait enfin sentir aux « gens » son existence. De même, s’il vous falait expliquer la disparition des rapports primordiaux de clan, vous vous donneriez la peine d’imaginer une minuscule inexistence de ces rapports – et l’affaire serait faite… Bouleversements par la violence, « torrents de sang », haches et échafauds, poudre et dynamite, ce sont là de « tristes phénomènes ». Mais que faire, puisqu’ils sont inévitables ? La force a toujours joué le rôle d’accoucheuse, chaque fois qu’une société nouvelle venait au monde. »

    • Marx et Engels ont maintes fois souligné le caractère émergent de l’homme, de la société humaine, de la propriété privée et de ses formes historiques diverses, des nouvelles classes sociales, des nouveaux modes de production, des nouveaux rapports sociaux, des nouvelles situations politiques et de la conscience sociale qui en découle :

      « Il existe par conséquent des forces innombrables qui s’entre-croisent, un nombre infini de parallélogrammes de forces, donnant une résultante, l’événement historique, qui peut à son tour, être considéré comme le produit d’une puissance agissant comme un tout, sans conscience ni volonté. Car ce que chacun veut séparément est empêché par tous les autres, et ce qui en résulte, c’est quelque chose qu’aucun n’a voulu. » (Lettre d’Engels publiée dans le « Sozialistischer Akademiker en 1890)

      Et Engels reprend ce thème :

      « Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire, mais jusqu’à présent, même dans les sociétés bien délimitées, ils ne l’ont pas faite avec une volonté d’ensemble ni selon un plan général. Leurs aspirations s’entrecroisent, et c’est précisément pour cela que, dans toutes les sociétés semblables, règne la nécessité, dont le hasard est le complément et la forme sous laquelle elle se manifeste. »

      Pour Marx, la superstructure a un caractère émergent :

      « Dans la production sociale de leur vie, les hommes se trouvent liés par certains rapports indispensables, indépendants de leur volonté, par des rapports de production, qui correspondent à un degré déterminé de l’évolution de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, le fondement réel sur lequel s’élève la superstructure juridique et politique. »

    • La révolution sociale est un phénomène qui apparaît et disparaît comme un fantôme, ou commme une taupe :

      « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. »

      Karl Marx, « Le Manifeste Communiste »

      « Mais la révolution va jusqu’au fond des choses… Quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : « Bien creusé, vieille taupe ! »

      Karl Marx, « Le 18 brumaire de L. Bonaparte »

      Toute la description du « Capital » de Karl Marx est celle de l’émergence : dans le fonctionnement du capitalisme, de nouvelles forces productives, de nouvelles techniques, de nouvelles entreprises apparaissent et disparaissent sans cesse. Le capitalisme fonctionne ainsi sur un mode émergent.

  • Et que dire de l’apparition dans le domaine des idées ?

    • C’est le domaine dans lequel l’apparition est le plus admis mais pas nécessairement compris, car on oppose alors ce « domaine des idées » aux autres domaines, en estimant que ce serait seulement dans le domaine des idées qu’auraient lieu de telles apparitions.

      Marx écrit :

      « Sur les différentes formes de la propriété, sur les conditions sociales de l’existence, vient s’ériger toute une superstructure de sensations, d’illusions, de manières de penser, de concevoir la vie, toutes diverses et singulières dans leur genre. »

      Engels écrit dans une lettre de 1894 :

      « Le développement économique, juridique, philosophique, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Mais tous ils réagissent, conjointement et séparément, l’un sur l’autre et sur la base économique. »

      Si les idées peuvent ainsi « apparaître », c’est-à-dire apparaître là où il n’en existait même pas la trace auparavant, c’est parce que le monde ni spirituel est tout aussi sujet à des « apparitions ». La conscience humaine n’est qu’une partie émergente de l’univers matériel des hommes et de leur environnement.

      Par exemple, les idées nouvelles sont liées à l’environnement social, politique et culturel, même si ce lien n’est pas facile à établir.

      Engels écrit dans une lettre du 21 septembre 1890 à J. Block :

      « La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte des classes et ses résultats -, les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasard. »

  • Pourquoi le mouvement de la particule quantique pose le problème en termes d’apparitions et de disparitions ?

    • Le mouvement d’une particule quantique pose problème car personne n’a réussi à en suivre une continûment.

      Pourtant, il est certain qu’une particule élémentaire se meut. Sinon, comment comprendre les photographies de particules alpha (des noyaux d’atomes d’hydrogène) dans la chambre à bulles de Wilson ? Les traînées ont été laissées par la formation de microbulles dues à des molécules ionisées condensées au sein de la vapeur d’eau (ou d’alcool) par le passage des particules chargées. Est-ce que ces traînées de condensation ne sont pas la marque de trajectoires de ces particules énergétiques chargées. N’est-ce pas des trajectoires de particules qui sont ainsi marquées ?

      Techniquement non – pas une trajectoire. La continuité des trainées de condensation produites par de nombreuses collisions et ionisations (discrètes cependant) est illusoire. De plus, après chaque collision, le mouvement de la particule est changé d’une manière imprédictible. Une position et une vitesse précises de la particule à chaque instant sont impossibles conjointement pour la particule ionisée …

      Victor Weisskopf dans « La révolution des quanta » : « Les particules n’accèdent à l’existence dans le monde ordinaire que grâce à un processus de création-annihilation dans ce plein qu’est le vide. »

      Si on veut suivre une particule de matière sur sa trajectoire dans le vide, on constate qu’elle disparaît brutalement. On ne sait pas très bien si la particule qui la remplace un peu plus loin est vraiment la même. Il est impossible de suivre continûment une particule. Du coup, il n’est plus possible de parler de la particule comme d’une chose ni de son mouvement comme d’une trajectoire. Ce qui fait disparaître la particule, c’est son interaction avec le vide. Le vide construit la matière et la détruit sans cesse. Le combat du vide et de la matière est permanent. Inversement le vide fait apparaître des particules (en même temps que des antiparticules). Ce qui produit l’onde autour de la particule, c’est ce mouvement de construction et de destruction de la particule réagissant avec le vide. Le vide peut détruire momentanément la particule parce que celle-ci n’est rien d’autre qu’une structure et pas une boule ni un autre volume de « plein ».

      Parler de mouvement des masses n’est pas possible au niveau quantique car la masse n’est pas attachée à une particule donnée. Elle est une propriété qui saute d’une particule du vide à une autre, en suivant les bosons de Higgs.

      Le vide quantique n’est pas le rien, comme dans l’ancienne mécanique où on trouvait seulement dans ce vide des dimensions d’espace et de temps préexistantes sans substrat matériel interagissant avec la matière en mouvement.

      Le vide est… plein de particules et d’antiparticules de toutes sortes qui apparaissent et disparaissent dans des durées très courtes et sont toujours accouplés : une particule et son antiparticule, les deux formant un quanta élémentaire h de Planck. Le vide ne peut faire apparaître des quanta qu’à condition de les rendre dans un temps extrêmement court. Cette apparition et cette disparition sont équivalentes à une fluctuation du temps.

    • Le modèle standard de la physique moderne (2016) nous montre un univers entièrement régi par un certain nombre de constantes fondamentales...qui ne changent pas au cours du temps, à moins d’admettre qu’elles aussi subissent des changements par "bonds", ou sauts ? De plus, la valeur d’une de ces constantes (constante de structure fine) est telle que, sans elle, il n’y aurait plus de fusion thermonucléaire dans les étoiles, et par conséquent, aucune vie possible dans l’Univers ! Sans faire intervenir ici le principe anthropique "fort" - ces constantes seraient justement ce qu’elles sont ...en vue de faire émerger la vie telle que nous la connaissons ici sur Terre -, peut-on imaginer d’autres univers-bulle régis par des constantes physiques fondamentalement différentes, des multivers autrement dits où le hasard n’aurait pas permit l’émergence de la vie ? Dans ce cas, il s’agirait certainement d’une spéculation approfondie à partir d’un système de données physiques de notre Univers : une modélisation mathématique qui nous ferait entrevoir l’existence d’autres mondes où par exemple, la vitesse de la lumière serait limitée au minimum à c = 299792458 m/s et à un maximum illimité, telle que les tachyons hypothétiques ? D’autre part, comment revoir l’existence de ces constantes physiques fondamentales dans le contexte de la dialectique dynamique des structures de notre Univers ?

    • Il convient tout d’abord de préciser d’où viennent les constantes dans une conception dialectique qui fait émerger les niveaux hiérarchiques de structure : eh bien, elles représentent des seuils d’interaction de ces niveaux et elles émergent sans cesse de ces interactions. C’est un peu ce qu’expose notamment Laughlin.

      Ceci dit, est-ce que ces constantes vont dans le sens d’un principe anthropique ? Je ne le pense pas. Tout d’abord, il faudrait que ce soit un principe éléphantique, et aussi crocodilien, ou encore microbien car toutes ces espèces n’auraient pas non plus existé sans ces constantes. Mais le raisonnement en question est faux car inversé. Lire ici et aussi ici

    • Vous demandez s’il faudrait « admettre qu’elles (les constantes de la physique) aussi subissent des changements par "bonds", ou sauts ? »

      La question de base est en fait celle-ci : où sont inscrites ces « constantes » ?

      La réponse me semble qu’elles proviennent des interactions réelles et pas d’un nombre fixé dans la matière, qu’elles sont le résultat des interactions et pas la cause ou la base de celles-ci, qu’elles émergent de la réalité et pas qu’elles lui préexistent.

      Du coup, les constantes émergent sans cesse de ces interactions et sont des bonds… Par exemple, voyons la température d’ébullition ou de solidification de l’eau. Elle dépend des conditions locales et pas d’un nombre préétabli qui serait inscrit dans la molécule H2O.

  • Engels dans « L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat :

    « Précédant l’agriculture, la culture des jardins, sans doute inconnue aux barbares, asiatiques du stade inférieur, apparut chez eux au plus tard pendant le stade moyen. (…)
    A côté de la richesse en marchandises et en esclaves, à côté de la fortune en argent, apparut aussi la richesse en propriété foncière. Le droit de possession des particuliers sur les parcelles de terre, qui leur avaient été cédées à l’origine par la gens ou la tribu, s’était maintenant consolidé à tel point que ces parcelles leur -appartenaient comme bien héréditaire. Dans les derniers temps, ils s’étaient efforcés surtout de se libérer du droit que la communauté gentilice avait sur la parcelle et qui leur était une entrave. Ils furent débarrassés de l’entrave - mais bientôt après, ils le furent aussi de la nouvelle propriété foncière. L’entière et libre propriété du sol, cela ne signifiait pas seulement la faculté de posséder le sol sans restriction ni limite, cela signifiait aussi la faculté de l’aliéner. Tant que le sol était propriété gentilice, cette faculté n’existait pas. Mais quand le nouveau propriétaire foncier rejeta définitivement les entraves de la propriété éminente de la gens et de la tribu, il déchira aussi le lien qui l’avait jusqu’alors rattaché indissolublement au sol. Ce que cela signifiait, il l’apprit par l’invention de la monnaie, contemporaine de la propriété foncière privée. Désormais, le sol pouvait devenir une marchandise qu’on vend et qu’on met en gage. A peine la propriété foncière était-elle instaurée que l’hypothèque était inventée, elle aussi (voyez Athènes). Tout comme l’hétaïrisme et la prostitution se cramponnent à la monogamie, l’hypothèque, désormais, marche sur les talons de la propriété foncière. Vous avez voulu la propriété du sol complète, libre, aliénable : fort bien, vous l’avez ... « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! » (…)
    Il est vrai qu’au stade de développement dont nous nous occupons, la classe toute neuve des commerçants ne soupçonne pas encore les hauts destins qui lui sont réservés. Mais elle se constitue et se rend indispensable, cela suffit. Avec elle apparaît aussi la monnaie métallique, la monnaie frappée, et, avec elle, un nouveau moyen de domination du non-producteur sur le producteur et sa production. La marchandise des marchandises était trouvée, celle qui renferme secrètement toutes les autres, le talisman qui peut à volonté se transformer en tout objet convoitable et convoité. Quiconque le possédait dominait le monde de la production, et qui donc l’avait plus que tout autre ? Le marchand. Dans sa main, le culte de l’argent était bien gardé. Il se chargea de rendre manifeste à quel point toutes les marchandises, et aussi tous leurs producteurs, devaient se prosterner dans la poussière pour adorer l’argent. (…)
    Nous avons vu plus haut comment, à un degré assez primitif du développement de la production, la force de travail humaine devient capable de fournir un produit bien plus considérable que ce qui est nécessaire à la subsistance des producteurs, et comment ce degré de développement est, pour l’essentiel, le même que celui où apparaissent la division du travail et l’échange entre individus. Il ne fallut plus bien longtemps pour découvrir cette grande « vérité » : que l’homme aussi peut être une marchandise, que la force humaine est matière échangeable et exploitable, si l’on transforme l’homme en esclave. A peine les hommes avaient-ils commencé à pratiquer l’échange que déjà, eux-mêmes, furent échangés.
    Avec l’esclavage, qui prit sous la civilisation son développement le plus ample, s’opéra la première grande scission de la société en une classe exploitante et une classe exploitée. Cette scission se maintint pendant toute la période civilisée. L’esclavage est la première forme de l’exploitation, la forme propre au monde antique ; le servage lui succède au Moyen Age, le salariat dans les temps modernes. Ce sont là les trois grandes formes de la servitude qui caractérisent les trois grandes époques de la civilisation ; l’esclavage, d’abord avoué, et depuis peu déguisé, subsiste toujours à côté d’elles.
    Le stade de la production marchande avec lequel commence la civilisation est caractérisé, au point de vue économique, par l’introduction : 1. de la monnaie métallique et, avec elle, du capital-argent, de l’intérêt et de l’usure ; 2. des marchands, en tant que classe médiatrice entre les producteurs ; 3. de la propriété foncière privée et de l’hypothèque et 4. du travail des esclaves comme forme dominante de la production. La forme de famille correspondant à la civilisation et qui s’instaure définitivement avec elle est la monogamie, la suprématie de l’homme sur la femme et la famille conjugale comme unité économique de la société. Le compendium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclusivement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe opprimée, exploitée. Sont également caractéristiques pour la civilisation : d’une part, la consolidation de l’opposition entre la ville et la campagne, comme base de toute la division sociale du travail ; d’autre part, l’introduction des testaments, en vertu desquels le propriétaire peut disposer de ses biens, même au-delà de la mort. Cette institution, qui est contraire à l’antique organisation gentilice, était inconnue à Athènes jusqu’à l’époque de Solon ; elle fut introduite à Rome de bonne heure, mais nous ne savons pas à quelle époque ; chez les Allemands, ce sont les prêtres qui l’ont introduite, afin que le brave Allemand puisse aisément léguer à l’Église son héritage.
    (…)
    Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente. Chaque progrès de la production marque en même temps un recul dans la situation de la classe opprimée, c’est-à-dire de la grande majorité. Ce qui est pour les uns un bienfait est nécessairement un mal pour les autres, chaque libération nouvelle de l’une des classes est une oppression nouvelle pour une autre classe. L’apparition du machinisme, dont les effets sont universellement connus aujourd’hui, en fournit la preuve la plus frappante. Et si, comme nous l’avons vu, la différence pouvait encore à peine être établie chez les Barbares entre les droits et les devoirs, la civilisation montre clairement, même au plus inepte, la différence et le contraste qui existe entre les deux, en accordant à l’une des classes à peu près tous les droits, et à l’autre, par contre, à peu près tous les devoirs.

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