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La révolte des Cipayes en Inde contre la domination anglaise, rapportée par Jules Verne dans "La maison à vapeur"

lundi 10 février 2014, par Robert Paris

Jules Verne

La Maison à vapeur

Voyage à travers l’Inde septentrionale

La révolte des Cipayes

Quelques mots feront sommairement connaître ce qu’était l’Inde à l’époque à laquelle ce récit se rattache, et plus particulièrement ce que fut cette formidable insurrection des Cipayes, dont il importe de reprendre ici les principaux faits.

Ce fut en 1600, sous le règne d’Élisabeth, en pleine race solaire, dans cette Terre Sainte de l’Aryavarta, au milieu d’une population de deux cents millions d’habitants, dont cent douze millions appartenaient à la religion indoue, que se fonda la très honorable Compagnie des Indes, connue sous le sobriquet bien anglais de « Old John Company ».

C’était, au début, une simple « association de marchands, faisant le trafic avec les Indes orientales », à la tête de laquelle fut placé le duc de Cumberland.

Vers cette époque, déjà, la puissance portugaise, après avoir été grande aux Indes, commençait à s’effacer. Aussi, les Anglais, mettant cette situation à profit, tentèrent-ils un premier essai d’administration politique et militaire dans cette présidence du Bengale, dont la capitale, Calcutta, allait devenir le centre du nouveau gouvernement. Tout d’abord, le 39e régiment de l’armée royale, expédié d’Angleterre, vint occuper la province. De là cette devise, qu’il porte encore sur son drapeau : Primus in Indiis.

Cependant, une compagnie française s’était fondée à peu près vers le même temps, sous le patronage de Colbert. Elle avait le même but que celui dont la Compagnie des marchands de Londres avait fait son objectif. De cette rivalité devaient naître des conflits d’intérêts. Il s’ensuivit de longues luttes avec succès et revers, qui illustrèrent les Dupleix, les Labourdonnais, les Lally-Tollendal.

Finalement, les Français, écrasés par le nombre, durent abandonner le Carnatique, cette portion de la péninsule, qui comprend une partie de sa lisière orientale.

Lord Clive, libre de concurrents, ne craignant plus rien ni du Portugal ni de la France, entreprit alors d’assurer la conquête du Bengale, dont lord Hastings fut nommé le gouverneur général. Des réformes furent poursuivies par une administration habile et persévérante. Mais, de ce jour, la Compagnie des Indes, si puissante, si absorbante même, fut touchée directement dans ses intérêts les plus vifs. Quelques années plus tard, en 1784, Pitt apporta encore des modifications à sa charte primitive. Son sceptre dut passer entre les mains des conseillers de la Couronne. Résultat de ce nouvel ordre de choses : en 1813, la Compagnie allait perdre le monopole du commerce des Indes, et, en 1833, le monopole du commerce de la Chine.

Toutefois, si l’Angleterre n’avait plus à lutter contre les associations étrangères dans la péninsule, elle eut à soutenir des guerres difficiles, soit avec les anciens possesseurs du sol, soit avec les derniers conquérants asiatiques de ce riche domaine.

Sous lord Cornwallis, en 1784, ce fut la lutte avec Tippo Sahib, tué le 4 mai 1799, dans le dernier assaut donné par le général Harris à Séringapatam. Ce fut la guerre avec les Maharattes, ce peuple de haute race, très puissant pendant le XVIIIe siècle, et la guerre avec les Pindarris, qui résistèrent si courageusement. Ce fut encore la guerre contre les Gourgkhas du Népaul, ces hardis montagnards, qui, dans la périlleuse épreuve de 1857, devaient rester les fidèles alliés des Anglais. Enfin, ce fut la guerre contre les Birmans, de 1823 à 1824.

En 1828, les Anglais étaient maîtres, – directement ou indirectement, – d’une grande partie du territoire. Avec lord William Bentinck commença une nouvelle phase administrative.

Depuis la régularisation des forces militaires dans l’Inde, l’armée avait toujours compté deux contingents très distincts, le contingent européen et le contingent natif ou indigène. Le premier formait l’armée royale, composée de régiments de cavalerie, de bataillons d’infanterie, et de bataillons d’infanterie européenne au service de la Compagnie des Indes ; le second formait l’armée native, comprenant des bataillons d’infanterie et des bataillons de cavalerie réguliers, mais indigènes, commandés par des officiers anglais. À cela, il fallait ajouter une artillerie, dont le personnel, appartenant à la Compagnie, était européen, à l’exception de quelques batteries.

Quel était l’effectif de ces régiments ou bataillons, qui sont indifféremment nommés de cette façon dans l’armée royale ? Pour l’infanterie, onze cents hommes par bataillon dans l’armée du Bengale, et huit à neuf cents dans les armées de Bombay et de Madras ; pour la cavalerie, six cents sabres dans chaque régiment des deux armées.

En somme, en 1857, ainsi que l’établit avec une extrême précision M. de Valbezen dans ses Nouvelles Études sur les Anglais et l’Inde, ouvrage très remarqué, on pouvait « évaluer à deux cent mille hommes de troupes natives, et à quarante-cinq mille hommes de troupes européennes, le total des forces des trois présidences. »

Or, les Cipayes, tout en formant un corps régulier que commandaient des officiers anglais, n’étaient pas sans quelque velléité de secouer ce dur joug de la discipline européenne, que leur imposaient les conquérants. Déjà, en 1806, peut-être même sous l’inspiration du fils de Tippo Sahib, la garnison de l’armée native de Madras, cantonnée à Vellore, avait massacré les grand’gardes du 69e régiment de l’armée royale, incendié les casernes, égorgé les officiers et leurs familles, fusillé les soldats malades jusque dans l’hôpital. Quelle avait été la cause de cette rébellion, – la cause apparente, au moins ? Une prétendue question de moustaches, de coiffure et de boucles d’oreilles. Au fond, il y avait la haine des envahis contre les envahisseurs.

Ce premier soulèvement fut promptement étouffé par les forces royales cantonnées à Ascot.

Une raison de ce genre, – un prétexte aussi, – devait également provoquer à son début le premier mouvement insurrectionnel de 1857, – mouvement bien autrement redoutable, qui eût peut-être anéanti la puissance anglaise dans l’Inde, si les troupes natives des présidences de Madras et de Bombay y eussent pris part.

Avant tout, cependant, il convient de bien établir que cette révolte ne fut pas nationale. Les Indous des campagnes et des villes, cela est certain, s’en désintéressèrent absolument. En outre, elle fut limitée aux États semi-indépendants de l’Inde centrale, aux provinces du nord-ouest et au royaume d’Oude. Le Pendjab demeura fidèle aux Anglais, avec son régiment de trois escadrons du Caucase indien. Restèrent fidèles aussi les Sikhs, ces ouvriers de caste inférieure, qui se distinguèrent particulièrement au siège de Delhi ; fidèles, ces Gourgkhas, amenés au siège de Lucknow, au nombre de douze mille, par le rajah du Népaul ; fidèles enfin les Maharajahs de Gwalior et de Pattyalah, le rajah de Rampore, la Rani de Bhopal, fidèles aux lois de l’honneur militaire, et, pour employer l’expression usitée par les natifs de l’Inde, « fidèles au sel ».

Au début de l’insurrection, lord Canning était à la tête de l’administration en qualité de gouverneur général. Peut-être cet homme d’État s’illusionna-t-il sur la portée du mouvement. Depuis quelques années déjà, l’étoile du Royaume-Uni avait visiblement pâli au ciel indou. En 1842, la retraite de Caboul venait diminuer le prestige des conquérants européens. L’attitude de l’armée anglaise pendant la guerre de Crimée n’avait pas été non plus, dans quelques circonstances, à la hauteur de sa réputation militaire. Aussi arriva-t-il un moment où les Cipayes, très au courant de ce qui se passait sur les bords de la mer Noire, songèrent qu’une révolte des troupes natives réussirait peut-être. Il ne fallait qu’une étincelle, d’ailleurs, pour enflammer des esprits bien préparés, que les bardes, les brahmanes, les « moulvis », excitaient par leurs prédications et leurs chants.

Cette occasion se présenta dans l’année 1857, pendant laquelle le contingent de l’armée royale avait dû être quelque peu réduit sous la nécessité des complications extérieures.

Au commencement de cette année, Nana Sahib, autrement dit le nabab Dandou-Pant, qui résidait près de Cawnpore, s’était rendu à Delhi, puis à Lucknow, dans le but, sans doute, de provoquer le soulèvement préparé de longue main.

En effet, peu de temps après le départ du Nana se déclarait le mouvement insurrectionnel.

Le gouvernement anglais venait d’introduire dans l’armée native l’usage de la carabine Enfield, qui nécessite l’emploi de cartouches graissées. Un jour, le bruit se répandit que cette graisse était, soit de la graisse de vache, soit de la graisse de porc, suivant que les cartouches étaient destinées aux soldats indous ou musulmans de l’armée indigène.

Or, dans un pays où les populations renoncent à se servir même de savon, parce que la graisse d’un animal sacré ou vil peut entrer dans sa composition, l’emploi de cartouches enduites de cette substance, – cartouches qu’il fallait déchirer avec les lèvres, – devait être difficilement accepté. Le gouvernement céda en partie devant les réclamations qui lui furent faites ; mais il eut beau modifier la manœuvre de la carabine, assurer que les graisses en question ne servaient pas à la confection des cartouches, il ne rassura et ne persuada personne dans l’armée des Cipayes.

Le 24 février, à Berampore, le 34e régiment refuse les cartouches. Au milieu du mois de mars, un adjudant est massacré, et le régiment licencié, après le supplice des assassins, va porter dans les provinces voisines de plus actifs ferments de révolte.

Le 10 mai, à Mirat, un peu au nord de Delhi, les 3e, 11e et 20e régiments se révoltent, tuent leurs colonels et plusieurs officiers d’état-major, livrent la ville au pillage, puis se replient sur Delhi. Là, le rajah, un descendant de Timour, se joint à eux. L’arsenal tombe en leur pouvoir, et les officiers du 54e régiment sont égorgés.

Le 11 mai, à Delhi, le major Fraser et ses officiers sont impitoyablement massacrés par les révoltés de Mirat jusque dans le palais du commandant européen, et, le 16 mai, quarante-neuf prisonniers, hommes, femmes, enfants, tombent sous la hache des assassins.

Le 20 mai, le 26e régiment, cantonné près de Lahore, tue le commandant du port et le sergent-major européen.

Le branle était donné à ces épouvantables boucheries.

Le 28 mai, à Nourabad, nouvelles victimes parmi les officiers anglo-indiens.

Le 30 mai, dans les cantonnements de Lucknow, massacre du brigadier commandant, de son aide de camp et de plusieurs autres officiers.

Le 31 mai, à Bareilli, dans le Rohilkhande, meurtre de quelques officiers surpris, qui ne peuvent même se défendre.

À la même date, à Schajahanpore, assassinat du collecteur et d’un certain nombre d’officiers par les Cipayes du 38e régiment, et le lendemain, au delà de Barwar, égorgement des officiers, femmes et enfants, qui s’étaient mis en route pour gagner la station de Sivapore, à un mille d’Aurungabad.

Dans les premiers jours de juin, à Bhopal, massacre d’une partie de la population européenne, et à Jansi, sous l’inspiration de la terrible Rani dépossédée, tuerie, avec des raffinements de cruauté sans exemple, des femmes et enfants réfugiés dans le fort.

Le 6 juin, à Allahabad, huit jeunes enseignes tombent sous les coups des Cipayes.

Le 14 juin, à Gwalior, révolte de deux régiments natifs et assassinat des officiers.

Le 27 juin, à Cawnpore, première hécatombe de victimes de tout âge et de tout sexe, fusillées ou noyées, – prélude de l’épouvantable drame qui allait s’accomplir quelques semaines plus tard.

À Holkar, le 1er juillet, massacre de trente-quatre Européens, officiers, femmes, enfants, pillage, incendie, et à Ugow, le même jour, assassinat du colonel et de l’adjudant du 23e régiment de l’armée royale.

Le 15 juillet, second massacre à Cawnpore. Ce jour-là, plusieurs centaines d’enfants et de femmes, – et parmi celles-ci lady Munro, – sont égorgées avec une cruauté sans égale par les ordres du Nana lui-même, qui appela à son aide les bouchers musulmans des abattoirs. Horrible tuerie, après laquelle les corps furent précipités dans un puits, resté légendaire.

Le 26 septembre, sur une place de Lucknow, maintenant appelée le « square des litières », nombreux blessés écharpés à coups de sabre et jetés encore vivants dans les flammes.

Et, enfin, tant d’autres massacres isolés, dans les villes et les campagnes, qui donnèrent à ce soulèvement un horrible caractère d’atrocité !

À ces égorgements, d’ailleurs, les généraux anglais répondirent aussitôt par des représailles, – nécessaires sans doute, puisqu’elles finirent par inspirer la terreur du nom anglais parmi les insurgés, – mais qui furent véritablement épouvantables.

Au début de l’insurrection, à Lahore, le grand-juge Montgomery et le brigadier Corbett avaient pu désarmer, sans répandre de sang, sous la bouche de douze pièces de canon, mèche allumée, les 8e, 16e 26e et 49e régiments de l’armée native. À Moultan, les 62e et 29e régiments indigènes avaient aussi dû rendre leurs armes, sans pouvoir tenter une résistance sérieuse. De même à Peschawar, les 24e, 27e et 51e régiments furent désarmés par le brigadier S. Colton et le colonel Nicholson, au moment où la révolte allait éclater. Mais des officiers du 51e régiment ayant fui dans la montagne, leurs têtes furent mises à prix, et toutes furent bientôt rapportées par les montagnards.

C’était le commencement des représailles.

Une colonne, commandée par le colonel Nicholson, fut lancée alors sur un régiment natif, qui marchait vers Delhi. Les révoltés ne tardèrent pas à être atteints, battus, dispersés, et cent vingt prisonniers rentrèrent à Peschawar. Tous furent indistinctement condamnés à mort ; mais un sur trois seulement dut être exécuté. Dix canons furent rangés sur le champ de manœuvres, un prisonnier attaché à chacune de leurs bouches, et, cinq fois, les dix canons firent feu, en couvrant la plaine de débris informes, au milieu d’une atmosphère empestée par la chair brûlée.

Ces suppliciés, suivant M. de Valbezen, moururent presque tous avec cette héroïque indifférence que les Indiens savent si bien conserver en face de la mort. « Seigneur capitaine, dit à un des officiers qui présidaient l’exécution un beau Cipaye de vingt ans, en caressant nonchalamment de la main l’instrument de mort, seigneur capitaine, il n’est pas besoin de m’attacher, je n’ai pas envie de m’enfuir. »

Telle fut cette première et horrible exécution, qui devait être suivie de tant d’autres.

Voici, d’ailleurs, l’ordre du jour qu’à cette date même, à Lahore, le brigadier Chamberlain portait à la connaissance des troupes natives, après l’exécution de deux Cipayes du 55e régiment :

« Vous venez de voir attacher vivants à la bouche des canons et mettre en pièces deux de vos camarades ; ce châtiment sera celui de tous les traîtres. Votre conscience vous dira les peines qu’ils subiront dans l’autre monde. Les deux soldats ont été mis à mort par le canon et non par la potence, parce que j’ai désiré leur éviter la souillure de l’attouchement du bourreau et prouver ainsi que le gouvernement, même en ces jours de crise, ne veut rien faire qui puisse porter la moindre atteinte à vos préjugés de religion et de caste. »

Le 30 juillet, douze cent trente-sept prisonniers tombaient successivement devant le peloton d’exécution, et cinquante autres n’échappaient au dernier supplice que pour mourir de faim et d’étouffement dans la prison où on les avait renfermés.

Le 28 août, sur huit cent soixante-dix Cipayes qui fuyaient Lahore, six cent cinquante-neuf étaient impitoyablement massacrés par les soldats de l’armée royale.

Le 23 septembre, après la prise de Delhi, trois princes de la famille du roi, l’héritier présomptif et ses deux cousins, se rendaient sans conditions au général Hodson, qui les emmena avec une escorte de cinq hommes seulement au milieu d’une foule menaçante de cinq mille Indous, – un contre mille. Et cependant, à mi-route, Hodson fit arrêter le char qui portait les prisonniers, il monta près d’eux, il leur ordonna de se découvrir la poitrine, il les tua tous trois à coups de revolver. « Cette sanglante exécution, de la main d’un officier anglais, dit M. de Valbezen, devait exciter dans le Pundjab la plus haute admiration. »

Après la prise de Delhi, trois mille prisonniers périssaient par le canon ou la potence, et avec eux, vingt-neuf membres de la famille royale. Le siège de Delhi, il est vrai, avait coûté aux assiégeants deux mille cent cinquante et un Européens et seize cent quatre-vingt-six natifs.

À Allahabad, horribles boucheries humaines, faites non plus parmi les Cipayes, mais dans les rangs de l’humble population, que des fanatiques avaient presque inconsciemment entraînée au pillage.

À Lucknow, le 16 novembre, deux mille Cipayes, passés par les armes au Sikander Bagh, jonchaient de leurs cadavres un espace de cent vingt mètres carrés.

À Cawnpore, après le massacre, le colonel Neil obligeait les condamnés, avant de les livrer au gibet, à lécher et nettoyer de leur langue, proportionnellement à leur rang de caste, chaque tache de sang restée dans la maison où les victimes avaient péri. C’était, pour ces Indous, faire précéder la mort par le déshonneur.

Pendant l’expédition dans l’Inde centrale, les exécutions des prisonniers furent continuelles, et, sous les feux de la mousqueterie, « des murs de chair humaine s’écroulaient sur la terre ! »

Le 9 mars 1858, à l’attaque de la Maison jaune, lors du second siège de Lucknow, après une épouvantable décimation de Cipayes, il paraît constant qu’un de ces malheureux fut rôti vivant par les Sikhs sous les yeux mêmes des officiers anglais.

Le 11, cinquante corps de Cipayes comblaient les fossés du palais de la Bégum, à Lucknow, sans qu’un seul blessé eût été épargné par des soldats qui ne se possédaient plus.

Enfin, en douze jours de combats, trois mille natifs expiraient par la corde ou sous les balles, et, parmi eux, trois cent quatre-vingts fugitifs entassés dans l’île d’Hidaspe, qui s’étaient sauvés jusque dans le Cachemire.

En somme, sans tenir compte du chiffre des Cipayes qui furent tués les armes à la main, pendant cette répression impitoyable, – répression qui n’admettait pas de prisonniers, – rien que pour la campagne du Pendjab, on ne trouve pas moins de six cent vingt-huit indigènes fusillés ou attachés à la bouche des canons par ordre de l’autorité militaire, treize cent soixante-dix par ordre de l’autorité civile, trois cent quatre-vingt-six pendus par ordre des deux autorités.

Total fait, au commencement de l’année 1859, on estimait à plus de cent vingt mille le nombre des officiers et soldats natifs qui périrent, et à plus de deux cent mille celui des indigènes civils qui payèrent de leur vie leur participation, souvent douteuse, à cette insurrection. Terribles représailles contre lesquelles, non sans raison peut-être, M. Gladstone protesta avec énergie au parlement anglais.

Il était important, pour le récit qui va suivre, d’établir, de part et d’autre, le bilan de cette nécrologie. Il le fallait, pour faire comprendre au lecteur quelle haine inassouvie devait rester aussi bien au cœur des vaincus, assoiffés de vengeance, qu’à celui des vainqueurs, qui, dix ans après, portaient encore le deuil des victimes de Cawnpore et de Lucknow.

Quant aux faits purement militaires de toute la campagne entreprise contre les rebelles, ils comprennent les expéditions suivantes, qui vont être sommairement citées.

C’est d’abord la première campagne du Pendjab, qui coûta la vie à sir John Laurence.

Puis vient le siège de Delhi, cette capitale de l’insurrection, renforcée par des milliers de fugitifs, et dans laquelle Mohammed Schah Bahadour fut proclamé empereur de l’Indoustan. « Finissez-en avec Delhi ! » avait impérieusement ordonné le gouverneur général dans une dernière dépêche au commandant en chef, et le siège, commencé dans la nuit du 13 juin, se terminait le 19 septembre, après avoir coûté la vie aux généraux sir Harry Barnard et John Nicholson.

En même temps, après que Nana Sahib se fut fait déclarer Peïschwah et couronner au château-fort de Bilhour, le général Havelock opérait sa marche sur Cawnpore. Il y entrait le 17 juillet, mais trop tard pour empêcher le dernier massacre et s’emparer du Nana, qui put s’enfuir avec cinq mille hommes et quarante pièces de canon.

Cela fait, Havelock entreprenait une première campagne dans le royaume d’Oude, et, le 28 juillet, il passait le Gange avec dix-sept cents hommes et dix canons seulement, se dirigeant sur Lucknow.

Sir Colin Campbell, le major général sir James Outram, entraient alors en scène. Le siège de Lucknow devait durer quatre-vingt-sept jours, coûter la vie à sir Henri Lawrence et au général Havelock. Puis, Colin Campbell, après avoir été forcé de se retirer sur Cawnpore, dont il s’emparait définitivement, se préparait pour une seconde campagne.

Pendant ce temps, d’autres troupes délivraient Mohir, une des villes de l’Inde centrale, et faisaient une expédition à travers le Malwa, qui rétablissait l’autorité anglaise dans ce royaume.

Au début de l’année 1858, Campbell et Outram recommençaient une seconde campagne dans l’Oude, avec quatre divisions d’infanterie, que commandaient les majors généraux sir James Outram, sir Edward Lugar, les brigadiers Walpole et Franks. La cavalerie était sous sir Hope Grant, les armes spéciales sous Wilson et Robert Napier, – soit environ vingt-cinq mille combattants, que le maharajah du Népaul allait rejoindre avec douze mille Gourgkhas. Mais l’armée révoltée de la Bégum ne comptait pas moins de cent vingt mille hommes, et, la ville de Lucknow, sept à huit cent mille habitants. La première attaque se fit le 6 mars. À la date du 16, après une série de combats dans lesquels tombèrent le capitaine de vaisseau sir William Peel et le major Hodson, les Anglais étaient en possession de la partie de la ville située sur la Goumti. Malgré ces avantages, la Bégum et son fils résistaient encore dans le palais de Mousa-Bagh, à l’extrémité nord-ouest de Lucknow, et le Moulvi, chef musulman de la révolte, réfugié au centre même de la ville, refusait de se rendre. Le 19, une attaque d’Outram, le 21, un combat heureux, confirmaient enfin aux Anglais la pleine possession, de ce redoutable rempart de l’insurrection des Cipayes.

Au mois d’avril, la révolte entrait dans sa dernière phase. Une expédition était faite dans le Rohilkhande, où s’étaient portés en grand nombre les insurgés fugitifs. Bareilli, la capitale du royaume, fut tout d’abord l’objectif des chefs de l’armée royale. Les débuts ne furent pas heureux. Les Anglais subirent une sorte de défaite à Judgespore. Le brigadier Adrien Hope fut tué. Mais, vers la fin du mois, Campbell arrivait, reprenait Schah-Jahanpore, et, le 5 mai, attaquant Bareilli, il couvrait la ville de feux et s’en emparait, sans avoir pu empêcher les rebelles de l’évacuer.

Pendant ce temps, dans l’Inde centrale s’ouvraient les campagnes de sir Hugh Rose. Ce général, aux premiers jours de janvier 1858, marchait sur Saungor, à travers le royaume de Bhopal, en délivrait la garnison le 3 février, prenait le fort de Gurakota dix jours après, forçait les défilés de la chaîne des Vindhyas au col de Mandanpore, passait la Betwa, arrivait devant Jansi, défendue par onze mille révoltés, sous les ordres de la farouche Rani, l’investissait le 22 mars, au milieu d’une chaleur torride, détachait deux mille hommes de l’armée assiégeante pour barrer la route à vingt mille hommes du contingent de Gwalior, amenés par le fameux Tantia-Topi, culbutait ce chef rebelle, donnait assaut à la ville le 2 avril, forçait la muraille, s’emparait de la citadelle, d’où la Rani parvenait à s’échapper, reprenait les opérations contre le fort de Calpi, où la Rani et Tantia-Topi avaient résolu de mourir, en devenait maître le 22 mai, après un héroïque assaut, continuait la campagne à la poursuite de la Rani et de son compagnon, qui s’étaient jetés dans Gwalior, y concentrait, le 16 juin, ses deux brigades que rejoignait un renfort du brigadier Napier, écrasait les révoltés à Morar, réduisait la place le 18, et revenait à Bombay, après une campagne triomphale.

Ce fut précisément dans une rencontre d’avant-poste, devant Gwalior, que succomba la Rani. Cette redoutable reine, toute dévouée au nabab, sa plus fidèle compagne pendant l’insurrection, fut tuée de la main même de sir Edward Munro. Nana Sahib sur le cadavre de lady Munro, à Cawnpore, le colonel sur le cadavre de la Rani, à Gwalior, c’étaient là deux hommes en qui se résumait la révolte et la répression, deux ennemis dont la haine aurait des effets terribles, s’ils se retrouvaient jamais face à face !

À ce moment, on peut considérer l’insurrection comme domptée, sauf peut-être dans quelques portions du royaume d’Oude. Campbell rentre donc en campagne le 2 novembre, s’empare des dernières positions des révoltés, oblige à se soumettre quelques chefs importants. Cependant, l’un d’eux, Beni Madho, n’est pas pris. On apprend en décembre qu’il s’est réfugié dans un district limitrophe du Népaul. On affirme que Nana Sahib, Balao Rao, son frère, et la Bégum d’Oude sont avec lui. Plus tard, aux derniers jours de l’année, le bruit court qu’ils sont allés chercher asile sur la Rapti, à la limite des royaumes du Népaul et de l’Oude. Campbell les presse vivement, mais ils passent la frontière. Ce fut dans les premiers jours de février 1859 seulement qu’une brigade anglaise, dont l’un des régiments était sous les ordres du colonel Munro, put les poursuivre jusque dans le Népaul. Béni Madho est tué, la Bégum d’Oude et son fils sont faits prisonniers et obtiennent la permission de résider dans la capitale du Népaul. Quant à Nana Sahib et à Balao Rao, longtemps on les crut morts. Ils ne l’étaient pas.

Quoi qu’il en soit, la formidable insurrection était anéantie. Tantia-Topi, livré par son lieutenant Man-Singh et condamné à mort, était exécuté, le 15 avril, à Sipri. Ce rebelle, « cette figure vraiment remarquable du grand drame de l’insurrection indienne, dit M. de Valbezen, et qui donna des preuves d’un génie politique plein de combinaisons et d’audace, » mourut courageusement sur l’échafaud.

Cependant, la fin de cette révolte des Cipayes, qui eût peut-être coûté l’Inde aux Anglais, si elle se fût étendue à toute la péninsule, et surtout si le soulèvement eût été national, devait provoquer la chute de l’honorable Compagnie des Indes.

En effet, la Cour des Directeurs avait été menacée de déchéance par lord Palmerston dès la fin de l’année 1857.

Le 1er novembre 1858, une proclamation, publiée en vingt langues, annonçait que Sa Majesté Victoria Béatrix, reine d’Angleterre, prenait le sceptre de l’Inde, dont, quelques années plus tard, elle allait être couronnée impératrice.

Ce fut l’œuvre de lord Stanley. Le titre de gouverneur, remplacé par celui de vice-roi, un secrétaire d’État et quinze membres composant le gouvernement central, les membres du conseil de l’Inde pris en dehors du service indien, les gouverneurs des présidences de Madras et de Bombay nommés par la reine, les membres des services indiens et les commandants en chef choisis par le secrétaire d’État, telles furent les principales dispositions du nouveau gouvernement.

Quant aux forces militaires, l’armée royale compte aujourd’hui dix-sept mille hommes de plus qu’avant la révolte des Cipayes, soit cinquante-deux régiments d’infanterie, neuf régiments de fusiliers, et une artillerie considérable, avec cinq cents sabres par régiment de cavalerie, et sept cents baïonnettes par régiment d’infanterie.

L’armée native se compose de cent trente-sept régiments d’infanterie et de quarante régiments de cavalerie ; mais son artillerie est européenne, presque sans exception.

Tel est l’état actuel de la péninsule au point de vue administratif et militaire, tel est l’effectif des forces qui gardent un territoire de quatre cent mille milles carrés.

« Les Anglais, dit justement M. Grandidier, ont été heureux de rencontrer dans ce grand et magnifique pays un peuple doux, industrieux, civilisé, et de longue date façonné à tous les jougs. Mais qu’ils y prennent garde, la douceur a ses limites, et que le joug ne soit pas écrasant, ou les têtes se redressent un jour et le brisent. » (...)

Au fond des caves d’Ellora.

Il n’était que trop vrai. Le prince maharatte Dandou-Pant, le fils adoptif de Baji-Rao, Peïschwah de Pounah, en un mot Nana Sahib, – peut-être à cette époque l’unique survivant des chefs de la révolte des Cipayes, – avait pu quitter ses inaccessibles retraites du Népaul. Brave, audacieux, habitué à l’épreuve des dangers immédiats, habile à déjouer les poursuites, savant dans l’art d’embrouiller ses pistes, profondément rusé, il s’était aventuré jusque dans les provinces du Dekkan, sous l’inspiration toujours vivace d’une haine que les terribles représailles de l’insurrection de 1857 n’avaient pu que décupler.

Oui ! c’était une haine à mort que le Nana avait vouée aux possesseurs de l’Inde. Il était l’héritier de Baji-Rao, et. lorsque le Peïschwah mourut en 1851, la Compagnie refusa de continuer à lui servir la pension de huit lakhs de roupies4 à laquelle il avait droit. De là, une des causes de cette haine, qui devait aboutir aux plus grands excès.

Mais qu’espérait donc Nana Sahib ? Depuis huit ans, la révolte des Cipayes était complètement domptée. Le gouvernement anglais s’était peu à peu substitué à l’honorable Compagnie des Indes et tenait la péninsule entière sous une autorité bien autrement forte que celle de l’Association des marchands. De la rébellion, il ne restait plus traces, pas même dans les rangs de l’armée native, entièrement réorganisée sur de nouvelles bases. Le Nana prétendait-il donc réussir à fomenter un mouvement national parmi les basses classes de l’Indoustan ? Ses projets seront bientôt connus. En tout cas, ce qu’il n’ignorait plus, c’est que sa présence avait été signalée dans la province d’Aurungabad, c’est que le gouverneur général en avait avisé le vice-roi, à Calcutta, c’est que sa tête était mise à prix. Ce qui était certain, c’est qu’il avait dû fuir précipitamment, et qu’il lui fallait encore se réfugier dans un asile si bien caché, qu’il pût y échapper aux recherches des agents de la police anglo-indienne.

Le Nana, pendant cette nuit du 6 au 7 mars, ne perdit pas une heure. Il connaissait parfaitement le pays. Il résolut de gagner Ellora, située à vingt-cinq milles d’Aurungabad, afin d’y rejoindre un de ses complices.

La nuit était sombre. Le faux faquir, après s’être assuré qu’il n’était pas poursuivi, se dirigea vers ce mausolée, élevé à quelque distance de la ville en l’honneur du mahométan Sha-Soufi, un saint dont les reliques ont la réputation d’opérer des cures médicales. Mais tout dormait alors dans le mausolée, prêtres et pèlerins, et le Nana put passer sans être inquiété par quelque demande indiscrète.

Cependant, l’ombre n’était pas si épaisse que, quatre lieues plus au nord, ce bloc de granit qui porte le fort imprenable de Daoulutabad et se dresse au milieu d’une plaine à la hauteur de deux cent quarante pieds, pût dérober aux regards son énorme silhouette. Le nabab, en l’apercevant, se rappela qu’un des empereurs du Dekkan, l’un de ses ancêtres, avait voulu faire sa capitale de la vaste cité autrefois établie à la base de ce fort. Et en vérité, c’eût été là une position inexpugnable, bien faite pour devenir le centre d’un mouvement insurrectionnel dans cette partie de l’Inde. Mais Nana Sahib détourna la tête, et n’eut qu’un regard de haine pour cette forteresse, maintenant aux mains de ses ennemis.

Cette plaine dépassée, apparut une région plus accidentée. C’étaient les premières ondulations d’un sol qui allait devenir montagneux. Le Nana, encore dans toute la force de l’âge, ne ralentit pas sa marche, en s’engageant sur des pentes déjà raides. Il voulait faire vingt-cinq milles dans sa nuit, c’est-à-dire franchir la distance qui séparait Ellora d’Aurungabad. Là, il espérait pouvoir se reposer en toute sécurité. Aussi ne fit-il halte, ni dans un caravansérail, ouvert à tout venant, qui se rencontra sur sa route, ni dans un bungalow à demi ruiné, où il eût pu dormir une heure ou deux, au centre de la partie reculée de la montagne.

Au soleil levant, le village de Rauzah, qui possède le tombeau très simple du plus grand des empereurs mongols, Aureng-Zeb, fut contourné par le fugitif. Il était enfin arrivé à ce célèbre groupe d’excavations, qui ont pris leur nom du petit village voisin d’Ellora.

La colline dans laquelle ont été creusées ces caves, au nombre d’une trentaine, se dessine en forme de croissant. Quatre temples, vingt-quatre monastères bouddhiques, quelques grottes moins importantes, tels sont les monuments du groupe. La carrière de basalte a été largement exploitée par la main de l’homme. Mais ce n’est pas pour construire les chefs-d’œuvre dispersés ça et là à l’immense surface de la péninsule que les architectes indous, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, en ont extrait les pierres. Non ! ces pierres n’ont été enlevées que pour ménager des vides dans le massif, et ce sont ces vides qui sont devenus des « chaityas » ou des « viharas » suivant leur destination.

Le plus extraordinaire de ces temples est celui des Kaïlas. Que l’on se figure un bloc haut de cent vingt pieds, sur six cents pieds de circonférence. Ce bloc, avec une incroyable audace, on l’a découpé dans la montagne même, on l’a isolé au milieu d’une cour longue de trois cent soixante pieds et large de cent quatre-vingt-six, – une cour que l’outil a conquise aux dépens de la carrière basaltique. Puis, ce bloc ainsi dégagé, les architectes l’ont taillé, comme un statuaire fait d’un morceau d’ivoire. À l’extérieur, ils ont évidé des colonnes, menuisé des pyramidions, arrondi des coupoles, épargné ce qu’il fallait de roc pour obtenir la saillie des bas-reliefs, dans lesquels des éléphants plus grands que nature semblent supporter l’édifice tout entier ; à l’intérieur, ils ont réservé une vaste salle, entourée de chapelles, et dont la voûte repose sur des colonnes détachées de la masse totale. Enfin, de ce monolithe, ils ont fait un temple, qui n’a pas été « bâti », dans le vrai sens du mot, mais un temple unique au monde, digne de rivaliser avec les édifices les plus merveilleux de l’Inde, et qui ne peut même perdre à être comparé aux hypogées de l’ancienne Égypte.

Ce temple, presque abandonné maintenant, a déjà été touché par le temps. Il se détériore en quelques parties. Ses bas-reliefs s’altèrent comme les parois du massif dont on l’a tiré. Il n’a encore que mille ans d’existence. Mais, ce qui n’est que le premier âge pour les œuvres de la nature est déjà la caducité pour les œuvres humaines. Quelques profondes crevasses s’étaient faites au soubassement latéral de gauche, et c’est par une de ces ouvertures, que cachait à demi la croupe de l’un des éléphants de support, que Nana Sahib se glissa, sans que personne eût pu soupçonner son arrivée à Ellora.

La crevasse s’ouvrait intérieurement sur un sombre boyau, qui courait à travers le soubassement, en s’enfonçant sous la « cella » du temple. Là s’évidait une sorte de crypte ou plutôt une citerne, sèche alors, qui servait de réceptacle aux eaux pluviales.

Dès que le Nana eut pénétré dans le boyau, il fit entendre un certain sifflement, auquel répondit un sifflement identique. Ce n’était point un jeu d’écho. Une lumière brilla dans l’obscurité.

Aussitôt, un Indou se montra, tenant une petite lanterne à la main.

« Pas de lumière ! dit le Nana.

– C’est toi, Dandou-Pant ? répondit l’Indou, qui éteignit aussitôt sa lanterne.

– Moi, frère !

– Est-ce que ?…

– À manger, d’abord, répondit le Nana, nous causerons ensuite. Mais, ni pour parler, ni pour manger, je n’ai besoin d’y voir. Prends ma main et guide-moi. »

L’Indou prit la main du Nana, l’entraîna au fond de l’étroite crypte et l’aida à s’étendre sur un amas d’herbes sèches qu’il venait de quitter. Le sifflement du faquir l’avait interrompu dans son dernier sommeil.

Cet homme, très habitué à se mouvoir dans cet obscur réduit, eut bientôt trouvé quelques provisions, du pain, une sorte de pâté de « mourghis » préparé avec la chair de poulets très communs dans l’Inde, et une gourde contenant une demi-pinte de cette violente liqueur connue sous le nom d’ « arak », que produit la distillation du jus de cocotier.

Le Nana mangea et but sans prononcer une parole. Il mourait de faim et de fatigue. Toute sa vie se concentrait alors dans ses yeux, qui brillaient dans l’ombre comme des prunelles de tigre.

L’Indou, sans faire un mouvement, attendait qu’il convînt au nabab de parler.

Cet homme, c’était Balao Rao, le propre frère de Nana Sahib.

Balao Rao, l’aîné de Dandou-Pant, mais d’un an à peine, lui ressemblait physiquement, presque à s’y méprendre. Moralement, c’était Nana Sahib tout entier. Même haine des Anglais, même astuce dans les projets, même cruauté dans l’exécution, même âme en deux corps. Pendant toute l’insurrection, les deux frères ne s’étaient pas quittés. Après la défaite, le même campement de la frontière du Népaul leur avait donné asile. Et maintenant, reliés dans cette unique pensée de reprendre la lutte, ils se retrouvaient tous deux prêts à agir.

Lorsque le Nana, refait par ce repas hâtivement dévoré, eut recouvré ses forces, il resta, pendant quelque temps, la tête appuyée dans ses mains. Balao Rao, pensant qu’il voulait se remettre par quelques heures de sommeil, gardait toujours le silence.

Mais Dandou-Pant, relevant la tête, saisit la main de son frère, et d’une voix sourde :

« J’ai été signalé dans la présidence de Bombay ! dit-il. Ma tête est mise à prix par le gouverneur de la présidence ! Il y a deux mille livres promises à qui livrera Nana Sahib !

– Dandou-Pant ! s’écria Balao Rao. ta tête vaut plus que cela ! Ce serait à peine le prix de la mienne, et, avant trois mois, ils seraient trop heureux de les avoir toutes les deux pour vingt mille !

– Oui, répondit le Nana, dans trois mois, le 23 juin, c’est l’anniversaire de cette bataille de Plassey dont le centième anniversaire, en 1857, devait voir la fin de la domination anglaise et l’émancipation de la race solaire ! Nos prophètes l’avaient prédit ! Nos bardes l’avaient chanté ! Dans trois mois, frère, cent neuf ans se seront écoulés, et l’Inde est encore foulée par le pied des envahisseurs !

– Dandou-Pant, répondit Balao Rao, ce qui n’a pas réussi en 1857 peut et doit réussir dix ans après. En 1827, en 1837, en 1847, il y a eu des mouvements dans l’Inde ! Tous les dix ans, les Indous sont repris des fièvres de la révolte ! Eh bien, cette année, ils se guériront en se baignant dans des flots de sang européen !

– Que Brahma nous guide, murmura le Nana, et alors supplice pour supplice ! Malheur aux chefs de l’armée royale qui ne sont pas tombés sous les coups de nos Cipayes ! Lawrence est mort, Barnard est mort, Hope est mort, Napier est mort, Hobson est mort, Havelock est mort ! Mais quelques-uns ont survécu ! Campbell, Rose, vivent encore, et parmi eux, celui que je hais entre tous, ce colonel Munro, ce descendant du bourreau qui, le premier, fit attacher des Indous à la bouche des canons, l’homme qui a tué de sa main ma compagne, la Rani de Jansi ! Qu’il tombe en mon pouvoir, il verra si j’ai oublié les horreurs du colonel Neil, les massacres du Sekander Bagh, les égorgements du palais de la Bégum. de Bareilli, de Jansi et de Morar, de l’île d’Hidaspe et de Delhi ! Il verra si j’ai oublié qu’il a juré ma mort comme j’ai juré la sienne !

– N’a-t-il pas quitté l’armée ? demanda Balao Rao.

– Oh ! répondit Nana Sahib, au premier soulèvement il reprendra du service ! Mais si le soulèvement avorte, j’irai le poignarder jusque dans son bungalow de Calcutta !

– Soit, et maintenant ?…

– Maintenant, il faut continuer l’œuvre commencée. Le mouvement sera national, cette fois. Que dans les villes, dans les champs, les Indous se soulèvent, et bientôt les Cipayes auront fait cause commune avec eux. J’ai parcouru le centre et le nord du Dekkan. Partout, j’ai retrouvé les esprits disposés à la révolte. Pas de ville, de bourgade, où nous n’ayons des chefs prêts à agir. Les brahmanes fanatiseront le peuple. La religion, cette fois, entraînera les sectateurs de Siva et de Vishnou. À l’époque qui sera déterminée, au signal convenu, des millions d’Indous se soulèveront, et l’armée royale sera anéantie !

– Et Dandou-Pant ?… demanda Balao Rao, qui saisit la main de son frère.

– Dandou-Pant, répondit le Nana, ne sera pas seulement le Peïschwah couronné au château-fort de Bilhour ! Ce sera alors le souverain de la terre sacrée des Indes ! » Cela dit, Nana Sahib, les bras croisés, le regard vague de ceux qui observent, non plus le passé ou le présent, mais l’avenir, resta silencieux.

Balao Rao se gardait bien de l’interrompre. Il lui plaisait de laisser cette âme farouche s’enflammer à ses propres éléments, et, au besoin, il était là pour attiser tout le feu qui couvait en lui. Nana Sahib ne pouvait avoir un complice plus étroitement lié à sa personne, un conseiller plus ardent à le pousser vers son but. On l’a dit, c’était un autre lui-même.

Le Nana, après quelques minutes de silence, releva la tête, et revint à la situation présente. « Où sont nos compagnons ? demanda-t-il.

– Aux cavernes d’Adjuntah, là où il a été convenu qu’ils nous attendraient, répondit Balao Rao.

– Et nos chevaux ?

– Je les ai laissés à une portée de fusil, sur la route qui conduit d’Ellora à Boregami.

– C’est Kâlagani qui les garde ?

– Lui-même, frère. Ils sont bien gardés, bien refaits, bien reposés, et n’attendent que nous pour partir.

– Partons donc, répondit le Nana. Il faut que nous soyons à Adjuntah avant le lever du jour.

– Et de là, demanda Balao Rao, où irons-nous ? Cette fuite précipitée n’a-t-elle pas contrarié tes projets ?

– Non, répondit Nana Sahib. Nous gagnerons les monts Sautpourra, dont je connais tous les défilés, et au milieu desquels je puis défier les recherches de la police anglaise. Là, d’ailleurs, nous serons sur ce territoire des Bilhs et des Gounds, qui sont restés fidèles à notre cause. Là, je pourrai attendre le moment favorable, au milieu de cette montagneuse région des Vindhyas où le ferment de la révolte est toujours prêt à lever !

– En route ! répondit Balao Rao. Ah ! ils ont promis deux mille livres à qui s’emparerait de toi ! Mais il ne suffit pas de mettre une tête à prix, il faut la prendre !

– Ils ne la prendront pas, répondit Nana Sahib. Viens sans perdre un instant, frère, viens ! »

Balao Rao s’avança d’un pas assuré à travers l’étroit couloir qui conduisait à ce réduit obscur, creusé sous le pavé du temple. Lorsqu’il fut arrivé à l’orifice que cachait la croupe de l’éléphant de pierre, il avança prudemment la tête, regarda dans l’ombre, à droite et à gauche, constata que les abords étaient déserts, et se hasarda au dehors. Par surcroît de précaution, il fit une vingtaine de pas sur l’avenue qui se développait suivant l’axe du temple ; puis, n’ayant rien aperçu de suspect, il poussa un sifflement, indiquant au Nana que la route était libre.

Quelques instants après, les deux frères quittaient cette vallée artificielle, longue d’une demi-lieue, qui est toute trouée de galeries, de voûtes, d’excavations, étagées en de certains endroits jusqu’à une grande hauteur. Ils évitèrent de passer près de ce mausolée mahométan qui sert de bungalow aux pèlerins ou aux curieux de toutes nationalités, attirés par les merveilles d’Ellora ; enfin, après avoir contourné le village de Rauzah, ils se trouvèrent sur la route qui relie Adjuntah et Boregami.

La distance à parcourir, d’Ellora à Adjuntah, était de cinquante milles (80 kilomètres environ) ; mais le Nana n’était plus alors ce fugitif qui s’évadait à pied d’Aurungabad, et sans moyen de transport. Ainsi que Balao Rao l’avait dit, trois chevaux l’attendaient sur la route, gardés par l’Indou Kâlagani, fidèle serviteur de Dandou-Pant. Ces chevaux avaient été cachés dans un bois épais, à un mille du village. L’un était destiné au Nana, l’autre à Balao Rao, le troisième à Kâlagani, et bientôt ils galopaient tous trois dans la direction d’Adjuntah. Personne, d’ailleurs, ne se fût étonné de voir un faquir à cheval. En effet, bon nombre de ces effrontés mendiants demandent l’aumône du haut de leur monture.

Au surplus, la route était peu fréquentée à cette époque de l’année, moins favorable aux pèlerinages. Le Nana et ses deux compagnons allaient donc rapidement sans avoir rien à craindre qui eût pu les gêner ou les retarder. Ils ne prenaient que le temps de faire souffler leurs bêtes, et, pendant ces courtes haltes, puisaient aux provisions que Kâlagani portait à l’arçon de sa selle. Ils évitèrent ainsi les parties plus fréquentées de la province, les bungalows et les villages, entre autres la bourgade de Roja, triste amas de maisons noires, que le temps a enfumées comme ces sombres habitations du Cornouailles, et Pulmary, petit bourg perdu dans les plantations d’un pays déjà sauvage.

Le sol était uni et plat. En toutes directions s’étendaient des champs de bruyères, sillonnés de massifs d’épaisses jungles. Mais la contrée devint plus accidentée aux approches d’Adjuntah.

Les superbes grottes qui portent ce nom, rivales des merveilleuses caves d’Ellora, et peut-être plus belles dans leur ensemble, occupent la partie inférieure d’une petite vallée, à un demi mille environ de la ville.

Nana Sahib pouvait donc se dispenser de passer par Adjuntah, où la notice du gouverneur devait être déjà affichée. En conséquence, nulle crainte d’être reconnu.

Aussi, quinze heures après avoir quitté Ellora, ses deux compagnons et lui s’enfonçaient-ils à travers un étroit défilé, qui conduisait à la vallée célèbre, dont les vingt-sept temples, taillés « à même » dans le massif rocheux, se penchent sur de vertigineux abîmes.

La nuit était superbe, tout étincelante de constellations, mais sans lune. De hauts arbres, des banians, quelques-uns de ces « bars », qui comptent parmi les géants de la flore indienne, se découpaient en noir sur le fond étoile du ciel. Pas un souffle ne traversait l’atmosphère, pas une feuille ne remuait, pas un bruit ne se faisait entendre, si ce n’est le sourd murmure d’un torrent, qui coulait à quelques centaines de pieds, dans le fond du ravin. Mais ce murmure s’accentua et devint un véritable mugissement, lorsque les chevaux eurent atteint la chute d’eau du Satkhound, qui tombe d’une hauteur de cinquante toises, en se déchirant à la saillie des rocs de quartz et de basalte. Une liquide poussière tourbillonnait dans le défilé et se fût nuancée des sept couleurs de l’arc-en-ciel, si la lune eût éclairé l’horizon dans cette belle nuit de printemps.

Le Nana, Balao Rao et Kâlagani étaient arrivés. Au brusque détour du défilé, qui fait un coude en cet endroit, se creusait la vallée enrichie par ces chefs-d’œuvre de l’architecture bouddhique. Là, sur les murailles de ces temples, ornés à profusion de colonnes, de rosaces, d’arabesques, de vérandahs, peuplés de figures colossales d’animaux aux formes fantastiques, creusés de sombres cellules qu’habitaient autrefois les prêtres, gardiens de ces demeures sacrées, l’artiste peut encore admirer quelques fresques que l’on dirait peintes d’hier, et qui représentent des cérémonies royales, des processions religieuses, des batailles où figurent toutes les armes de l’époque, telles qu’elles furent dans ce splendide pays de l’Inde, aux premiers temps de l’ère chrétienne.

Nana Sahib connaissait tous les secrets de ces mystérieuses hypogées. Plus d’une fois, ses compagnons et lui, trop pressés par les troupes royales, y avaient trouvé refuge aux mauvais jours de l’insurrection. Les galeries souterraines qui les reliaient, les plus étroits tunnels ménagés dans le massif quartzeux, les sinueux conduits croisés sous tous les angles, les mille ramifications de ce labyrinthe, dont l’enchevêtrement eût lassé les plus patients, tout cela lui était familier. Il ne pouvait s’y perdre, même quand une torche n’éclairait pas leurs sombres profondeurs.

Le Nana, au milieu de cette nuit obscure, en homme sûr de ce qu’il fait, alla droit à l’une des excavations les moins importantes du groupe. L’ouverture en était obstruée par un rideau d’arbustes épais et un amas de grosses pierres qu’un éboulement ancien semblait avoir jetées là, entre les broussailles du sol et les plantes lapidaires de la roche.

Un simple grattement de son ongle sur la paroi suffit au nabab pour signaler sa présence à l’orifice de l’excavation.

Deux ou trois têtes d’Indous apparurent aussitôt entre les interstices des branches, puis dix, puis vingt autres, et bientôt des corps, se faufilant entre les pierres comme des serpents, formèrent un groupe d’une quarantaine d’hommes bien armés.

« En route ! » dit Nana Sahib.

Et sans demander une explication, sans savoir où il les conduisait, ces fidèles compagnons du nabab le suivirent, prêts à se faire tuer sur un signe de lui. Ils étaient à pied, mais leurs jambes pouvaient lutter de vitesse avec celles d’un cheval.

La petite troupe s’enfonça à travers le défilé qui côtoyait l’abîme, en remontant vers le nord, et contourna la croupe de la montagne. Une heure après, elle avait atteint la route du Kandeish, qui va se perdre dans les passes des monts Sautpourra.

L’embranchement que jette le railway de Bombay à Allahabad sur Nagpore, et la voie principale elle-même, qui court vers le nord-est, furent dépassés au point du jour.

À ce moment, le train de Calcutta filait à toute vitesse, jetant sa vapeur blanche aux superbes banians de la route, et ses hennissements aux fauves effarés des jungles.

Le nabab avait arrêté son cheval, et, d’une voix forte, la main tendue vers le train qui fuyait :

« Va, s’écria-t-il, va dire au vice-roi de l’Inde que Nana Sahib est toujours vivant, et que ce railway, œuvre maudite de leurs mains, il le noiera dans le sang des envahisseurs ! » (...)

Le pâl de Tandît.

Il faut abandonner un instant le colonel Munro, ainsi que ses compagnons, l’ingénieur Banks, le capitaine Hod, le Français Maucler, et interrompre pendant quelques pages le récit de ce voyage, dont la première partie, comprenant l’itinéraire de Calcutta à la frontière indo-chinoise, se termine à la base des montagnes du Thibet.

On se rappelle l’incident qui avait marqué le passage de Steam-House à Allahabad. Un numéro du journal de la ville, daté du 25 mai, apprenait au colonel Munro la mort de Nana Sahib. Cette nouvelle, souvent répandue, toujours démentie, était-elle vraie cette fois ? Sir Edward Munro, après des détails si précis, pouvait-il douter encore, et ne devait-il pas renoncer enfin à se faire justice du révolté de 1857 ?

On en jugera.

Voici ce qui s’était passé depuis cette nuit du 7 au 8 mars, pendant laquelle Nana Sahib, accompagné de Balao Rao, son frère, escorté de ses plus fidèles compagnons d’armes, et suivi de l’Indou Kâlagani, avait quitté les caves d’Adjuntah.

Soixante heures plus tard, le nabab atteignait les étroits défilés des monts Sautpourra, après avoir traversé la Tapi, qui va se jeter à la côte ouest de la péninsule, près de Surate. Il se trouvait alors à cent milles d’Adjuntah, dans une partie peu fréquentée de la province, ce qui, pour le moment, lui assurait quelque sécurité.

L’endroit était bien choisi.

Les monts Sautpourra, de médiocre hauteur, commandent au sud le bassin de la Nerbudda, dont la limite septentrionale est couronnée par les monts Vindhyas. Ces deux chaînes, courant presque parallèlement l’une à l’autre, enchevêtrent leurs ramifications et ménagent, dans ce pays accidenté, des retraites difficiles à découvrir. Mais si les Vindhyas, à la hauteur du vingt-troisième degré de latitude, coupent l’Inde presque entièrement de l’ouest à l’est, en formant un des grands côtés du triangle central de la péninsule, il n’en est pas ainsi des Sautpourra, qui ne dépassent pas le soixante-quinzième degré de longitude, et viennent s’y souder au mont Kaligong.

Là, Nana Sahib se trouvait à l’entrée du pays des Gounds, redoutables tribus de ces peuplades de vieille race, imparfaitement soumises, qu’il voulait pousser à la révolte.

Un territoire de deux cents milles carrés, une population de plus de trois millions d’habitants, tel est ce pays du Goudwana, dont M. Rousselet considère les habitants comme autochtones et dans lequel les ferments de rébellion sont toujours prêts à lever. C’est là une importante portion de l’Indoustan, et, à vrai dire, elle n’est que nominalement sous la domination anglaise. Le railway de Bombay à Allahabad traverse bien cette contrée du sud-ouest au nord-est, il jette même un embranchement jusqu’au centre de la province de Nagpore, mais les tribus sont restées sauvages, réfractaires à toute idée de civilisation, impatientes du joug européen, en somme, très difficiles à réduire dans leurs montagnes, – et Nana Sahib le savait bien.

C’était donc là qu’il avait voulu tout d’abord chercher asile, afin d’échapper aux recherches de la police anglaise, en attendant l’heure de provoquer le mouvement insurrectionnel.

Si le nabab réussissait dans son entreprise, si les Gounds se levaient à sa voix et marchaient à sa suite, la révolte pourrait rapidement prendre une extension considérable.

En effet ; au nord du Goudwana, c’est le Bundelkund, qui comprend toute la région montagneuse située entre le plateau supérieur des Vindhyas et l’important cours d’eau de la Jumna. Dans ce pays, couvert ou plutôt hérissé des plus belles forêts vierges de l’Indoustan, vit un peuple de Boundélas, fourbe et cruel, chez lequel tous les criminels, politiques ou autres, cherchent volontiers et trouvent facilement refuge ; là, se masse une population de deux millions et demi d’habitants sur une surface de vingt-huit mille kilomètres carrés ; là, les provinces sont restées barbares ; là, vivent encore de ces vieux partisans, qui luttèrent contre les envahisseurs sous Tippo Sahib ; là, sont nés les célèbres étrangleurs Thugs, si longtemps l’épouvante de l’Inde, fanatiques assassins, qui, sans jamais verser de sang, ont fait d’innombrables victimes ; là, les bandes de Pindarris ont exercé presque impunément les plus odieux massacres ; là, pullulent encore ces terribles Dacoits, secte d’empoisonneurs qui marchent sur les traces des Thugs ; là, enfin, s’était déjà réfugié Nana Sahib lui-même, après avoir échappé aux troupes royales, maîtresses de Jansie ; là, il avait dépisté toutes les recherches, avant d’aller demander un asile plus sûr aux inaccessibles retraites de la frontière indo-chinoise.

À l’est du Goudwana, c’est le Khondistan, ou pays des Khounds. Ainsi se nomment ces farouches sectateurs de Tado Pennor, le dieu de la terre, et de Maunck Soro, le dieu rouge des combats, ces sanglants adeptes des « mériahs », ou sacrifices humains, que les Anglais ont tant de peine à détruire, ces sauvages dignes d’être comparés aux naturels des îles les plus barbares de la Polynésie, contre lesquels, de 1840 à 1854, le major général John Campbell, les capitaines Macpherson, Macviccar et Frye, entreprirent de pénibles et longues expéditions, – fanatiques prêts à tout oser, lorsque, sous quelque prétexte religieux, une puissante main les pousserait en avant.

À l’ouest du Goudwana, c’est un pays de quinze cent mille à deux millions d’âmes, occupé par les Bhîls, puissants autrefois dans le Malwa et le Rajpoutuna, maintenant divisés en clans, répandus dans toute la région des Vindhyas, presque toujours ivres de cette eau-de-vie que leur fournit l’arbre de « mhowah », mais braves, audacieux, robustes, agiles, l’oreille toujours ouverte au « kisri », qui est leur cri de guerre et de pillage.

On le voit, Nana Sahib avait bien choisi. Dans cette région centrale de la péninsule, au lieu d’une simple insurrection militaire, il espérait, cette fois, provoquer un mouvement national, auquel prendraient part les Indous de toute caste.

Mais, avant de rien entreprendre, il convenait de se fixer dans le pays, afin d’agir efficacement sur les populations dans la mesure que les circonstances permettaient. Donc, nécessité de trouver un asile sûr, momentanément du moins, quitte à l’abandonner, s’il devenait suspect.

Tel fut le premier soin de Nana Sahib. Les Indous qui l’avaient suivi depuis Adjuntah, pouvaient aller et venir librement dans toute la présidence. Balao Rao, que ne visait pas la notice du gouverneur, aurait pu, lui aussi, jouir de la même immunité, n’eût été sa ressemblance avec son frère. Depuis sa fuite jusqu’aux frontières du Népaul, l’attention n’avait plus été attirée sur sa personne, et l’on avait tout lieu de le croire mort. Mais, pris pour Nana Sahib, il eût été arrêté, – ce qu’il fallait éviter à tout prix.

Ainsi donc, pour ces deux frères unis dans la même pensée, marchant au même but, un unique asile était nécessaire. Quant à le trouver, cela ne devait être ni long ni difficile dans ces défilés des monts Sautpourra.

Et, en effet, cet asile fut tout d’abord indiqué par un des Indous de la troupe, un Gound, qui connaissait la vallée jusque dans ses plus profondes retraites.

Sur la rive droite d’un petit affluent de la Nerbudda se trouvait un pâl abandonné, nommé le pâl de Tandit.

Le pâl, c’est moins qu’un village, à peine un hameau, une réunion de huttes, souvent même une habitation isolée. La nomade famille, qui l’occupe, est venue s’y fixer temporairement. Après avoir brûlé quelques arbres, dont les cendres vivifient le sol pour une courte saison, le Gound et les siens ont construit leur demeure. Mais, comme le pays n’est rien moins que sûr, la maison a pris l’aspect d’un fortin. Un rang de palissades l’entoure, et elle peut se défendre contre une surprise. Cachée, d’ailleurs, dans quelque épais massif, enfouie, pour ainsi dire, sous un berceau de cactus et de broussailles, il n’est pas aisé de la découvrir.

Le plus ordinairement, le pâl couronne quelque monticule, sur le revers d’une vallée étroite, entre deux contreforts escarpés, au milieu d’impénétrables futaies. Il ne semble pas que des créatures humaines aient pu y chercher refuge. De routes pour y conduire, point ; de sentiers qui y donnent accès, on ne voit pas trace. Pour l’atteindre, il faut quelquefois remonter le lit raviné d’un torrent, dont l’eau efface toute empreinte. Qui le franchit ne laisse aucun vestige après lui. Dans la saison chaude, on s’y mouille jusqu’à la cheville, dans la saison froide, jusqu’aux genoux, et rien n’indique qu’un être vivant y a passé. En outre, une avalanche de roches, que la main d’un enfant suffirait à précipiter, écraserait quiconque tenterait d’arriver au pâl contre la volonté de ses habitants.

Cependant, si isolés qu’ils soient dans leurs aires inaccessibles, les Gounds peuvent rapidement communiquer de pâl à pâl. Du haut de ces croupes inégales des Sautpourra, les signaux se propagent en quelques minutes sur vingt lieues de pays. C’est un feu allumé à la cime d’une roche aiguë, c’est un arbre changé en torche gigantesque, c’est une simple fumée qui empanache le sommet d’un contrefort. On sait ce que cela signifie. L’ennemi, c’est-à-dire un détachement de soldats de l’armée royale, une escouade d’agents de la police anglaise, a pénétré dans la vallée, remonte le cours de la Nerbudda, fouille les gorges de la chaîne, en quête de quelque malfaiteur, auquel ce pays offre volontiers refuge. Le cri de guerre, si familier à l’oreille des montagnards, devient cri d’alarme. Un étranger le confondrait avec le hululement des oiseaux de nuit ou le sifflement des reptiles. Le Gound, lui, ne s’y trompe pas. Il faut veiller, on veille ; il faut fuir, on fuit. Les pâls suspects sont abandonnés, brûlés même. Ces nomades se réfugient en d’autres retraites, qu’ils abandonneront encore, s’ils sont pressés de trop près, et, sur ces terrains recouverts de cendres, les agents de l’autorité ne trouvent plus que des ruines.

C’était à l’un de ces pâls, – le pâl de Tandît, – que Nana Sahib et les siens étaient venus demander refuge. Là, les avait tout d’abord conduits le fidèle Gound dévoué à la personne du nabab. Là, ils s’installèrent dans la journée du 12 mars.

Le premier soin des deux frères, dès qu’ils eurent pris possession du pâl de Tandît, fut d’en reconnaître soigneusement les abords. Ils observèrent dans quelle direction et à quelle portée le regard pouvait s’étendre. Ils se firent indiquer quelles étaient les habitations les plus rapprochées, et s’enquirent de ceux qui les occupaient. La position de cette croupe isolée, que couronnait le pâl de Tandît, au milieu d’un massif d’arbres, ils l’étudièrent, et se rendirent finalement compte de l’impossibilité d’y avoir accès, sans suivre le lit d’un torrent, le torrent de Nazzur, qu’ils venaient de remonter eux-mêmes.

Le pâl de Tandît offrait donc toutes les conditions de sécurité, d’autant mieux qu’il s’élevait au-dessus d’un souterrain, dont les secrètes issues s’ouvraient sur le flanc du contrefort, et permettaient de s’enfuir, le cas échéant.

Nana Sahib et son frère n’auraient pu trouver un plus sûr asile.

Mais il ne suffisait pas à Balao Rao de savoir ce qu’était actuellement le pâl de Tandît, il voulait apprendre ce qu’il avait été, et, pendant que le nabab visitait l’intérieur du fortin, il continua d’interroger le Gound.

« Quelques questions encore, lui dit-il. Depuis combien de temps ce pâl est-il abandonné ?

– Depuis plus d’un an, répondit le Gound.

– Qui l’habitait ?

– Une famille de nomades, qui n’y est restée que quelques mois.

– Pourquoi l’ont-ils quitté ?

– Parce que le sol, destiné à les nourrir, ne pouvait plus leur assurer la nourriture.

– Et depuis leur départ, personne, à ta connaissance, n’y a cherché refuge ?

– Personne.

– Jamais un soldat de l’armée royale, jamais un agent de la police n’a mis le pied dans l’enceinte de ce pâl ?

– Jamais.

– Aucun étranger ne l’a visité ?

– Aucun… répondit le Gound, si ce n’est une femme.

– Une femme ? répliqua vivement Balao Rao.

– Oui, une femme, qui, depuis trois ans environ, erre dans la vallée de la Nerbudda.

– Quelle est cette femme ?

– Ce qu’elle est, je l’ignore, répondit le Gound. D’où elle vient, je ne puis le dire, et, dans toute la vallée, personne n’en sait plus que moi sur son compte ! Est-ce une étrangère, est-ce une Indoue, on n’a jamais pu le savoir ! »

Balao Rao réfléchit un instant ; puis, reprenant : « Que fait cette femme ? demanda-t-il.

– Elle va, elle vient, répondit le Gound. Elle vit uniquement d’aumônes. On a pour elle, dans toute la vallée, une sorte de vénération superstitieuse. Plusieurs fois, je l’ai reçue dans mon propre pâl. Elle ne parle jamais. On pourrait croire qu’elle est muette, et je ne serais pas étonné qu’elle le fût. La nuit, on la voit se promener, tenant à la main une branche résineuse allumée. Aussi, ne la connaît-on que sous le nom de la « Flamme Errante ! »

– Mais, dit Balao Rao, si cette femme connaît le pâl de Tandît, ne peut-elle y revenir pendant que nous l’occuperons, et n’avons-nous rien à craindre d’elle ?

– Rien, répondit le Gound. Cette femme n’a pas sa raison. Sa tête ne lui appartient plus ; ses yeux ne regardent pas ce qu’ils voient ; ses oreilles n’écoutent pas ce qu’elles entendent ; sa langue ne sait plus prononcer une parole ! Elle est ce que serait une aveugle, une sourde, une muette, pour toutes les choses du dehors. C’est une folle, et, une folle, c’est une morte qui continue à vivre ! »

Le Gound, dans ce langage particulier aux Indous des montagnes, venait de tracer le portrait d’une étrange créature, très connue dans la vallée, la « Flamme Errante » de la Nerbudda.

C’était une femme, dont la figure pâle, belle encore, vieillie et non vieille, mais privée de toute expression, n’indiquait ni l’origine, ni l’âge. On eût dit que ses yeux hagards venaient de se fermer à la vie intellectuelle sur quelque effroyable scène, qu’ils continuaient à voir « en dedans. »

À cette créature inoffensive et privée de sa raison, les montagnards avaient fait bon accueil. Les fous, pour ces Gounds, comme pour toutes les populations sauvages, sont des êtres sacrés que protège un superstitieux respect. Aussi recevait on hospitalièrement la Flamme Errante partout où elle se présentait. Aucun pâl ne lui fermait sa porte. On la nourrissait quand elle avait faim, on la couchait lorsqu’elle tombait de fatigue, sans attendre une parole de remerciement que sa bouche ne pouvait plus formuler.

Depuis combien de temps durait cette existence ? D’où venait cette femme ? Vers quelle époque avait-elle apparu dans le Goudwana ? Il eût été difficile de le préciser. Pourquoi se promenait-elle, une flamme à la main ? Était-ce pour guider ses pas ? Était-ce pour éloigner les fauves ? on n’eût pu le dire. Il lui arrivait de disparaître pendant des mois entiers. Que devenait-elle alors ? Quittait-elle les défilés des monts Sautpourra pour les gorges des Vindhyas ? S’égarait-elle au delà de la Nerbudda, jusque dans le Malwa ou le Bundelkund ? Nul ne le savait. Plus d’une fois, tant son absence se prolongea, on put croire que sa triste vie avait pris fin. Mais non ! On la revoyait revenir toujours la même, sans que ni la fatigue, ni la maladie, ni le dénuement, parussent avoir éprouvé sa nature, si frêle en apparence.

Balao Rao avait écouté l’Indou avec une extrême attention. Il se demandait toujours s’il n’y avait pas quelque danger dans cette circonstance que la Flamme Errante connaissait le pâl de Tandît, qu’elle y avait déjà cherché refuge, que son instinct pouvait l’y ramener.

Il revint donc sur ce point, et demanda au Gound si lui ou les siens savaient où se trouvait actuellement cette folle.

« Je l’ignore, répondit le Gound. Voilà plus de six mois que personne ne l’a revue dans la vallée. Il est donc possible qu’elle soit morte. Mais enfin, reparût-elle et revînt-elle au pâl de Tandît, il n’y aurait rien à redouter de sa présence. Ce n’est qu’une statue vivante. Elle ne vous verrait pas, elle ne vous entendrait pas, elle ne saurait pas qui vous êtes. Elle entrerait, elle s’assoirait à votre foyer, pour un jour, pour deux jours, puis elle rallumerait sa résine éteinte, vous quitterait, et recommencerait à errer de maison en maison. C’est là toute sa vie. D’ailleurs, son absence se prolonge tellement cette fois, qu’il est probable qu’elle ne reviendra jamais. Celle qui était déjà morte d’esprit doit être maintenant morte de corps ! »

Balao Rao ne crut pas devoir parler de cet incident à Nana Sahib, et lui-même n’y attacha bientôt plus aucune importance.

Un mois après leur arrivée au pâl de Tandît, le retour de la Flamme Errante n’avait pas été signalé dans la vallée de la Nerbudda.

La Flamme Errante.

Nana Sahib, pendant tout un mois, du 12 mars au 12 avril, resta caché dans le pâl. Il voulait donner aux autorités anglaises le temps de prendre le change, soit en abandonnant les recherches, soit en se lançant sur de fausses pistes.

Si, pendant le jour, les deux frères ne sortaient pas, leurs fidèles parcouraient la vallée, visitaient les villages et les hameaux, annonçaient à mots couverts la prochaine apparition d’un « redoutable moulti », moitié dieu, moitié homme, et ils préparaient les esprits à un soulèvement national.

La nuit venue, Nana Sahib et Balao Rao se hasardaient à quitter leur retraite. Ils s’aventuraient jusque sur les rives de la Nerbudda. Ils allaient de village en village, de pâl en pâl, en attendant l’heure à laquelle ils pourraient parcourir avec quelque sécurité le domaine des rajahs inféodés aux Anglais. Nana Sahib savait, d’ailleurs, que plusieurs semi-indépendants, impatients du joug étranger, se rallieraient à sa voix. Mais, en ce moment, il ne s’agissait que des populations sauvages du Goudwana.

Ces Bhîls barbares, ces Rounds nomades, ces Gounds, aussi peu civilisés que les naturels des îles du Pacifique, le Nana les trouva prêts à se lever, prêts à le suivre. Si, par prudence, il ne se fit connaître qu’à deux ou trois puissants chefs de tribu, cela suffit à lui prouver que son nom seul entraînerait plusieurs millions de ces Indous, qui sont répartis sur le plateau central de l’Indoustan.

Lorsque les deux frères étaient rentrés au pâl de Tandît, ils se rendaient mutuellement compte de ce qu’ils avaient entendu, vu, fait. Leurs compagnons les rejoignaient alors, apportant de toutes parts la nouvelle que l’esprit de révolte soufflait comme un vent d’orage dans la vallée de la Nerbudda. Les Gounds ne demandaient qu’à jeter le « kisri », le cri de guerre des montagnards, et à se précipiter sur les cantonnements militaires de la présidence.

Le moment n’était pas venu.

Il ne suffirait pas, en effet, que toute la contrée comprise entre les monts Sautpourra et les Vindhyas fût en feu. Il fallait encore que l’incendie pût gagner de proche en proche. Donc, nécessité d’entasser les éléments combustibles dans les provinces voisines de la Nerbudda, qui étaient plus directement sous l’autorité anglaise. De chacune des villes, des bourgades du Bhopal, du Malwa, du Bundelkund, et de tout ce vaste royaume de Scindia, il importait de faire un immense foyer, prêt à s’allumer. Mais Nana Sahib, avec raison, ne voulait s’en rapporter qu’à lui seul du soin de visiter les anciens partisans de l’insurrection de 1857, tous ces natifs, qui, restés fidèles à sa cause et n’ayant jamais cru à sa mort, s’attendaient à le voir reparaître de jour en jour.

Un mois après son arrivée au pâl de Tandît, Nana Sahib crut pouvoir agir en toute sécurité. Il pensa que le fait de sa réapparition dans la province avait été reconnu faux. Des affidés le tenaient au courant de tout ce que le gouverneur de la présidence de Bombay avait fait pour opérer sa capture. Il savait que, pendant les premiers jours, l’autorité s’était livrée aux recherches les plus actives, mais sans résultat. Le pêcheur d’Aurungabad, l’ancien prisonnier du Nana, était tombé sous le poignard, et nul n’avait pu soupçonner que le faquir fugitif fût le nabab Dandou-Pant, dont la tête venait d’être mise à prix. Une semaine après, les rumeurs s’apaisèrent, les aspirants à la prime de deux mille livres perdirent tout espoir, et le nom de Nana Sahib retomba dans l’oubli.

Le nabab put donc agir de sa personne, et, sans craindre d’être reconnu, recommencer sa campagne insurrectionnelle. Tantôt sous le costume d’un parsi, tantôt sous celui d’un simple raïot, un jour seul, un autre accompagné de son frère, il commença à s’éloigner du pâl de Tandît, à remonter vers le nord, de l’autre côté de la Nerbudda, et même au delà du revers septentrional des Vindhyas.

Un espion, qui eût voulu le suivre dans toutes ses démarches, l’aurait trouvé à Indore, dès le 12 avril.

Là, dans cette capitale du royaume d’Holcar, Nana Sahib, tout en conservant le plus strict incognito, se mit en communication avec la nombreuse population rurale, employée à la culture des champs de pavots. C’étaient des Rihillas, des Mékranis, des Valayalis, ardents, courageux, fanatiques, pour la plupart Cipayes déserteurs de l’armée native, qui se cachaient sous l’habit du paysan indou.

Puis, Nana Sahib passa la Betwa, affluent de la Jumna, qui court vers le nord, sur la frontière occidentale du Bundelkund, et, le 19 avril, à travers une magnifique vallée dans laquelle les dattiers et les manguiers se multiplient à profusion, il arrivait à Souari.

Là s’élèvent de curieuses constructions, d’une très haute antiquité. Ce sont des « topes », sortes de tumuli, coiffés de dômes hémisphériques, qui forment le groupe principal de Saldhara, au nord de la vallée. De ces monuments funéraires, de ces demeures des morts, dont les autels, consacrés aux rites bouddhiques, sont abrités sous des parasols de pierre, de ces tombes vides depuis tant de siècles, sortirent, à la voix de Nana Sahib, des centaines de fugitifs. Enfouis dans ces ruines pour échapper aux terribles représailles des Anglais, un mot suffit à leur faire comprendre ce que le nabab attendait de leur concours ; un geste suffirait, l’heure venue, à les jeter en masse sur les envahisseurs.

Le 24 avril, Nana Sahib était à Bhilsa, le chef-lieu d’un district important du Malwa, et, dans les ruines de l’ancienne ville, il rassemblait des éléments de révolte, que ne lui eût pas fournis la nouvelle.

Le 27 avril, Nana Sahib atteignit Raygurh, près de la frontière du royaume de Pannah, et, le 30, les restes de la vieille cité de Sangor, non loin de l’endroit où le général sir Hugh Rose livra aux insurgés une sanglante bataille, qui lui donna, avec le col de Maudanpore, la clef des défilés des Vindhyas.

Là, le nabab fut rejoint par son frère, que Kâlagani accompagnait, et tous deux se firent connaître des chefs des principales tribus, dont ils étaient absolument sûrs. Dans ces conciliabules, les préliminaires d’une insurrection générale furent discutés et arrêtés. Tandis que Nana Sahib et Balao Rao opéreraient au sud, leurs alliés devaient manœuvrer sur le revers septentrional des Vindhyas.

Avant de regagner la vallée de la Nerbudda, les deux frères voulurent encore visiter le royaume de Pannah. Ils s’aventurèrent le long de la Keyne, sous le couvert de teks géants, de bambous colosses, à l’abri de ces innombrables multipliants qui semblent destinés à envahir l’Inde entière. Là, furent enrôlés de nombreux et farouches adeptes parmi ce misérable personnel qui exploite, pour le compte du rajah, les riches mines diamantifères du territoire. Ce rajah, dit M. Rousselet, « comprenant la position que fait la domination anglaise aux princes du Bundelkund, a préféré le rôle d’un riche propriétaire foncier à celui d’un insignifiant principicule. » Riche propriétaire, il l’est en effet ! La région adamantifère qu’il possède s’étend sur une longueur de trente kilomètres au nord de Pannah, et l’exploitation de ses mines de diamants, les plus estimés sur les marchés de Bénarès et d’Allahabad, emploie un grand nombre d’Indous. Mais, chez ces malheureux, soumis aux plus durs travaux, que le rajah fait décapiter dès que baisse le rendement de la mine, Nana Sahib devait trouver des milliers de partisans, prêts à se faire tuer pour l’indépendance de leur pays, et il les trouva.

À partir de ce point, les deux frères redescendirent vers la Nerbudda, afin de regagner le pâl de Tandît. Cependant, avant d’aller provoquer le soulèvement du sud, qui devait coïncider avec celui du nord, ils voulurent s’arrêter à Bhopal. C’est une importante ville musulmane, qui est restée la capitale de l’islamisme dans l’Inde, et dont la bégum demeura fidèle aux Anglais pendant toute la période insurrectionnelle.

Nana Sahib et Balao Rao, accompagnés d’une douzaine de Gounds, arrivèrent à Bhopal, le 24 mai, dernier jour de ces fêtes du Moharum, instituées pour célébrer le renouvellement de l’année musulmane. Tous deux avaient revêtu le costume des « joguis », sinistres mendiants religieux, armés de longs poignards à lame arrondie, dont ils se frappent par fanatisme, mais sans grand mal ni danger.

Les deux frères, méconnaissables sous ce déguisement, avaient suivi la procession dans les rues de la ville, au milieu des nombreux éléphants, qui portaient sur leurs dos des « tadzias », sorte de petits temples hauts de vingt pieds ; ils avaient pu se mêler aux musulmans, richement vêtus de tuniques brodées d’or et coiffés de toques de mousseline ; ils s’étaient confondus dans les rangs des musiciens, des soldats, des bayadères, des jeunes gens travestis en femmes, – bizarre agglomération qui donnait à cette cérémonie une tournure carnavalesque. Avec ces Indous de toutes sortes, dans lesquels ils comptaient de nombreux fidèles, ils avaient pu échanger une sorte de signe maçonnique, familier aux anciens révoltés de 1857.

Le soir venu, tout ce monde s’était porté vers le lac qui baigne le faubourg oriental de la ville.

Là, au milieu de cris assourdissants, de détonations d’armes à feu, de crépitations de pétards, à la lueur de milliers de torches, tous ces fanatiques précipitèrent les tadzias dans les eaux du lac. Les fêtes du Moharum étaient finies.

À ce moment, Nana Sahib sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna. Un Bengali était à ses côtés.

Nana Sahib reconnut en cet Indou un de ses anciens compagnons d’armes de Lucknow. Il l’interrogea du regard.

Le Bengali se borna à murmurer les mots suivants, que Nana Sahib entendit sans qu’un geste eût trahi son émotion.

« Le colonel Munro a quitté Calcutta.

– Où est-il ?

– Il était hier à Bénarès.

– Où va-t-il ?

– À la frontière du Népaul.

– Dans quel but ?

– Pour y séjourner quelques mois.

– Et ensuite ?…

– Revenir à Bombay. » Un sifflement retentit. Un Indou, se glissant à travers la foule, arriva près de Nana Sahib.

C’était Kâlagani.

« Pars à l’instant, dit le nabab. Rejoins Munro qui remonte vers le nord. Attache-toi à lui. Impose-toi par quelque service rendu, et risque ta vie, s’il le faut. Ne le quitte pas avant qu’il n’ait redescendu au delà des Vindhyas, jusqu’à la vallée de la Nerbudda. Alors, mais alors seulement, viens me donner avis de sa présence. »

Kâlagani se contenta de répondre par un signe affirmatif, et disparut dans la foule. Un geste du nabab était pour lui un ordre. Dix minutes après, il avait quitté Bhopal. À ce moment, Balao Rao s’approcha de son frère. « Il est temps de partir, lui dit-il.

– Oui, répondit Nana Sahib, et il faut que nous soyons avant le jour au pâl de Tandît.

– En route. » Tous deux, suivis de leurs Gounds, remontèrent la rive septentrionale du lac jusqu’à une ferme isolée. Là, des chevaux les attendaient pour eux et leur escorte. C’étaient de ces chevaux rapides, auxquels on donne une nourriture très épicée, et qui peuvent faire cinquante milles dans une seule nuit. À huit heures, ils galopaient sur la route de Bhopal aux Vindhyas. Si le nabab voulait arriver avant l’aube au pâl do Tandît, ce n’était que par mesure de prudence. Mieux valait, en effet, que son retour dans la vallée passât inaperçu.

La petite troupe marcha donc de toute la vitesse de ses chevaux.

Nana Sahib et Balao Rao, l’un près de l’autre, ne se parlaient pas, mais la même pensée occupait leur esprit. De cette excursion au delà des Vindhyas, ils rapportèrent plus que l’espoir, la certitude que d’innombrables partisans se ralliaient à leur cause. Le plateau central de l’Inde était tout entier dans leurs mains. Les cantonnements militaires, répartis sur ce vaste territoire, ne pourraient résister aux premiers assauts des insurgés. Leur anéantissement ferait place libre à la révolte, qui ne tarderait pas à élever d’un littoral à l’autre toute une muraille d’Indous fanatisés, contre laquelle viendrait se briser l’armée royale.

Mais, en même temps, Nana Sahib songeait à cet heureux coup du sort, qui allait lui livrer Munro. Le colonel venait enfin de quitter Calcutta, où il était difficile de l’atteindre. Désormais, aucun de ses mouvements n’échapperait au nabab. Sans qu’il pût s’en douter, la main de Kâlagani le guiderait vers cette sauvage contrée des Vindhyas, et, là, nul ne pourrait le soustraire au supplice que lui réservait la haine de Nana Sahib.

Balao Rao ne savait rien encore de ce qui s’était dit entre le Bengali et son frère. Ce ne fut qu’aux abords du pâl de Tandît, pendant que les chevaux soufflaient un instant, que Nana Sahib se borna à le lui apprendre en ces termes :

« Munro a quitté Calcutta et se dirige vers Bombay.

– La route de Bombay, s’écria Balao Rao, va jusqu’au rivage de l’océan Indien !

– La route de Bombay, cette fois, répondit Nana Sahib, s’arrêtera aux Vindhyas ! » Cette réponse disait tout.

Les chevaux repartirent au galop et se lancèrent à travers le massif d’arbres, qui se dressait à la lisière de la vallée de la Nerbudda.

Il était alors cinq heures du matin. Le jour commençait à se faire. Nana Sahib, Balao Rao et leurs compagnons venaient d’arriver au lit torrentueux du Nazzur, qui montait vers le pâl.

Les chevaux s’arrêtèrent en cet endroit et furent laissés à la garde de deux Gounds, chargés de les conduire au plus proche village.

Les autres suivirent les deux frères, qui gravissaient les marches tremblantes sous l’eau du torrent.

Tout était tranquille. Les premiers bruits du jour n’avaient pas encore interrompu le silence de la nuit.

Soudain, un coup de feu éclata et fut suivi de plusieurs autres. En même temps, ces cris se faisaient entendre :

« Hurrah ! hurrah ! en avant ! »

Un officier, précédant une cinquantaine de soldats de l’armée royale, apparut sur la crête du pâl.

« Feu ! Que pas un ne s’échappe ! » cria-t-il encore.

Nouvelle décharge, dirigée presque à bout portant sur le groupe de Gounds qui entourait Nana Sahib et son frère.

Cinq ou six Indous tombèrent. Les autres, se rejetant dans le lit du Nazzur, disparurent sous les premiers arbres de la forêt.

« Nana Sahib ! Nana Sahib ! » crièrent les Anglais, en s’engageant dans l’étroit ravin.

Alors, un de ceux qui avaient été frappés mortellement, se redressa, la main tendue vers eux.

« Mort aux envahisseurs ! » cria-t-il d’une voix terrible encore, et il retomba sans mouvement.

L’officier s’approcha du cadavre.

« Est-ce bien Nana Sahib ? demanda-t-il.

– C’est lui, répondirent deux soldats du détachement, qui, pour avoir tenu garnison à Cawnpore, connaissaient parfaitement le nabab.

– Aux autres, maintenant ! » cria l’officier. Et tout le détachement se jeta dans la forêt à la poursuite des Gounds. À peine avait-il disparu, qu’une ombre se glissait sur l’escarpement que couronnait le pâl. C’était la Flamme Errante, enveloppée d’un long pagne brun, que le cordon d’un langouti serrait à la ceinture. La veille au soir, cette folle avait été le guide inconscient de l’officier anglais et de ses hommes. Rentrée dans la vallée depuis la veille, elle regagnait machinalement le pâl de Tandît, vers lequel une sorte d’instinct la ramenait. Mais, cette fois, l’étrange créature, que l’on croyait muette, laissait échapper de ses lèvres un nom, rien qu’un seul, celui du massacreur de Cawnpore ! « Nana Sahib ! Nana Sahib ! » répétait-elle, comme si l’image du nabab, par quelque inexplicable pressentiment, se fût dressée dans son souvenir.

Ce nom fit tressaillir l’officier. Il s’attacha aux pas de la folle. Celle-ci ne parut pas même le voir, ni les soldats qui la suivirent jusqu’au pâl. Était-ce donc là que s’était réfugié le nabab dont la tête était mise à prix ? L’officier prit les mesures nécessaires et fit garder le lit du Nazzur, en attendant le jour. Lorsque Nana Sahib et ses Gounds s’y furent engagés, il les accueillit par une décharge, qui en jeta plusieurs à terre, et, parmi eux, le chef de l’insurrection des Cipayes.

Telle fut la rencontre que le télégraphe signala le jour même au gouverneur de la présidence de Bombay. Ce télégramme se répandit dans toute la péninsule, les journaux le reproduisirent immédiatement, et ce fut ainsi que le colonel Munro put en prendre connaissance à la date du 26 mai, dans la Gazette d’Allahabad.

Il n’y avait pas à douter cette fois de la mort de Nana Sahib. Son identité avait été constatée, et le journal pouvait dire avec raison : « Le royaume de l’Inde n’a plus rien à craindre désormais du cruel rajah qui lui a coûté tant de sang ! »

Cependant, la folle, après avoir quitté le pâl, descendait le lit du Nazzur. De ses yeux hagards sortait comme la lueur d’un feu interne, qui se serait soudainement rallumé en elle, et, machinalement, ses lèvres laissaient échapper le nom du nabab.

Elle arriva ainsi à l’endroit où gisaient les cadavres, et s’arrêta devant celui qui avait été reconnu par les soldats de Lucknow. La figure contractée de ce mort semblait encore menacer. On eût dit qu’après n’avoir vécu que pour la vengeance, la haine survivait en lui.

La folle s’agenouilla, posa ses deux mains sur ce corps troué de balles, dont le sang tacha les plis de son pagne. Elle le regarda longuement, puis, se relevant et secouant la tête, elle descendit lentement le lit du Nazzur.

Mais alors, la Flamme Errante était retombée dans son indifférence habituelle, et sa bouche ne répétait plus le nom maudit de Nana Sahib.

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