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Matérialisme dialectique, science de la révolution

vendredi 25 mai 2007, par Robert Paris

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L’ABC de la dialectique

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« La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique »
Léon Trotsky (dans « Bolchevisme et stalinisme »)

« L’éducation dialectique de la pensée est aussi nécessaire à une politique révolutionnaire que les gammes pour le pianiste, car elle nous contraint à aborder tous les problèmes en tant que processus et non en tant que catégories immuables. »
Léon Trotsky (dans « Défense du marxisme »)

La place de la vie dans l’univers matériel, la place de l’homme parmi les êtres vivants, et en particulier la signification de l’intelligence et de la conscience humaines sont des questions en rapport avec notre conception du monde, de la manière dont il change, d’où il vient et où il va. Sommes-nous dans un monde obéissant à des lois ou au hasard, dans un monde voulu par un pouvoir supérieur ou par une loi incluant le désordre, conçu par un dieu ou évoluant de manière naturelle et spontanée ? Ces questions ne sont pas seulement discutées par des paléontologues, des biologistes ou des généticiens, mais également par tout un chacun. Elles ont des implications sur la manière d’intervenir sur le monde. Ce sont des questions sociales et politiques qui supposent un engagement personnel.

Les révolutionnaires sont les premiers intéressés, eux qui pensent que pour transformer le monde, il faut en comprendre les lois. Dire que la société obéit à des lois (par exemple, celle de la lutte des classes ou encore celle de la loi de la valeur-travail, le moteur de l’Histoire étant la lutte pour la productivité du travail ) ne signifie pas que l’histoire suive une évolution linéaire vers le progrès (celle des forces productives par exemple), ni qu’elle aie un développement inéluctable dans lequel les individus ne joueraient aucun rôle, dans lequel les circonstances aléatoires ne permettraient pas d’entraîner des bifurcations de l’Histoire. Il s’agit au contraire de lois dans lesquelles de petits facteurs peuvent avoir de grands effets (voir « le rôle de l’individu dans l’Histoire » dont parlent Hegel et Marx) et d’un déterminisme qui ne permet pas la prédictibilité. Il s’agit de lois dynamiques où la conservation n’empêche pas le changement mais contraint au changement brutal et radical. Il y a des sauts dans la vie sociale comme dans la nature. Pour Hegel et Marx, le monde matériel et la vie sociale obéissent à des lois dialectiques. Leur caractère dynamique est le produit de contradictions internes. Il ne s’agit pas de contradictions logiques c’est-à-dire d’affirmations incompatibles, mais de contradictions dialectiques, c’est-à-dire de tendances contraires qui s’opposent sans s’annuler. Chaque élément nécessite son contraire et s’unit même avec son contraire, fondant ainsi une structure qui dépasse la contradiction (ainsi, les électricités positives et négatives s’associent ainsi en structures atomiques au lieu de s’annuler mutuellement, de même que les ondes et les particules, le « dépassement de ces contradictions » produisent les lois de l’électrodynamique). La formation de structure nouvelle fondée sur la contradiction ne la supprime pas mais la porte à une nouvelle échelle, en transforme la nature. L’histoire, celle de la nature comme celle de la société, n’a pas de point d’arrêt, ne mène pas à un équilibre stable. Il n’y a pas de fin de l’évolution, pas plus que de fin de l’Histoire. Cette manière dialectique d’interpréter la dynamique, mouvement et changement, s’oppose à la métaphysique qui considère les pôles opposés comme incompatibles et capables tout au plus de se détruire l’un l’autre. Pour la métaphysique, c’est l’un ou l’autre : la vie ou la mort, la maladie ou la santé, le bien ou le mal. En sciences, la démarche métaphysique a été compatible avec la phase de classement des formes réelles mais ensuite elle a laissé une conception figée qui est un frein à la compréhension des mouvements et des changements, dès lors que la science cherche le passage entre des formes séparées de la classification.

La démarche philosophique de Marx, contrairement à celle d’Hegel, est matérialiste, c’est-à-dire qu’elle étudie non seulement les idées mais également le monde réel dans son mouvement, sans supposer que la matière (et notamment la vie) ne serait qu’un sous-produit du monde des idées. Ce qui la distingue de l’ancien matérialisme, c’est que ce dernier étudiait la réalité de manière figée. La dialectique suppose une démarche différente :
 ne pas considérer les propriétés de l’objet séparément du mouvement et du changement de celui-ci,
 ne rien considérer comme immuable, ni un objet, ni une propriété, ni une structure
 ne pas séparer l’objet de son histoire ni de son environnement,
 ne pas craindre de trouver dans l’instabilité la source de la stabilité, dans le désordre à un niveau, la source de l’ordre à autre niveau,
 chercher dans le processus interne et contradictoire de l’objet, la source de son propre changement autant que de sa durabilité,
 chercher dans les contradictions la source de l’histoire,
 montrer comment celle-ci procède à la fois par transformations infinitésimales et par sauts à plus grande échelle,
 expliquer le saut brutal par le processus précédent, même s’il était apparemment stable et graduel,
 considérer que chaque phase n’est qu’une étape de l’histoire, que ce soit celle de la matière, celle de la société ou celle des idées,
 considérer ainsi que tout ordre est fait pour être supprimé et remplacé par un nouvel ordre

La dialectique, au sens du mode dynamique se fondant sur des contradictions internes à un système, se rencontre partout dans le processus du vivant : dialectique de la vie et de la mort (tout être vivant nécessite un processus interne de multiplication du vivant et un processus de destruction), de la conservation et du changement (processus de diversification des molécules produites et processus de destruction sélective), de la spécialisation et de la totipotence (capacité des cellules à donner plusieurs types de cellules spécialisées), propriétés locales et globales, fermeture et ouverture membranaires, activation et inhibition de l’action d’une molécule, d’un gène. Dans chaque cas, on a des propriétés apparemment antinomiques et, en fait, indispensables l’une à l’autre.

Dans le vivant, tout processus fondé sur une activation possède son inhibition et toute inhibition peut être elle-même inhibée (négation de la négation, comme dirait Hegel). Toute activation, comme toute inhibition est fondée sur un passage de la quantité à la qualité. Des réactions chimiques s’arrêtent ou démarrent à partir d’une concentration seuil d’un produit chimique. A ce seuil, une propriété se change en son contraire : une porte fermée s’ouvre. Les contraires ne se suppriment pas et ne s’annihilent pas, mais coexistent, se produisent et se reproduisent mutuellement. La diversification et la sélection rétroagissent sans cesse négativement comme positivement. Concevoir de tels processus nécessite une philosophie qui n’oppose pas logiquement les contraires, conçoive que ceux-ci sont liés, que les changements brutaux peuvent provenir d’évolutions graduelles et inversement, que les changements à grande échelle peuvent provenir de modifications à petite échelle, que les phénomènes durables peuvent être apparemment stables mais entraîner des modifications brutales inattendues qui ne sont pas dues à l’action extérieure mais à la dynamique interne.

C’est le stalinisme qui a diffusé mondialement le matérialisme dialectique en le transformant en dogme, comme pour tous les idéaux du marxisme révolutionnaire, en s’en servant pour justifier toutes les trahisons de la révolution. C’est cette version qui a été connue, beaucoup plus que les textes de Marx ou Engels. Malgré la parodie repoussante que le stalinisme a donné du matérialisme dialectique, Trotsky défendait celui-ci et montrait que le monde nécessitait toujours autant d’être compris dans ses contradictions (la notion d’état ouvrier dégénéré est par excellence l’intégration de la contradiction). Comme le rappelait Trotsky dans « Défense du marxisme », c’est la dialectique qui fait le plus souvent défaut aux révolutionnaires dans leurs raisonnements. Et la dialectique en sciences est pour nous bien plus qu’un exemple commode au sein d’un raisonnement et utilisant comme image de la transformation de la quantité en qualité, le passage du liquide au gaz. Cette transformation se produit brutalement, à un seuil, par augmentation graduelle de la température. De même, les pôles positifs et négatifs d’un aimant sont une image de la non-séparabilité des contraires. Le marxisme ne nie pas les oppositions, mais il considère qu’elles s’intègrent dans une structure d’ensemble. Les classes sociales opposées coexistent, leurs intérêts opposés et leurs rapports de force déterminent la société. Bourgeoisie et prolétariat s’opposent, mais la bourgeoisie est contrainte de tenir compte des mouvements de la classe ouvrière et le prolétariat n’est pas un monde à part, séparé par une barrière étanche.

Dans bien des situations, le prolétariat doit prendre la tête de mouvements qui sont démocratiques bourgeois. Ainsi, dans la politique des révolutionnaires, on ne peut disjoindre question nationale des peuples opprimés et internationalisme prolétarien, question démocratiques et question sociale, lutte revendicative et lutte politique, grève offensive et grève défensive, point de vue de classe du prolétariat et nécessité d’une politique s’adressant aux autres classes, etc... Opposer diamétralement révolution ouvrière et revendications bourgeoises mène à l’échec, comme le montre la conception de la révolution permanente. Toute vision en noir et blanc du monde n’est pas une aide pour l’action, car elle efface tout caractère dynamique de l’histoire et remplace l’analyse par un jugement moral figé. Nier les oppositions est aussi nuisible que de les transformer en absolus. Par exemple, il est nécessaire de distinguer revendications démocratiques et revendications prolétariennes ou socialistes mais très dangereux de s’en tenir à leur opposition. Il est nécessaire de distinguer entre Etat bourgeois et Etat ouvrier mais, disait Lénine, il y a encore un Etat bourgeois dans tout Etat ouvrier. Séparer deux notions opposées par un abîme infranchissable, c’est les couper de la réalité, en faire des abstractions inutilisables et non une boussole. Les catégories figées ne suffisent pas à ceux qui veulent comprendre le monde réel pour le transformer : il leur faut des catégories dialectiques. En sciences, la conception dialectique s’oppose ainsi au réductionnisme (comme la sociobiologie qui réduit tout aux gènes et prétend fonder sur eux les inégalités sociales !), comme à l’élémentarisme (par exemple l’atomisme) qui considèrent que ce qui compte est la décomposition en éléments simples et la connaissance de leurs propriétés, les propriétés de l’ensemble étant la simple addition des propriétés des éléments. Bien souvent le réductionnisme a été la première étape de la science : réductionnisme de l’atome, de l’onde, de l’espèce, du gène. La dialectique considère, à l’opposé, que le tout n’est pas la somme des parties et que les différents niveaux ne doivent pas être ramenés à un seul, dit élémentaire. Au contraire, la réalité est perçue comme une interaction des différents niveaux, interaction qui est non-linéaire, chaque niveau n’étant pas assimilable à une simple addition d’éléments du niveau inférieur, mais étant une structure qui les intègre, produisant des propriétés nouvelles.

La dialectique étudie le monde moderne dans ses contradictions dont voici quelques exemples. La dynamique du capitalisme provient de ses contradictions (la concurrence et les guerres poussent au progrès technique). La société capitaliste jette ses forces dans la production pour finalement les détruire dans les crises. C’est les trop grands succès du développement du capital qui provoquent ses crises (excès de capital qui n’est plus investi, crise de surproduction, baisse du taux de profit provoquée par la mécanisation qui permet l’augmentation de l’exploitation, etc). Le système qui a érigé la propriété privée (des moyens de production) en religion a en même temps exclus l’essentiel de la population de cette propriété. Le système fondé sur la liberté individuelle des exploiteurs ne parvient à se maintenir qu’en utilisant l’action collectivisée des capitalistes, l’Etat. Plus le capitalisme se développe, plus il développe ses propres ennemis, les travailleurs. Il étend le prolétariat à l’échelle mondiale. C’est la libre concurrence qui produit le capitalisme des monopoles, c’est la mondialisation qui produit le protectionnisme. Plus on parle de lever les pouvoirs étatiques, plus ils se développent. Plus il y a de richesse à un pôle de la société, plus l’autre pôle est misérable et plus la société est instable. Plus le travail est glorifié et plus on le paie mal (plus augmente la part du travail impayé, la plus-value), plus on le refuse même au travailleur devenu chômeur. Plus il y a de chômage, plus on impose aux salariés de travailler longtemps. En somme le capitalisme repose sur de multiples lois qui ne sont pas de type logique formelle mais dialectique. Le bon sens reste prisonnier de la logique formelle, mais il trompe les travailleurs qui croient souvent que :

 si « mon » pays, si « mon » entreprise sont riches, cela ne peut que me faire du bien

 s’il y a du chômage, c’est que le capitalisme peut de plus en plus se passer des salariés

 s’il y a un Etat, c’est pour défendre le peuple et l’intérêt général, etc....

L’étude de la dialectique de la nature a toujours servi aux révolutionnaires qui tentent de comprendre la transformation des rapports sociaux. Alors que la métaphysique est la philosophie la plus adaptée au fatalisme de la classe conservatrice, le matérialisme dialectique est le plus nécessaire au prolétariat révolutionnaire qui veut diriger son action à l’aide d’une pensée scientifique. La question scientifique a toujours intéressé les révolutionnaires, même s’ils ne prétendent bien entendu pas remplacer les scientifiques, ni leur souffler des réponses. Une conception dialectique de l’histoire est indispensable à ceux qui veulent intervenir dans l’évolution de la société humaine. Ne peut agir sur l’histoire que celui qui en comprend les lois et comprend, en même temps, que ces lois ne sont pas prédictibles, que l’individu peut agir sur l’histoire, que le succès de la société actuelle peut se changer en son contraire, que les transformations sont possibles du fait des contradictions internes du système, contradictions déjà observables en son sein. Il n’y a pas de changement social sans révolution mais il n’y a pas non plus de révolution sociale sans action consciente des travailleurs et sans connaissance des lois de l’histoire, sans conception scientifique. Et les « sciences de la nature » ne peuvent être artificiellement séparées des « sciences humaines », même si tout un chacun est capable de voir la différence. Le monde et son étude, ne peuvent être divisés en domaines coupés les uns des autres : d’un côté la politique et de l’autre la science, d’un côté la société et de l’autre la nature et ses lois, d’un côté les sciences naturelles et de l’autre les sciences humaines.

Si la philosophie actuellement dominante est la chose la plus étrangère au monde moderne fondé sur les sciences, ce n’est pas l’effet du hasard. S’il y a même un grand écart entre les idéologies et l’évolution des capacités scientifiques et techniques, c’est le reflet d’un grand écart, réel, entre les capacités de la société humaine et la réalité de la misère humaine. L’arriération idéologique n’est pas simplement le produit d’une volonté de la classe dirigeante d’empêcher le développement d’idées nouvelles. Elle est le produit de l’arriération sociale. L’idéologie d’une époque dépend bien sûr de son niveau scientifique et technologique, c’est-à-dire du niveau des forces productives, mais plus encore de l’organisation sociale, de l’état des rapports entre hommes, c’est-à-dire fondamentalement des rapports de production et de la structure sociale qui en découle. Si on peut s’étonner du grand écart entre l’homme envisageant de construire des plates-formes dans l’espace et l’homme s’inclinant devant les puissances mystiques du passé, cela est bien moins étonnant si on songe qu’en même temps qu’il s’incline devant les dieux l’homme continue à s’incliner devant l’argent, le pouvoir capitaliste et les rapports de production que ceux-ci imposent. Le fatalisme idéologique est en rapport direct avec le fatalisme social. Une idéologie sociale bloquée provient d’une société dont l’évolution est bloquée et qui nécessite, plus que jamais, une révolution sociale pour avancer. Pour comprendre le maintien des religions et des superstitions au 21ème siècle, la contradiction n’est pas spirituelle mais bien réelle. La science mise au service de l’oppression de l’homme ne peut suffire à secouer les toiles d’araignée qu’impose la mystification des bases des rapports humains.

En paraphrasant une déclaration fameuse de Marx, l’humanité ne résout que les problèmes qu’elle décide de se poser ! Mais pour cela, la classe opprimée a besoin d’ôter de sa tête les vieilleries fatalistes et métaphysiques, de penser avec sa propre tête, et dans l’action, les lois de la lutte des classes. C’est dans ce but qu’elle a absolument besoin de remplacer l’idéologie de passivité et d’ignorance par une philosophie révolutionnaire qui s’appuie sur les résultats des sciences de la nature et de la société.
On peut conclure avec Karl Marx : « La tête de cette émancipation (de l’humanité) est la philosophie. Son coeur le prolétariat. » (dans « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel »). L’émancipation de l’humanité ne viendra pas seulement des idées (scientifiques et philosophiques) mais de l’action, c’est-à-dire de la lutte des opprimés et de la révolution sociale. En ce sens, c’est l’Histoire qui doit avoir le dernier mot et transformer les potentialités en réalité.

Messages

  • c’est toujours Bill à Bamako, j’ai vu le nom d’un personnage de Léon Trotsky étant étudiant à bamako j’aimerai savoir qui c’est cette personne et ce qu’il a fait dans sa vie car je n’ai aucune idée de cette personne qui est tant citée sur le site alors est ce que ça peut être possible ou pas ?

  • Bill à Bamako.
    ce texte parle du matérialisme dialectique dont moi je pense que le matérialisme est un état d’esprit caractérisé par la recherche de la jouissance dans la vie d’un individu.
    « La pensée véritablement révolutionnaire est impossible sans dialectique »
    Léon Trotsky (dans « Bolchevisme et stalinisme ») « L’éducation dialectique de la pensée est aussi nécessaire à une politique révolutionnaire que les gammes pour le pianiste, car elle nous contraint à aborder tous les problèmes en tant que processus et non en tant que catégories immuables. »
    Léon Trotsky (dans « Défense du marxisme »)

    La place de la vie dans l’univers matériel, la place de l’homme parmi les êtres vivants, et en particulier la signification de l’intelligence et de la conscience humaines sont des questions en rapport avec notre conception du monde, de la manière dont il change, d’où il vient et où il va. Sommes-nous dans un monde obéissant à des lois ou au hasard, dans un monde voulu par un pouvoir supérieur ou par une loi incluant le désordre, conçu par un dieu ou évoluant de manière naturelle et spontanée ? Ces questions ne sont pas seulement discutées par des paléontologues, des biologistes ou des généticiens, mais également par tout un chacun. Elles ont des implications sur la manière d’intervenir sur le monde. Ce sont des questions sociales et politiques qui supposent un engagement personnel.

    Les révolutionnaires sont les premiers intéressés, eux qui pensent que pour transformer le monde, il faut en comprendre les lois. Dire que la société obéit à des lois (par exemple, celle de la lutte des classes ou encore celle de la loi de la valeur-travail, le moteur de l’Histoire étant la lutte pour la productivité du travail ) ne signifie pas que l’histoire suive une évolution linéaire vers le progrès (celle des forces productives par exemple), ni qu’elle aie un développement inéluctable dans lequel les individus ne joueraient aucun rôle, dans lequel les circonstances aléatoires ne permettraient pas d’entraîner des bifurcations de l’Histoire. Il s’agit au contraire de lois dans lesquelles de petits facteurs peuvent avoir de grands effets (voir « le rôle de l’individu dans l’Histoire » dont parlent Hegel et Marx) et d’un déterminisme qui ne permet pas la prédictibilité. Il s’agit de lois dynamiques où la conservation n’empêche pas le changement mais contraint au changement brutal et radical. Il y a des sauts dans la vie sociale comme dans la nature. Pour Hegel et Marx, le monde matériel et la vie sociale obéissent à des lois dialectiques. Leur caractère dynamique est le produit de contradictions internes. Il ne s’agit pas de contradictions logiques c’est-à-dire d’affirmations incompatibles, mais de contradictions dialectiques, c’est-à-dire de tendances contraires qui s’opposent sans s’annuler. Chaque élément nécessite son contraire et s’unit même avec son contraire, fondant ainsi une structure qui dépasse la contradiction (ainsi, les électricités positives et négatives s’associent ainsi en structures atomiques au lieu de s’annuler mutuellement, de même que les ondes et les particules, le « dépassement de ces contradictions » produisent les lois de l’électrodynamique). La formation de structure nouvelle fondée sur la contradiction ne la supprime pas mais la porte à une nouvelle échelle, en transforme la nature. L’histoire, celle de la nature comme celle de la société, n’a pas de point d’arrêt, ne mène pas à un équilibre stable. Il n’y a pas de fin de l’évolution, pas plus que de fin de l’Histoire. Cette manière dialectique d’interpréter la dynamique, mouvement et changement, s’oppose à la métaphysique qui considère les pôles opposés comme incompatibles et capables tout au plus de se détruire l’un l’autre. Pour la métaphysique, c’est l’un ou l’autre : la vie ou la mort, la maladie ou la santé, le bien ou le mal. En sciences, la démarche métaphysique a été compatible avec la phase de classement des formes réelles mais ensuite elle a laissé une conception figée qui est un frein à la compréhension des mouvements et des changements, dès lors que la science cherche le passage entre des formes séparées de la classification.

    La démarche philosophique de Marx, contrairement à celle d’Hegel, est matérialiste, c’est-à-dire qu’elle étudie non seulement les idées mais également le monde réel dans son mouvement, sans supposer que la matière (et notamment la vie) ne serait qu’un sous-produit du monde des idées. Ce qui la distingue de l’ancien matérialisme, c’est que ce dernier étudiait la réalité de manière figée. La dialectique suppose une démarche différente :
     ne pas considérer les propriétés de l’objet séparément du mouvement et du changement de celui-ci,
     ne rien considérer comme immuable, ni un objet, ni une propriété, ni une structure
     ne pas séparer l’objet de son histoire ni de son environnement,
     ne pas craindre de trouver dans l’instabilité la source de la stabilité, dans le désordre à un niveau, la source de l’ordre à autre niveau,
     chercher dans le processus interne et contradictoire de l’objet, la source de son propre changement autant que de sa durabilité,
     chercher dans les contradictions la source de l’histoire,
     montrer comment celle-ci procède à la fois par transformations infinitésimales et par sauts à plus grande échelle,
     expliquer le saut brutal par le processus précédent, même s’il était apparemment stable et graduel,
     considérer que chaque phase n’est qu’une étape de l’histoire, que ce soit celle de la matière, celle de la société ou celle des idées,
     considérer ainsi que tout ordre est fait pour être supprimé et remplacé par un nouvel ordre

  • Bonjour,
    Je voudrais avoir des précisions concernant une phrase du texte. "Il est necessaire de distinguer entre Etat bourgeois et Etat ouvrier mais, disait Lenine, il y a encore un Etat bourgeois dans tout Etat ouvrier". Comment se manifeste t- elle alors que la nature de l’Etat lui est normalement opposé, comment s’est elle manifesté dans l’Etat ouvrier russe ?

    • Voilà la réponse de Trotsky dans la révolution trahie :

      LE DOUBLE CARACTÈRE DE L’ETAT SOVIÉTIQUE

      La dictature du prolétariat est un pont entre les sociétés bourgeoise et socialiste. Son essence même lui confère donc un caractère temporaire. L’Etat qui réalise la dictature a pour tâche dérivée, mais tout à fait primordiale, de préparer sa propre abolition. Le degré d’exécution de cette tâche "dérivée" vérifie en un certain sens avec quel succès s’accomplit l’idée maîtresse : la construction d’une société sans classes et sans contradictions matérielles. Le bureaucratisme et l’harmonie sociale sont en proportion inverse l’un de l’autre.

      Engels écrivait dans sa célèbre polémique contre Dühring : "...Quand disparaîtront en même temps que la domination de classe et que la lutte pour l’existence individuelle, engendrée par l’anarchie actuelle de la production, les heurts et les excès qui découlent de cette lutte, il n’y aura plus rien à réprimer, le besoin d’une force spéciale de répression ne se fera plus sentir dans l’Etat." Le philistin croit à l’éternité du gendarme. En réalité le gendarme maîtrisera l’homme tant que l’homme n’aura pas suffisamment maîtrisé la nature. Il faut, pour que l’Etat disparaisse, que disparaissent "la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle". Engels réunit ces deux conditions en une seule : dans la perspective de la succession des régimes sociaux, quelques dizaines d’années ne comptent guère. Les générations qui portent la révolution sur leurs propres épaules se représentent autrement les choses. Il est exact que la lutte de tous contre tous naît de l’anarchie capitaliste. Mais la socialisation des moyens de production ne supprime pas automatiquement "la lutte pour l’existence individuelle". Et c’est le pivot de la question !

      L’Etat socialiste, même en Amérique, sur les bases du capitalisme le plus avancé, ne pourrait pas donner à chacun tout ce qu’il lui faut et serait par conséquent obligé d’inciter tout le monde à produire le plus possible. La fonction d’excitateur lui revient naturellement dans ces conditions et il ne peut pas ne pas recourir, en les modifiant et en les adoucissant, aux méthodes de rétribution du travail élaborées par le capitalisme. En ce sens précis, Marx écrivait en 1875 que "le droit bourgeois... est inévitable dans la première phase de la société communiste sous la forme qu’il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues douleurs d’enfantement. Le droit ne peut jamais s’élever au-dessus du régime économique et du développement culturel conditionné par ce régime ".

      Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute : "Le droit bourgeois en matiere de répartition des articles de consommation suppose naturellement l’Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l’Etat bourgeois sans bourgeoisie !"
      Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d’aujourd’hui, a une importance décisive pour l’intelligence de la nature de l’Etat soviétique d’aujourd’hui, ou plus exactement pour une première approximation dans ce sens. L’Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte l’inégalité, c’est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans bourgeoisie. Ces mots n’impliquent ni louange ni blâme ; ils appellent seulement les choses par leur nom.

      Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins socialistes. Mais l’Etat acquiert immédiatement un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur, avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et les scolastiques ; il ne nous restera qu’à leur en exprimer nos regrets.

      La physionomie définitive de l’Etat ouvrier doit se définir par la modification du rapport entre ses tendances bourgeoises et socialistes. La victoire des dernières doit signifier la suppression irrévocable du gendarme, en d’autres termes la résorption de l’Etat dans une société s’administrant elle-même. Ce qui suffit à faire ressortir l’immense importance du problème de la bureaucratie soviétique, fait et symptôme.

      C’est précisément parce qu’il donne, de par toute sa formation intellectuelle, à la conception de Marx sa forme la plus accentuée, que Lénine révèle la source des difficultés à venir, y compris les siennes propres, bien qu’il n’ait pas eu le temps de pousser son analyse à fond. "L’Etat bourgeois sans bourgeoisie" s’est révélé incompatible avec une democratie soviétique authentique. La dualité des fonctions de l’Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. L’expérience a montré ce que la théorie n’avait pas su prévoir avec une netteté suffisante : si "l’Etat des ouvriers armés" répond pleinement à ses fins quand il s’agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s’agit de régler l’inégalité dans la sphère de la consommation. Ceux qui sont privés de propriété ne sont pas enclins à créer des privilèges et à les défendre. La majorité ne peut pas se montrer soucieuse des privilèges de la minorité. Pour défendre le "droit bourgeois", l’Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type "bourgeois", bref de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme.

      Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l’intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme bolchevique et la réalité soviétique. Si l’Etat, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique ; si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s’érige au-dessus de la société rénovée, ce n’est pas pour des raisons secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c’est en vertu de l’inflexible nécessité de former et d’entretenir une minorité privilégiée, tant qu’il n’est pas possible d’assurer l’égalité réelle.
      Les tendances bureaucratiques qui étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour ; et plus le bureaucratisme doit revêtir des formes brutales ; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. Ce ne sont pas les "restes", impuissants en eux-mêmes, des classes autrefois dirigeantes qui empêchent, comme le déclare la doctrine purement policière de Staline, l’Etat soviétique de dépérir et même de se libérer de la bureaucratie parasitaire, ce sont des facteurs infiniment plus puissants, tels que l’indigence matérielle, le manque de culture générale et la domination du "droit bourgeois" qui en découle dans le domaine qui intéresse le plus directement et le plus vivement tout homme : celui de sa conservation personnelle.
      GENDARME ET "BESOIN SOCIALISE"

      Le jeune Marx écrivait, deux ans avant le Manifeste communiste : "Le développement des forces productives est pratiquement la condition première absolument nécessaire [du communisme] pour cette raison encore que l’on socialiserait sans lui l’indigence et que l’indigence ferait recommencer la lutte pour le nécessaire et par conséquent ressusciter tout le vieux fatras..." Cette idée, Marx ne l’a développée nulle part, et ce n’est pas par hasard : il ne prévoyait pas la victoire de la révolution dans un pays arriéré. Lénine ne s’y est pas arrêté non plus, et ce n’est pas davantage par hasard : il ne prévoyait pas un si long isolement de l’Etat soviétique. Or, le texte que nous venons de citer n’étant chez Marx qu’une supposition abstraite, un argument par opposition, nous offre une clef théorique unique pour aborder les difficultés tout à fait concrètes et les maux du régime soviétique.
      Sur le terrain historique de la misère, aggravée par les dévastations des guerres impérialiste et civile, "la lutte pour l’existence individuelle", loin de disparaître au lendemain de la subversion de la bourgeoisie, loin de s’atténuer dans les années suivantes, a connu par moments un acharnement sans précédent : faut-il rappeler que des actes de cannibalisme se sont produits par deux fois dans certaines régions du pays ?

      La distance qui sépare la Russie de l’Occident ne se mesure véritablement qu’à présent. Il faudrait à l’U.R.S.S., dans les conditions les plus favorables, c’est-à-dire en l’absence de convulsions intérieures et de catastrophes extérieures, plusieurs lustres pour assimiler complètement l’acquis économique et éducatif qui a été, pour les premiers nés de la civilisation capitaliste, le fruit des siècles. L’application des méthodes socialistes à des tâches pré-socialistes, tel est maintenant le fond du travail économique et culturel de l’U.R.S.S.

      Il est vrai que l’U.R.S.S. dépasse aujourd’hui par ses forces productives les pays les plus avancés du temps de Marx. Mais, tout d’abord, dans la compétition historique de deux régimes, il s’agit bien moins de niveaux absolus que de niveaux relatifs : l’économie soviétique s’oppose au capitalisme de Hitler, de Baldwin et de Roosevelt et non à celui de Bismarck, de Palmerston et d’Abraham Lincoln ; en second lieu, l’ampleur même des besoins de l’homme se modifié radicalement avec la croissance de la technique mondiale : les contemporains de Marx ne connaissaient ni l’automobile, ni la T. S. F., ni l’avion. Or la société socialiste serait inconcevable de notre temps sans le libre usage de tous ces biens.

      "Le stade inférieur du communisme", pour employer le terme de Marx, commence à un niveau dont le capitalisme le plus avancé s’est rapproché. Or le programme réel des prochaines périodes quinquennales des républiques soviétiques consiste à "rattraper l’Europe et l’Amérique". Pour créer un réseau de routes goudronnées et d’autoroutes dans les vastes espaces de l’U.R.S.S., il faut beaucoup plus de temps et de moyens que pour importer d’Amérique des fabriques d’automobiles toutes prêtes et même pour s’approprier leur technique. Combien d’années faudra-t-il pour donner à tout citoyen la possibilité d’user d’une automobile dans toutes les directions sans rencontrer de difficultés de ravitaillement en essence ? Dans la société barbare, le piéton et le cavalier formaient deux classes. L’auto ne différencie pas moins la société que le cheval de selle. Tant que la modeste Ford demeure le privilège d’une minorité, tous les rapports et toutes les habitudes propres à la société bourgeoise survivent. Avec eux subsiste l’Etat, gardien de l’inégalité.

      Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n’a pu, ni dans son ouvrage capital sur la question (L’Etat et la révolution), ni dans le programme du parti, faire, concernant le caractère de l’Etat, toutes les déductions imposées par la condition arriérée et l’isolement du pays. Expliquant les résurgences de la bureaucratie par l’inexpérience administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour surmonter les "déformations bureaucratiques" : éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des privilèges matériels, contrôle actif des masses. On pensait que, sur cette voie, le fonctionnaire cesserait d’être un chef pour devenir un simple agent technique, d’ailleurs provisoire, tandis que l’Etat quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.

      Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s’explique par le fait que le programme se fondait entièrement, sans réserves, sur une perspective internationale. "La révolution d’Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L’ère de la révolution prolétarienne communiste universelle s’est ouverte." Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce document ne se donnaient pas uniquement pour but l’édification du "socialisme dans un seul pays" — cette idée ne venait alors à personne et à Staline moins qu’à tout autre — et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l’Etat soviétique s’il lui fallait accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles depuis longtemps accomplies par le capitalisme avancé.
      La crise révolutionnaire d’après-guerre n’a cependant pas amené la victoire du socialisme en Europe : la social-démocratie a sauvé la bourgeoisie. La période qui paraissait à Lénine et à ses compagnons d’armes devoir être une courte "trêve" est devenue toute une époque de l’histoire. La structure sociale contradictoire de l’U.R.S.S. et le caractère ultra-bureaucratique de l’Etat soviétique sont les conséquences directes de cette singulière "difficulté" historique imprévue, qui a en même temps amené les pays capitalistes au fascisme ou à la réaction préfasciste.
      Si la tentative du début — créer un Etat débarrassé du bureaucratisme — s’est avant tout heurtée à l’inexpérience des masses en matière d’auto-administration, au manque de travailleurs qualifiés dévoués au socialisme, etc., d’autres difficultés n’allaient pas tarder à se faire sentir. La réduction de l’Etat à des fonctions "de recensement et de contrôle", les fonctions de coercition s’amoindrissant sans cesse, comme l’exige le programme, supposait un certain bien-être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l’Occident n’arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se révélait gênant et même intolérable quand il s’agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à l’industrie, à la technique, à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule.

      Comment et pourquoi les immenses succès économiques des derniers temps, au lieu d’amener un adoucissement de l’inégalité, l’ont-ils aggravée en accroissant encore la bureaucratie qui, de "déformation", est devenue système de gouvernement ? Avant de tenter de répondre à cette question, écoutons ce que les chefs les plus autorisés de la bureaucratie soviétique disent de leur propre régime.

    • Toujours sur la question de la "double nature" de l’Etat ouvrier, voici ce que Lénine écrit dans "L’Etat et la révolution" :

      Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l’"horizon borné du droit bourgeois ", en régime communiste, dans la première phase de celui-ci. Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes.

      Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’Etat bourgeois - sans bourgeoisie !

      Cela peut sembler un paradoxe ou simplement un jeu dialectique de l’esprit, ce que reprochent souvent au marxisme ceux qui n’ont jamais pris la peine d’en étudier, si peu que ce soit, la substance éminemment profonde.

      En réalité, la vie nous montre à chaque pas, dans la nature et dans la société, des vestiges du passé subsistant dans le présent. Et ce n’est point d’une façon arbitraire que Marx a inséré dans le communisme une parcelle du droit "bourgeois" ; il n’a fait que constater ce qui, économiquement et politiquement, est inévitable dans une société issue des flancs du capitalisme.

      La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir ; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme.

      Démocratie veut dire égalité. On conçoit la portée immense qui s’attache à la lutte du prolétariat pour l’égalité et au mot d’ordre d’égalité, à condition de comprendre ce dernier exactement, dans le sens de la suppression des classes. Mais démocratie signifie seulement égalité formelle . Et, dès que sera réalisée l’égalité de tous les membres de la société par rapport à la possession des moyens de production, c’est-à-dire l’égalité du travail, l’égalité du salaire, on verra se dresser inévitablement devant l’humanité la question d’un nouveau progrès à accomplir pour passer de l’égalité formelle à l’égalité réelle, c’est-à-dire à la réalisation du principe : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins." Par quelles étapes, par quelles mesures pratiques l’humanité s’acheminera-t-elle vers ce but suprême, nous ne le savons ni ne pouvons le savoir. Mais ce qui importe, c’est de voir l’immense mensonge contenu dans l’idée bourgeoise courante suivant laquelle le socialisme est quelque chose de mort, de figé, de donné une fois pour toutes, alors qu’en réalité c’est seulement avec le socialisme que commencera dans tous les domaines de la vie sociale et privée un mouvement de progression rapide, effectif, ayant véritablement un caractère de masse et auquel participera d’abord la majorité, puis la totalité de la population.

      La démocratie est une forme de l’Etat, une de ses variétés. Elle est donc, comme tout Etat, l’application organisée, systématique, de la contrainte aux hommes. Ceci, d’une part. Mais, d’autre part, elle signifie la reconnaissance officielle de l’égalité entre les citoyens, du droit égal pour tous de déterminer la forme de l’Etat et de l’administrer. Il s’ensuit donc qu’à un certain degré de son développement, la démocratie, tout d’abord, unit le prolétariat, la classe révolutionnaire anticapitaliste, et lui permet de briser, de réduire en miettes, de faire disparaître de la surface de la terre la machine d’Etat bourgeoise, fût-elle bourgeoise républicaine, l’armée permanente, la police, la bureaucratie, et de les remplacer par une machine d’Etat plus démocratique, mais qui n’en reste pas moins une machine d’Etat, sous la forme des masses ouvrières armées, puis, progressivement, du peuple entier participant à la milice.

      Ici, "la quantité se change en qualité" : parvenu à ce degré, le démocratisme sort du cadre de la société bourgeoise et commence à évoluer vers le socialisme. Si tous participent réellement à la gestion de l’Etat, le capitalisme ne peut plus se maintenir. Et le développement du capitalisme crée, à son tour, les prémisses nécessaires pour que "tous" puissent réellement participer à la gestion de l’Etat. Ces prémisses sont, entre autres, l’instruction générale déjà réalisée par plusieurs des pays capitalistes les plus avancés, puis "l’éducation et la formation à la discipline" de millions d’ouvriers par l’appareil socialisé, énorme et complexe, de la poste, des chemins de fer, des grandes usines, du gros commerce, des banques, etc., etc.

      Avec de telles prémisses économiques, on peut fort bien, après avoir renversé les capitalistes et les fonctionnaires, les remplacer aussitôt, du jour au lendemain, pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l’enregistrement du travail et des produits, par les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. (Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés.)

      Enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel, et pour la "mise en route" et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase. Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’Etat constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul "cartel" du peuple entier, de l’Etat. Le tout est d’obtenir qu’ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal. L’enregistrement et le contrôle dans ce domaine ont été simplifiés à l’extrême par le capitalisme, qui les a réduits aux opérations les plus simples de surveillance et d’inscription et à la délivrance de reçus correspondants, toutes choses à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre règles d’arithmétique [Quand l’Etat réduit ses fonctions essentielles à un semblable enregistrement et à un contrôle de ce genre effectués par les ouvriers eux-mêmes, il cesse d’être un "Etat politique" ; les "fonctions publiques perdent leur caractère politique et se transforment en de simples fonctions administratives" (voir plus haut, chapitre IV.2 : "La polémique d’Engels avec les anarchistes").].

      Quand la majorité du peuple procédera par elle-même et partout à cet enregistrement, à ce contrôle des capitalistes (transformés désormais en employés) et de messieurs les intellectuels qui auront conservé leurs pratiques capitalistes, alors ce contrôle sera vraiment universel, général, national et nul ne pourra s’y soustraire, de quelque manière que ce soit, "il n’y aura plus rien à faire".

      La société tout entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire.

      Mais cette discipline "d’atelier" que le prolétariat, après avoir vaincu les capitalistes et renversé les exploiteurs, étendra à toute la société n’est nullement notre idéal ni notre but final ; c’est seulement un échelon nécessaire pour débarrasser radicalement la société des vilenies et des ignominies de l’exploitation capitaliste, et assurer la marche continue en avant.

      Dès l’instant où tous les membres de la société, ou du moins leur immense majorité, ont appris à gérer eux-mêmes l’Etat, ont pris eux-mêmes l’affaire en main, "organisé" le contrôle sur l’infime minorité de capitalistes, sur les petits messieurs désireux de conserver leurs pratiques capitalistes et sur les ouvriers profondément corrompus par le capitalisme - dès cet instant, la nécessité de toute administration en général commence à disparaître. Plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue. Plus démocratique est l’"Etat" constitué par les ouvriers armés et qui "n’est plus un Etat au sens propre", et plus vite commence à s’éteindre tout Etat.

  • Encore sur la nécessité d’un raisonnement dialectique sur la nature de l’Etat russe de la bourreaucratie stalinienne, des extraits de "Défense du marxisme" de Léon Trotsky :

    Le caractère de classe de l’Etat est défini par son rapport avec les formes de propriété des moyens de production. Ce qui définit une organisation ouvrière comme syndicat c’est son rapport avec la répartition du revenu national. Le fait que Green et Cie défendent la propriété privée des moyens de production les définit comme des bourgeois. Si en plus de cela ces messieurs défendaient les bénéfices de la bourgeoisie contre tous les attentats de la part des travailleurs, c’est-à-dire s’ils luttaient contre les grèves. contre les augmentations de salaires, contre l’aide aux chômeurs, nous aurions alors faire à une organisation de jaunes et non pas à un syndicat. D’ailleurs pour ne pas rompre avec leur base, Green et Cie sont contraints, dans certaines limites, de diriger le combat des travailleurs pour l’augmentation des salaires ou au moins contre la diminution de la part qui leur est réservée dans le revenu national. Ce signe objectif suffit pour nous permettre de tracer dans toutes les occasions importantes une ligne de démarcation entre les syndicats les plus réactionnaires et les organisations. jaunes. Nous sommes contraints par là-même non seulement de nous battre au sein de l’A.F.L. mais encore de défendre l’A.F.L. contre les jaunes, le Klu-Klux-Klan, etc.

    La fonction de Staline comme celle de Green a un caractère double. Staline sert la bureaucratie et par là-même la bourgeoisie mondiale, mais il ne peut servir la bureaucratie sans préserver le fondement social que la bureaucratie exploite dans ses propres intérêts. Dans cette mesure Staline défend la propriété nationalisée contre l’impérialisme et contre les couches trop impatientes et trop avides de la bureaucratie. Il réalise cependant cette défense par des méthodes qui préparent l’effondrement général de la société soviétique. C’est pourquoi il faut renverser la clique stalinienne. Mais c’est le prolétariat révolutionnaire qui doit la renverser. Il ne peut confier cette tâche aux impérialistes. Le prolétariat défend l’U.R.S.S. contre l’impérialisme, malgré Staline.

    Le développement historique nous a habitué à voir devant nous les syndicats les plus divers : des syndicats combatifs réformistes, révolutionnaires, réactionnaires et catholiques Il en va autrement avec l’Etat ouvrier. C’est la première fois que nous assistons à une pareille expérience. D’où la tendance à envisager l’U.R.S.S. exclusivement sous l’angle des normes du programme révolutionnaire En même temps l’Etat ouvrier est un fait objectif, historique qui est soumis à l’action de différentes forces historiques entrées en totale contradiction avec les normes "traditionnelles".

    Les camarades Burnham et Carter ont tout à fait raison de dire que Staline et Cie servent la bourgeoisie internationale par leur politique. Mais il faut replacer cette idée juste dans des conditions déterminées de temps et de lieu. Hitler sert lui aussi la bourgeoisie. Il y a cependant une différence entre les fonctions de Staline et celles de Hitler : ce dernier défend les formes bourgeoises de la propriété. Staline adapte les intérêts de la bureaucratie aux formes prolétariennes de la propriété. Le même Staline en Espagne -c’est-à-dire sur le terrain du régime bourgeois- remplit la fonction d’Hitler (dans le domaine des méthodes politiques ils se différencient en général peu l’un de l’autre). La comparaison des rôles sociaux différents du seul et même Staline en U.R.S.S. et en Espagne montre assez bien à la fois que la bureaucratie ne constitué pas une classe indépendante mais un instrument des classes : et qu’il est impossible de définir la nature sociale de la bureaucratie par sa vertu ou par sa bassesse.

    Bureaucratie bourgeoise d’un Etat ouvrier ?

    L’affirmation que la bureaucratie d’un Etat ouvrier a un caractère bourgeois doit apparaître non seulement incompréhensible, mais tout simplement absurde aux gens à l’esprit formaliste.

    Cependant il n’a jamais existé et il n’existe pas d’Etat chimiquement pur. La monarchie prussienne semi-féodale a rempli les tâches politiques les plus importantes de la bourgeoisie, mais elle les a remplies à sa manière, c’est-à-dire dans un style féodal et non pas jacobin. Nous observons aujourd’hui au Japon Lin rapport analogue entre le caractère bourgeois de l’Etat et le caractère semi-féodal de la caste dirigeante. Tout cela n’empêche pas que nous n’établissions de distinction assez nette entre la société féodale et la société bourgeoise. On peut objecter, il est vrai, que la collaboration des forces féodales et bourgeoises est infiniment plus facile à réaliser que la collaboration des forces bourgeoises et prolétariennes. Car dans le premier cas nous avons affaire à deux formes de l’exploitation de classe. Mais l’Etat ouvrier ne créé pas une société nouvelle en une seule journée.

    Marx écrivait que dans la première période de son existence les formes bourgeoises de répartition subsistent au sein de l’Etat ouvrier [5]. Il faut bien méditer cette idée et jusqu’au fond. L’Etat ouvrier lui-même en tant qu’Etat est nécessaire précisément parce que les normes bourgeoises de répartition restent en vigueur. La bureaucratie représente J organe de cette répartition. Cela signifie que même la bureaucratie la plus révolutionnaire représenté jusqu’à un certain point un organisme bourgeois dans l’Etat ouvrier.

    Bien entendu ce qui a un sens décisif c’est le degré de ce caractère bourgeois et la tendance générale du développement. Si l’Etat ouvrier se débureaucratise et se réduit progressivement à rien, le développement va donc dans le sens du socialisme. Au contraire, Si la bureaucratie devient de plus en plus puissante, autoritaire, privilégiée et conservatrice, c’est donc que les tendances bourgeoises dans l’Etat ouvrier se développent au détriment des tendances socialistes ; en d’autres termes alors la contradiction interne qui existe jusqu’à un certain degré dans l’Etat ouvrier dès les premiers jours de sa constitution ne diminué pas comme l’exige la "norme" mais croît. Jusqu’alors cependant aussi longtemps que cette contradiction n’a pas dépassé le domaine de la répartition pour entrer dans celui de la production et n’a pas fait exploser la propriété nationalisée et l’économie planifiée, l’Etat reste ouvrier.

    Lénine disait il y a quinze ans : "Nous avons un Etat ouvrier mais avec des déformations bureaucratiques". Les déformations bureaucratiques constituaient alors l’héritage direct du régime bourgeois et, en ce sens, apparaissaient comme un simple résidu. Sous l’influence des conditions historiques défavorables, le "résidu" bureaucratique s’est cependant vu alimenter par de nouvelles sources et s’est transformé en un facteur historique énorme. C’est précisément pourquoi nous parlons aujourd’hui de la dégénérescence de l’Etat ouvrier. Cette dégénérescence, comme le montre l’actuelle bacchanale de terreur bonapartiste. s’approche du point critique. Ce qui n’était qu’une déformation bureaucratique se prépare aujourd’hui à dévorer l’Etat ouvrier sans en laisser une miette et à dégager sur les ruines de la propriété nationalisée une nouvelle classe dirigeante. Une telle possibilité s’est considérablement rapprochée, mais ce n’est encore qu’une possibilité et nous ne sommes pas prêts à nous incliner d’avance devant elle.

    Pour la dialectique !

    L’U.R.S.S. en tant qu’Etat ouvrier ne répond pas à la norme "traditionnelle". Cela ne signifie pas encore qu’elle n’est pas un Etat ouvrier. Mais cela ne signifie pas non plus que la norme s’est avérée fausse. La "norme" est définie en fonction de la victoire du prolétariat international. Or l’U.R.S.S. n’est qu’une expression partielle et défigurée de l’Etat ouvrier, arriéré et isolé.

    Un mode de pensée "purement" normatif, idéaliste et ultimatiste veut construire le monde à son image et se détourner tout simplement des phénomènes qui lui déplaisent. Seuls les sectaires, c’est-à-dire les gens qui ne sont révolutionnaires que dans leur propre imagination, se laissent guider par de pures normes idéales. Ils disent : ces syndicats ne nous plaisent pas, nous ne les défendons pas. Ils promettent à chaque fois de recommencer l’histoire à zéro. Ils édifieront, voyez-vous, un Etat ouvrier, quand le bon dieu leur mettra entre les mains un parti idéal et des syndicats idéaux. En attendant cet heureux moment ils font le plus possible la moue devant la réalité. Faire vigoureusement la moue telle est l’expression la plus haute du "révolutionnarisme" sectaire.

    Un mode de pensée purement historique, réformiste, menchévique, passif, conservateur s’acharne, suivant l’expression de Marx, à justifier l’ordure actuelle par l’ordure d’hier. Les représentants de ce type de pensée entrent dans les organisations de masse pour s’y dissoudre. Les méprisables "amis"de l’U.R.S.S. s’adaptent aux bassesses de la bureaucratie en renvoyant aux conditions historiques.

    En opposition à ces deux types de pensée, le mode de pensée dialectique, marxiste, bolchévique appréhende les phénomènes dans leur développement objectif et en même temps trouve dans les contradictions internes de ce développement le soutien qui permette de réaliser ses "normes". il est bien évidemment impossible de l’oublier, ce faisant : on ne peut espérer voir se réaliser les normes programmatiques que si elles représentent l’expression généralisée des tendances progressistes du processus objectif lui-même.

    On peut donner du syndicat à peu près la définition programmatique suivante : organisation des travailleurs d’une corporation ou d’une industrie qui se donne pour objectif : 1) de lutter contre le capital pour améliorer la situation des travailleurs ; 2) de participer à la lutte révolutionnaire pour renverser la bourgeoisie ; 3) de participer à l’organisation de l’économie sur des fondements socialistes. Si nous comparons cette réalité "normative" et la réalité effective nous paraissons contraints d’affirmer : il n’existe pas au monde un seul syndicat. Mais semblable façon d’opposer les normes et le fait, c’est-à-dire l’expression généralisée du développement et une manifestation particulière de ce même développement semblable opposition formelle, ultimatiste et non-dialectique entre le programme et la réalité est totalement privée de vie et n’ouvre aucune voie à l’intervention du parti révolutionnaire. En même temps les actuels syndicats opportunistes peuvent sous l’impact de la décadence du capitalisme et doivent, si nous menons une politique correcte dans les syndicats, se rapprocher de nos normes programmatiques et jouer un rôle historique progressiste. Cela suppose bien entendu un changement complet de direction. Il est nécessaire que les travailleurs des USA, de France, d’Angleterre réussissent à chasser Green, Citrine [6], Jouhaux [7] et Cie. Si le prolétariat réussit à chasser à temps la bureaucratie soviétique il trouvera au lendemain de sa victoire les moyens de production nationalisés et les éléments essentiels de l’économie planifiée. Cela signifie qu’il n’aura pas à tout recommencer à zéro. Avantage énorme ! Seuls des dandys radicaux habitués à sautiller avec insouciance de branche en branche peuvent mépriser à la légère une pareille possibilité. La révolution socialiste est une tâche trop grandiose pour que l’on puisse d’un coeur léger balayer d’un revers de main ses inestimables conquêtes matérielles et recommencer tout à zéro.

    C’est une excellente chose que les camarades Burnham et Carter, à la différence de notre camarade français Craipeau et de toute une série d’autres, n’oublient pas le facteur que constituent les forces productives et ne se refusent pas à défendre l’Union soviétique. Mais c’est une position tout à fait insuffisante. Et si la direction criminelle de la bureaucratie arrête le développement de l’économie ? Est-ce que dans ce cas les camarades Burnham et Carter laisseront l’impérialisme détruire les bases sociales de l’U.R.S.S.? Nous sommes sûrs que non. Cependant leur définition non-marxiste de l’U.R.S.S. caractérisée comme un Etat non-ouvrier et non-bourgeois, ouvre la porte à toutes sortes de déductions.

    Classe dirigeante et en même temps opprimée

    "Comment notre conscience politique pourrait-elle ne pas s’indigner, disent les ultra-gauches, lorsque l’on veut nous forcer à croire qu’en U.R.S.S., sous le régime de Staline, le prolétariat est la classe "dirigeante" ? Sous une forme aussi abstraite, pareille affirmation est effectivement susceptible de susciter l’indignation. Mais le problème est que les catégories abstraites, nécessaires dans le processus de l’analyse, ne conviennent pas du tout pour la synthèse qui exige le caractère concret le plus grand possible. Le prolétariat soviétique constitue la classe dirigeante dans un pays arriéré où les biens matériels de première nécessité sont produits en nombre insuffisant. Le prolétariat de l’U.R.S.S. domine dans un pays qui ne représente que le douzième de l’humanité ; l’impérialisme domine les onze autres douzièmes. La domination du prolétariat, déjà déformée par l’arriération et la pauvreté du pays, est encore deux ou trois fois plus déformée par la pression de l’impérialisme mondial. L’organe de la domination du prolétariat -l’Etat- devient ainsi l’organe de la pression de l’impérialisme (la diplomatie, l’armée, le commerce extérieur, les idées et les moeurs). A l’échelle de l’histoire la lutte pour la domination ne se déroule pas entre le prolétariat et la bureaucratie mais entre le prolétariat et la bourgeoisie mondiale. Dans cette lutte la bureaucratie n’est qu’un mécanisme de transmission. La lutte n’est pas terminée. Malgré tous les efforts que la clique moscovite déploie pour démontrer qu’elle représente une force conservatrice sûre (cf. la politique de Staline en Espagne) l’impérialisme mondial ne fait pas confiance à Staline ; il ne lui épargne pas les camouflets humiliants et il est prêt à le renverser à la première circonstance favorable. Hitler -là est sa force- ne fait qu’exprimer de façon plus conséquente et plus franche le rapport qui lie la bourgeoisie mondiale à la bureaucratie soviétique. La bourgeoisie, qu’elle soit fasciste ou démocratique, ne peut se satisfaire des exploits contre-révolutionnaires isolés de Staline ; elle a besoin de la contre-révolution complète dans les rapports de propriété et de l’ouverture du marché russe. Tant qu’elle n’obtient pas cela, elle considère l’Etat soviétique comme un adversaire. Et elle a raison.

    Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux le régime intérieur a un caractère principalement bourgeois. Mais la pression de l’impérialisme étranger change et altère tellement la structure économique et politique de ces pays que la bourgeoisie nationale (même dans les pays politiquement indépendants de l’Amérique du Sud) n’arrive que partiellement à la situation de classe dirigeante. La pression de l’impérialisme sur les pays arriérés ne change pas, en vérité, leur caractère social fondamental, car le sujet et l’objet de la pression ne représentent que des niveaux différents du développement d’une seule et même société bourgeoise. Néanmoins la différence entre l’Angleterre et l’Inde, le Japon et la Chine, les U.S.A. et le Mexique est Si grande que nous établissons une distinction rigoureuse entre les pays bourgeois oppresseurs et opprimés et que nous considérons comme de notre devoir de soutenir les seconds contre les premiers. La bourgeoisie des pays coloniaux et semi-coloniaux représente une classe à demi-dirigeante à demi-opprimée.

    La pression de l’impérialisme sur l’Union soviétique vise à modifier la nature même de la société soviétique. Cette lutte -aujourd’hui pacifique, demain militaire- découle des formes de propriété. En tant que mécanisme de transmission de cette lutte, la bureaucratie s’appuie tantôt sur le prolétariat contre l’impérialisme, tantôt sur l’impérialisme contre le prolétariat pour accroître sa propre puissance. En même temps elle exploite impitoyablement son rôle de distributeur des chiches biens matériels pour garantir sa prospérité et sa puissance. Par là-même la domination du prolétariat prend un caractère rogné, faussé, déformé. On est pleinement fondé à dire que le prolétariat dominant dans un seul pays arriéré et isolé y reste cependant une classe exploitée. L’impérialisme mondial représente la source de l’oppression, la bureaucratie fonctionnant comme mécanisme de transmission de cette oppression. S’il y a une contradiction dans les mots "classe dirigeante et opprimée" cette contradiction ne découle pas d’erreurs de pensée, mais d’une contradiction dans la situation même de l’U.R.S.S. C’est précisément pourquoi nous repoussons la théorie du socialisme dans un seul pays.

    Reconnaître en l’U.R.S.S. un Etat ouvrier - non pas le type de cet Etat mais une déformation du type - ne signifie absolument pas que l’on accord ? à la bureaucratie soviétique une amnistie théorique et politique ; au contraire son caractère réactionnaire apparaît pleinement à la lumière de la contradiction entre sa politique antiprolétarienne et les exigences de l’Etat ouvrier. Seule une telle façon de poser le problème donne sa pleine force motrice à notre activité visant à démasquer les crimes de la clique stalinienne. Défendre l’U.R.S.S. c’est non seulement lutter sans réserve contre l’impérialisme mais préparer le renversement de la bureaucratie bonapartiste.

    L’expérience de l’U.R.S.S. souligne l’ampleur des possibilités que l’Etat ouvrier recèle en lui, et la vigueur de sa capacité de résistance. Mais cette expérience démontre aussi la puissance de la pression exercée par le capital et par son agence bureaucratique, la difficulté qu’éprouve le prolétariat à parvenir à son émancipation totale et l’importance que revêt la tâche d’éduquer et de tremper la nouvelle Internationale dans l’esprit d’une lutte révolutionnaire implacable.

    Coyoacan, le 25 novembre 1937.

  • Matérialisme dialectique, science de la révolution
    21 septembre 20:38, par Robert Paris
    Encore sur la nécessité d’un raisonnement dialectique sur la nature de l’Etat russe de la bourreaucratie stalinienne, des extraits de "Défense du marxisme" de Léon Trotsky :

    Le caractère de classe de l’Etat est défini par son rapport avec les formes de propriété des moyens de production. Ce qui définit une organisation ouvrière comme syndicat c’est son rapport avec la répartition du revenu national. Le fait que Green et Cie défendent la propriété privée des moyens de production les définit comme des bourgeois. Si en plus de cela ces messieurs défendaient les bénéfices de la bourgeoisie contre tous les attentats de la part des travailleurs, c’est-à-dire s’ils luttaient contre les grèves. contre les augmentations de salaires, contre l’aide aux chômeurs, nous aurions alors faire à une organisation de jaunes et non pas à un syndicat. D’ailleurs pour ne pas rompre avec leur base, Green et Cie sont contraints, dans certaines limites, de diriger le combat des travailleurs pour l’augmentation des salaires ou au moins contre la diminution de la part qui leur est réservée dans le revenu national. Ce signe objectif suffit pour nous permettre de tracer dans toutes les occasions importantes une ligne de démarcation entre les syndicats les plus réactionnaires et les organisations. jaunes. Nous sommes contraints par là-même non seulement de nous battre au sein de l’A.F.L. mais encore de défendre l’A.F.L. contre les jaunes, le Klu-Klux-Klan, etc.

  • Pour répondre toujours à ramiro, je cite D.Guérin (je crois) à propos de la révolution française et même si le pb est celui de la nature de la classe qui prend le pouvoir, il est à rapprocher de celui de la nature de l’état, car c’est comme parler de l’outil et de l’artisan ; il n’existe pas l’un sans l’autre.

    "L’application de la loi du développement combiné à la Révolution française nous permet de comprendre pourquoi la grande Révolution revêtit le double caractère d’une révolution bourgeoise et d’une révolution permanente. Elle nous explique pourquoi, malgré le fait que les conditions objectives de l’époque ne permettaient encore que la victoire de la bourgeoisie, la révolution bourgeoise portait déjà dans ses flancs un embryon de révolution prolétarienne. C’est que la France de 1793 était, du point de vue de l’évolution des formes de production et de propriété, une combinaison hétéroclite d’éléments rétrogrades et d’éléments modernes, de facteurs qui retardaient sur la révolution bourgeoise et d’autres qui tendaient à enjamber la révolution bourgeoise. Les conditions archaïques de l’appropriation et de la culture du sol dans certaines régions comme la Vendée et la Bretagne avaient contribué à maintenir ces provinces dans la nuit de la servitude. Par contre, le progrès de la technique, les débuts de la révolution industrielle, l’évolution économique qui avait concentré dans les villes, et surtout dans la capitale, face à une bourgeoisie déjà riche et puissante, une masse déjà considérable de travailleurs, avaient fait prendre aux sans-culottes (et notamment aux sans-culottes parisiens) sur les paysans de l’Ouest et du Midi une avance de plusieurs siècles. Paris comptait déjà, en 1793, plus de 700.000 habitants.

    (…) Deux mondes chevauchaient l’un sur l’autre : dans la voiture même qui conduisait Louis, roi par la grâce de Dieu, à l’échafaud, avait pris place, en tant que représentant de la Commune parisienne, l’enragé Jacques Roux, pionnier (encore balbutiant) de la révolution prolétarienne."

    • Le realisme étant definit comme l’attitude tandant à valoriser laréalité comme une donnée à prendre en compte,soit parcequ’il n’est pas possible,soit parcequ’il n’est pas souhaitable de faire autrement
      ou encore c’est une conception selon la qu’elle le monde,les choses et les etres qu’ls contiennent ont une existence propre independante de la connaissance que nous sommes susceptibles d’enprendre les choses et les etres n’existent pas seulement pour nous, n’ont pas une réalite seulement mentale,mais une realite qui nous resiste, qui ne depend pas du regard,de la prise de conscience ;l’etre est autre chose que la pensée.
      Mon probleme est le suivant ;qu’esqu’un realisme empirique ??
      Qu’estqu’un réalisme critique ?
      Quel est l’dée centrale du réalisme ?
      Quel est la difference entre realisme et nominaliste.

    • Il faut d’abord prendre conscience que notre pensée sur le monde fait partie de la réalité et n’a pas un statut différent même quand notre cerveau nous présente des illusions.

      La fable dictée par notre cerveau ne s’oppose pas à l’observation objective mais elle en est l’origine. Voir sur ce point les textes du site sur le fonctionnement de notre cerveau fondé sur les fables.

      Il faut y rajouter l’histoire. Ce qui est réel n’est donc pas un absolu. Aujourd’hui le socialisme peut paraitre irréel et demain être réel. Pour nous, le passé est irréel. L’imagination du passé est différente de la réalité de celui-ci. Même du présent nous ne percevons qu’un monde imaginaire.

      L’imagination ne veut pas dire fausseté.

      Simplement, l’objectivité est un faux objectif.

      Bien meilleure est la subjectivité consciente et assumée.

      C’est le cas du militant révolutionnaire.

      Il ne ment pas mais ne prétend pas édicter des vérités qui seraient bonnes pour toutes les classes de la société, par exemple.

    • La position réaliste a été attaquée par les nominalistes, notamment représentés par Guillaume d’Ockham : ces derniers lui reprochaient de confondre les mots et la réalité, et de croire que notre langage et notre pensée, propres à la généralisation, renvoient effectivement à quelque chose de réel (au sens d’extra-mental). Les nominalistes pensent ainsi que les structures de notre pensée et de notre langage n’existent pas dans le monde, et que l’erreur des réalistes est de projeter abusivement les concepts du langage dans les objets du monde. C’est la croyance à la grammaire que fustige Nietzsche dans le Crépuscule des idoles.

      Ce point de vue nominaliste omet un point historique : l’homme n’a pas attendu de disposer du langage pour être homme et vivre comme un homme. C’est l’homme qui a produit le langage et non le contraire.

      D’autre part, si la réalité peut être perçue par des généralisations abstraites comme les mots, c’est qu’elle reproduit des comportements qui peuvent être généralisés.

      Enfin, les produits de notre cerveau comme la pensée et le langage sont des produits aussi naturels que les autres produits de la réalité.

    • L’empirisme désigne un ensemble de théories philosophiques (avec des applications logiques, psychologiques ou linguistiques) qui font de l’expérience sensible l’origine de toute connaissance valide et de tout plaisir esthétique. L’empirisme s’oppose en particulier à l’innéisme des idées et à l’idée de connaissance a priori. Il va souvent de pair avec une théorie associationniste des idées qui explique leur formation par la conjonction d’idées simples.

      L’empirisme postule que toute connaissance provient essentiellement de l’expérience. Représenté par exemple par les philosophes anglais Roger Bacon, Francis Bacon, John Locke et David Hume, ce courant considère que la connaissance se fonde sur l’accumulation d’observations et de faits mesurables.

      En fait, il n’existe pas d’expériences pures, séparées de tout un appareillage de concepts, de connaissances acquises, de questions, c’est-à-dire d’une théorie.

      Ce n’est pas propre à la connaissance. Tout homme agit en fonction d’une série d’aprioris. Personne n’arrive tout frais tout neuf devant une expérience.

      Mesurer, c’est déjà connaître les concepts de mesure, les unités, les interactions entre mesures.

      Sans théorie, pas d’expérience.

    • Il faut d’abord prendre conscience que notre pensée sur le monde fait partie de la réalité et n’a pas un statut différent même quand notre cerveau nous présente des illusions.

      La fable dictée par notre cerveau ne s’oppose pas à l’observation objective mais elle en est l’origine. Voir sur ce point les textes du site sur le fonctionnement de notre cerveau fondé sur les fables.

      Il faut y rajouter l’histoire. Ce qui est réel n’est donc pas un absolu. Aujourd’hui le socialisme peut paraitre irréel et demain être réel. Pour nous, le passé est irréel. L’imagination du passé est différente de la réalité de celui-ci. Même du présent nous ne percevons qu’un monde imaginaire.

      L’imagination ne veut pas dire fausseté.

      Simplement, l’objectivité est un faux objectif.

      Bien meilleure est la subjectivité consciente et assumée.

      C’est le cas du militant révolutionnaire.

      Il ne ment pas mais ne prétend pas édicter des vérités qui seraient bonnes pour toutes les classes de la société, par exemple.

  • Sur la logique objective de la situation et le matérialisme dialectique :

    Karl Marx, écrit en 1913 :

    « Seule l’étude objective de l’ensemble des rapports de toutes les classes, sans exception, d’une société donnée, et, par conséquent, la connaissance du degré objectif du développement de cette dernière et des corrélations entre elle et les autres sociétés, peut servir de base à une tactique juste de la classe d’avant-garde. »

    Dans son « Matérialisme et empiriocriticisme », Lénine écrivait :

    « La tâche la plus noble de l’humanité est d’embrasser cette logique objective de l’évolution économique (évolution de l’existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d’y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes. »

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