Accueil > 03 - Livre Trois : HISTOIRE > 2eme chapitre : Révolutions de l’Antiquité > Karl Marx avait-il raison de spécifier un « mode de production asiatique » ?

Karl Marx avait-il raison de spécifier un « mode de production asiatique » ?

mardi 18 novembre 2014, par Robert Paris

Dans la préface de « Critique de l’économie politique » (1859), Karl Marx affirme que « les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique ». (Le texte intégral)

Karl Marx avait-il raison de spécifier un « mode de production asiatique » ?

Kostas Papaioannou écrit dans « Les marxistes » :

« Dans l’Etat, il y a plus qu’un simple appareil d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la société tout entière, donc toutes les classes qui doivent s’aliéner dans la puissance étrangère qui s’interpose entre la communauté et l’œuvre commune : « Pour la défense des intérêts communs, dit Engels, la société a créé, originairement par simple division du travail, ses organes propres. Mais ces organismes, dont le sommet est constitué par le pouvoir d’Etat, se sont avec le temps mis au service de leurs propres intérêts, et serviteurs de la société, ils en devinrent les maîtres. » (Préface à La Commune de Paris de Karl Marx)

Le « mode asiatique de production »

C’est à une « aliénation » de ce genre que Marx attribue l’avènement du premier mode de production qui s’est dégagé de l’animalité primitive : le « mode asiatique de production », c’est-à-dire le régime d’économie étatisée qui a prévalu en Egypte, en Mésopotamie, en Inde, en Chine, au Pérou et dans toutes les sociétés archaïques qui ont affronté la « nécessité de contrôler collectivement les forces naturelles » (Le Capital)

La nécessité de contrôler le régime des eaux dans les régions périodiquement dévastées par la crue des fleuves amena les communautés villageoises primitives à demander l’intervention de l’Etat despotique et à se soumettre à son appareil bureaucratique : « Cette nécessité première d’utiliser l’eau en commun qui, en Occident, entraîna les entrepreneurs privés à s’unir en associations bénévoles, comme en Flandre et en Italie, imposa en Orient, où le niveau de civilisation était trop bas et les territoires trop vastes pour que puissent apparaître des associations de ce genre, l’intervention centralisatrice du gouvernement » (Marx, New York Daily Tribune, 25 juin 1853).

Si la « régulation de l’allure des eaux » a été « une des bases matérielles de la domination de l’Etat sur les communes villageoises » (Le Capital), c’est que la « petitesse » de ces organismes et le « manque de liaison entre eux » leur interdisait d’entreprendre pour leur propre compte de travaux d’irrigation qui présupposent un plan d’ensemble minutieusement élaboré et qui exigent la mobilisation des foules immenses, parfois de plusieurs générations de travailleurs. Seule la contrainte pouvait briser l’isolement des villages et seul l’Etat fondé sur la corvée (le « Frontstaat » de Max Weber) était en mesure d’organiser une riposte efficace à la rigueur excessive du défi physique.

Ainsi, dans le « mode de production asiatique », l’Etat « est le propriétaire suprême de la terre. La souveraineté politique est la propriété foncière concentrée à l’échelle nationale. Pour cette raison on ne trouve pas ici de propriété privée du sol » (Le Capital).

Absence de propriété privée ne signifie nullement pour Marx absence d’exploitation du travail. Bien au contraire, Marx affirme que par opposition à la forme voilée du surtravail dans le mode de production capitaliste, les rapports d’exploitation et d’appropriation du surtravail étaient simples et transparents dans ce mode de production « fondé sur des relations directes de domination et d’esclavage », où l’Etat était le principal exploiteur des masses, « le principal détenteur du surproduit » (Le Capital). Mais l’Etat et la propriété d’Etat sont des abstractions derrière lesquelles se trouvent des groupes humains déterminés et des relations sociales qu’il faut spécifier.

Quelle est donc la classe qui domine dans ces régimes fondés sur la propriété étatique des moyens de production et la mobilisation forcée des travailleurs ? Boukharine n’a eu aucun mal à répondre à cette question. Dans ces modes de production où « la direction de la production se confondait presque avec l’administration de l’Etat », « le rôle des groupements sociaux dans la production se confondait avec leur situation à l’intérieur de l’administration » : face à la population asservie par l’Etat, la classe dominante était la bureaucratie et se subdivisait, selon le principe de la hiérarchie bureaucratique, en « fonctionnaires supérieurs, moyens et inférieurs » (Boukharine, La théorie du matérialisme historique).

Malheureusement, Marx n’a pas développé sa dialectique si actuelle de l’ « autonomisation de l’Etat » et de la transformation de l’Etat en « principal détenteur du surproduit ». Il croyait que l’étatisation de l’économie correspond à un stade extrêmement archaïque du développement social. Selon lui les modes de production « antique », « féodal » et « bourgeois » qui succèdent au « mode asiatique de production » sont déterminés par le développement spontané de la société civile et les stratifications qu’ils ont entraînés se sont formées en dehors de la sphère politique, indépendamment de l’action de l’Etat. La société civile est désormais le véritable « théâtre » et le « foyer » de l’histoire et l’histoire sera essentiellement l’histoire des classes et de la lutte des classes.

Pour le marxisme, les classes se forment spontanément, « nécessairement et indépendamment de la volonté des hommes » (Marx, Critique de l’Economie Politique), de l’Etat ou de tout autre groupement extérieur à l’ordre économique. En fonction du progrès technico-économique, des formes de division du travail apparaissent qui suscitent chaque fois des rapports déterminés de commandement économique, de sujétion des travailleurs, de répartition inégale des tâches et des produits. Ainsi se forment ces « rapports de production et de répartition » dont dérivent tous les rapports de propriété, de pouvoir et de prestige qui achèvent de donner à la société son aspect stratifié et hiérarchisé.

« C’est donc la loi de la division du travail (et non la propriété privée comme on le croit communément) qui gît au fond de la division de la société en classes antagoniques » (Engels, Anti-Dühring)

(…)

Contrairement aux assertions du marxisme « orthodoxe » - « vulgaire » (Plekhanov, Staline, etc.), Marx n’a jamais considéré le « mode de production antique » comme un bloc monolithique réduit au seul esclavagisme. La société antique « à l’époque classique » est caractérisée par la prépondérance de la production indépendante laquelle a succédé à la « propriété collective orientale » (en réalité elle a succédé au servage) et précédé le mode de production fondé sur l’esclavage ; le « mode de production antique » désigne donc trois modes de production (au moins).

Marx savait parfaitement qu’aucune « loi économique » ne peut expliquer le passage de la petite production indépendante de l’époque classique à la production esclavagiste de l’époque romaine. Dans une lettre où il dénie précisément à ses disciples le droit de transformer sa théorie en un « passe-partout » universellement valable, il montre que l’expropriation des petits producteurs antiques eut des résultats contraires à ceux qu’elle provoqua en Occident : « Les prolétaires romains devinrent non des travailleurs salariés, mais un « mob » fainéant ; et à leur côté se déploya un mode de production non capitaliste, mais esclavagiste » (réponse à Mikhaïlovski, 1877). Ici le fait décisif a été la guerre : ce n’est pas la division du travail, c’est la guerre qui a ruiné le paysannat romain et c’est la guerre qui a fourni la masse des esclaves qui a permis au prolétariat romain de devenir un « mob fainéant ». Fruit de la guerre et de la conquête, l’esclavage appartient à la catégorie des « faits prééconomiques » que Marx évoque dans « L’Introduction de 1857 à la Critique de l’Economie Politique » : ce n’est pas la division du travail qui a créé l’esclavage, c’est le « fait prééconomique » de l’esclavage qui a obligé le pays esclavagiste de « créer un mode de production qui correspond à l’esclavage ».

Marx et Engels n’ont jamais été les théoriciens absolutistes du « déterminisme économique » universel que l’ardeur des disciples leur a prêté. Leurs thèses sur le « mode de production féodal » - la troisième « époque progressive de l’histoire économique de la société » - en font foi.

L’ « Idéologie allemande » nous propose en effet une interprétation de l’avènement de la féodalité occidentale, qui tranche sur les formules usuelles du « matérialisme historique » et pourrait même servir d’introduction à la théorie moderne de l’ « appareil ». « L’origine de la féodalité se trouve dans la structure organisationnelle de l’armée conquérante telle qu’elle s’est développée pendant la conquête » de l’empire romain par les envahisseurs germaniques. Il faut distinguer deux moments décisifs dans le processus de féodalisation ; d’abord, la structure interne de l’appareil militaire ; ensuite, les conditions économiques existant avant et après la conquête. Car « cette organisation à l’origine exclusivement guerrière ne se transforma en véritable féodalité (c’est-à-dire en classe dominante) que sous l’influence des forces productives trouvées dans le pays conquis »

Arrêtons là la citation de Kostas Papaoiannou dans « Les marxistes » et débutons notre discussion sur la question controversée de la thèse de Marx du « mode de production asiatique »…

Comme l’écrit Pierre Vidal-Naquet, ce vieux débat, sur le « mode de production asiatique », « ne progressera désormais que dans la mesure seulement où les sociétés de type « asiatique » seront étudiées pour elles-mêmes, hors de toute référence à un dogme ou à un antidogme. [...] Un tel progrès suppose évidemment que l’histoire et la sociologie, marxistes ou non, tout en retirant de la marxologie et de l’histoire du marxisme les enseignements que comporte un retour aux sources, se débarrassent du même coup de ce qu’il y a de périmé dans une problématique héritée du XVIIIe et du XIXe siècles. »

Le point de vue de Matière et Révolution

Du temps de Marx, le passé des sociétés antiques était fort peu connu, l’Asie restait très lointaine et mystérieuse, les systèmes sociaux qui avaient précédé les Etats mésopotamien, égyptien ou chinois étaient entièrement inconnus. Quelle société avant les Pharaons ? Quelle société avant les empereurs et les rois de Chine ? Quelle société avant l’Etat mésopotamien ? Ces sociétés pré-étatiques avaient-elles des classes sociales et pourquoi avaient-elles fondé l’Etat ? Certes, il s’agissait de régions du monde où régnait un pouvoir d’Etat omniprésent et omnipotent, lié à la fois à la caste militaire, à la caste bureaucratique et à la caste religieuse, mais pourquoi s’était-il imposé et avait-il imposé la propriété d’Etat des terres ? Aucune étude de Marx ne prétend répondre à ces questions car il ne dispose pas des connaissances historiques.

Dans la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Marx écrivait, par exemple :

« C’est un préjugé ridicule, répandu ces derniers temps, de croire que la propriété collective primitive est une forme spécifiquement slave voire exclusivement russe. C’est la forme primitive dont on peut établir la présence chez les Romains, les Germains, les Celtes, mais dont on rencontre encore, aux Indes, un échantillonnage aux spécimens variés, bien qu’en partie à l’état de vestiges. Une étude rigoureuse des formes de propriété collective en Asie, et spécialement aux Indes montrerait qu’en se dissolvant, les différentes formes de la propriété primitive ont donné naissance à différentes formes de propriété. C’est ainsi que l’on peut, par exemple, déduire les différents types originaux de propriété privée à Rome et chez les Germains de différentes formes de propriété collective aux Indes. »

Engels écrit dans l’Anti-Dühring :

« Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie. »
Karl Marx dans "Le Capital" Livre 3ème, Tome II : « Dans tous les systèmes de production pré-capitalistes, l’usure ne fait oeuvre révolutionnaire qu’en détruisant et dissolvant les formes de propriété, qui se reproduisaient sans cesse sous la même forme et sur la base desquelles reposait solidement la structure politique. Dans les formes asiatiques de production, il arrive que l’usure continue longtemps sa fonction sans provoquer autre chose que décadence économique et corruption politique. C’est seulement là où sont réunies les autres conditions du système de production capitaliste et quand elles le sont, que l’usure apparaît comme l’un des moyens qui contribuent à faire naître le nouveau mode de production, d’une part en ruinant les seigneurs féodaux et les petits producteurs, et en centralisant les conditions de travail de façon à en faire du capital, d’autre part. »

Voir Marx dans « Gundrisse »

Marx et Engels sur la Chine

Marx (en anglais) sur les formations pré-capitalistes

Le but de Marx (et d’Engels), en sériant ainsi les types de sociétés que l’histoire semble comporter indépendamment des régions et des époques considérées, est de tenter de dresser un schéma d’évolution, sans pour autant considérer qu’il y ait une linéarité de la succession des sociétés puisque Marx adopte l’idée du développement inégal et combiné. L’axe de ce schéma est donné d’une part par la lutte des classes, d’autre part par l’état des forces productives d’une époque. L’organisation sous la forme d’un Etat est exposée par Marx comme une émanation de la lutte des classes, l’Etat étant au service de la classe dominante. Cependant, Marx voit une exception à son schéma : l’Etat des régimes dits asiatiques et il le relève faute de mieux, n’ayant pas les éléments d’explication en termes de classe sociale. Ces régimes semblent en effet être de produits de l’Etat : c’est lui qui distribue les richesses, c’est lui qui attribue les postes, c’est lui qui détient non seulement le pouvoir mais aussi la propriété des moyens de production, d’échange, de transport, etc. Certes, il existe des castes dominantes : la caste militaire, la caste bureaucratique et la caste religieuse mais aucune ne semble propriétaire de ses moyens de production et de subsistance, lesquels dépendent du bon vouloir du pouvoir royal, du moins tel qu’on connaît ces sociétés au temps de Marx et Engels.

Marx et Engels ont étudié, notamment dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat », la question du passage des sociétés pré-classistes aux sociétés de classe, de ces dernières pré-étatiques aux sociétés étatiques, mais, là encore, les connaissances en la matière étaient très lacunaires. On ne peut nullement reprocher à Marx et Engels d’avoir été trop loin en raisonnant sur ces sociétés car ils n’ont développé des thèses que sur des sociétés que l’on avait assez sérieusement étudiées.

La référence au « mode de production asiatique » n’est pas une étude de fond développée, pour la bonne raison que l’on ne disposait pas d’études sur l’origine d’une telle société.

L’expression est employée par Marx et Engels au sens d’une société dans laquelle l’économie, le pouvoir, les échanges, la production en particulier agricole, les terres, les investissements, les travaux et les inventions, tout est ordonné, détenu et subordonné à l’Etat et par lui, sans qu’existe en dehors de l’Etat de véritable classe sociale.

Le terme « mode de production asiatique » figure dans la correspondance de Marx et Engels ainsi que dans plusieurs de leurs articles, comme par exemple « La domination britannique en Inde ». Le facteur déterminant de cette formation, telle que considérée par Marx dans la plupart de ses écrits (voir ci-dessous pour l’évolution du concept), est l’absence de propriété privée de la terre. Pour Marx, ce système est en quelque sorte une prolongation « naturelle » de la communauté primitive, sans division de la société en classes (« formation primaire »). Le mode de production asiatique constitue pour Karl Marx la première des « quatre époques progressives de la formation sociale économique » : asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne (Karl Marx, préface à Contribution à la critique de l’économie politique, 1859 ).

Dans son article sur "La domination britannique en Inde" publié par le New York Daily Tribune, Marx analyse deux traits fondamentaux de la société dans les Indes (Hindoustan sous sa plume) :

* le gouvernement central chargé des grands travaux publics, des finances et de la défense du territoire

* l’organisation sociale et géographique en d’innombrables communautés villageoises "semi-agricoles, semi-artisanales".

"Ces deux circonstances-là ont engendré, depuis les temps les plus reculés, un système social très particulier, le soi-disant système de village, qui donnait à chacune de ces petites communautés une organisation indépendante et une vie distincte".

Pour justifier cette dernière affirmation, Karl Marx cite un compte rendu officiel de la Chambre des Communes anglaise dont l’intérêt est évident pour comprendre les caractéristiques du "village" ancestral en Inde :

" Du point de vue géographique, un village est un espace de terres arables et incultes, comprenant quelques centaines ou quelques milliers d’acres...

" Du point de vue politique... on y trouve habituellement :

* le potail (chef de village) qui, en règle générale, veille aux affaires du village, règle les litiges entre ses habitants, assure la police et perçoit les impôts, fonctions que son influence personnelle et la connaissance minutieuse de la situation et des affaires des villageois le rendent le plus qualifié à remplir.

* le kurnum établit le bilan des travaux agricoles et enregistre tout ce qui se rapporte à la culture du sol

* le tailler rassemble les informations concernant les crimes et les délits, accompagne et protège les personnes voyageant d’un village à la’autre

* le totie veille, entre autres, sur la récolte et contribue à son évaluation

* le garde-frontières est préposé à la garde des limites du village...

* le préposé aux réservoirs et cours d’eau distribue l’eau pour les besoins de l’agriculture.

* Un brahmane célèbre le culte

* Le maître d’école enseigne aux enfants du village à lire et à écrire sur le sable...

Dans certaines parties du pays, ils sont moins nombreux, car plusieurs devoirs et fonctions sont remplis par une seule personne ; dans d’autres leur nombre est plus grand.

Depuis des temps immémoriaux, les habitants de village avaient vécu sous cette simple forme de gouvernement municipal. On ne changeait que rarement les limites de villages ; et bien que ceux-ci aient été parfois endommagés et même dévastés par la guerre, la famine et les maladies, les mêmes noms, les mêmes limites, les mêmes intérêts et jusqu’aux mêmes familles y restaient pendant des siècles. Les habitants ne se laissaient pas troubler par les chutes et les démembrements de royaumes ; tant que le village reste entier, peu leur importe sous quel pouvoir il est transféré ou de quel souverain il dépend : son économie intérieure ne subit aucun changement."

Karl Marx écrit dans la préface de son œuvre Critique de l’économie politique :

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

Marx rappelle le caractère lacunaire des connaissances de son époque en la matière :

« L’histoire de la décadence des communautés primitives (...) est encore à faire. Jusqu’ici on n’a fourni que de maigres ébauches. Mais en tout cas l’exploration est assez avancée pour affirmer 1°/ que la vitalité des communautés primitives était incomparablement plus grande que celle des sociétés sémites, grecques, romaines etc. et a fortiori, que celle des sociétés modernes capitalistes ; 2°/ que les causes de leur décadence dérivent de données économiques qui les empêchaient de dépasser un certain degré de développement, de milieux historiques point du tout analogues au milieu historique de la commune russe d’aujourd’hui. (...) En lisant les histoires de communautés primitives écrites par des bourgeois, il faut être sur ses gardes. »

(Lettre à Véra Zassoulitch).

Aujourd’hui, nous savons que, dans toutes ces anciennes sociétés (Egypte, Mésopotamie ou Chine notamment), ont existé des classes sociales de type d’une grande bourgeoisie commerçante et d’une petite bourgeoisie commerçante et artisane, et cela bien avant que naisse l’Etat centralisé et dirigiste, qu’il impose sa dictature, qu’il réduise le pouvoir des anciennes classes dirigeantes, sans le faire entièrement disparaître.

Nous savons que ce sont les guerriers-nomades qui se sont imposés par leur force armée, mais ils ont pu le faire aussi parce qu’ils offraient quelque chose à la société civile : peur pouvoir militaire protecteur, non seulement contre d’autres forces armées étrangères, mais d’abord et surtout contre les révoltes des classes opprimées, serfs, esclaves, etc.

Aujourd’hui, contrairement à l’époque de Marx et Engels, nous savons que l’Egypte antique n’était pas une société sans classes, même si la terre était propriété du Pharaon et des prêtres, que son artisanat, que son art, que ses canalisations et méthodes d’irrigation du Nil, que ses villes, n’ont pas été fondées par les Pharaons ni par les rois pré-pharaoniques, mais bien avant et sous la domination de classes dirigeantes bourgeoises, qui étaient sans cesse menacées par les révoltes des exploités et par les guerriers du désert.

Nous savons également que la Chine antique n’a pas été fondée par les empereurs et les anciens rois, que l’économie chinoise a été le produit des classes sociales de la société civile, les gros paysans, les artisans, les commerçants, la petite bourgeoisie des villes, dominant la masse paysanne exploitée, que la grande bourgeoisie commerçante a sans cesse remis en question le pouvoir des seigneurs de guerre et des empereurs.

Une des idées qui sont à la base de la notion de « mode de production asiatique » est que l’irrigation collective serait une tâche collective qui fonderait l’Etat dans ce type de mode de production où l’Etat est le fondement du système économique. Mais nos connaissances les plus modernes, loin d’admettre ce qui était en fait une exception dans le schéma marxiste de développement des sociétés, démontre que cette exception était une erreur des conceptions du temps de Marx et d’Engels qui ne doit plus être défendue. En effet, on découvre un peu partout dans le monde, des sociétés précolombiennes d’Amérique du sud aux sociétés asiatiques ou égyptienne, que l’irrigation organisée, collective et méthodique date de bien avant l’Etat !

La naissance de l’Etat n’a pas pour but une activité économique collective mais la défense militaire et policière des classes dirigeantes en s’appuyant sur une bande d’hommes en armes comme le disaient Marx et Engels. Ce sont les révolutions sociales, détruisant périodiquement les sociétés les plus riches et développées, où la lutte des classes était du coup la plus poussée, qui ont rendu nécessaire, pour les classes dirigeantes, le bouclier de l’Etat, et les a conduit a accepter de se mettre sous la défense de bandes d’hommes armés.

C’est l’absence de propriété foncière, dans ces sociétés dites asiatiques, et la présence de l’ancienne société villageoise fonctionnant collectivement, qui a laissé croire à un mode de production particulier qui aurait directement succédé à la société collectiviste villageoise issue de la famille et de la société gentilice. Mais, ce qui manquait à la compréhension de ces sociétés, c’est la connaissance du fait qu’une bourgeoisie, petite, moyenne et même grande, avait existé préalablement dans ces sociétés dites asiatiques, que ce soit en Asie, en Egypte ou en Amérique du sud. On trouve ainsi des restes d’une grande bourgeoisie commerçante, avant l’Etat, au Pérou. On en trouve aussi dans les villes égyptiennes dans les sociétés qui précédent la royauté puis les Pharaons. On en trouve encore dans la Chine antique pré-impériale. Ou encore dans la Mésopotamie antique.

Marx a connu des études sur les sociétés de classe dirigées par l’Etat. Il a connu des études sur des sociétés gentilices sans Etat ni classes sociales. Ce qui a servi de transition entre les deux, il n’a connu aucune étude dessus pour la bonne raison qu’on n’avait alors aucune connaissance sur ce qui avait permis à la société humaine d’aller de la société sans classe à la société de classe. Il a donc imaginé que le despotisme asiatique, où l’Etat semble remplacer les classes sociales, aurait été cet intermédiaire. C’était ignorer que des classes sociales avaient existé des centaines d’années avant ce « despotisme asiatique » du type perse, chinois, mésopotamien ou égyptien et que ce sont ces classes sociales et pas les Etats despotiques qui avaient fondé l’artisanat, le commerce, les transports, les productions diverses, notamment l’irrigation dans les vielles sociétés qui découlaient de la société sans classes.

Ce que Marx et Engels n’imaginaient pas, c’est que les sociétés qui découlaient de la société gentilice étaient d’abord des sociétés urbaines et pas rurales, qu’elles étaient fondées sur l’artisanat et le commerce, y compris le commerce à grande échelle, que c’était donc une bourgeoisie existant bien avant les bourgeoisies occidentales. Du coup, même si la propriété privée qui y apparaissait n’était pas la propriété de la terre, cela n’empêchait nullement ces sociétés d’être des sociétés connaissant la propriété privée des biens. Les biens de ces sociétés urbaines étaient en effet les maisons, les produits artisanaux, les produits commercialisables comme les produits de la chasse et de la pêche, les produits de luxe, etc. Et cela même si les produits de la terre n’étaient pas commercialisés, si les terres continuaient d’appartenir collectivement aux familles villageoises ou qu’elles passaient dans les mains de l’appareil d’Etat, des gouverneurs de province ou des grands prêtres dans l’Etats « despotique de type asiatique ».

Cet Etat a été issu de groupes de nomades-guerriers issus lui-même des bergers-chasseurs militairement structurés car leur activité économique avait elle-même un caractère militaire.

Et cet Etat avait réussi à s’imposer comme chef de la société de classe parce que cette dernière, sans lui, était incapable de se défendre contre les révoltes des masses populaires qui se produisaient périodiquement, dès que les inégalités avaient atteint un niveau critique.

Toutes les sociétés sans Etat ont disparu sous les coups des révoltes et des guerres des Etats voisins. C’est pour cela que l’on a retrouvé très peu de traces de la société de classe sans Etat et que Marx et Engels, comme les gens de leur époque, n’en avaient pas connaissance.

Par contre, il n’est pas juste aujourd’hui de faire comme si, pour être marxiste, il fallait continuer à défendre l’idée théorique de ce « mode de production asiatique ».

Les auteurs staliniens ont brodé à partir des textes de Marx et Engels, transformant une hypothèse de travail que Marx et Engels avaient progressivement abandonnée (elle ne figurait même plus dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat »), les producteurs d’une religion du « matérialisme historique », compatible avec la dictature de la bureaucratie pseudo-socialiste stalinienne, l’ont transformé en dogme, remplaçant l’étude réelle des connaissances historiques par l’inclinaison religieuse devant un « marxisme » transformé en bible.

Du temps de Marx et Engels, on ne connaissait ni la civilisation égyptienne pré-dynastique, ni les civilisations mésopotamiennes présumériennes, ni les civilisations méso-américaines pré-étatiques mais connaissant déjà les classes sociales, ni la civilisation péruvienne ayant déjà développé une grande bourgeoisie commerciale, ni la civilisation pré-aryenne d’Inde avec sa grande bourgeoisie et son artisanat, ni les études actuelles sur les civilisations des mégalithes, ni le développement des villes avant l’agriculture, ni le grand développement de la bourgeoisie chinoise avant l’empire, et on en passe… Faire dire à Marx et Engels qu’avec toutes ces connaissances, ils en seraient restés à l’hypothèse de travail du « mode de production asiatique », c’est absurde !

La civilisation chinoise n’a pas été créée par l’Etat, par le pouvoir central, le royaume ni l’empire

Les Pharaons n’ont pas donné naissance à la civilisation en Egypte...

C’est face aux révolutions que l’Etat est né et pas pour organiser des tâches économiques collectives

L’Inde antique n’est pas une société de l’immobilisme, comme on le croyait du temps de Marx

La Chine antique n’est pas une société de l’immobilisme, comme on le croyait du temps de Marx

La Mésopotamie antique n’est pas une société de l’immobilisme, comme on le croyait du temps de Marx

L’Amérique pré-colombienne antique n’est pas une société de l’immobilisme, comme on le croyait du temps de Marx

Des classes sociales et des luttes de classes révolutionnaires au temps des mégalithes

Quand les bourgeoisies asiatiques étaient la source de la domination mondiale de l’Asie

Sans l’Etat, pas de conservation de la société

L’Etat chinois résulte de l’écrasement de la bourgeoisie et des milieux populaires

L’Etat est issu des révolutions et se construit contre elles

Qu’était la bourgeoisie chinoise dans l’Antiquité

Marx, l’Inde et la construction de l’idée du mode de production asiatique

Le point de vue de Karl Wittfogel

Lire aussi

Voici le commentaire diffusé par le Parti de gauche sous la plume de Jacques Serieys  :

source

Le mode de production asiatique

J’écris ces quelques lignes après avoir ouvert la page de wikipedia "mode de production asiatique". Celui-ci est présenté comme ayant immédiatement succédé à la cueillette préhistorique conformément au point de vue actuel du Parti Communiste de Chine ; je ne pense pas que ce soit juste. Aussi, tout en n’étant absolument pas un spécialiste du sujet, voici une petite et modeste contribution.

A) Caractéristiques de ce mode de production

1) Qu’est ce que le mode de production asiatique ?

Il s’agit d’une société reposant sur deux piliers essentiels :
* Les communautés villageoises héritées de la dernière phase du mode de production communautaire primitif. Elles regroupent la plus grande partie de la population.

* des formes d’organisation étatique qui centralisent ces villages, leur imposent un tribut.

Deux autres caractéristiques complémentaires doivent être signalées :
fréquemment de micro-exploitations familiales membres de la communauté villageoise

l’importance d’une irrigation collective dépendant au moins du village et relevant souvent des responsabilités de toute la Cité Etat (Mésopotamie) ou de l’Etat lui-même (Egypte...)

2) Les communautés villageoises

Leur nature présente évidemment des différences selon la partie du monde concernée, en particulier selon les productions agricoles.

Cependant, partout :

* les communautés villageoises gardent leur droit de "possession" et d’organisation du travail sur les terres

* cette organisation du travail et d’autres tâches (selon les régions du monde : répartition des tâches ou même de terres, rites religieux, collecte des impôts, responsabilités sociales...) relèvent entièrement ou pour partie d’une assemblée communale.

* l’individu est d’abord membre d’une famille et d’un village avant que d’être un propriétaire individuel (différence avec la propriété individuelle germanique, condition de l’appartenance au groupe).

* Dans Le Capital, Marx insiste sur la capacité d’autarcie économique de la communauté villageoise dans laquelle agriculture et artisanat ne sont pas séparés (alors que l’artisanat se développe en ville dans les modes de production antique et féodal).

* "La base du mode de production dit asiatique est formée par la communauté rurale figée à un stade archaïque, où la terre reste, à un degré plus ou moins grand, possession commune des membres de la communauté. Cette communauté rurale se suffit à elle-même, la plus grande masse du produit étant destinée à la consommation immédiate par ses membres. La plupart de ceux-ci tirent l’essentiel de leur existence de petites exploitations agricoles, tandis qu’à côté d’eux ou à leur tête, un petit nombre de personnages, entretenus habituellement aux frais de la communauté, exercent des métiers et des fonctions déterminées. Si une communauté est détruite, elle se reconstitue sous la même forme, avec la même division du travail et, quand la population augmente, une nouvelle communauté se fonde sur le modèle des anciennes, tant du moins que subsiste la possibilité d’occuper de nouvelles terres..." (Charles Parain dans Les caractères spécifiques de la lutte de classes dans l’Antiquité)

* l’utilité des ces communautés de base pour le pouvoir politique, c’est d’organiser le travail, payer un tribut, assumer des corvées, fournir des soldats... sans payer un réseau de fonctionnaires d’Etat et sans prendre le risque de seigneurs locaux enclins à l’indépendance et à la rapine pour leur profit.

3) L’Etat dans le mode de production asiatique

* l’Etat (une cité puis petit Etat puis empire) constitue "l’unité supérieure" superposée aux communautés villageoises. Il intervient peu dans les décisions concernant le travail agricole, mais il peut l’orienter partiellement. On peut parler d’Etat quand celui-ci s’appuie sur un corps unifié d’agents remplissant de façon exclusive et permanente des fonctions politiques ou idéologiques.

* l’Etat joue un rôle d’organisateur de "grands travaux", en particulier ceux indispensables à la production agricole (digues et irrigation dans les plaines fluviales). Il assure la protection militaire des communautés villageoises contre les peuples environnants. Il est responsable de la constitution de réserves pour les périodes de disette...

* l’Etat prélève un tribut (en argent, en nature ou en corvées) sur les communautés villageoises (et sur les propriétaires individuels qui parfois apparaissent). Grâce à la perception de ce surplus, il constitue une bureaucratie étatique.

* "Des fonctions sociales, essentiellement administratives-religieuses et militaires, se "détachent" de la communauté productive qui reste très largement communiste-primitive, et vivent d’un tribut prélevé sur celle-ci en échange de leur "protection". Cette "caste" peut être autochtone (Egypte, Chine, Sumer ou Indus) ou issue d’envahisseurs, indo-européens, tribus sémites, aztèques. Ce ne sont en aucun cas des sociétés esclavagistes, sinon de manière très accessoire. Les pyramides d’Egypte n’ont pas été construites par des esclaves mais par des paysans salariés (avec une partie de leur tribut versé au pharaon) pendant la crue du Nil où le travail agricole était impossible." (Charles Parain)

4) Ce mode de production asiatique, (dit aussi étatique, tributaire...) a-t-il existé dans différentes parties du monde ?

Oui, avec des variantes évidentes dans la nature du tribut, dans le rapport entre propriété collective du village et propriété individuelle, dans la stratification sociale et le type d’état.

La Chine représente le cas le plus connu et le plus caractéristique.

D’autres cas importants peuvent être donnés :

* Le Vietnam

* Le Cambodge de la civilisation d’Angkor

* L’Egypte antique des pharaons

* La Mésopotamie antique

Civilisation sumérienne et mode de production asiatique

* L’Asie mineure, l’Empire perse, les populations cananéennes décrites par la Bible

* Plusieurs autres civilisations du Maghreb et d’Afrique

* La Grèce et la Crète archaïques

* Les Incas (avec d’une part une société civile fondée sur l’ayllu communauté agraire primitive, d’autre part un "Etat entrepreneur" et la société politique)

* Les Aztèques

* Les mayas (La société maya ...est dirigée par des chefs héréditaires, de filiation patrilinéaire, qui délèguent leur autorité sur les communautés villageoises à des chefs locaux. La terre, propriété de chaque village, est distribuée en parcelles aux différentes familles. Wikipedia)

B) Marx, les marxistes après Marx et le mode de production asiatique

1) L’apparition du concept de mode de production asiatique chez Marx et Engels

L’expansion impérialiste de la Grande Bretagne s’accompagne de découvertes archéologiques et d’études historiques. Les cadres du mouvement socialiste et communiste se saisissent de ces informations pour essayer de dégager quelques premiers éléments de compréhension des caractéristiques spécifiques de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique par rapport à l’Europe. La principale différence concerne la propriété terrienne individuelle répandue et juridiquement centrale dans le mode production antique (en particulier pour l’Empire romain) puis féodal du continent européen.

Ainsi, Engels écrit-il à Marx le 6 juin 1853 L’absence de propriété foncière est en effet la clé de toute l’Orient. C’est la base de l’histoire politique et religieuse. Mais quelle est l’origine du fait que les Orientaux ne parviennent pas à la propriété foncière, même pas de type féodal ? Je crois que cela dépend essentiellement du climat, lié aux conditions de sol, en particulier aux grandes zones désertiques qui s’étendent du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse et la Tatarie jusqu’aux plus hauts plateaux de l’Asie. L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture : or, elle est l’affaire soit des communes, des provinces, ou du gouvernement central. Le gouvernement, en Orient, n’a jamais eu que trois départements : finances (mise au pillage du pays), guerre (pillage du pays et des pays voisins) et travaux publics pour veiller à la reproduction.

Marx a commencé à étudier les sociétés asiatiques pour préparer des articles concernant l’Inde à publier dans le New York Daily Tribune dont il est correspondant. En 1853, la Chambre des Communes britannique est agitée par une question difficile : comment prélever l’impôt dans l’ immense colonie britannique de l’Inde ? sur les villages considérés propriétaires collectifs, sur les paysans considérés propriétaires individuels, sur l’aristocratie considérée propriétaire supérieure des sols ? Ces trois formules seront ensuite utilisées selon les régions et les époques.

Marx rédige ses articles de 1853 sur ce sujet avec un grand sérieux. Il voit clairement ce qui caractérise la société indienne : l’ancestrale structure de villages aux surfaces bien délimitées, aux formes d’organisation indépendantes, à l’économie largement autarcique, à la vie sociale assez coupée de l’extérieur.

Le concept de mode de production asiatique apparaît pour la première fois chez lui en 1859 dans le paragraphe concernant les modes de production de sa préface de la Critique de l’économie politique : "À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique".

Autre constat marquant une grande différence avec la féodalité puis le capitalisme européen : "l’union intime des activités agricoles et des activités artisanales".

Retenons un point majeur : dans la deuxième moitié du 19ème siècle subsiste en Asie un rapport de production inconnu de l’histoire européenne depuis longtemps : le village ( structure essentielle du procès de production sous différentes formes) payant une rente foncière à l’Etat.

2) Le concept de mode de production asiatique chez Marx

Marx n’a pas produit une étude systématique du mode de production asiatique.

Il le signale sans l’approfondir, comme d’autres modes de production (tribal, vieux slave, nomade...). Cependant, de 1859 à son décès (1882), il revient plusieurs fois sur ce sujet, en particulier dans Le Capital et dans sa correspondance.

En 1882, présent en Algérie pour raisons médicales, il prend des notes sur le système foncier existant au moment de la conquête française. "C’est l’Algérie qui conserve les traces les plus importantes – après l’Inde- de la forme archaïque de la propriété foncière. La propriété tribale et familiale indivise y était la forme la plus répandue. Des siècles de domination arabe, turque et enfin française ont été impuissants – sauf dans la toute dernière période, officiellement depuis la loi de 1873 – à briser l’organisation fondée sur le sang et les principes qui en découlent : l’indivisibilité et l’inaliénabilité de la propriété foncière."

3) Mir russe, Lénine, mode de production asiatique, féodalisme, capitalisme et socialisme (quelques remarques)

Lénine se trouve confronté à la question des survivances du mode de production asiatique en Russie dès ses premières activités militantes. En effet, le courant populiste affirme alors que les paysans russes sont propriétaires ancestraux de leurs moyens de production (terres) par le biais du mir et que cette réalité doit servir de base à la construction du socialisme dans ce pays. Ils s’appuient pour cela sur une formulation de Marx envisageant la possibilité en Russie de passer directement de ces communautés au communisme sans transiter par le capitalisme.

Il est vrai que le mir garde au 19ème siècle des traces des anciennes communautés villageoises :

* l’individu est d’abord membre d’une famille et d’un mir avant que d’être un propriétaire individuel. Ainsi, les paysans du mir ne sont pas individuellement ou par famille assujettis aux impôts et corvées ; c’est l’ensemble du mir qui y est collectivement astreint portant ensuite la responsabilité de répartir les tâches entre ses différents membres. De même, c’est le mir qui doit désigner chaque année les jeunes hommes destinés à servir dans l’armée du tsar.

* le mir garde son rôle ancestral de "possession" (gérance si l’on veut) des terres, d’organisation du travail et de répartition des terres entre les familles. Chacune d’elles reçoit du mir chaque année des terres labourables, des prairies et des sols en jachère (assolement triennal).

* l’assemblée du mir (un représentant par famille) prend donc en charge comme nous venons de le voir les impôts, les corvées, le choix des soldats, l’organisation du travail collectif, la répartition des terres. Elle joue aussi, comme ailleurs dans le monde, un rôle d’autorité pour faire respecter un ordre social au sein du groupe et répond à certains besoins d’aide sociale (malades, veuves...). Globalement, ses décisions ont force de loi au sein du mir.

* le mir n’a pas été balayé par la féodalité russe parce qu’il permet à chaque propriétaire de domaine de bénéficier correctement des taxes et corvées.

Cependant, Lénine s’oppose (dans Le contenu économique du populisme écrit fin 1894 début 1895, Tome 1 de ses oeuvres complètes) aux populistes prétendant que l’agriculture russe n’a pas un caractère capitaliste et qu’elle reste marquée par la tradition ancestrale du mir dans lequel "les moyens de production appartenaient aux producteurs". Dans le mode de production asiatique, type la Chine antique ou l’empire inca, les terres appartiennent à l’Etat qui en laisse la possession et l’exploitation aux communautés villageoises. Lénine note que ce n’est pas le cas en Russie, du 17ème au 19ème siècle ; "le paysan était asservi au propriétaire du sol, il ne travaillait pas pour lui-même mais pour le boyard, le monastère, le propriétaire foncier". Dans ce pays, après l’abolition du servage en 1861, "venait à peine de disparaître l’exploitation féodale de la paysannerie sous sa forme la plus brutale... quand non seulement les moyens de production n’appartenaient pas au producteur, mais que les producteurs eux-mêmes se distinguaient fort peu d’un moyen de production quelconque". Pour Lénine, non seulement la Russie des derniers siècles était essentiellement féodale mais l’économie de la fin du 19ème présente des caractéristiques essentiellement capitalistes ; il prend l’exemple de l’importance du "revendeur", des" transports à vapeur nécessitant le passage à l’économie marchande", de la" transformation de la force de travail en marchandise" et des "moyens de production en capital" pour conclure comme Strouvé "Dès le moment où, entre le consommateur et le producteur, vient se placer le capitaliste entrepreneur, -chose inévitable quand la production se fait pour un marché vaste et indéterminé-, nous sommes en présence d’une forme de la production capitaliste."

4) Les débats sur le mode de production asiatique dans le Komintern

Ce mode de production fait l’objet de recherches et débats intéressants durant les premières années de la 3ème Internationale avant d’être chassé du vocabulaire avec le développement d’un "marxisme" mécaniste, en particulier sous Staline.

C) L’article de Wikipedia (citation puis critique)

Le mode de production asiatique ou hydraulique est celui qui succède à la cueillette en Grèce, Asie mineure, Égypte, Chine, Cambodge, Amérique latine et Crète.

Tout est fondé sur l’existence d’un fleuve ou d’une rivière qui est la source énergétique : c’est l’invention de l’agriculture et de l’élevage grâce à l’irrigation des terres. Il peut y avoir des problèmes d’inondations et de crues, c’est pourquoi le roi représente la force du fleuve (en Égypte : hiérogamie, mariage sacré entre le pharaon et la terre). Ce nouveau mode de production nécessite une organisation du travail et une structure de protection du territoire, c’est lui qui entraînera donc la création des premières cités. En effet, les paysans, qui cultivent dans la plaine (paralie), paient un impôt en nature en échange de la protection des soldats en cas d’attaque.

Le mode de production asiatique constitue pour Karl Marx la première des « quatre époques progressives de la formation sociale économique » : asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne[1].
Plusieurs affirmations de ce petit article de Wikipedia me paraissent fausses ou réductrices.

*1) Fleuve, irrigation, agriculture, premiers Etats et premières civilisations : rester prudents

Il semble bien que Marx et Engels ont eu raison de lier l’apparition de ce mode production non au trop plein d’eau comme dans les deltas mais au besoin d’eau suite à un assèchement de terres (" L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture").
Nous savons pour la Chine l’importance de la boucle (haute vallée) du Fleuve jaune dans la naissance des premières civilisations et premiers Etats, non dans le delta mais au coeur de zones en voie de désertification.

Nous savons également pour l’Egypte l’importance originelle des oasis du Sahara oriental en voie de désertification (par exemple quant au lieu de première apparition des dieux) ; dans leur récent article publié dans "Dossier pour la science" (septembre 2013), M et Mme Barich concluent « L’agriculture, fondement de l’organisation de l’Egypte, est née dans le Sahara, alors fertile. »

Si la haute vallée du fleuve Jaune (Shaanxi...) a joué un rôle central dans l’apparition de la civilisation chinoise et si la haute vallée du Nil a précédé et préparé l’Egypte pharaonique, le lien direct entre deltas et mode de production asiatique (hydraulique) développé par Wittfogel puis par ce résumé de Wikipedia demande à être revu et complété.

*2) Fleuve, alluvions et premières agricultures

Le lien direct également établi par cet article de Wikipedia entre fleuve, crues, irrigation et premières agricultures demande aussi plus de prudence ; la présence de terres alluvionnaires apportant naturellement chaque année de la nourriture facile à cueillir a pu autant retarder qu’ accélérer l’apparition de l’agriculture tant que la population n’était pas trop nombreuse. C’est le point de vue de Béatrice Midant-Reynès (directrice de l’Institut français d’archéologie orientale) « Les hommes de la fin du paléolithique (vers 15000 avant notre ère) pratiquent la chasse et la cueillette dans des aires restreintes de la vallée ; parallèlement, les crues régulières du Nil, qui fertilisent les rives, les ont habitués à une semi-sédentarité. Cette facilité a peut-être retardé l’adoption de moyens de production plus contraignants tels que l’agriculture et l’élevage, déjà bien développés chez leurs voisins orientaux »

*3) Mode de production asiatique ou hydraulique

Les sociétés présentant les caractéristiques de ce mode de production depuis la protohistoire et l’Antiquité se sont généralement développées au long de fleuves importants comme le Hoang He, la Wei, le Yang-Tsé-Kiang, le Nil, l’Indus... Ceci dit, mieux vaut s’en tenir au concept "Mode de production asiatique" car hydraulique est trop réducteur et ne prend pas suffisamment en compte des secteurs comme la Crète, l’Empire perse, l’Afrique du Nord, les Incas dans lesquels le fleuve ne joue pas un rôle aussi central.

*4 ) "Le mode de production asiatique ou hydraulique est celui qui succède à la cueillette"

Bien sûr que non.

Premièrement, la cueillette n’est pas un mode de production(1) mais un procès de production. Ce type de société ne sait pas conserver ses richesses. Aussi, il présente un aspect égalitaire marqué conceptualisé par Marx sous le terme de communisme primitif.

Deuxièmement, dans les cas cités par l’article (en Grèce, Asie mineure, Égypte, Chine, Cambodge, Amérique latine et Crète), des humains n’ont pu passer directement d’un mode de production essentiellement nomade, basé sur la cueillette, à l’organisation étatique puissante d’Egypte ou de Chine, avec ses communautés villageoises agricoles, son corps permanent de fonctionnaires, son corpus idéologique et juridique, sa stratification sociale, ses grands travaux, ses armées, etc.
En gros, entre la cueillette et le mode de production asiatique, les humains ont connu le néolithique et l’expérience d’institutions politiques de plus en plus étendues, de plus en plus perfectionnées.
D’un mode de production à un autre, l’histoire humaine connaît des transitions complexes. Les transitions sont au moins aussi longues que les périodes classiques des modes de production dominants où ceux-ci présentent des caractéristiques marquées. Le mode de production asiatique classique comprend un Etat qui accapare le surplus des communautés paysannes. Ceci dit, dans la période de développement du mode de production asiatique, certaines sociétés peuvent connaître des transitions s’étendant sur plusieurs millénaires.

* 5) Tout est fondé sur l’existence d’un fleuve ou d’une rivière qui est la source énergétique : c’est l’invention de l’agriculture et de l’élevage grâce à l’irrigation des terres

Cette affirmation me paraît source de confusions. Il est vrai que plusieurs cas importants de mode de production asiatique sont apparus au long de fleuves en Chine, en Inde, en Egypte, au Vietnam, en Perse, en Mésopotamie... essentiellement en raison de l’afflux démographique, de la nécessité de grands travaux, de la protection face aux nomades, de la cristallisation d’une couche sociale privilégiée. Ceci dit, je ne vois pas en quoi l’importance d’un fleuve ou d’une rivière au coeur de ces sociétés est due, à l’époque, à leur fonction énergétique.

De plus, l’invention de l’agriculture et de l’élevage n’est pas une conséquence directe de l’irrigation des terres. Dans l’Egypte antique, les communautés villageoises ont longtemps pratiqué l’agriculture sur le limon laissés par le fleuve après sa crue d’hiver. En Chine, ces communautés brûlaient chaque année un nouveau territoire pour l’exploiter (rotation sur plusieurs années).

*6) Il peut y avoir des problèmes d’inondations et de crues, c’est pourquoi le roi représente la force du fleuve (en Égypte : hiérogamie, mariage sacré entre le pharaon et la terre)

Je crois qu’il faut éviter de donner pour caractéristique d’un mode de production des spécificités locales et datées. En tout cas, la représentation symbolique du roi est bien plus complexe et évolutive que la seule "force du fleuve".

*7) "Ce nouveau mode de production nécessite une organisation du travail et une structure de protection du territoire, c’est lui qui entraînera donc la création des premières cités"

A partir du moment où le texte de wikipedia fait du mode de production asiatique un concept central de la "théorie qualifiée de marxiste de l’histoire", le rédacteur devrait prendre en compte l’importance de la réalité constatée et de la dialectique dans cette "théorie qualifiée de marxiste de l’histoire". Ainsi, nous trouvons parmi les premières cités de l’histoire humaine des lieux qui ne correspondent pas à cette définition, en particulier pour les ports et les civilisations de haute vallée entourées de zones en voie de désertification (par exemple culture de Badari-Nagada en Haute Egypte ; en Mésopotamie, Mari, Karkemish, Assour, Ninive, Harran... ne se situent pas non plus dans le delta)

D) Textes classiques concernant le mode de production asiatique

9) Marx et le mode de production asiatique

" À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique".

10) Le mode de production asiatique

Le maintien d’une égalité plus ou moins relative a pour rançon une stagnation économique qui a souvent pour conséquence la formation de castes. La productivité du travail dépend en effet d’un côté de la virtuosité du travailleur, de l’autre du perfectionnement de ses outils, de ses instruments. Dans une société devenue immobile ou peu s’en faut, la production du travail ne peut s’accroître par le progrès de l’outillage ; il devient d’autant plus nécessaire d’établir les conditions les plus favorables à l’accroissement puis au maintien de la virtuosité du travailleur.

Marx note (Le Capital TI, XIV, 2) que les castes, et avec une fixité moindre, les corporations, se forment d’après la même loi naturelle qui règle la division des plantes et des animaux en espèces et en variétés, avec cette différence cependant qu’à un certain degré de développement atteint, l’hérédité des castes et l’exclusivisme des corporations sont décrétées lois sociales. Il ne se développe pas ici de lutte de classes, mais le mouvement de l’histoire, s’il ne s’arrête pas entièrement, se ralentit à l’extrême. Ni l’usure, ni le commerce qui dans les sociétés en mouvement, contribuent à accélérer ce mouvement, n’exercent ici d’effet dissolvant sur le fonctionnement de la petite société autarcique.

La question reste : comment passe-t-on de la communauté primitive à ce type de société ?

Pour la plupart des marxistes, c’est l’accroissement des forces productives, à l’époque, essentiellement population (force de travail humaine), outillage et technique agricole.

Je ne partage pas ce point de vue. Un exemple frappant, que les camarades bretons connaissent bien, est la civilisation mégalithique (entre 5000 et 2000 av. JC, sur la façade atlantique de l’Europe et en Méditerranée occidentale). L’importance des monuments de cette civilisation implique une population nombreuse et une technique avancée (que les chercheurs actuels n’ont toujours pas réussi à reproduire !). Pourtant la plupart de ces monuments, les dolmens et les "cairns" de Gavrinis et Barnenez, sont des sépultures collectives, marque d’une société peu différenciée.

L’explication est ailleurs. Pour comprendre, il faut regarder où ont émergé les grandes civilisations de la haute antiquité. On se rend compte qu’elles sont apparues dans des vallées fluviales (Nil, Mésopotamie, Indus, Houang-ho), des plaines côtières (Méditerranée), des hauts-plateaux (Mexique, Andes), entourés de régions arides ou peu hospitalières.

Or, des gravures préhistoriques retrouvées au Sahara et dans de nombreux déserts, montrent qu’à la sortie de la glaciation, entre -10000 et -5000, les régions actuellement désertiques d’Afrique, d’Europe et d’Asie étaient des savanes ou des fôrets verdoyantes. Il faut sans doute y voir l’origine du mythe du Jardin d’Eden (la Genèse parle de 4 fleuves, dont 2 sont le Tigre et l’Euphrate : souvenir d’un Proche Orient verdoyant, où 2 fleuves auraient disparu). Le même phénomène s’est produit plus tardivement sur le continent américain.
Avec la désertification, une population humaine nombreuse va se trouver "comprimée" sur de maigres espaces exploitables. Les nécessités de rationnaliser l’utilisation de l’eau, de développer l’irrigation, de garantir la paix interne et la sécurité externe de la communauté, vont conduire à l’émergence de ces "fonctions sociales" religieuse et militaire, détachées de la communauté productive et qui peu à peu vont se constituer en castes héréditaires et sacralisées, prélevant un tribut sur la production qui reste collective.
Par la suite les communautés de ce type vont parfois se fédérer, de gré ou de force, à une très grande échelle (Egypte ou Chine), tandis que dans les régions arides, des peuples nomades comme les indo-européens vont se lancer à l’assaut des terres fertiles et parfois les soumettre.

A partir de là différentes évolutions sont possibles :

l’accumulation de richesse par la caste dominante va renforcer la pression sur les producteurs, peu à peu dépossédés de leurs moyens de production (terre, métier) puis de leur propre personne, c’est le cas des hilotes de Sparte mais aussi en Chine (qui influencera tout l’Extrême-Orient), par la suite la condition des producteurs sera humanisée par le confucianisme et le bouddhisme après des révoltes et des guerres civiles (féodalité chinoise).

en Inde la triade indo-européene prêtres-guerriers-producteurs (ces derniers étant issus des populations dravidiennes autochtones) va se diversifier et se hiérachiser de manière complexe, aboutissant à une féodalité indienne hyper-spécifique : le système des castes.
en Méditerranée (Italie, Grèce, Phénicie) la communauté primitive va éclater devant l’accumulation privée de richesses et moyens de productions, et se scinder en riches (qui fusionneront avec l’aristocratie militaire) propriétaires d’esclaves et en pauvres réduits à l’esclavage (dette), l’oisiveté, l’engagement comme soldats, l’émigration comme colons. Fusionnées dans l’Empire romain, les sociétés méditerranéenes auront le mode de production esclavagiste le plus abouti et dominant de l’histoire humaine.

Partout où il y a de grands espaces abondants en ressources, Amérique du Nord, Amazonie, Afrique subsaharienne, Australie, la communauté primitive a survécu, à des niveaux de développement divers, jusqu’à l’arrivée des européens.

NOTES

1) Un mode de production se caractérise essentiellement par son niveau de développement des forces productives et par ses rapports de production.

Bibliographie :

* Samir Amin, Le développement inégal
* Tony Andréani : De la société à l’histoire
* CERM : Sur les sociétés précapitalistes
* CERM : Sur le mode production asiatique
* Emmanuel Terray : Le Marxisme devant les sociétés primitives
* Alain Testart : Le Communisme primitif. 1- Économie et idéologie

Algérie : un exemple, étudié par Karl Marx, de passage de la propriété collective à la possession étatique

C’est l’Algérie qui conserve les traces les plus importantes – après l’Inde-de la forme archaïque de la propriété foncière. La propriété tribale et familiale indivise y était la forme la plus répandue. Des siècles de domination arabe, turque et enfin française ont été impuissants – sauf dans la toute dernière période, officiellement depuis la loi de 1873 – à briser l’organisation fondée sur le sang et les principes qui en découlent : l’indivisibilité et l’inaliénabilité de la propriété foncière.
En Algérie propriété foncière individuelle et collective ; la première surgit vraisemblablement sous l’influence du droit romain ; elle domine encore aujourd’hui parmi les Berbères autochtones ainsi que chez les Maures et les Hébreux qui constituent le contingent principal de la population urbaine. Parmi les Berbères, certains, nommés Kabyles, habitant au nord de la côte de la Méditerranée, gardent beaucoup de traces de la propriété tribale et communautaire ; ils vivent encore actuellement par familles indivises, observant strictement la règle d’inaliénabilité de la propriété familiale. La plus grande partie des Berbères a emprunté aux Arabes la langue, le mode de vie, les particularités du régime foncier. Les formes collectives de propriété, et en tête la forme tribale, furent sans aucun doute introduites par les Arabes.
Dans la première moitié du VIIe siècle, irruptions des Arabes en Algérie, mais sans colonisation, donc sans influence sur les institutions locales ; mais :
Au milieu du XIe siècle, soumission volontaire de l’un des chefs berbères au Kalifat de Bagdad ; les premiers Arabes fixés dans le nord de l’Algérie furent les Hilal et les Solaïm. L’absence de rapports amicaux de la part des Berbères autochtones donna à la conquête arabe, provisoirement arrêtée à la fin du XIe siècle par la fondation d’un empire maure unique, la possibilité de se soumettre progressivement tous les pays de la côte nord d’Afrique parmi lesquels l’Algérie. Dans leurs différends intérieurs, les principicules berbères se tournèrent souvent vers les milices arabes et les récompensèrent de leur appui par la cession, en toute propriété, de territoires importants, à la condition qu’elles se soumettent désormais à l’obligation militaire à leur profit. C’est ainsi que dès la fin du XIIe siècle, on trouvait de nombreux colons arabes dans la partie côtière de l’Algérie actuelle, que l’on nomme le Tell. A la fin du XIVe siècle, les migrations des tribus arabes, aussi bien partielles que générales, cessèrent complètement. C’est pourquoi elles vivent encore aux mêmes endroits qu’il y a cinq siècles. Se mêlant largement aux autochtones, les Arabes occupèrent dès cette époque toute la côte nord de l’Afrique, où ils se trouvent encore. La vie pastorale, qu’ils avaient apportée d’Arabie, trouva dans les caractéristiques physiques du pays qu’ils occupaient la possibilité d’un nouveau développement. Le plateau nord-africiain, que ne coupe aucune grande montagne, est riche en vastes pâturages.
Ceux-ci restèrent, du peuplement arabe initial à nos jours, la possession indivise des tribus nomades qui les parcouraient ; la propriété tribale est transmise chez ces Arabes de génération en génération. Elle ne se modifia qu’à la suite des changements suivants : 1. Fractionnement (graduel) de la tribu en plusieurs branches ; 2. Inclusion de membres appartenant à des tribus étrangères. Donc : détachement des pâturages tribaux de parcelles d’importance secondaire (par la superficie) et en certains endroits remplacement de la propriété tribale par la propriété de voisinage, autrement dit, communautaire.
Le système foncier développé chez les Kabyles sous l’influence arabe se distingue du système arabe en ce qu’il s’est éloigné davantage du type primitif de la propriété tribale. Certes, chez eux également:la responsabilité collective pour les droits et prestations en nature ; il n’est pas rare de trouver l’achat, sur les fonds de la communauté, de bœufs, chèvres et moutons, dont la viande est ensuite répartie entre les familles composantes. L’autonomie judiciaire et administrative des tribus leur était également connue ; on voit apparaître chez eux comme arbitres dans des procès de succession les conseils tribaux ; les autorités tribales peuvent seules accorder à quelqu’un la permission de s’établir parmi les Kabyles ; aucune personne étrangère à la tribu n’est admise sans leur autorisation à acquérir de la propriété ; ce sont les mêmes dirigeants qui répartissent les terres en friche en propriété entre des personnes qui les avaient rendues cultivables et les avaient travaillées trois années de suite. De plus : pâturages et forêts sont chez les Kabyles sous régime d’exploitation communautaire ; en ce qui concerne la terre arable, il existe encore le droit de préemption des parents et alliés, l’achat tribal ou communautaire, le droit d’héritage de toute la communauté sur les biens laissés par l’un de ses membres ; ce dernier droit est réglé différemment selon les "kanoun" – règlements coutumiers – des différentes branches familiales. Chez certains, la subdivision tribale – le village – est appelée à hériter concurremment aux frères du défunt ; chez d’autres, cela n’est possible qu’en l’absence de tout autre parent jusqu’au sixième degré. D’autre part, seule la famille et la famille indivise, apparaît encore chez les Kabyles comme sujet de droit pour ce qui touche les terres arables, donc la famille indivise est propriétaire de la terre ; elle comprend le père, la mère, les fils, leurs femmes, enfants et enfants des enfants (petits-enfants), les oncles, tantes, neveux et cousins. Ordinairement, les biens de la famille sont gérés par le plus âgé, après élection par tous les membres de la famille. Il achète et vend, afferme des terres, préside à l’ensemencement et à la récolte des céréales, conclut des accords commerciaux, paie pour la famille et encaisse les paiements qui lui sont dus ; ses pouvoirs ne sont nullement illimités ; pour tous les cas importants, en particulier pour l’achat et la vente de biens immeubles, il est tenu de consulter tous les membres de la famille. A part cela, il peut disposer sans entrave des biens familiaux. Si sa gestion paraît préjudiciable aux intérêts de la famille, elle a le droit de le destituer et de nommer à sa place un nouvel administrateur. Le ménage de la famille indivise est entièrement entre les mains de la femme la plus âgée (Cf chez les Croates) ou de la plus qualifiée pour le diriger, chaque fois élue par tous les membres de la famille ; il n’est pas rare non plus que les femmes se succèdent dans cette fonction.
La famille fournit à chacun de ses membres les instruments de travail, une arme à feu, les capitaux nécessaires au commerce ou à l’artisanat. Chacun de ces membres doit consacrer son travail à la famille, c’est-à-dire qu’il doit remettre tous les revenus tirés de ce travail entre les mains du chef de famille, sous peine d’expulsion de la famille. Pour ce qui est de la propriété INDIVIDUELLE, elle se limite pour les hommes – en ce qui concerne les biens meubles – aux habits ; pour les femmes aux vêtements de tous les jours et à la parure qu’elles reçoivent en DOT (OU PLUTOT en cadeau) le jour du mariage ; exception seulement pour les vêtements de luxe et les colliers de prix : ceux-ci demeurent propriété commune de la famille et ne peuvent faire l’objet que d’un usufruit de la part de l’une ou l’autre des femmes (cf CHEZ LES SLAVES DU SUD). En ce qui concerne les biens immeubles reçus par l’un des membres, en donation ou héritage, ils sont considérés comme sa propriété INDIVIDUELLE, mais c’est la famille entière qui en a la jouissance. Si la famille n’a que peu de membres, les repas sont pris à une table commune et la fonction de cuisinière revient à tour de rôle à tous les membres féminins. Les mets une fois prêts sont servis à chaque membre par la maîtresse de maison (le chef de famille FEMME).
Lorsque les effectifs sont nombreux, on partage chaque mois les provisions, à l’exception de la viande, répartie crue entre les membres de la famille, à intervalle indéterminés, après chaque achat et abattage de bétail. Lors de la répartition des provisions, le père de famille observe une stricte égalité entre les membres. Ensuite : existence de la vendetta comme institution : chacun peut être rendu responsable, c’est-à-dire payer de sa vie, le meurtre perpétré par un autre membre de la famille. La famille indivise chez les Kabyles étant une union à la fois des personnes et des biens, reste phénomène bien vivant. A leur mort, les pères de famille enjoignent à leurs enfants de demeurer sous le régime de l’indivision.
Cependant, dans la pratique, la séparation et le partage ne sont pas rares ; à en croire la sagesse populaire, ce sont les femmes qui en seraient les principales responsables ; dicton kabyle : "Trop parler au lit mène les familles au partage". Le partage des biens de famille est régi habituellement par les mêmes règles que le partage des héritages. On prend souvent en considération non seulement le degré de parenté, mais l’importance du bien apporté au patrimoine commun par une personne privée. L’égalité des parts n’est observée que pour le partage des provisions annuelles, du grain, de l’huile d’olive, etc. Plus courante que le partage est la sortie de la communauté, qu’aux termes du droit coutumier tout membre peut revendiquer. Dans ce cas, il lui est attribué la part qui lui serait revenue par héritage légal, idem pour l’ensemble du bien individuel qu’il a mis à la disposition de la famille. Après le départ d’un de ses membres, la communauté familiale continue à vivre comme avant, à l’état indivis.
Donc, si la propriété individuelle du sol est connue des Kabyles, ce n’est qu’à titre d’exception. Là comme partout, elle apparaît comme le produit du lent processus de décomposition de la propriété tribale, communautaire et familiale.
La dégradation des formes collectives du statut foncier, résultant ici comme partout ailleurs, de causes internes, fut considérablement accélérée, chez les Arabes et les Kabyles d’Algérie, par la conquête turque de la fin du XVIe siècle. Conformément à ses lois, le Turc laissa en règle générale le pays aux mains des tribus qui l’avaient ; mais une partie importante des terres non cultivées, qui appartenaient jusque-là aux tribus devint propriété domaniale. Ces terres – nommées haouch ou azib-el-beylik (terres du bey, ou "Beg") – furent cultivées aux frais du gouvernement turc. Les beys locaux reçurent à cet effet, sur les fonds des caisses d’Etat, du bétail de trait et des instruments agricoles, et la population autochtone fournit la main-d’œuvre nécessaire à la récolte. Cependant, la plus grande partie des terres domaniales ne resta pas sous l’administration directe du gouvernement ; elle passa entre les mains de fermiers dont une partie était tenue chaque année de verser une certaine somme d’impôts en argent aux caisses d’Etat, et l’autre de fournir certains droits et prestations en nature au profit de l’administration domaniale. Donc, deux catégories de terres affermées : 1. L’ "azel" qui paie une rente en argent ; 2. Le "touizza", qui n’est tenu qu’à des droits et prestations en nature. Les fermiers des deux sortes ne sont admis qu’à la condition qu’ils cultivent le sol. Si cela n’était pas fait pendant trois ans, on leur retirait leurs arpents, qui étaient remis par le fisc à des tiers.
Pour se protéger des émeutes, outre les milices locales, qui existaient encore, les Turcs fondèrent des colonies militaires (que Kowalevski qualifie à tort de "féodales" sous le mauvais prétexte qu’elles auraient pu donner quelque chose de comparable – toutes proportions gardées – aux jaghirs indous) ; elles se nommaient des zmalas (54). Donc implantées au milieu de la population autochtone, des colonies militaires turques complétées peu à peu par des cavaliers arabes et kabyles. Chaque colon recevait du gouvernement, avec sa parcelle, le grain nécessaire à l’ensemencement, un cheval et un fusil ; en retour, il était astreint au service militaire à vie à l’intérieur des limites du district – du caïdat ; ce service dispensait sa terre de l’impôt. La grandeur de la parcelle variait avec les obligations de son propriétaire ; une parcelle entière obligeait à se présenter au premier appel de troupe dans les rangs de la cavalerie turque ; une demi-parcelle n’obligeait qu’au service dans l’infanterie.
Une zoudja (55) de terre arable équivalait à une parcelle entière ; les membres de la zmala était appelés "makhzen" (56).
La superficie du territoire occupé par le domaine et les colonies militaires grandit avec chaque génération, à la suite des confiscations de biens appartenant à des tribus rebelles, ou simplement suspectées de rébellion. La majeure partie des terres confisquées était vendue par les autorités sur le marché public par l’intermédiaire des begs (alias beys). D’où essor (commencé par les Romains)de la propriété privée du sol. Les acheteurs étaient le plus souvent des personnes privées appartenant à la population turque. Ainsi naquit peu à peu une catégorie importante de propriétaires fonciers privés ; leur titre de propriété consistait uniquement en une quittance de l’administration des impôts, laquelle quittance constatait le fait de l’achat de la parcelle au marché public et la remise à l’autorité de la somme due pour cela par l’acheteur ; ces quittances se nommaient "beil-el-mal" (57), elles étaient reconnues juridiquement au même titre que les autres documents fonciers (d’achat, de donation, de mise en gage). En même temps, le gouvernement turc favorisa grandement la concentration de la propriété privée entre les mains d’institutions religieuses ou de bienfaisance. Le poids des impôts et la facilité avec laquelle le gouvernement procédait à la confiscation incitèrent souvent les propriétaires privés à céder leurs titres de propriété à des institutions de ce genre, c’est-à-dire à fonder des "wakuf" ou "habous". [Sidi Halil, une des plus grandes autorités d’Algérie dans l’exégèse de la doctrine malékite, admet la possibilité de la cession par des personnes privées de telle ou telle terre, de tel ou tel revenu, non seulement en propriété héréditaire, mais aussi en usufruit temporaire à vie.] Ces biens devenaient par là même libres d’impôts et soustraits à la confiscation ; la cession se faisait sous la condition que l’ancien propriétaire de la terre donnée en "wakuf" en aurait l’usage à vie, mais le plus souvent à titre héréditaire, en revanche, il devait les prestations en argent et en nature (Robotzahlung)à la fondation (...)
La domination turque ne conduisit nullement à une féodalisation à la manière hindoustane (à l’époque de la décadence de l’administration des Grands Mogols). Ce qui l’empêcha, c’est la forte centralisation de l’administration civile et militaire d’Algérie ; celle-ci excluait la possibilité d’un accaparement héréditaire des fonctions locales et de la transformation de leurs titulaires en grands propriétaires terriens quasi indépendants des Deys. Tous les deys et caïds locaux, qui habituellement affermaient la perception des redevances dans leur district respectif, ne restaient que trois ans en fonction. Ce roulement était strictement prescrit par la loi, et il se faisait encore plus rapidement dans la pratique. C’est donc seulement chez les Arabes que le gouvernement turc favorisa le développement de la propriété privée aux dépens de la propriété "communautaire". D’après des renseignements statistiques recueillis par le député Warnier à l’Assemblée nationale (corps législatif, 1873), la situation foncière à la conquête française était la suivante dans le Tell, c’est-à-dire la région côtière :
Propriété domaniale : un million et demi d’hectares ; ditto à la disposition de l’Etat, à titre de biens communs (Bled-el-Islam)à tous les vrais croyants : trois millions d’hectares de terres en friche ;
Mulk (propriété privée):trois millions d’hectares, parmi lesquels un million et demi d’hectares partagées entre les Berbères de l’époque romaine et un million et demi d’hectares qui s’y étaient ajoutés par appropriation privée sous la domination turque.
En jouissance indivise des tribus arabes (arch) : cinq millions d’hectares.
En ce qui concerne le Sahara, seulement trois millions d’hectares situés à l’intérieur des oasis, en partie propriété familiale indivise, en partie propriété privée ;
le reste du Sahara, vingt-trois millions d’hectares, étant constitué uniquement par un désert de sable.
B. L’administration française et son influence sur la décadence de la propriété collective des terres chez les autochtones
L’institution de la propriété foncière privée était (aux yeux du bourgeois français)la condition indispensable de tout progrès dans les domaines politique et social. Le maintien de la propriété communautaire, "forme qui encourage dans les esprits les tendances communistes" (débats de l’Assemblée nationale, 1873)est dangereux aussi bien pour la colonie que pour la métropole ; on pousse au partage des propriétés familiales, on le prescrit même ; premièrement comme moyen d’affaiblir les tribus soumises, toujours au bord de la révolte ; deuxièmement comme unique voie pour faire passer ultérieurement la terre des mains des autochtones dans celles des colons européens. Politique qui fut suivie par les Français à travers tous les changements successifs de régime de 1830 à nos jours.
Les moyens ont souvent varié, le but est resté toujours le même : anéantissement de la propriété collective autochtone par la liberté d’achat et de vente, ce qui facilite son passage final aux mains des colons français (loc.cit.). Le député Humbert déclarait à la séance du 30 juin 1873 à l’occasion de la discussion d’un projet de loi : "Cette loi n’est que le couronnement d’une série d’ordonnances, de décrets, de lois et de senatus-consultes, ayant tous pour objet de préparer l’organisation de la propriété individuelle sur les terres arabes de l’Algérie" (loc.cit.).
Le premier souci des Français, après avoir conquis une partie de l’Algérie, fut de déclarer la majeure partie du territoire conquis propriété du gouvernement (français). Prétexte : la doctrine, courante chez les musulmans, selon laquelle l’imam possède le droit de déclarer le territoire des autochtones "wakuf" national ; ce qui est en effet le dominium eminens (pouvoir suprême)de l’imam, reconnu aussi bien par le droit malékite que par le droit hanefitique. Mais ce droit[...]ne lui permet que de lever des impôts (capitation)sur la population soumise. Et ce, dit Khalil, "pour conserver des moyens de satisfaire les besoins des descendants du Prophète et de toute la communauté musulmane". Louis-Philippe, en qualité de successeur de l’imam, ou plutôt des deys soumis, met la main, bien entendu, non seulement sur la propriété domaniale, mais aussi sur toutes les terres non travaillées – y compris celles de la commune : pâturages, forêts et friches.
Lorsqu’un droit étranger, extra-européen, leur est "profitable", les européens – comme c’est le cas ici pour le droit musulman – non seulement le reconnaissent – immédiatement ! – mais "se trompent dans son interprétation" à leur seul bénéfice, comme dans le cas présent. La rapacité française saute aux yeux : si le gouvernement était et reste le propriétaire initial de tout le pays, on n’est pas obligé de reconnaître les prétentions des tribus arabes et kabyles sur telle ou telle parcelle de terre, dès lors qu’elles ne pouvaient justifier leurs titres par des documents écrits. Ainsi : d’une part les propriétaires communaux antérieurs réduits à l’état d’occupants temporaires d’un domaine gouvernemental ; d’autre part, pillage par la force des parties considérables du territoire occupées par les tribus et implantation sur elles de colons européens. Arrêtés du 8 septembre 1830, 10 juin 1831 dans ce sens, etc. D’où le système du cantonnement, c’est-à-dire la division du territoire tribal en deux parties : l’une laissée aux membres des tribus, l’autre conservée par le gouvernement, aux fins d’y installer des colons européens. Les terres communales furent laissées – sous Louis-Philippe – à la libre disposition de l’administration civile-militaire établie dans la colonie. Par des ordonnances du 21 juillet 1846, dans le district d’Alger, dans les communes de Blida, d’Oran, Mostaganem et Bône, la propriété foncière privée fut au contraire déclarée inviolable ; mais là aussi le gouvernement français se réserva le droit d’expropriation, non seulement pour les cas prévus par le Code civil, mais chaque fois que cela était nécessaire pour l’extension d’anciennes colonies ou la fondation de nouvelles, pour la défense militaire ou si les intérêts du fisc souffraient de ce que des propriétaires ne cultivaient pas leurs parcelles [arrêtés du 8 septembre 1830, 10 juin et 11 juillet 1831, 1er et 3 décembre 1840 ; ordonnances royales des 31 octobre et 28 novembre 1845, 1er octobre 1844, 21 juillet 1846].
La plupart des acquéreurs de terre français (privés) ne songeaient nullement à cultiver ; ils spéculaient sur la revente au détail des terres ; acheter à des prix ridiculement bas, revendre à des prix relativement élevés, cela leur semblait un placement rentable de leurs capitaux. Ces Messieurs, sans tenir compte de l’inaliénabilité des possessions tribales, se hâtaient de conclure en série des contrats d’achat avec des familles isolées. Exploitant la fièvre de spéculation montée subitement avec l’arrivée des chacals français, et comptant que le gouvernement français ne pourrait tenir le pays bien longtemps, les autochtones aliénaient complaisamment, souvent à deux ou trois acheteurs simultanément telle ou telle parcelle de terre, ou totalement inexistante ou encore faisant partie des possessions collectives de la tribu. Quand on entreprit la vérification des titres de propriété devant les tribunaux, il apparut que plus des trois quarts des terrains vendus appartenaient en même temps à différentes personnes (...). Que fit le gouvernement français ? L’infâme ! Il commença par sanctionner la violation du droit coutumier en légitimant toutes les cessions et aliénations, effectuées illégalement ! Dans la loi du 1er octobre 1844,[ce même gouvernement bourgeois qui s’était déclaré propriétaire exclusif du sol algérien en vertu d’une fausse interprétation du droit musulman], déclare : "Aucun acte translatif de propriété d’immeuble consenti par un indigène (même quand il vendait ce qui ne lui appartenait pas ! K.M.) au profit d’un européen ne pourra être attaqué par le motif que les immeubles étaient inaliénables aux termes de la loi musulmane". Outre l’intérêt des colons, le gouvernement avait en vue l’affaiblissement de la population soumise par la dégradation de l’organisation tribale communautaire (c’est ainsi que le député Didier déclare en 1851 dans un rapport à l’Assemblée nationale : "Nous devons activer la destruction des communautés fondées sur le sang : c’est là que se trouvent les chefs de l’opposition contre notre domination". Par ailleurs, la crainte de soulever la population contre lui et le désir d’assurer à l’avenir le marché monétaire contre les ébranlements entraînés inévitablement par les spéculations sur des titres de propriétés fictifs, ont conduit le gouvernement français à renoncer à l’utilisation ultérieure de son système de colonisation. A cela s’ajoute : les Arabes réussirent dans la majorité des cas à racheter, pour partie aux colons européens et pour partie au gouvernement lui-même, toutes les terres qui avaient été aliénées ou qui leur avaient été arrachées. C’est ainsi que le système des cantonnements finit par un fiasco retentissant. C’est précisément cette tentative qui fit mettre le nez sur la réalité du mode de propriété foncière tribo-communautaire très vivace ; il ne suffisait plus de l’ignorer, il fallut passer à des mesures concrètes pour le liquider. C’est à quoi visait le senatus-consulte du 22 avril 1863 ; il reconnaît la légitimité du droit à la propriété des tribus en ce qui concerne les portions occupées par elles, mais cette propriété collective devait être partagée non seulement entre les familles, mais aussi entre les membres de chaque famille. Le général Allard, chargé par le Conseil d’Etat de défendre le projet de loi déclara entre autre au Sénat : "Le gouvernement ne perdra pas de vue que la tendance de sa politique doit en général être l’amoindrissement de l’influence des chefs, et la désagrégation de la tribu. C’est ainsi qu’il dissipera ce fantôme de féodalité que les adversaires du sénatus-consulte semblent vouloir lui opposer...La constitution de la propriété individuelle, l’immixtion des européens dans la tribu... seront un des plus puissants moyens de désagrégation". L’article 11 du senatus-consulte de 1863 prévoit, dans un proche avenir, par décret impérial : 1°délimitation des territoires des tribus ; 2°répartition entre les différents douars de chaque tribu du Tell et des autres pays de culture, avec réserve des terres qui devront conserver le caractère de biens communaux ; 3°l’établissement de la propriété individuelle entre les membres de ces douars, partout où cette mesure sera reconnue possible et opportune. Napoléon III lui-même était contre ce troisième point : voir sa lettre au maréchal Mac-Mahon (58), 1865. Par ukase gouvernemental, promulgué avec l’assentiment du Conseil d’Etat, Badinguet ordonna la création de commissions spéciales pour procéder aux partages ; chaque commission comprenait un général de brigade ou un colonel comme président, un sous-préfet ou un conseiller de préfecture, un fonctionnaire d’un bureau départemental ou militaire arabe et un fonctionnaire de l’administration des domaines. La nomination des membres de la commission était confiée au général-gouverneur d’Alger ; seuls les présidents étaient directement ratifiés par l’Empereur ; les sous-commissions comprenaient des fonctionnaires de l’administration locale d’Algérie (Règlement d’administration publique du 23 mai 1863). La sous-commission était chargée de tous les travaux préparatoires : recueillir les données pour la fixation exacte des frontières des tribus, de chacune de ces fractions, des terres arables et des pâturages à l’intérieur de ces dernières, enfin des posssessions privées et domaniales comprises dans le rayon du district tribal. Ensuite intervient la commission : définition sur place, en présence de délégués des tribus voisines, des frontières des terres familiales soumises au partage ; d’autre part : confirmation des accords à l’amiable entre les possesseurs privés de terres (comprises à l’intérieur des limites du domaine tribal) et la tribu ; enfin : décisions judiciaires en cas de plaintes des tribus voisines au sujet de la fixation injuste des frontières des possessions qui leur étaient attribuées. La commission doit rendre compte de toutes les mesures qu’elle adoptait au gouverneur général d’Algérie, qui décide en dernier ressort (...).
D’après le rapport Warnier, président de la commission d’élaboration du projet de loi sur la "propriété privée" en Algérie, à l’Assemblée nationale de 1873 (voir Annales de l’Assemblée nationale, t XVII, Annexe n°1770), sur un total = 700 de possessions, 400 furent déjà partagés de 1863 à 1873 entre les unions consanguines entrant dans la composition des tribus – c’est-à-dire parmi les alliés proches (par le sang) dont chacun recevait un domaine bien délimité [la propriété domaniale et privée entrant déjà à l’époque dans leurs limites étaient aussi reconnues par l’autorité publique]. Cette partie du règlement de 1863 fut facile à appliquer parce que ce morcellement – semblable au processus par lequel se sont détachées de l’ancienne Marche germanique des communautés libres, semi-libres ou serves – avait débuté longtemps avant les Français, du temps de la domination turque en Algérie.
Eugène Robe : Les lois de la propriété foncière en Algérie, page 77, fait observer à ce sujet : "Mais bientôt le chef ne fut plus un patriarche ; il dégénéra en caïd ; l’autorité paternelle devint une autorité légale, politique, officielle ; un travail de dislocation commença peu à peu, et se fit insensiblement, d’abord dans les idées, puis dans les faits ; le sentiment de la consanguinité s’affaiblit et se retrécit ; les rameaux se détachèrent du tronc ; on se cantonna (villages) par groupes de parents ; chaque tente devint le centre d’un intérêt spécial, d’une famille particulière qui eut naturellement ses besoins propres, ses aspirations égoïstes et des tendances plus étroites. C’est ainsi que la tribu cessa d’être une grande famille, une communauté, pour n’être plus qu’un centre de population, qu’une confédération de tentes avec un caractère politique et officiel plus déterminé". La commission se trouva ainsi, pour l’application de ce point du règlement du 23 mai 1863, en présence de tribus déjà fragmentées d’elles-mêmes en leurs subdivisions ; elle n’eut qu’à donner force de loi à ce qui existait déjà en fait depuis longtemps.
Il en alla bien autrement de ses autres tâches : l’instauration de la propriété privée à l’intérieur des frontières de ces subdivisions. Ceci devait se faire, d’après le titre V, article 26 du Règlement, en tenant compte des différents types de droits coutumiers historiques, donc seulement après leur constatation préalable. Il n’en fut rien. Ce point fut abandonné sous Badinguet.
Il faut mentionner ici dans le rapport Warnier : que la difficulté des partages en Algérie résulta entre autres des conditions économiques extrêmement différentes des membres des tribus. Dans 142 tribus, il y avait de 1 à 4 hectares par personne ; dans 143, il y en avait de 4 à 8 ; dans 8, de 8 à 16 ; dans 30, de 16 à 185[le partage crée en même temps de grands et de petits propriétaires fonciers, les uns à peine capables de s’assurer leur subsistance par l’agriculture, les autres hors d’état d’utiliser entièrement les terres qui leur revenaient en propriété]. Ainsi, il ne résulta pratiquement rien de ces mesures d’expropriation des tribus arabes au profit des colons européens. Entre 1863 et 1871, les colons européens n’achetèrent aux indigènes qu’en tout et pour tout même pas 20.000 hectares de plus qu’ils ne leur en vendirent ; annuellement, en fait, seulement 2 170 hectares, 29 ares et 22 centiares, même pas assez de terrain pour y établir un seul village, comme le note Warnier. 1873. La première préoccupation de l’ "Assemblée des ruraux" (59) de 1873 fut donc d’adopter des mesures plus efficaces pour enlever la terre aux Arabes.[Les débats de cette honteuse assemblée sur le projet "d’introduction de la propriété privée" en Algérie, cherchent à masquer les filouteries commises sous le couvert de prétendues lois éternelles de l’économie politique. Il en résulte de ces débats de la "Rurale" que tous sont unanimes, sur l’objectif à atteindre : la destruction de la propriété collective ; le débat ne porte que sur les moyens d’en finir avec elle. Le député Clapier, par exemple, veut y arriver en appliquant les modalités du senatus-consulte de 1863, selon lesquelles la propriété privée ne doit être indroduite que dans les communes dont les parcelles sont déjà détachées du bien tribal ; la commission des "ruraux", dont le président et rapporteur est Warnier, insiste au contraire, pour commencer cette opération par la fin, c’est-à-dire par les déterminations du lot individuel de chaque membre de la communauté, et simultanément dans les 700 tribus.]
Les artifices esthétiques par lesquels le sieur Warnier veut farder une mesure dont le but est l’expropriation des Arabes sont notamment les suivants :
1° Les Arabes eux-mêmes ont souvent émis le vœu de passer au partage de leurs terres communautaires. Or, ceci est un mensonge éhonté. C’est le député Clapier qui lui répond (séance du 30 juin 1873) : "Mais, en définitive, cette constitution de la propriété privée que vous voulez faire, sont-ce les Arabes qui la demandent ? Nous a-t-on apporté les vœux émis par les tribus, par les djemma (60) ? Non, ils sont satisfaits de leur situation, de leur législation, leurs coutumes leur suffisent. Ce sont les spéculateurs et les prêteurs qui vous demandent le projet de loi".
2° Le système de la libre disposition par chaque Arabe de la terre lui appartenant par droit de propriété lui donnerait à la rigueur la possibilité de se procurer le capital qui lui manque par l’aliénation ou la mise en gage : cela n’était-il pas souhaitable dans l’intérêt même des algériens ? Comme si on ne rencontrait pas, dans tous les pays à système de production non capitaliste, l’exploitation la plus ignominieuse de la population rurale par de petits usuriers et des propriétaites terriens voisins disposant de capitaux disponibles. Voir l’Inde, voir la Russie où le paysan emprunte au "koulak", à des intérêts de 20, 30 et souvent 100%, la somme qu’il lui faut pour payer l’impôt d’Etat. Par ailleurs, le gros propriétaire terrien profite des circonstances qui accablent le paysan pour le lier par contrat au cours de l’hiver, pour toute la période des foins et de la moisson, pour le tiers ou la moitié du salaire habituel, qu’il lui paye d’avance, l’argent allant remplir encore une fois les caisses sans fond de l’Etat russe. Le gouvernement anglais travaille, dans les provinces nord-ouest de l’Inde et au Pendjab, grâce à l’ "aliénation" et la "mise en gage" – sanctionnées par la loi – à la dissolution de la propriété collective paysanne, à l’expropriation finale des paysans, à faire de la terre communautaire la propriété privée des usuriers – lettre de Badinguet à Mac-Mahon de 1865 – porte témoignage d’une activité analogue d’un usurier d’Alger dont la charge des impôts d’Etat sert d’instrument pour passer à l’attaque (lettre citée par Clapier dans son discours à l’Assemblée du 30 juin 1873).
Au moins, sous le gouvernement musulman, le paysan ne pouvait pas être exproprié par les usuriers spéculateurs. On n’en reconnaisssait pas la mise en gage de la terre (hypothèque), puisque la propriété communale (conformément à la propriété familiale indivise) était reconnue indivisible et inaliénable. [Cependant, il reconnaissait le "rhène", celui-ci donnait au prêteur d’argent un droit préférentiel sur les autres créanciers ; il obtenait d’être remboursé avant eux sur les revenus de la fortune meuble et immeuble du débiteur : ce qui ouvrait un champ d’action relatif à l’usure, comme en Russie, etc. Le senatus-consulte de 1863, article 6, reconnaît tout d’abord le droit de libre aliénation aussi bien pour la propriété privée de la terre, tout Arabe peut maintenant disposer librement du terrain qui lui était attribué en toute propriété ; le résultat sera : l’expropriation des terres des populations autochtones par les colons et spéculateurs européens. Mais c’était là le but conscient de la "loi" de 1873.
3° L’introduction de la propriété privée de la terre chez une population qui n’y est pas préparée et qui éprouve de l’antipathie à son égard devait être la panacée infaillible pour améliorer le travail de la terre et, par conséquent pour élever la productivité de l’agriculture. C’était là la cri général de l’économie politique de l’Europe occidentale, mais aussi des soi-disant "classes cultivées" de l’Europe orientale ! Mais pas un seul fait de l’histoire de la colonisation n’a été évoqué à l’appui de cette thèse au cours des débats de l’Assemblée des ruraux. Warnier se réfère à l’amélioration des moyens de culture des domaines de colons européens, de peu de superficie mais bien situés pour l’écoulement de la production. Le chiffre de toutes les terres appartenant aux colons européens en Algérie = 400.000 hectares, dont 120.000 appartiennent à deux compagnies, celle d’Alger et celle de Sétif, ces vastes domaines, situés loin des marchés comme Warnier lui-même le reconnaît – étaient travaillés par des fermiers arabes avec leurs méthodes anciennes et traditionnelles, celles qui existaient avant l’arrivée des Français "porteurs de lumières". Les 280.0000 hectares restants étaient émiettés de façon fort inégale entre 122.000 Français, dont 35.000 fonctionnaires et citadins ne s’occupant pas d’agriculture. Restent 87.000 colons français agriculteurs ; mais même chez eux, pas de culture intensive, qui ne paye pas là où l’étendue du sol inculte est grande et la population relativement réduite (cf débat du 30 juin 1873).
L’expropriation des Arabes par la loi poursuivait deux buts : 1) fournir aux colons français le maximum de terre ; 2) en arrachant les Arabes à leurs liens naturels avec la terre, briser ce qui restait de la puissance des liens tribaux déjà en décomposition, et éliminer ainsi tout danger de rébellion. Warnier démontre que les terres mises à la disposition des colons ne suffisent pas à la satisfaction des besoins de ceux qui affluent chaque année de France. Il était donc impossible de multiplier le nombre de colons tout en conservant le système de propriété foncière arabe. Pour accélérer le processus de passage des anciennes terres tribales aux mains des colons, la loi (1873)prescrit, sinon d’abroger entièrement le droit d’achat par chaque membre de la "ferka" (fraction de tribu) d’une terre vendue par tel ou tel membre de la ferka (cf discours du député Humbert, séance du 30 juin 1843, Annales de l’Assemblée nationale, tome XVIII, page 336), droit exactement semblable à celui qui subsiste encore aujourd’hui dans certaines parties du canton des Grisons],du moins de le limiter aux degrés de parenté auxquels le Code civil français reconnaît le droit de préemption. Enfin, pour agrandir les domaines du gouvernement, le projet de loi de 1873 déclara propriétés gouvernementales les friches, en en laissant l’usage communautaire aux tribus arabes, mais en ne les partageant pas entre leurs territoires. Brigandage pur et simple ! C’est bien pour cette raison que l’Assemblée des ruraux, par ailleurs si tendre pour la sacro-sainte "propriété" adopta ce projet de loi violant la propriété communale sans la moindre modification et devait le faire entrer en vigueur dans le courant même de l’année 1873 (troisième délibération de la séance du 26 juillet 1873, Annales de l’Assemblée nationale, tome XIX, page 230). Le maréchal Niel remarqua à juste titre au cours des débats de l’Assemblée nationale de 1879 : "La société algérienne est fondée surle sang [c’est-à-dire sur la parenté]". Ainsi, par l’individualisation de la propriété foncière, on atteint du même coup l’objectif politique : anéantir les bases mêmes de cette société.
NOTE SUR LA SOURCE
Ce texte est un extrait du cahier de Karl Marx comprenant des notes prises lors de sa lecture du livre de M. M. Kovalevski : Le système foncier communautaire ; causes, déroulement et conséquences de sa décomposition, paru à Moscou en 1879.
Une traduction française a été réalisée par l’institut du marxisme léninisme de Moscou et publiée par La nouvelle critique (n°109) en 1959
Ce texte a ensuite été repris par le Centre d’Etudes et de Recherches Marxistes sous le titre "Sur les sociétés précapitalistes Textes de Marx et Engels" publié aux Editions Sociales en 1970.

Dangeville écrit dans sa préface à « Le Chine, par Marx et Engels » (1973) :

« Aux yeux de Marx, ce qui distingue la forme de production asiatique, notamment en Chine, c’est qu’elle a été capable, à un niveau des forces productives encore très faible, de donner une expansion inouïe à toutes les virtualités qu’elle renfermait, en créant et maintenant en activité une communauté hautement civilisée dans un pays englobant à lui tout seul près d’un tiers de l’humanité.
Le secret, « la véritable clé du ciel oriental », Marx le découvre dans l’absence de la propriété privée de la terre, ou mieux dans la prédominance écrasante de la propriété collective du sol sur la propriété privée qui, tenue dans certaines limites infranchissables, ne peut exercer son action dissolvante sur les vieux rapports de propriété et de production, ni susciter un mode de production nouveau.
Le mode de production asiatique, plus que tout autre, confirme la formule du Capital : « C’est la nécessité de diriger socialement une force naturelle, de s’en servir, de l’économiser, de se l’approprier en grand par des œuvres d’art, en un mot de la dompter, qui joue le rôle décisif dans l’histoire de l’industrie . » « Le climat et les conditions géographiques, surtout la présence de vastes espaces désertiques, qui s’étendent du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tatarie, aux plateaux les plus élevés de l’Asie, ont fait de l’irrigation artificielle à l’aide de canaux et d’autres ouvrages hydrauliques la base de l’agriculture orientale . »
Du point de vue physique, le procès de [30] production asiatique dispose essentiellement de deux éléments naturels : la terre et l’eau. Comme Marx le souligne, ce n’est pas tant la terre que l’eau qui détermine la nature d’un mode de production à un niveau inférieur du développement des forces productives. En effet, c’est l’eau qui forme ou façonne le procès de travail. Non seulement elle apporte à la terre aux plantes et aux animaux l’humidité sans laquelle il n’y a aucun apport de corps nutritifs ni métabolisme mais elle exprime encore le mouvement de la terre, donc le mode déterminé de son appropriation. En effet, en tant que mouvement, l’eau exprime les éléments déterminants que sont le climat, la température, la pluie et la configuration du terrain (cours d’eau, plaines, vallées, montagne, mers et terres), mieux, elle relie entre eux tous ces éléments. Par exemple, la pluie est un élément lié aux mouvements du vent, au climat aux saisons.
Selon que l’eau est fournie ou non en quantité et en temps voulus pour le procès de travail agricole, il faudra recourir à l’irrigation qui, au stade primitif, ne peut être que l’œuvre de travailleurs associés sous l’égide de l’État : « Les conditions collectives de l’appropriation réelle dans le travail, telles les canalisations d’eau (très importantes pour les peuples d’Asie) et les moyens de communication, apparaissent ainsi comme l’œuvre de l’Unité suprême, du gouvernement despotique situé au-dessus des petites communautés . »
L’histoire de la Chine démontre effectivement que la domination sociale de l’État central est allée de pair avec la domestication progressive [31] des cours d’eau et la canalisation de l’énergie hydraulique. Limitée d’abord à l’arrière-pays des fleuves, la culture gagna en étendue à mesure que les habitants purent endiguer les grands cours d’eau et compenser le déficit d’eau saisonnier grâce à l’irrigation artificielle, qui exigeait des ouvrages publics énormes. Avec la généralisation de ces travaux, la culture put se diversifier et s’intensifier. L’homme, grâce au travail collectif associé, avait trouvé une « machine naturelle » dont l’application judicieuse permit de donner au travail de la terre un caractère horticole (jusqu’à quatre récoltes par an), soit un rendement ignoré des pays agricoles où la pluie tombe tout naturellement en suffisance et en temps voulu. Cependant à mesure que la production s’intensifiait dans les régions irriguées, les surfaces nécessaires à l’entretien des producteurs immédiats rapetissaient, tandis que l’utilisation de bêtes de somme (ou d’esclaves) devenait moins avantageuse et que la population augmentait considérablement.

« Il se peut que la propriété soit concédée aux individus au travers d’une commune déterminée par l’Unité suprême, incarnée par le despote, père des innombrables petites communautés. Le surproduit du travail qui, au demeurant, est déterminé par la loi en fonction de l’appropriation réelle dans le travail, revient alors automatiquement à l’Unité suprême. Au cœur du despotisme oriental où, juridiquement, la propriété semble absente, on trouve en réalité comme fondement la propriété tribale ou collective, produite essentiellement par une combinaison de la manufacture et de l’agriculture au sein des [32] petites communautés qui subviennent ainsi à la totalité de leurs besoins, et renferment toutes les conditions de la reproduction et de la production de surplus. Une partie de leur surtravail revient à la collectivité suprême qui, en fin de compte, a l’aspect d’une personne » (ibid., p. 438-38).

La dynamique qui a unifié l’immense Chine, au lieu de produire les contradictions suscitant une forme de production nouvelle, tourna finalement sur elle-même, ne faisant que se reproduire sans cesse. Cette œuvre gigantesque et unique dans les annales de l’humanité, reposait sur la faculté matérielle des Chinois de travailler dans et par l’unité. Sur cette scène immense, nous ne voyons en effet agir toujours qu’un seul et même acteur tant du point de vue ethnique que national. Or cette scène a l’étendue de l’Europe entière, et une population aussi nombreuse y évolue. En chiffres bruts, elle a dix millions de kilomètres carrés et sept cents millions d’hommes, un quinzième des terres émergées de la planète, un dixième des terres effectivement habitables et plus d’un quart de toute l’humanité.
En Europe, l’État n’a conservé, au travers du bouleversement révolutionnaire de ses formes de production, qu’une même base raciale. En effet, depuis que l’État existe, le continent a appartenu, en gros, au même rameau indo-européen, dont la prépondérance ne fut jamais entamée par les incursions dévastatrices des Mongols, Arabes ou Turcs. Mais la continuité raciale de l’État ne s’y accompagne pas d’une continuité nationale. Nous voyons alterner diverses nations dans les mêmes lieux géographiques . Des peuples nomades chassent les populations autochtones de leurs territoires, [33] ou bien encore les absorbent ; des nations conquérantes envahissent les anciens envahisseurs, et un nouvel État s’élève sur les ruines de l’État vaincu. C’est dire que l’État change à la fois de forme politique et de contenu ethnique, quand ce ne sont pas les rapports de production eux-mêmes qui changent. La défaite et la destruction physique de la nation — qui disparaît en cédant son territoire aux vainqueurs — se produit alternativement dans chaque secteur géographique du continent ; malgré les superpositions des différentes dominations, l’élément racial reste en gros, le même en Europe, où nations et États, seuls, naissent et périssent successivement.
L’histoire des Amériques est encore plus violente. L’Afrique et même l’Asie — si l’on excepte l’Extrême-Orient — représentent un cas intermédiaire.
La Chine est le seul cas historique où la zone géographique, la race, la nation et l’État ont coïncidé de la préhistoire à nos jours, pendant plusieurs millénaires. Il n’existe pas, en fait, d’autre exemple d’un édifice étatique qui, malgré de profonds bouleversements internes et des invasions de peuples étrangers, ait conservé la base territoriale, nationale et raciale sur laquelle il s’était élevé à l’origine. La nation chinoise n’a jamais changé de demeure au cours de son existence plurimillénaire ; les dynasties étrangères — mongoles et mandchoues — ne réussirent qu’à s’emparer d’une manière transitoire des sommets de l’État. Chaque fois, l’immense océan physiologique de la nation a englouti ses hôtes gênants, qui disparurent sans réussir à altérer les [34] traits distinctifs — physiques et culturels — du peuple envahi.
Aujourd’hui il est prouvé, contrairement à ce que l’on croyait auparavant, que les Chinois n’entrèrent pas en conquérants dans le bassin inférieur du Fleuve Jaune, mais qu’ils y habitaient depuis la préhistoire. Ainsi on peut dire que l’histoire nationale des Chinois est le prolongement géologique de l’Extrême-Orient. On est vraiment impressionné par l’extraordinaire vitalité d’une nation qui, en se tournant vers son passé, peut voir ses origines se confondre avec celles du territoire qu’elle habite depuis des millénaires.
Certes, ce géant, mû par des forces judicieusement organisées, finit par s’assoupir, s’arrêtant, pour des siècles et des siècles, juste avant le point où la race et la nation commencent à être irrémédiablement déchirées par les classes en conflit, et où l’histoire connaît une accélération sans pareille. Aux yeux de Marx et d’Engels, il eût suffi d’un choc venu de l’impérialisme extérieur pour provoquer le point de rupture. En théorie, en effet, on pouvait espérer que, comme 1’« usurpateur Napoléon » en Espagne, les impérialismes anglais et occidentaux se heurteraient en Chine à un État bel et bien mort, mais que l’immense, société active et productrice serait pleine de vie et de santé, recélant, dans toutes ces parties, une force de résistance et une énergie débordantes.
Est-il besoin de dire que la forme de production asiatique ne s’opposait pas en soi à l’évolution vers des formes modernes, bourgeoise ou socialiste. L’histoire démontre, qu’il existe, au contraire, un gigantesque potentiel créateur au [35] sein de la nation chinoise, que la révolution industrielle devra transformer en puissantes réalisations historiques. (…)

Dans le Capital, il explique les raisons pour lesquelles les sociétés orientales stagnaient dans un régime millénaire : « La loi qui règle la division du travail de la communauté agit ici avec l’autorité inviolable d’une loi physique, tandis que chaque artisan exécute chez lui, dans son atelier, d’après le mode traditionnel, mais avec indépendance et sans reconnaître aucune autorité, toutes les opérations qui sont de son ressort. La [37] simplicité de l’organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles-mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, et, une fois détruites accidentellement, se reconstituent au même lieu et avec le même nom [cf. Th. St. Raffles, The History of Java, 1817, t. I, p. 285] nous fournit la clé de l’immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d’une manière si étrange avec la dissolution et la reconstruction incessantes des États asiatiques, les changements violents de leurs dynasties. La structure des éléments économiques fondamentaux de la société reste hors des atteintes de toutes les tourmentes de la sphère politique . »

En Chine, les communautés de village se sont finalement dissoutes pour évoluer, ça et là, vers une forme privée de propriété héréditaire du paysan cultivateur. Dans les Fondements, etc. (t. I, p. 435 sq.), Marx explique qu’en Asie cette transition s’est effectuée très lentement sans produire de révolution profonde dans la base économique, en raison de l’importance des grands travaux hydrauliques ; grâce à eux, les biens de la communauté (ou propriété collective) sont prépondérants eu égard aux biens des producteurs individuels, même si ceux-ci, dans leur ensemble, apparaissent comme copropriétaires des moyens de production collectifs. Là où les moyens de production le permettent, la dissolution de la commune s’effectue lorsque tous les propriétaires font prévaloir leurs droits sur ceux de la commune pour la soumettre à leurs intérêts particuliers. Mais en Asie, et notamment en Chine, ces droits ne peuvent s’étendre, dans les formes précapitalistes, qu’aux terres de culture [38] et aux instruments immédiats de travail, l’eau et les travaux hydrauliques restant, de par leur nature et les exigences de la production, conditions collectives de l’activité de tous, donc dépendantes de l’unité centrale, l’État. Ce n’est que dans une sphère relativement étroite et – qui plus est – subordonnée que certains propriétaires peuvent ensuite accumuler les terres des autres, et concentrer entre leurs mains les moyens de production, bref procéder à l’accumulation initiale du capital.
Il n’en reste pas moins qu’on trouve très tôt, en Chine, des paysans-cultivateurs possédant leur lopin à titre héréditaire, et donc menacés de passer sous la coupe de la classe usurière des propriétaires fonciers ou mandarins du fisc, plus ou moins dépendants de l’État. Cependant, selon la formule de Marx, il ne pouvait s’ensuivre que des luttes continuelles dans la sphère politique, la base économique collective de l’État, n’en étant pas affectée .
Le retard de la Chine, plus encore que celui de la Russie tsariste, était dû, en d’autres termes, à la relative faiblesse des oppositions de classes, notamment entre ce qu’il convient d’appeler la bourgeoisie et les couches traditionnelles, réactionnaires. La bourgeoisie chinoise ne s’est pas développée, comme la bourgeoisie d’Europe occidentale sous le féodalisme, dans les villes, à la différence et en opposition aux autres classes de la vieille société, mais en simple appendice de celles-ci. En effet, elle restait greffée sur la caste des mandarins, même pour le commerce du sol. À la différence du serf, le paysan chinois a pu très tôt vendre, acheter ou louer sa terre. Les gros [39] propriétaires fonciers n’étaient pas une classe privilégiée en face d’un tiers-état indépendant comme dans l’Europe des communes du moyen âge, mais ils restaient étroitement liés à la classe des marchands et des usuriers .
La Chine n’a donc connu – à l’échelle sociale du mode de production – ni propriété féodale, ni esclavage, ni servage au sens classique. Les servitudes du paysan chinois ne venaient pas de l’attachement à la glèbe d’une main-d’œuvre taillable et corvéable à merci par le seigneur. Il s’agissait presque toujours d’une dette contractée par le paysan pour continuer à cultiver un lopin de terre rare et précieux. La diffusion d’une rente en nature ou en travail n’a rien à voir avec la rente bourgeoise. En Chine elle était la conséquence extrême de la dissolution du mode asiatique de production (qu’une révolte de paysans pouvait régénérer) et d’un développement exclusivement usuraire de la rente capitaliste. C’est pourquoi une révolution agraire, menée par la bourgeoisie contre les « féodaux » était exclue en Chine : il n’y avait point de « tiers état » libérant le paysan de la glèbe, car, ce faisant, la bourgeoisie eût agi contre son propre intérêt de classe puisqu’elle disposait aussi du capital marchand et usuraire ou y était liée.

Messages

  • Une autre histoire que le "marxisme" primaire

    J’entends par marxisme primaire :

    des discours simplistes basés sur des citations de Marx plutôt que sur sa méthode et son apport général.

    des démarches positivistes présentant ce prétendu "marxisme" comme une science comprenant des lois, y compris en matière prospective.

    ainsi, à partir de la phrase « à grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique », a été inventé une sorte de processus historique inéluctable. Or, non seulement les modes de production cités plus haut ont généralement cohabité mais leurs formes ont connu une histoire inégale et combinée dans le temps et dans l’espace qui justifie de privilégier jusqu’à l’apparition du capitalisme l’étude des formations sociales concrètes sur les généralisations abusives à partir de la théorie des modes de production.
    cette "histoire marxiste" a également présenté un caractère utilitariste annonçant le socialisme (grands moyens de production et d’échange collectivisés, rôle central de la classe ouvrière) comme le prochain mode de production après le capitalisme et avant le communisme, alors qu’une démarche scientifique justifie plus de prudence dans les projections à long terme posées comme matérialistes.

    si ce "marxisme" avait été capable de dégager réellement des "lois" de l’évolution historique, il aurait produit des textes bien plus intéressants que ceux émanant des épigones staliniens

    Marxisme primaire et modes de production

    La volonté de marquer une différence de fonds avec ce "marxisme" primaire se justifie particulièrement en ce qui concerne les modes de production.

    Marx n’a jamais traité à fond l’analyse des modes de production. Le nombre qu’il cite change d’un ouvrage à l’autre.

    Le capitalisme est le premier mode de production vraiment dominant avec aujourd’hui des caractéristiques vraiment internationales.

    Répétons qu’il n’existe pas de "théorie socialiste", des modes de production comme du reste mais une réflexion (apports nouveaux permanents de l’archéologie et des recherches historiques, méthode, concepts, écrits) sans vérité révélée par quiconque, sans pape infaillible, sans dogme, sans canal historique, évoluant en permanence.

    C) Le rôle positif de Marx en matière historique et sociologique

    Une fois précisé les limites du concept de modes de production, il est temps de lui donner un contenu.

    1) Sur le concept de mode de production comme sur d’autres, les textes de Marx constituent un point de départ incontournable. Ceci dit, ils sont marqués par l’époque où ils ont été écrits (par exemple un manque de connaissances concrètes sur telle ou telle période de la préhistoire ou de l’histoire, en particulier pour l’Amérique, l’Asie, l’Afrique et l’Océanie). Aussi, le travail théorique réalisé depuis cette époque fait partie du corpus de référence pour notre réflexion.

    Les modes de production (Karl Marx : préface de la Critique de l’économie politique)

    2) Marx nomme mode de production le type de société (division du travail, propriété, rapports sociaux, pouvoir politique, idéologie...) correspondant à une forme de production de la vie matérielle (par la cueillette, pêche, chasse, par l’esclavage, par le salariat ...) et globalement à une époque historique .

    3) Le mode de production de la vie matérielle « conditionne le processus de vie social, politique, intellectuel en général ». Il ne s’agit pas de conséquences systématiques mais « d’un éclairage général où sont plongées toutes les couleurs et qui modifie les tonalités particulières ».

    Les différents modes de production

    4) Marx a plus cherché à analyser l’évolution de la préhistoire à aujourd’hui qu’à répertorier les caractéristiques figées des différents modes de production. Aussi, il privilégie d’une part la description du processus, y compris au sein de chaque mode, d’autre part l’essai de dégager des constantes comme le rôle majeur des forces productives (hommes, moyens de productions, machines, techniques)

    Village et mode de production asiatique : exemple de l’Inde (Marx)

    5) Selon les textes, il propose essentiellement les modes de production suivants :

    • Le « communisme primitif » qui correspond à la préhistoire jusqu’au néolithique

    • La société tribale

    • Le mode de production asiatique, appelé aussi tributaire

    • Le mode de production nomade dont les Mongols représentent un exemple

    • Le mode de production antique esclavagiste

    Mode de production antique : définition, contexte, formes (quelques notes)

    • Le mode production féodal

    Le mode de production féodal en Europe

    • Le mode de production capitaliste

    L’Origine du capitalisme L’expropriation comme scène primitive

    Libéralisme, capitalisme financier transnational et victoire des rentiers depuis 30 ans

    Le capitalisme financier

    Mode de production dominants et mode de production secondaires

    7) Ces modes de production ne se sont pas succédé de manière concomitante partout dans le monde, tel mode de production dominant remplaçant l’autre à l’échelle de la planète.
    A diverses périodes de l’histoire humaine, plusieurs modes de production ont pu se côtoyer, l’un pouvant être dominant dans telle région du globe et un autre ailleurs.
    Le capitalisme représente le premier mode de production vraiment dominant à l’échelle de la planète.

    8) Aucun mode de production dominant, y compris le capitalisme, n’a éliminé des modes de production secondaires.

    Premier exemple : Le mode de production patriarcal se retrouve sur plusieurs millénaires partout dans le monde.

    Deuxième exemple : Dans la Russie de la fin du 19ème siècle, début du 20ème, se mêlaient un développement capitaliste dominant, des aspects de la féodalité ainsi qu’une forme d’organisation collective rurale (le mir) correspondant plus aux caractéristiques du mode de production asiatique.

    Mir russe, Lénine, mode de production asiatique, féodalisme, capitalisme et socialisme (quelques remarques)

    9) Le concept de formation sociale rend compte de la réalité complexe, pays par pays.

    10) Les causes du passage d’un mode de production à l’autre sont complexes et variables ; cependant Marx insiste sur le fait que le développement des forces productives entre à un moment donné en contradiction avec le maintien des rapports humains de production anciens. La superstucture, par exemple idéologique, subit « plus ou moins rapidement » les transitions et changements de mode de production. Engels précise en 1890 « Le facteur déterminant de l’histoire est en dernière instance la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi, n’avons affirmé davantage. Si ensuite quelqu’un triture cela jusqu’à dire que le facteur économique est le seul déterminant, il transforme cela en une phrase vide, abstraite, absurde ».

  • « Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles étaient jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel — qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

    MARX, Contribution à la critique de l’économie politique, préface.

  • Il n’y a pas eu de « mode de production asiatique », conservant son immobilité en dépit de tous les affrontements de classes. Il y a eu un pouvoir central hypertrophié menacé, comme en Chine, par les luttes de classes.

  • « Les auteurs staliniens ont brodé à partir des textes de Marx et Engels, transformant une hypothèse de travail que Marx et Engels avaient progressivement abandonnée (elle ne figurait même plus dans « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat »), les producteurs d’une religion du « matérialisme historique », compatible avec la dictature de la bureaucratie pseudo-socialiste stalinienne, l’ont transformé en dogme, remplaçant l’étude réelle des connaissances historiques par l’inclinaison religieuse devant un « marxisme » transformé en bible »

    Je ne sais si la thèse défendue ici est juste -thèse selon laquelle le mode de production asiatique était une tentative, faute de mieux, pour Marx et Engels, de caractériser une étape intermédiaire entre le communisme primitif sans classe et les sociétés de classe- mais elle est convaincante. Car elle travaille ce qui est déjà en germe chez Marx.

    Elle pose un problème, et montre la façon erronée avec laquelle travaillent les épigones et les religieux du marxisme.

    En effet, la thèse ici défendue s’inspire d’une démarche précieuse. Je m’explique : on ne peut dire que Marx ait théorisé la loi du développement inégal et combiné, et du moins, je n’ai jamais lu dans ses écrits une telle formule. Pourtant, effectivement, en relisant le très célèbre extrait de la Préface à la Critique de l’économie politique, on découvre une phrase qui contient en germe la formule de Trotsky :

    «  A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles étaient jusqu’alors.  »

    La formule de « loi du développement inégal et combiné », à mon sens résume bien cette phrase.

    Et Marx d’en déduire :

    De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.  »

    Ainsi, on voit que le travail théorique est nécessaire, et qu’il arme, qu’il est absolument indispensable à essayer, non de justifier la lettre de ce que nos ancêtres ont écrit et théorisé, mais de passer au crible de la critique ce qu’ils ont écrit pour essayer, non pas de faire entrer les choses dans le dogme comme le font les religieux et les épigones, mais de faire en sorte que la théorie éclaire la réalité des choses.

    C’est à cette démarcher que cet article s’attèle. En ce sens, il utilise une démarche tant créative qu’une vision novatrice exemplaire, car simple d’expression et emprunte d’une trop rare clarté, loin des discussions si hermétiques sur le même sujet.

    Merci donc pour cet article, mille fois merci.

  • Et un mode de production oriental ?

    « L’absence de propriété foncière est en effet la clef de tout l’Orient. C’est là-dessus que repose l’histoire politique et religieuse. Mais d’où vient que les Orientaux n’arrivent pas à la propriété foncière, même pas sous forme féodale ? Je crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tartarie, jusqu’aux hauts plateaux asiatiques. L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture ; or, celle-ci est l’affaire, ou bien des communes, des provinces, ou bien du gouvernement central. En Orient, le gouvernement n’avait jamais que trois départements ministériels : les finances (pillage du pays), la guerre (pillage du pays et de l’étranger), et les travaux publics, pour veiller à la reproduction.

    Aux Indes, le gouvernement britannique a réglé les numéros 1 et 2 de manière assez philistine et jeté complètement par-dessus bord le numéro 3 – et l’agriculture indienne va à sa perte. La libre concurrence subit là-bas un échec complet. Cette fertilisation artificielle du sol, qui cessa dès que les conduites d’eau se détériorèrent, explique le fait, autrement bien étrange, que de vastes zones soient aujourd’hui désertes et incultes, qui autrefois étaient magnifiquement cultivées (Palmyre, Petra, les ruines du Yémen, x localités en Egypte et en Perse, et dans l’Hindoustan) ; ceci explique également qu’une seule guerre dévastatrice ait pu dépeupler un pays pour des siècles et le dépouiller de toute sa civilisation.

    C’est bien dans cet ordre d’idées que se situe également, je crois, l’anéantissement du commerce de l’Arabie méridionale avant Mahomet, que tu considères très justement comme un des éléments capitaux de la révolution mahométane. Je ne connais pas avec assez de précision l’histoire du commerce des six premiers siècles de l’ère chrétienne pour pouvoir juger dans quelle mesure des causes matérielles générales, à l’échelle mondiale, firent préférer la voie commerciale qui, par la Perse, mène à la mer Noire, et par le golfe Persique, à la Syrie et l’Asie Mineure, à la route qui empruntait la mer Rouge. Il est une chose en tout cas qui ne fut certainement pas sans grande conséquence : gouverné des Sassanides alors que le Yémen fut, de 200 à 600, constamment asservi, envahi et pillé par les Abyssins. Les villes de l’Arabie méridionale, encore florissantes sous les Romains, n’étaient plus au VIIe siècle que de véritables déserts de ruines ; en 500 ans, les Bédouins du voisinage s’étaient approprié sur leurs origines des traditions fabuleuses et purement mythiques (voir le Coran et l’historien arabe Novaïri) ; et l’alphabet avec lequel leurs inscriptions étaient composées était presque totalement inconnu, bien qu’il n’y en eût pas d’autre, de sorte que l’écriture était tombée de facto dans l’oubli. Des choses de ce genre supposent, non seulement un recul, provoqué par des conditions commerciales générales, mais une destruction directe et brutale, telle que seule l’invasion éthiopienne peut l’expliquer.

    L’expulsion des Abyssins eut lieu environ 40 ans avant Mahomet et fut manifestement le premier acte de réveil du sentiment national arabe, qui était en outre exacerbé par des invasions persanes venues du Nord qui s’avancèrent presque jusqu’à La Mecque… »

    Extrait d’une lettre d’Engels à Marx, le 6 juin 1853

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.