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Sur le premier paragraphe du Capital de Karl Marx
mardi 21 janvier 2014, par
L’ouvrage de Karl Marx Le Capital (1865) commence par le paragraphe suivant :
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une « immense accumulation de marchandises », dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire.
C’est pourquoi notre recherche commence par l’analyse de la marchandise.
Cette première phrase est d’un contenu très dense ... bien qu’elle paraisse très simple à comprendre, plus facile que les paragraphes suivants.
Après avoir lu cette première phrase le lecteur se dit : jusqu’ici tout va bien. Là est peut-être son erreur de méthode. Il devrait se dire : oh, quelle tournure de phrase hégélienne, c’est à la Logique de Hegel que cette phrase fait référence. Comme l’écrivit Lénine :
on ne peut comprendre « Le Capital » sans avoir lu la Logique de Hegel
Ce premier paragraphe qui comporte les mots « apparait comme », « forme », « commence par », « analyse » illustre pleinement cette pensée de Lénine. Certes, cette vision peut paraitre un peu forcée. Mais nous allons tenter de montrer que cette simple phrase est un concentré d’une grande partie de la substance de la philosophie de Marx (la dialectique matérialiste), et annonce son application à la science de l’économie qu’est son ouvrage Le Capital.
Pourquoi décortiquer ce petit paragraphe ? Car en général les suivants sont décourageants pour bien des lecteurs. Or quelques notions élémentaires de philosophie hégélienne, à savoir sa méthode dialectique, la table des matières de La science de la Logique, font disparaitre beaucoup de difficultés, l’échafaudage du raisonnement apparait clair et net. Si un alpiniste part pour escalader une face nord difficile, personne ne lui dira : enlève tes grosses chaussures et pose tes cordes, tu seras plus léger et monteras donc plus facilement. Non ! Ces poids supplémentaire que représentent les outils d’escalade sont indispensables. De même une culture de base en dialectique Hégélienne rend possible cette escalade intellectuelle que représente la compréhension du mécanisme de base du Capital.
La richesse .... ce sujet de la première phrase est une référence de Marx à l’économie politique précédant son Capital. Beaucoup des auteurs que Marx a étudiés et cite dans Le Capital comme des références incontournables sur lesquelles il s’appuie, auxquelles il a fait des emprunts, utilisaient ce termes dans les titres de leurs ouvrages :
Boisguillebert : Dissertation de la nature des richesses (1710) ;
le physiocrate Turgot : Réflexion sur la formation et la distribution des richesses (1766), Adam Smith : La richesse des nations (1775) ; Sismondi : De la richesse commerciale, ou principes d’économie politique (1803),
Marx semble donc prendre comme point de départ le même que celui de ses prédécesseurs, mais en fait ce n’est pas le cas du tout car il écrit :
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste ...
La richesse en question reçoit un qualificatif, une détermination. Or une qualité, une détermination est avant tout une négation
La détermination est la négation considérée du point de vue affirmatif. C’est la proposition de Spinoza : Omnis determinatio est negatio. Cette proposition est d’une importance capitale (Hegel, Science de la Logique)
On voit que cette qualification ajoutée à « La richesse » est une négation de l’universalité apparente de « La richesse ». Elle indique que dans la science économique, les sociétés, en particulier leur richesse, doivent avant tout classées, étudiées selon leur mode de production. Or le mode de production régnant dans une société change. On a vu que le grand Adam Smith a intitulé son ouvrage phare
La richesse des nations. Mais par exemple la nation française a connu au moins deux modes de production très distincts, le féodalisme au Moyen-âge puis le capitalisme. Sous ces deux modes de productions il y eut des richesses, mais ces deux richesses sont de nature différente.
Donc ce simple complément (détermination) « des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste » ajouté à « La richesse » est une négation, un dépassement des économistes qui ont ont précédé Marx.
Pourquoi Marx n’est-il pas plus explicite par rapport à cette notion de richesse comme point de départ incorrect de l’étude du capitalisme ? Souhaite-t-il être compris seulement par quelques initiés qui ont lu Hegel ? Non, car il a déjà écrit à ce propos vingt ans plus tôt. En fait ce n’est pas lui qui à dénoncé comme non-valide le concept de richesse comme pierre angulaire de l’économie politique. Marx a rendu hommage au chapitre 4 de La Sainte Famille (1845) à son prédécesseur Proudhon qui dans Qu’est-ce que la propriété ? (1840) avait démasqué ce concept de richesse
Jusqu’ici, l’économie politique prenait comme point de départ la richesse que le mouvement de la propriété privée est censée engendrer pour les nations et en tirait une apologie de la propriété privée. Proudhon part du point opposé que l’économie politique masquait sous des sophismes ; il part de la pauvreté, engendrée par le mouvement de la propriété privée, pour aboutir à ses considérations qui nient la propriété privée
Auparavant les Physiocrates (Quesnay, Turgot) avaient en fait analysé le Capital et non la richesse, même s’ils ne s’en rendaient pas compte, comme Marx l’explique dans ses Théories sur la plus-value :
C’est essentiellement aux physiocrates que revient le mérite d’avoir analysé le capital dans les limites de l’horizon bourgeois, ce qui fait d’eux les véritables pères de l’économie moderne. On ne peut faire grief aux physiocrates (...) d’avoir fait du mode de production capitaliste un mode de production naturel et éternel. Les formes bourgeoises de la production ne pouvaient manquer de leur apparaître comme les formes normales de celles-ci
Donc ce dépassement est une continuité autant qu’une négation, Marx ne jette pas à la poubelle ses prédécesseurs, contrairement à ce que l’académicien Michel Serres disait récemment sur France Info. Il est autant leur continuateur que leur négateur, car comme le disait Hegel : la détermination est la négation considérée du point de vue affirmatif.
De quoi est donc constituée la « Richesse » que Marx a prise comme sujet de sa première phrase ? En fait Marx ne va pas dire ce qu’elle est mais qu’elle
... apparait comme...
en allemand erscheint als.
A chaque fois que ce verbe est utilisé, au lieu du verbe être, un signal réflexe devrait retentir dans le cerveau d’un(e) camarade : on est en plein dans la Science de la logique de Hegel !
On goute ce plaisir en français grâce au bon travail des traducteurs. Pourtant, ces traducteurs des oeuvres de Marx sont souvent ... des anti-Marxistes. Par exemple dans une traduction récente un spécialiste va à l’encontre du point de vue du présent article. Il affirme que les traces de Hegel dans Le Capital étaient dues à une maladie nerveuse de Marx :
Certains « tics » linguistiques propres à Marx exercent une sorte de pression stellaire permanente sur la totalité du texte : par exemple la persistance du verbe hégélien erscheint als (apparait comme) dans de nombreux cas où le verbe être ferait l’affaire. (Jean Pierre Lefebvre, 1983)
Remarquons que ce traducteur sait très bien que ce qu’il dit n’est pas la vérité. Car le lecteur qui a eu la patience de lire l’article jusqu’ici a dû, si celui-ci est bien écrit, subir son premier réflexe hégélien : en effet dans la phrase où Lefebvre reproche à Marx d’utiliser le conditionnel serait au lieu de l’indicatif est ... l’auteur utilise lui-même un conditionnel très hégélien en écrivant le verbe être ferait l’affaire au lieu d’écrire le verbe être fait l’affaire !
Deux éléments confirment que Hegel n’est pas qu’un tic verbal pour Marx.
Premièrement dans sa postface à la seconde édition allemande (1873) Marx explique que sa méthode, qui a été mal comprise est la méthode dialectique, empruntée à Hegel puis remise sur ses pieds alors que Hegel la faisait tenir sur la tête. Cette référence à Hegel est constante chez Marx et Engels.
Deuxièmement « apparait comme », « serait » ne sont pas les seuls termes hégéliens qui foisonnent dans Le Capital.
Mais le traducteur a beau jeu de parler de tics verbaux de Marx car les termes philosophiques « phénomène », « forme », « concept » ne font plus partie du bagage commun de la culture générale ou militante. Pourtant il suffit de se replonger dans la littérature de l’époque pour comprendre que ces termes sont ceux de la philosophie allemande classique, héritière d’Aristote, familière à tout les esprits cultivés du XIXème siècle. Les termes de « phénomène » et de « forme » sont introduits dès les première lignes de la Critique de la Raison pure de Kant (1781) :
L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène (...) ce qui fait que le divers qu’il y a en lui est ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme du phénomène
Ce vocabulaire Kantien sera utilisé par l’économiste Jean Baptiste Say qui dès les premières lignes de son Cours à l’Athénée (1819), à l’instar Marx dans la première phrase de son Capital, explique le fait que la science part de l’observation des phénomènes, mais que l’observation des phénomènes ne fait pas la science :
Un jardinier, un simple paysan, a vu autant de phénomènes de physique végétale que le plus savant botaniste ; mais celui-ci a groupé les phénomènes ; il en a suivi la marche et l’enchaînement et lui seul est en état de nous apprendre quelles sont les lois que suit la nature dans la fécondation, la nutrition des plantes, etc. Le moindre berger a vu autant de levers et de couchers de planètes que le plus fameux astronome, et même il, peut empiriquement prédire leur retour avec une tolérable exactitude, mais l’astronome observe l’analogie qui existe entre la marche de l’une et de l’autre planète, il en déduit une loi commune ; lui seul connait la vraie nature des choses par rapport à la marche des corps célestes
Rappelons que Say vulgarisa la doctrine d’Adam Smith en France, et fut un adversaire de Marx.
... apparait comme une accumulation de marchandises ... Marx énonce comme une banalité une constatation qui ne correspond absolument pas au bon sens, il se moque un peu de nous !
Qu’est-ce que la richesse, par où commencer son analyse ?
Turgot commence son ouvrage Réflexions sur la formation des richesses par la question de la propriété de la terre, de la classe des laboureurs comme seuls producteurs de richesses.
Adam Smith commence son ouvrage La richesse des nations avec un chapitre 1, Sur la Division du Travail.
Say commence son cours à l’Athénée par l’étude de la richesse, en définissant la richesse d’un homme par la valeur de ce qu’il possède.
C’est seulement dans sa Contribution à la critique de l’Economie politique (1859) après quinze années de recherches que Marx identifie clairement pour la première fois la marchandise comme le bon point de départ, alors que dans ses nombreux manuscrits précédents, il commençait par la production, l’argent et tournait en rond ... comme dans toute recherche scientifique.
Dans sa préface à la première édition allemande Marx explique que de même qu’en Biologie la découverte de la cellule fut fondamentale, dans l’analyse de l’économie bourgeoise c’est la marchandise individuelle qui joue ce rôle, non pas la monnaie, et qu’il a fallu des siècles pour qu’il soit possible de le comprendre :
Il y a plus de 2000 ans que l’esprit humain s’évertue à trouver le secret [de la monnaie], (...) parce qu’il est plus facile d’étudier l’organisme développé que la cellule vivante (...) or pour la société bourgeoise c’est (...) la forme-valeur de la marchandise qui est la forme économique cellulaire.
Donc le fait que la marchandise soit prise comme point de départ est une innovation de Marx après 2000 ans de tentatives infructueuses, une de ses découvertes essentielles. Mais dans Le Capital Marx ne décrit pas son cheminement intellectuel, il expose une théorie, et l’exposition commence donc par ce qui a été découvert très difficilement. Cette théorie va se dérouler logiquement du moment que le point de départ a été bien choisi. mais ce point de départ n’est pas la substance de la théorie :
ce n’est pas l’idée mais le phénomène [une marchandise] extérieur seulement qui peut lui servir de point de départ
lit-on dans la Postface à la deuxième édition allemande.
Pour preuve que la notion de « richesse » ne vaut plus rien d’un point de vue théorique depuis Proudhon, ce qu’on peut anticiper rien qu’à la formulation hégélienne de la première phrase du Capital, est confirmé par Marx quelques centaines de pages après, à la fin du dernier chapitre du Livre 1 :
Richesse nationale et misère du peuple sont par nature une seule et même chose !
De même le fait que le « phénomène » qu’est la marchandise est le bon point de départ du raisonnement mais n’est pas du tout la vérité en elle-même est confirmé quelques pages après le début, où Marx conclut que la sphère de l’échange où « apparait » la marchandise n’est que la sphère des phénomènes, et que le « fondement » (terme hégélien) de la richesse bourgeoise se trouve dans la sphère beaucoup moins visible, celle de la production :
C’est pourquoi, en compagnie du détenteur de monnaie et du possesseur de force de travail, nous quitterons cette sphère bruyante [la sphère de l’échange des marchandises] , toute en surface et exposée au regard de tous, pour les suivre tous deux sur les lieux secrets de la production, à l’entrée desquels on peut lire l’inscription : No admittance except on business. Ici, on verra non seulement comment produit le capital, mais aussi comment on le produit, lui. Il faudra bien que se dévoile le secret de cette machine à fabriquer du plus
De nombreux réformistes déguisés en révolutionnaires utilisent des slogans comme « Des richesses il y en a, les riches doivent payer ! » (LO), « Des richesses il y en a donc il n’y a pas de crise ! » (LO-NPA) ou « Vive le commerce équitable ! » (NPA). Dès le premier paragraphe du Capital lu avec un esprit hégélien on comprend que Marx relègue ces slogans ... au rayon des dénonciations dignes seulement des sociétés pré-capitalistes, comme les Psaumes de la Bible !