Accueil > 02 - Livre Deux : SCIENCES > Questions de sciences > Une révolution ignorée par Noam Chomsky : la distinction entre les (...)

Une révolution ignorée par Noam Chomsky : la distinction entre les langages mathématiques formels et notre langage universel

mardi 28 janvier 2014, par Robert Paris

Un des ouvrages dans lesquels Noam Chomsky expose sa théorie des grammaires génératives est Aspects of the Theory of Syntax (1965), ce livre étant censé être une référence incontournable en linguistique au XX ème siècle, mieux, une révolution. Les théories de Chomsky devraient donc intéresser les révolutionnaires.

Noam Chomsky est connu pour ses idées dans deux domaines différents. D’abord ses prises de position « de gauche » contre certains aspects de la politique étrangère américaine, ensuite comme ayant « révolutionné » la linguistique du XXème sècle par ses théories sur différentes sortes de « grammaires ».

Il est difficile au non-spécialiste d’avoir une idée de la valeur des théories linguistiques de Chomsky. Ceux qui combattent ses prises de position politiques reconnaissent souvent le « grand linguiste ». Ceux qui se reconnaissent en lui politiquement ne s’intéressent pas toujours à ses théories linguistiques. Les choses sont rendues difficiles par le cloisonnement que Chomsky introduit entre sa linguistique et sa politique, cette dernière ne réclamant à son avis pas de fondement scientifique :

Je ne crois pas qu’il y ait un un lien direct entre ces deux activités (...) Il n’y a pas de connexion profonde entre ma critique de l’idéologie et le travail portant sur la structure du langage. L’analyse de l’idéologie me semble une démarche relativement directe et superficielle, si on la compare à la démarche qui requiert une abstraction conceptuelle très poussée.

Or le marxisme détruit ce genre cloison, car comme le dit bien Plekhanov à l’ouverture des Questions fondamentales du marxisme :

Le marxisme est toute une conception du monde. En bref, c’est le matérialisme d’aujourd’hui.

Qu’Engels écrive La dialectique de la nature ou La Guerre des paysans, le fondement de ses analyses reste commun : le matérialisme dialectique.

Que Lénine écrive Matérialisme et empiriocriticisme ou L’Etat et la Révolution le fondement de ses analyses est aussi le matérialisme dialectique.

De même pour Trostsky et Rosa Luxembourg qui écrivirent à la fois sur la révolution et sur la littérature, les sciences de la nature.

Chomsky ne se réclame pas du matérialisme philosophique comme théorie unifiant les trois grands domaines scientifiques que sont les sciences de la matières, les sciences sociales et la théorie de la connaissance, ni d’aucune conception philosophique générale unificatrice. En cela il est fondamentalement opposé à Marx ou à ceux qui comme Hegel voient un fondement commun à toutes les sciences (la matière pour Marx, l’esprit pour Hegel).

Chomsky n’est pas Marxiste, il est loin d’être le seul, mais il se distingue en étant ouvertement hostile au marxisme, à la Révolution prolétarienne russe d’octobre 1917, au communisme :

La philosophie marxiste contemporaine est en grande partie liée au Marxisme Léninisme. Le marxisme européen qui a suivi la première guerre mondiale a suivi des tendances malheureuses, à mon avis : des tendances liées au bolchévisme, qui est pour moi un courant autoritaire et réactionnaire. Langue, linguistique et politique (1977)

Cela en soi n’empêcherait pas Chomsky d’être un grand linguiste, ce serait alors au marxisme de montrer comment les théories du linguiste sont, à son corps défendant, un argument en faveur de la philosophie matérialiste dialectique, même si Chomsky la combat. Mais les théories de Chomsky ne semblent pas avoir tenues leurs promesses. Il est difficile d’en faire le tour en un seul article, mais un point faible évident tient en sa relation très floue avec la logique mathématique initiée par Frege à la fin du XIXème, qui est en partie une théorie du langage, celle du langage mathématique

Dans le livre cité plus haut, Chomsky est censé expliquer la Grammaire générative, science qu’il aurait fondée. Or ce qui est frappant c’est que cette science reprend le vocabulaire des langages formels étudiés en mathématiques. Ce domaine des mathématiques fut fondé définitivement par Gotlob Frege, mathématicien allemand réactionnaire en politique, mais révolutionnaire en mathématiques, en 1879, et marqué par le fameux article de Kurt Godel portant sur l’indécidabilité dans ces langages formels en 1931.

Tout d’abord ces langages formels mathématiques fournissent des exemples de grammaires génératives rêvées par Chomsky dans le sens où
1) quelques formules de base, plus 2) quelques règles permettant de former de nouvelles phrases à partir de ces phrases de base permettent 3) de générer toutes les phrases possibles (une infinité) dans ce langage.

Dans l’ouvrage juste cité, l’interviewer de Chomsky semble avoir bien compris que la grammaire générative de Chomsky est une banale copie conforme du langage créé par Frege dans son article de 1879 :

Par conséquent vous exigez que les concepts grammaticaux soient définis en termes formels et spécifiques, indépendamment des concepts sémantiques vagues ?

Chomsky répond positivement, posant pour l’histoire :

Je suis parvenu à l’hypothèse dite de l’autonomie de la syntaxe

Rappelons qu’en gros la syntaxe est la grammaire. La sémantique est le sens des mots.

Nous somme ici au coeur du problème. Ce que Chomsky nomme « l’autonomie de la syntaxe », sous-entendu par rapport à la sémantique, est à la base de la création des langages formels par Frege en 1879 dans le domaine des mathématiques. Frege pensait que la sémantique apporte toujours des ambiguités et que c’est donc à cause de cette sémantique que des contradictions étaient apparues en mathématiques (notamment la crise de la géométrie euclidienne, équivalent de l’Ancien Testament, du Coran pour les mathématiciens formalistes).

Cette distinction entre syntaxe et sémantique est depuis des décennies en mathématiques le premier paragraphe de tout manuel de logique mathématique qui se respecte. C’est une banalité rebattue en mathématiques, même si elle n’est toujours pas enseignée largement.
Chomsky n’invente donc absolument pas une telle notion ... mais cela il ne le dit pas. Il sait que son lecteur de gauche moyen n’a jamais entendu parler De Gotlob Frege, de Hilbert, Godel ou Tarski. Certes l’ambition de Chomsky d’importer cette notion du domaine des mathématiques (et de l’informatique aujourd’hui) dans le domaine de la linguistique qui étudie les langages les plus généraux est tout à son honneur. De nombreux progrès en sciences ont suivi cette voie. Mais Chomsky, de manière surprenante, n’explique pas clairement que telle est sa démarche : utiliser une méthode qui eut un succès en mathématiques dans le domaine de la linguistique. Il obscurcit les choses en masquant ce fait.

Une raison profonde de cette cachoterie semble être la suivante : un mathématicien majeur Tarski et un linguiste majeur Hjelmslev ont montré dès les années 1930 que langages formels des mathématiques et le langage de tous les jours montrent une différence qualitative fondamentale qui rend impossible, dans l’immédiat, la démarche de Chomsky qui est l’application de la théorie mathématique des langages formels à la linguistique générale.

C’est en limitant leur objet à des langages très restreints que les mathématiciens ont obtenus des résultats spectaculaires. On parle en logique mathématique du « langage objet » que l’on étudie, qui n’est pas le langage du mathématicien qui l’étudie. La condition des succès en mathématiques de Frege (1879) à Godel (1931), dans l’étude des langages formels est donc fondée sur une séparation entre ce qu’on peut appeler la linguistique mathématique de la linguistique générale. Les mathématiciens ont proclamé leur indépendance, pensant que la mathématique isolée serait le paradis avec un langage parfait (mais Godel a détruit ce « Paradis » en 1931)

Voyons en quoi la perspective de Chomsky d’une grammaire générative universelle avait été écartée par Hjelmslev et Tarski dans les années 30.

Le linguiste Hjelmslev distingue langage formel restreint et langage universel

Hjelmslev reconnait l’importance des pas décisifs faits par les mathématiciens concernant l’étude de leur langage, celui des mathématiques :

La théorie logique des signes a son point de départ dans la métamathématiques de Hilbert dont l’idée était de considérer le système des symboles mathématiques comme un système de figures d’expression sans considération aucune de leur contenu, et de décrire ses règles de transformation comme on décrirait les règles d’un jeu, indépendamment de leurs interprétation possible.

Ce que Hjelmslev décrit comme
« un système de figures d’expression sans considération aucune de leur contenu » est une reformulation de « l’indépendance de la syntaxe et de la sémantique » ... on voit donc que les mathématiciens connaissaient cette « innovation de Chomsky » bien avant ce dernier, au moins depuis Hilbert (qui en fait l’a empruntée à Frege, Russel et d’autres, Hjelsmlev oublie de le dire).

Hjelmslev fait la différence entre deux types de langage :

En pratique une langue de tous les jours est un langage dans lequel tous les autres langages peuvent être traduits, aussi bien les autres langues que toutes les structures linguistiques concevables (...) Nous avons fait cette observation indépendamment du logicien polonais Alfred Tarski (1935). Hjelmslev, Prolégonème à une Théorie du Langage

Hjelmslev convient donc que les langages formels et la langue de tous les jours ont des points communs et qu’il faut se diriger vers une théorie générale des langages, tout en soulignant que ce qu’on appelle le langage de tous les jours joue un rôle particulier du fait qu’il est le seul à être universel :

La logique moderne a montré que les systèmes de signes scientifiques, comme par exemple ceux qui sont employés en mathématiques, doivent bien être des langages, et que la structure de ces langages n’est en aucune sorte fondamentalement différente de la structure linguistique dans son ensemble. C’est pour cela que les logiciens modernes considèrent les langages étudiés par les philologues comme un cas particulier d’une classe plus vaste. Il s’est avéré difficile de trouver un nom approprié aux langages qu’étudient les philologues. On les a appelés langage de tous les jours, langues nationales, langues naturelles, langages de mots ; aucun de ces termes n’est satisfaisant : la langue de la Bible n’est pas une langue de tous les jours (...) l’espéranto par définition n’est pas une langue naturelle, et pourtant ce sont là ce que l’on pourrait appeler des « langues philologiques » (...) Le seul nom qui conviendrait aux « langues philologiques » devrait rendre compte du trait distinctif de l’objet désigné. Il se trouve que l’on connaît ce trait distinctif. Il a été découvert par un logicien et par un philologue [Hjelmslev lui-même et Tarski]. Le fait essentiel est que tout langage au sens philologique du terme peut servir à toutes les fins linguistiquement pertinentes, alors que tous les autres langages sont restreints à des usages spécifiques (...) Tout ce qui est formulé dans un langage mathématique peut être exprimé en anglais mais il n’est pas vrai que tout énoncé anglais puisse être exprimé par une formule mathématique ; cela parce que le langage des formules mathématiques est restreint alors que l’anglais ne l’est pas. Hjelmslev, Prolégonème à une Théorie du Langage

Les idées de Tarski auxquelles Hjelmslev fait référence furent présentées par Tarski par exemple dans un article présenté à la Société des Lettres et des sciences de Varsovie en 1931 sous le titre Le concept de vérité dans les langages formalisés. Une des bases de son raisonnement est que le langage universel fourmille d’auto-références qui aboutissent forcément à des contradictions. Le « paradoxe du menteur » est le prototype de ces contradictions. La phrase "Cette phrase est fausse" est fausse si elle est vraie, elle est vraie si elle est fausse, donc on ne peut dire si cette phrase est vraie ou fausse. Elle ne peut faire partie d’un langage mathématique, à cause de son sens, de sa sémantique. Or au niveau de sa syntaxe elle est correcte car sa structure nom+verbe+adjectif est identique à la phrase « Cette phrase est intéressante ».

La conclusion de Tarski est sans appel, il formule la distinction entre langage scientifique et langage de tous les jours, identique à celle de Hjelmslev le linguiste :

L’un des traits caractéristiques du langage quotidien (qui le différencie des langages scientifiques) est son universalisme. (...) nous en arrivons à la conclusion qu’il ne peut exister de langage non contradictoire respectant le lois ordinaires de la logique : ...

Bref pour Hjlemslev et Tarski, les langages formels mathématiques dont la construction est basée sur la distinction entre syntaxe et sémantique sont fondamentalement différents du langage universel. Remarquons qu’Hegel avait déjà formulé cette différence entre la logique mathématique et la logique universelle puisque la logique du syllogisme (logique mathématique de son époque) est bien un chapitre de sa Science de la Logique (au début de sa troisième partie, la théorie du concept) ... mais un chapitre seulement. Des tentatives comme celle de Leibniz ou Boole d’utiliser directement les notations mathématiques pour englober toute la logique n’ont encore jamais entièrement réussi. Un « Calcul linguistique » rêvé par Leibniz et Boole n’a pas pas encore trouvé son alphabet. L’article de Frege de 1879 est en gros : La graphie des concepts. Ce que Frege a fait est donc bien d’avoir donner un système d’écriture à la logique mathématique. L’équivalent n’a pas encore été fait en linguistique générale, même pas par Chomsky.

Le fait qu’une grammaire générative universelle, qui est un description de toutes les phrases possibles est impossible à l’heure actuelle dans l’état de nos connaissances est bien illustrée par des grammairiens peu soupçonnables de marxisme Léninisme ... les grammairiens d’Oxford ! Un dictionnaire d’Oxford définit une phrase ... en soulignant qu’on ne peut définir ce qu’est une phrase en elle-même :

Une phrase est ce qu’on lit entre deux points

Cette définition est très dialectique car une phrase est définie d’abord par ce qu’elle n’est pas mais qui permet de la repérer, de la limiter : les deux points qui marquent ses frontières, le début de son extérieur. Son être et son non-être se définissent l’un l’autre : c’est début de la Logique de Hegel sur l’identité entre l’être et le néant.

Donc pour les grammairiens d’Oxford tout assemblage arbitraire de mots peut a priori prétendre au statut de phrase. Ils ont peut-être souffert en étant réduit à une telle définition mais ils Y étaient réduits car ils savent bien qu’un écrivain confirmant ce point de vue est leur grand Dickens : par exemple dans l’ouverture de son roman Bleak House. Les premières phrases de ce roman sont syntaxiquement un chaos, totalement incorrect grammaticalement, qui devrait sans doute être interdit en France dans les cours d’anglais. Mais ce chaos, comme souvent les ouvertures des romans de Dickens (voir par exemple le discours du professeur utilitariste-positiviste au début de « Temps Difficiles ») peint en quelques lignes le grandiose décor de toute une époque. C’est la sémantique, le sens des mots qui rend clair et net, plein de sens, les phrases de Dickens ... et rend donc leur syntaxe acceptable.

La démarche de Chomsky, séparer la forme du fond, la syntaxe de la sémantique, semble donc contraire à ce que le langage a créé de plus efficace dans sa mission qui reste de communiquer, pas d’être « grammaticalement correct » . Ou alors cette grammaire n’est pas encore connue, mais ce n’est en tout cas pas celle de Chomsky.

Un des ouvrages dans lesquels Noam Chomsky expose sa théorie des grammaires génératives est Aspects of the Theory of Syntax (1965), ce livre étant censé être une référence incontournable en linguistique au XX ème siècle, mieux, une révolution. Les théories de Chomsky devraient donc intéresser les révolutionnaires.

Noam Chomsky est connu pour ses idées dans deux domaines différents. D’abord ses prises de position « de gauche » contre certains aspects de la politique étrangère américaine, ensuite comme ayant « révolutionné » la linguistique du XXème sècle par ses théories sur différentes sortes de « grammaires ».

Il est difficile au non-spécialiste d’avoir une idée de la valeur des théories linguistiques de Chomsky. Ceux qui combattent ses prises de position politiques reconnaissent souvent le « grand linguiste ». Ceux qui se reconnaissent en lui politiquement ne s’intéressent pas toujours à ses théories linguistiques. Les choses sont rendues difficiles par le cloisonnement que Chomsky introduit entre sa linguistique et sa politique, cette dernière ne réclamant à son avis pas de fondement scientifique :

Je ne crois pas qu’il y ait un un lien direct entre ces deux activités (...) Il n’y a pas de connexion profonde entre ma critique de l’idéologie et le travail portant sur la structure du langage. L’analyse de l’idéologie me semble une démarche relativement directe et superficielle, si on la compare à la démarche qui requiert une abstraction conceptuelle très poussée.

Or le marxisme détruit ce genre cloison, car comme le dit bien Plekhanov à l’ouverture des Questions fondamentales du marxisme :

Le marxisme est toute une conception du monde. En bref, c’est le matérialisme d’aujourd’hui.

Qu’Engels écrive La dialectique de la nature ou La Guerre des paysans, le fondement de ses analyses reste commun : le matérialisme dialectique.

Que Lénine écrive Matérialisme et empiriocriticisme ou L’Etat et la Révolution le fondement de ses analyses est aussi le matérialisme dialectique.

De même pour Trostsky et Rosa Luxembourg qui écrivirent à la fois sur la révolution et sur la littérature, les sciences de la nature.

Chomsky ne se réclame pas du matérialisme philosophique comme théorie unifiant les trois grands domaines scientifiques que sont les sciences de la matières, les sciences sociales et la théorie de la connaissance, ni d’aucune conception philosophique générale unificatrice. En cela il est fondamentalement opposé à Marx ou à ceux qui comme Hegel voient un fondement commun à toutes les sciences (la matière pour Marx, l’esprit pour Hegel).

Chomsky n’est pas Marxiste, il est loin d’être le seul, mais il se distingue en étant ouvertement hostile au marxisme, à la Révolution prolétarienne russe d’octobre 1917, au communisme :

La philosophie marxiste contemporaine est en grande partie liée au Marxisme Léninisme. Le marxisme européen qui a suivi la première guerre mondiale a suivi des tendances malheureuses, à mon avis : des tendances liées au bolchévisme, qui est pour moi un courant autoritaire et réactionnaire. Langue, linguistique et politique (1977)

Cela en soi n’empêcherait pas Chomsky d’être un grand linguiste, ce serait alors au marxisme de montrer comment les théories du linguiste sont, à son corps défendant, un argument en faveur de la philosophie matérialiste dialectique, même si Chomsky la combat. Mais les théories de Chomsky ne semblent pas avoir tenues leurs promesses. Il est difficile d’en faire le tour en un seul article, mais un point faible évident tient en sa relation très floue avec la logique mathématique initiée par Frege à la fin du XIXème, qui est en partie une théorie du langage, celle du langage mathématique

Dans le livre cité plus haut, Chomsky est censé expliquer la Grammaire générative, science qu’il aurait fondée. Or ce qui est frappant c’est que cette science reprend le vocabulaire des langages formels étudiés en mathématiques. Ce domaine des mathématiques fut fondé définitivement par Gotlob Frege, mathématicien allemand réactionnaire en politique, mais révolutionnaire en mathématiques, en 1879, et marqué par le fameux article de Kurt Godel portant sur l’indécidabilité dans ces langages formels en 1931.

Tout d’abord ces langages formels mathématiques fournissent des exemples de grammaires génératives rêvées par Chomsky dans le sens où
1) quelques formules de base, plus 2) quelques règles permettant de former de nouvelles phrases à partir de ces phrases de base permettent 3) de générer toutes les phrases possibles (une infinité) dans ce langage.

Dans l’ouvrage juste cité, l’interviewer de Chomsky semble avoir bien compris que la grammaire générative de Chomsky est une banale copie conforme du langage créé par Frege dans son article de 1879 :

Par conséquent vous exigez que les concepts grammaticaux soient définis en termes formels et spécifiques, indépendamment des concepts sémantiques vagues ?

Chomsky répond positivement, posant pour l’histoire :

Je suis parvenu à l’hypothèse dite de l’autonomie de la syntaxe

Rappelons qu’en gros la syntaxe est la grammaire. La sémantique est le sens des mots.

Nous somme ici au coeur du problème. Ce que Chomsky nomme « l’autonomie de la syntaxe », sous-entendu par rapport à la sémantique, est à la base de la création des langages formels par Frege en 1879 dans le domaine des mathématiques. Frege pensait que la sémantique apporte toujours des ambiguités et que c’est donc à cause de cette sémantique que des contradictions étaient apparues en mathématiques (notamment la crise de la géométrie euclidienne, équivalent de l’Ancien Testament, du Coran pour les mathématiciens formalistes).

Cette distinction entre syntaxe et sémantique est depuis des décennies en mathématiques le premier paragraphe de tout manuel de logique mathématique qui se respecte. C’est une banalité rebattue en mathématiques, même si elle n’est toujours pas enseignée largement.
Chomsky n’invente donc absolument pas une telle notion ... mais cela il ne le dit pas. Il sait que son lecteur de gauche moyen n’a jamais entendu parler De Gotlob Frege, de Hilbert, Godel ou Tarski. Certes l’ambition de Chomsky d’importer cette notion du domaine des mathématiques (et de l’informatique aujourd’hui) dans le domaine de la linguistique qui étudie les langages les plus généraux est tout à son honneur. De nombreux progrès en sciences ont suivi cette voie. Mais Chomsky, de manière surprenante, n’explique pas clairement que telle est sa démarche : utiliser une méthode qui eut un succès en mathématiques dans le domaine de la linguistique. Il obscurcit les choses en masquant ce fait.

Une raison profonde de cette cachoterie semble être la suivante : un mathématicien majeur Tarski et un linguiste majeur Hjelmslev ont montré dès les années 1930 que langages formels des mathématiques et le langage de tous les jours montrent une différence qualitative fondamentale qui rend impossible, dans l’immédiat, la démarche de Chomsky qui est l’application de la théorie mathématique des langages formels à la linguistique générale.

C’est en limitant leur objet à des langages très restreints que les mathématiciens ont obtenus des résultats spectaculaires. On parle en logique mathématique du « langage objet » que l’on étudie, qui n’est pas le langage du mathématicien qui l’étudie. La condition des succès en mathématiques de Frege (1879) à Godel (1931), dans l’étude des langages formels est donc fondée sur une séparation entre ce qu’on peut appeler la linguistique mathématique de la linguistique générale. Les mathématiciens ont proclamé leur indépendance, pensant que la mathématique isolée serait le paradis avec un langage parfait (mais Godel a détruit ce « Paradis » en 1931)

Voyons en quoi la perspective de Chomsky d’une grammaire générative universelle avait été écartée par Hjelmslev et Tarski dans les années 30.

Le linguiste Hjelmslev distingue langage formel restreint et langage universel

Hjelmslev reconnait l’importance des pas décisifs faits par les mathématiciens concernant l’étude de leur langage, celui des mathématiques :

La théorie logique des signes a son point de départ dans la métamathématiques de Hilbert dont l’idée était de considérer le système des symboles mathématiques comme un système de figures d’expression sans considération aucune de leur contenu, et de décrire ses règles de transformation comme on décrirait les règles d’un jeu, indépendamment de leurs interprétation possible.

Ce que Hjelmslev décrit comme
« un système de figures d’expression sans considération aucune de leur contenu » est une reformulation de « l’indépendance de la syntaxe et de la sémantique » ... on voit donc que les mathématiciens connaissaient cette « innovation de Chomsky » bien avant ce dernier, au moins depuis Hilbert (qui en fait l’a empruntée à Frege, Russel et d’autres, Hjelsmlev oublie de le dire).

Hjelmslev fait la différence entre deux types de langage :

En pratique une langue de tous les jours est un langage dans lequel tous les autres langages peuvent être traduits, aussi bien les autres langues que toutes les structures linguistiques concevables (...) Nous avons fait cette observation indépendamment du logicien polonais Alfred Tarski (1935). Hjelmslev, Prolégonème à une Théorie du Langage

Hjelmslev convient donc que les langages formels et la langue de tous les jours ont des points communs et qu’il faut se diriger vers une théorie générale des langages, tout en soulignant que ce qu’on appelle le langage de tous les jours joue un rôle particulier du fait qu’il est le seul à être universel :

La logique moderne a montré que les systèmes de signes scientifiques, comme par exemple ceux qui sont employés en mathématiques, doivent bien être des langages, et que la structure de ces langages n’est en aucune sorte fondamentalement différente de la structure linguistique dans son ensemble. C’est pour cela que les logiciens modernes considèrent les langages étudiés par les philologues comme un cas particulier d’une classe plus vaste. Il s’est avéré difficile de trouver un nom approprié aux langages qu’étudient les philologues. On les a appelés langage de tous les jours, langues nationales, langues naturelles, langages de mots ; aucun de ces termes n’est satisfaisant : la langue de la Bible n’est pas une langue de tous les jours (...) l’espéranto par définition n’est pas une langue naturelle, et pourtant ce sont là ce que l’on pourrait appeler des « langues philologiques » (...) Le seul nom qui conviendrait aux « langues philologiques » devrait rendre compte du trait distinctif de l’objet désigné. Il se trouve que l’on connaît ce trait distinctif. Il a été découvert par un logicien et par un philologue [Hjelmslev lui-même et Tarski]. Le fait essentiel est que tout langage au sens philologique du terme peut servir à toutes les fins linguistiquement pertinentes, alors que tous les autres langages sont restreints à des usages spécifiques (...) Tout ce qui est formulé dans un langage mathématique peut être exprimé en anglais mais il n’est pas vrai que tout énoncé anglais puisse être exprimé par une formule mathématique ; cela parce que le langage des formules mathématiques est restreint alors que l’anglais ne l’est pas. Hjelmslev, Prolégonème à une Théorie du Langage

Les idées de Tarski auxquelles Hjelmslev fait référence furent présentées par Tarski par exemple dans un article présenté à la Société des Lettres et des sciences de Varsovie en 1931 sous le titre Le concept de vérité dans les langages formalisés. Une des bases de son raisonnement est que le langage universel fourmille d’auto-références qui aboutissent forcément à des contradictions. Le « paradoxe du menteur » est le prototype de ces contradictions. La phrase "Cette phrase est fausse" est fausse si elle est vraie, elle est vraie si elle est fausse, donc on ne peut dire si cette phrase est vraie ou fausse. Elle ne peut faire partie d’un langage mathématique, à cause de son sens, de sa sémantique. Or au niveau de sa syntaxe elle est correcte car sa structure nom+verbe+adjectif est identique à la phrase « Cette phrase est intéressante ».

La conclusion de Tarski est sans appel, il formule la distinction entre langage scientifique et langage de tous les jours, identique à celle de Hjelmslev le linguiste :

L’un des traits caractéristiques du langage quotidien (qui le différencie des langages scientifiques) est son universalisme. (...) nous en arrivons à la conclusion qu’il ne peut exister de langage non contradictoire respectant le lois ordinaires de la logique : ...

Bref pour Hjlemslev et Tarski, les langages formels mathématiques dont la construction est basée sur la distinction entre syntaxe et sémantique sont fondamentalement différents du langage universel. Remarquons qu’Hegel avait déjà formulé cette différence entre la logique mathématique et la logique universelle puisque la logique du syllogisme (logique mathématique de son époque) est bien un chapitre de sa Science de la Logique (au début de sa troisième partie, la théorie du concept) ... mais un chapitre seulement. Des tentatives comme celle de Leibniz ou Boole d’utiliser directement les notations mathématiques pour englober toute la logique n’ont encore jamais entièrement réussi. Un « Calcul linguistique » rêvé par Leibniz et Boole n’a pas pas encore trouvé son alphabet. L’article de Frege de 1879 est en gros : La graphie des concepts. Ce que Frege a fait est donc bien d’avoir donner un système d’écriture à la logique mathématique. L’équivalent n’a pas encore été fait en linguistique générale, même pas par Chomsky.

Le fait qu’une grammaire générative universelle, qui est un description de toutes les phrases possibles est impossible à l’heure actuelle dans l’état de nos connaissances est bien illustrée par des grammairiens peu soupçonnables de marxisme Léninisme ... les grammairiens d’Oxford ! Un dictionnaire d’Oxford définit une phrase ... en soulignant qu’on ne peut définir ce qu’est une phrase en elle-même :

Une phrase est ce qu’on lit entre deux points

Cette définition est très dialectique car une phrase est définie d’abord par ce qu’elle n’est pas mais qui permet de la repérer, de la limiter : les deux points qui marquent ses frontières, le début de son extérieur. Son être et son non-être se définissent l’un l’autre : c’est début de la Logique de Hegel sur l’identité entre l’être et le néant.

Donc pour les grammairiens d’Oxford tout assemblage arbitraire de mots peut a priori prétendre au statut de phrase. Ils ont peut-être souffert en étant réduit à une telle définition mais ils Y étaient réduits car ils savent bien qu’un écrivain confirmant ce point de vue est leur grand Dickens : par exemple dans l’ouverture de son roman Bleak House. Les premières phrases de ce roman sont syntaxiquement un chaos, totalement incorrect grammaticalement, qui devrait sans doute être interdit en France dans les cours d’anglais. Mais ce chaos, comme souvent les ouvertures des romans de Dickens (voir par exemple le discours du professeur utilitariste-positiviste au début de « Temps Difficiles ») peint en quelques lignes le grandiose décor de toute une époque. C’est la sémantique, le sens des mots qui rend clair et net, plein de sens, les phrases de Dickens ... et rend donc leur syntaxe acceptable.

La démarche de Chomsky, séparer la forme du fond, la syntaxe de la sémantique, semble donc contraire à ce que le langage a créé de plus efficace dans sa mission qui reste de communiquer, pas d’être « grammaticalement correct » . Ou alors cette grammaire n’est pas encore connue, mais ce n’est en tout cas pas celle de Chomsky.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.