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Quand Lénine se battait contre le conservatisme au sein de sa propre organisation

mercredi 30 octobre 2013, par Robert Paris

Par quoi donc s’explique l’isolement exceptionnel de Lénine au début d’avril 1917 ? Comment put se créer pareille situation ? Et comment fut obtenu le réarmement des cadres du bolchévisme ?

Depuis 1905, le parti bolchévik menait la lutte contre l’autocratie sous le mot d’ordre d’une " dictature démocratique du prolétariat et des paysans ". Ce mot d’ordre, ainsi que son argumentation théorique, provenait de Lénine. Prenant le contre-pied des menchéviks, dont le théoricien, Plékhanov, combattait irréductiblement " l’idée fausse de la possibilité d’accomplir une révolution bourgeoise sans la bourgeoisie " - Lénine estimait que la bourgeoisie russe était déjà incapable de diriger sa propre révolution. Pour mener à terme la révolution démocratique contre la monarchie et les propriétaires fonciers, il ne pouvait y avoir que le prolétariat et la paysannerie étroitement unis. La victoire de cette union devait, selon Lénine, établir une dictature démocratique, qui non seulement ne s’identifiait pas à la dictature du prolétariat, mais, au contraire, s’opposait à elle, car on s’assignait la tâche non d’établir une société socialiste, non même de créer des formes transitoires vers cette société, mais seulement de nettoyer sans ménagements les écuries d’Augias du Moyen Age.

Le but de la lutte révolutionnaire était tout à fait nettement déterminé par trois mots d’ordre de combat - république démocratique, confiscation des terres des propriétaires nobles, journée de huit heures - ce que l’on appelait familièrement les " trois baleines " du bolchévisme, par allusion aux baleines sur lesquelles, d’après une vieille croyance populaire, repose le globe terrestre.

La question de savoir si la dictature démocratique du prolétariat et des paysans était réalisable se résolvait en fonction d’une autre question, celle de la capacité de la paysannerie à accomplir sa propre révolution, c’est-à-dire à constituer un nouveau pouvoir apte à liquider la monarchie et la propriété foncière des nobles. Il est vrai que le mot d’ordre de la dictature démocratique supposait aussi une participation au gouvernement révolutionnaire des représentants ouvriers. Mais cette participation était limitée d’avance par le rôle du prolétariat, en tant qu’allié de gauche, dans la solution des problèmes de la révolution paysanne.

L’idée populaire et même officiellement reconnue de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution démocratique, ne pouvait, par conséquent, signifier rien sinon que le parti ouvrier aiderait les paysans avec les armes politiques de ses propres arsenaux, leur suggérerait les meilleurs procédés et méthodes de liquidation de la société féodale et leur montrerait comment appliquer ces moyens. En tout cas, ce que l’on disait du rôle dirigeant du prolétariat dans la révolution bourgeoise ne signifiait nullement que le prolétariat utiliserait l’insurrection paysanne pour mettre à l’ordre du jour, en s’appuyant sur elle, ses propres tâches historiques, c’est-à-dire le passage direct à une société socialiste. L’hégémonie du prolétariat dans la révolution démocratique se distinguait nettement de la dictature du prolétariat et s’opposait à elle dans les polémiques. C’est sur ces idées que le parti bolchévik s’était éduqué depuis le printemps de 1905.

La marche effective de la Révolution de Février dépassa le schéma habituel du bolchevisme. La révolution était, il est vrai, accomplie par une alliance des ouvriers et des paysans. Le fait que les paysans agissaient principalement sous l’aspect de soldats ne changeait rien à l’affaire. La conduite de l’armée paysanne du tsarisme aurait eu une importance décisive même si la révolution avait éclaté en temps de paix. Il est d’autant plus naturel que, dans les conditions de la guerre, une armée de nombreux millions d’hommes ait, dans les premiers temps, complètement masqué la paysannerie. Après la victoire de l’insurrection, les ouvriers et les soldats se trouvèrent maîtres de la situation. En ce sens, on aurait pu dire, semblait-il, qu’une dictature démocratique des ouvriers et des paysans s’était établie.

Pourtant, en réalité, la Révolution de Février avait amené un gouvernement bourgeois, dans lequel le pouvoir des classes possédantes était limité par un pouvoir des soviets d’ouvriers et de paysans non réalisé jusqu’au bout. Toutes les cartes se trouvèrent brouillées. Au lieu d’une dictature révolutionnaire, c’est-à-dire de l’autorité la plus concentrée, s’établit le régime flasque d’une dualité de pouvoirs, où la débile énergie des cercles gouvernants se dépensait infructueusement à surmonter des contrariétés intérieures. Personne n’avait prévu ce régime. Au surplus, l’on ne peut exiger d’un pronostic qu’il indique non seulement les tendances essentielles d’un développement, mais aussi leurs combinaisons épisodiques. " Qui a jamais pu faire une très grande révolution en sachant d’avance comment la faire jusqu’au bout ? - demandait plus tard Lénine. Où pourrait-on prendre une pareille science ? On ne la puise pas dans les livres. Il n’y a point de livres pour cela. C’est seulement de l’expérience des masses qu’a pu naître notre décision. "

Mais la pensée humaine est conservatrice, et celle des révolutionnaires, parfois, plus particulièrement. Les cadres bolchéviks en Russie continuaient à s’en tenir au vieux schéma et ne considérèrent la Révolution de Février - bien qu’elle comportât évidemment en elle deux régimes incompatibles - que comme une première étape d’une révolution bourgeoise. En fin mars, Rykov expédia de Sibérie à la Pravda , au nom des social-démocrates, un télégramme de félicitations au sujet de la victoire de la " révolution nationale " dont la tâche était " la conquête de la liberté politique ". Tous les bolchéviks dirigeants, sans aucune exception - nous n’en connaissons pas une - estimaient que la dictature démocratique était encore dans le futur. Lorsque le gouvernement provisoire de la bourgeoisie " se sera épuisé ", une dictature démocratique des ouvriers et des paysans s’établira, préliminaire à un régime parlementaire bourgeois.

C’était une perspective complètement erronée. Le régime sorti de la Révolution de Février, loin de préparer une dictature démocratique, fut la vivante et intégrale démonstration de l’impossibilité de cette dictature en général. Que la démocratie conciliatrice, non par hasard, non par l’étourderie de Kérensky et l’intelligence bornée de Tchkhéidzé, ait transmis le pouvoir aux libéraux, elle l’a démontré par ce fait que, dans les huit mois qui suivirent, elle lutta de toutes ses forces pour maintenir le gouvernement bourgeois, écraser les ouvriers, les paysans, les soldats, et tomba, le 25 octobre, à son poste d’alliée et d’avocat de la bourgeoisie. Mais, même dès le début, il était clair que si la démocratie, ayant devant elle des tâches gigantesques et le soutien illimité des masses, avait renoncé de son propre gré au pouvoir, cela était provoqué non point par des principes ou préjugés politiques, mais par la situation désespérée de la petite bourgeoisie dans la société capitaliste, particulièrement en période de guerre et de révolution, lorsque se décident les questions fondamentales de l’existence des pays, des peuples, et des classes. En remettant le sceptre à Milioukov, la petite bourgeoisie disait : non, ces tâches sont au-dessus de mes forces.

La paysannerie ayant dressé sur elle-même la démocratie conciliatrice, contient, en une forme primitive, toutes les classes d’une société bourgeoise. Avec la petite bourgeoisie urbaine qui, en Russie, ne joua pourtant jamais un rôle sérieux, la paysannerie est le protoplasma d’où de nouvelles classes se différencièrent dans le passé, et continuent à se différencier dans le présent. La Paysannerie a toujours deux faces : l’une tournée vers le prolétariat, l’autre vers la bourgeoisie. La position intermédiaire, médiatrice, conciliatrice des partis " paysans ", dans le genre du parti socialiste-révolutionnaire, ne peut se maintenir que dans les conditions d’un relatif marasme politique ; dans une époque révolutionnaire, le moment arrive inévitablement où la petite bourgeoisie est obligée de choisir. Les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks fixent leur choix dès la première heure. Ils liquidèrent dans l’embryon la " dictature démocratique " pour l’empêcher de devenir un point de passage vers la dictature du prolétariat. Mais par là même, ils ouvrirent la route à cette dernière, seulement de l’autre bout : non à travers eux, mais contre eux.

Le développement ultérieur de la révolution ne pouvait procéder, évidemment, que de nouveaux faits et non de vieux schémas. Par leurs représentants, les masses, à demi contre leur gré, à demi inconsciemment, furent entraînées dans le mécanisme du double pouvoir. Elles durent dès lors passer par là pour constater par expérience que ce mécanisme ne pouvait leur donner ni la paix, ni la terre. Repousser le régime du double pouvoir signifie désormais, pour les masses, rompre avec les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks. Mais il est absolument évident que la conversion politique des ouvriers et des soldats vers les bolchéviks, renversant tout l’édifice du double pouvoir, ne pouvait déjà plus signifier rien d’autre que l’établissement d’une dictature du prolétariat, appuyée sur l’alliance des ouvriers et des paysans. Dans le cas d’une défaite des masses populaires, sur les ruines du parti bolchevik ne pouvait s’établir qu’une dictature militaire du capital. La " dictature démocratique " dans les deux cas était exclue. En dirigeant leurs regards vers elle, les bolchéviks se tournaient en fait vers un fantôme du passé. C’est sous cet aspect que les trouva Lénine, survenu avec l’inflexible intention d’engager le parti dans une nouvelle voie.

Lénine lui-même, à vrai dire, n’avait pas remplacé la formule de la dictature démocratique par une autre, même conditionnellement, même hypothétiquement, jusqu’au début de la Révolution de Février. Était-ce juste ? Nous pensons que non. Ce qui se passait dans le parti après l’insurrection dévoilait d’une façon trop menaçante le retard du réarmement que, d’ailleurs, dans les conditions données, Lénine seul pouvait opérer. Il s’y était préparé. Il avait chauffé à blanc son acier et l’avait retrempé dans le feu de la guerre. A ses yeux s’était modifiée la perspective générale du processus historique. Les secousses de la guerre avaient brusquement rapproché les délais possibles d’une révolution socialiste en Occident. Demeurant, pour Lénine, encore démocratique, la révolution russe devait donner une impulsion à l’insurrection socialiste en Europe, qui, ensuite, devait entraîner aussi la Russie arriérée dans son tourbillon. Telle était la conception générale de Lénine quand il quitta Zürich. La lettre aux ouvriers suisses, que nous avons déjà citée, dit ceci : " La Russie est un pays de paysans, un des pays les plus arriérés d’Europe. Le socialisme ne peut y être directement et tout de suite vainqueur. Mais le caractère rural du pays, où se sont conservés d’immenses biens-fonds de propriétaires nobles, peut, sur la base de l’expérience de 1905, donner un formidable essor à la révolution démocratique-bourgeoise en Russie et faire de notre révolution le prologue d’une révolution socialiste mondiale, un degré d’accès à celle-ci. " En ce sens, Lénine écrivait alors pour la première fois que le prolétariat russe commencerait la révolution socialiste.

Tel était le point de jonction entre l’ancienne position du bolchévisme qui bornait la révolution à des buts démocratiques, et la nouvelle position que Lénine exposa pour la première fois devant le parti dans ses thèses du 4 avril. La perspective d’un passage immédiat à la dictature du prolétariat semblait absolument inattendue, contraire à la tradition, et, enfin, simplement parlant, ne rentrait pas dans les cerveaux. Ici, il est indispensable de rappeler que, jusqu’à l’explosion même de la Révolution de Février et dans les premiers temps après elle, ce que l’on appelait trotskysme n’était point l’idée que, dans les frontières nationales de la Russie, l’on ne pût édifier une société socialiste (l’idée d’une pareille " possibilité " ne fut en somme exprimée par personne jusqu’en 1924, et il est douteux qu’elle soit venue à l’esprit de quelqu’un) - ce que l’on appelait trotskysme, c’était cette idée que le prolétariat de Russie peut se trouver au pouvoir plus tôt que celui d’Occident, et qu’en ce cas il ne pourrait se maintenir dans les cadres de la dictature démocratique, mais devrait s’attaquer aux premières mesures socialistes. Il n’est pas étonnant que les thèses d’avril de Lénine aient été réprouvées comme trotskystes.

Les objections des " vieux bolchéviks " se développaient sur plusieurs lignes. Le débat principal consistait à savoir si la révolution démocratique-bourgeoise était complètement achevée. Étant donné que la révolution agraire ne s’était pas encore accomplie, les adversaires de Lénine pouvaient à bon droit affirmer que la révolution démocratique n’avait pas été conduite jusqu’au bout et, par suite, concluaient-ils, il n’y a point place pour une dictature du prolétariat, quand bien même les conditions sociales de la Russie permettraient en général cette dictature dans un temps plus ou moins rapproché. C’est précisément ainsi que la rédaction de la Pravda posait la question dans un passage que nous avons cité. Plus tard, à la Conférence d’avril, Kaménev répétait : " Lénine a tort quand il dit que la révolution démocratique-bourgeoise est parachevée... La survivance classique du féodalisme - la propriété foncière des nobles - n’est pas encore liquidée... L’État n’est pas transformé en société démocratique... Il est trop tôt pour dire que la démocratie bourgeoise a épuisé toutes ses possibilités. "

" La dictature démocratique - répliquait Tomsky - voilà notre base... Nous devons organiser le pouvoir du prolétariat et de la paysannerie et devons le séparer de la Commune, étant donné que là n’existe que le pouvoir du prolétariat. "

" Devant nous se posent d’immenses tâches révolutionnaires reprenait Rykov. Mais la réalisation de ces tâches ne nous conduit pas encore au-delà des cadres du régime bourgeois. "

Lénine voyait, certainement, tout aussi bien que ses contradicteurs, que la révolution démocratique n’était pas parachevée, ou, plus exactement, qu’à peine commencée elle refluait déjà en arrière. Mais de là précisément il découlait qu’il ne serait possible de la mener jusqu’au bout que sous la domination d’une nouvelle classe, et l’on ne pouvait en arriver là qu’en arrachant les masses à l’influence des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, c’est-à-dire à l’influence indirecte de la bourgeoisie libérale. La liaison de ces partis avec les ouvriers et particulièrement avec les soldats s’alimentait d’une idée de défense - " défense du pays " ou bien " défense de la révolution ". Lénine exigeait, par conséquent, une politique intransigeante à l’égard de toutes les nuances du social-patriotisme. Détacher le parti des masses arriérées pour ensuite délivrer ces masses de leur état arriéré. " Le vieux bolchévisme doit être abandonné - répétait-il. Il est indispensable de séparer la ligne petite-bourgeoise de celle du prolétariat salarié. "

D’un point de vue superficiel, il pouvait sembler que les perpétuels adversaires avaient échangé leurs armes. Les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires représentaient maintenant la majorité des ouvriers et des soldats, comme s’ils réalisaient en fait l’alliance politique du prolétariat et de la paysannerie qu’avaient toujours prêchée les bolchéviks contre les menchéviks. Or, Lénine exigeait que l’avant-garde prolétarienne s’arrachât à cette alliance. En réalité, chacun des partis restait fidèle à lui-même. Les menchéviks, comme toujours, jugeaient que leur mission était de soutenir la bourgeoisie libérale. Leur alliance avec les socialistes-révolutionnaires était seulement un moyen d’élargir et de consolider cet appui. Par contre, la rupture de l’avant-garde prolétarienne avec le bloc petit-bourgeois signifiait la préparation d’une alliance des ouvriers et des paysans sous la direction du parti bolchévik, c’est-à-dire la dictature du prolétariat.

Des objections d’un autre ordre étaient basées sur l’état arriéré de la Russie. Le pouvoir de la classe ouvrière signifie inévitablement le passage au socialisme. Mais l’économie et la culture de la Russie ne sont point mûres pour cela. Nous devons pousser jusqu’au bout la révolution démocratique. Seule la révolution socialiste en Occident peut justifier chez nous la dictature du prolétariat. Telles étaient les objections de Rykov à la conférence d’avril. Que les conditions culturelles et économiques de la Russie fussent en soi insuffisantes pour l’édification d’une société socialiste - c’était pour Lénine l’A. B. C. Mais la société n’est nullement agencée si rationnellement que les échéances pour une dictature du prolétariat tombent juste au moment où les conditions économiques et culturelles sont venues à maturité pour le socialisme. Si l’humanité se développait aussi régulièrement, il ne serait pas besoin de dictature, non plus que de révolutions en général. Toute l’affaire est en ceci qu’une vivante société historique est profondément désharmonieuse, et cela d’autant plus que son développement est plus tardif. L’expression de cette désharmonie se trouve dans ce fait que, dans un pays arriéré comme la Russie, la bourgeoisie était arrivée à décomposition avant la complète victoire du régime bourgeois et que, pour la remplacer, en qualité de dirigeant de la nation, il n’y avait que le prolétariat. L’état économique arriéré de la Russie ne dispense pas la classe ouvrière de l’obligation de remplir la tâche qui s’est imposée à elle, mais conditionne seulement cette réalisation par d’extrêmes difficultés. A Rykov, qui répétait que le socialisme doit venir de pays où l’industrie est plus développée, Lénine donnait une réponse simple, mais suffisante : " On ne peut dire ni qui commencera, ni qui achèvera. "

En 1921, lorsque le parti, encore loin de s’ankyloser bureaucratiquement, mettait autant de liberté à apprécier son passé qu’à préparer son avenir, un des plus anciens bolchéviks, Olminsky, qui avait collaboré comme dirigeant à la presse du parti à toutes les étapes de son développement, se demandait comment expliquer qu’au moment de la Révolution de Février, le parti se fût trouvé sur une voie opportuniste. Et quoi donc avait ensuite permis au parti de bifurquer si brusquement vers la route d’Octobre ? La source des errements de Mars apparaît audit auteur, tout à fait justement, dans ce fait que le parti avait " exagérément prolongé " son orientation vers une dictature démocratique. " La révolution qui s’annonce ne peut être qu’une révolution bourgeoise... C’était - dit Olminsky - un jugement obligatoire pour tout membre du parti, c’était l’opinion officielle du parti, son mot d’ordre constant et invariable, jusqu’à la Révolution de Février 1917 et même quelque temps encore après. "

Pour illustrer son assertion, Olminsky aurait pu mentionner que la Pravda, encore avant Staline et Kaménev, c’est-à-dire avec une rédaction " de gauche " qui comprenait Olminsky lui-même, écrivait (le 7 mars) comme quelque chose qui va de soi : " Bien entendu, chez nous ne se pose pas encore la question de la chute de la domination du capital, il s’agit seulement de la chute de l’autocratie et du féodalisme... " Le fait d’avoir visé trop court fut cause qu’en Mars le parti fut prisonnier de la démocratie bourgeoise. " D’où provint donc la Révolution d’Octobre ? - demande plus loin le même auteur. Comment s’est-il fait que le parti, depuis ses dirigeants jusqu’aux militants de la base, ait si " soudainement " renoncé à ce qu’il avait considéré comme une vérité inébranlable pendant presque deux dizaines d’années ?

Soukhanov, en qualité d’adversaire, pose la même question d’une autre façon. " Comment et par quels moyens Lénine se débrouilla-t-il pour l’emporter sur ses bolchéviks ? " Effectivement, la victoire de Lénine à l’intérieur du parti non seulement fut intégrale, mais fut remportée à très bref délai. Les adversaires dépensèrent pas mal d’ironie à ce sujet, parlant du régime personnel du parti bolchévik. A la question posée par lui, Soukhanov lui-même donne une réponse tout à fait dans l’esprit de son héroïque début : " Le génial Lénine était une autorité historique - c’est un côté de l’affaire. D’autre part, à l’exception de Lénine, il n’y avait, dans le parti, personne ni rien. Quelques grands généraux, sans Lénine, ne sont rien, de même que quelques incommensurables planètes sans soleil (je laisse pour l’instant de côté Trotsky, qui était alors encore en dehors des rangs de l’Ordre). " Ces lignes curieuses essayent d’expliquer l’influence de Lénine par son ascendant, de même que le pouvoir qu’a l’opium de donner le sommeil s’explique par ses facultés dormitives. Pareille explication, cependant, ne nous mène pas très loin.

L’influence effective de Lénine dans le parti était indubitablement très grande, mais elle n’était nullement illimitée. Elle ne devint pas sans appel même plus tard, après Octobre, lorsque l’autorité de Lénine se fut extraordinairement accrue, car le parti avait mesuré sa force à la toise des événements mondiaux. D’autant plus insuffisantes sont des allégations gratuites au sujet de l’autorité personnelle de Lénine, se rapportant à avril 1917, lorsque toute la couche dirigeante du parti était déjà parvenue à occuper une position contraire à celle de Lénine.

Olminsky s’approche beaucoup plus de la solution du problème quand il démontre que, malgré sa formule de révolution démocratique-bourgeoise, le parti, par toute sa politique contre la bourgeoisie et la démocratie, se préparait effectivement depuis très longtemps à prendre la tête du prolétariat dans une lutte directe pour le pouvoir. " Nous (ou beaucoup d’entre nous) dit Olminsky - nous nous orientions inconsciemment vers la révolution prolétarienne, croyant nous diriger vers la révolution démocratique-bourgeoise. En d’autres termes, nous préparions la Révolution d’Octobre en nous figurant que nous préparions celle de Février. " Généralisation précieuse au plus haut degré, qui est en même temps l’irréprochable déposition d’un témoin. L’éducation théorique du parti révolutionnaire comportait un élément de contradiction qui trouvait son expression dans la formule équivoque de la " dictature démocratique " du prolétariat et de la paysannerie. Une déléguée qui prit la parole à la Conférence sur le rapport de Lénine, exprima la pensée d’Olminsky encore plus simplement : " Le pronostic établi par les bolchéviks s’est trouvé erroné, mais la tactique était juste. " Dans les thèses d’avril qui semblèrent si paradoxales, Lénine s’appuyait, contre la vieille formule, sur la vivante tradition du parti ; irréconciliable à l’égard des classes dirigeantes, hostile à toutes tergiversations, tandis que " les vieux bolchéviks " opposaient des souvenirs - quoique frais, déjà versés aux archives - au développement concret de la lutte des classes. Lénine avait un trop solide support, préparé par toute l’histoire de la lutte entre bolchéviks et menchéviks.

Il convient ici de rappeler que le programme officiel de la social-démocratie restait encore, à cette époque, commun aux bolchéviks et aux menchéviks, et que les tâches pratiques de la révolution démocratique se présentaient sur le papier identiques pour les deux partis. Mais elles n’étaient pas du tout les mêmes en fait. Les ouvriers bolchéviks, aussitôt après l’insurrection, avaient pris sur eux l’initiative de la lutte pour la journée de huit heures ; les menchéviks déclaraient prématurée cette revendication. Les bolchéviks dirigeaient les arrestations de fonctionnaires tsaristes, les menchéviks s’opposaient aux " excès ". Les bolchéviks entreprirent énergiquement de créer une milice ouvrière, les menchéviks enrayaient l’armement des ouvriers, ne désirant pas se brouiller avec la bourgeoisie. Sans dépasser encore la limite de la démocratie bourgeoise, les bolchéviks agissaient ou s’efforçaient d’agir en intransigeants révolutionnaires, quoique déviés par leur direction ; par contre les menchéviks, à chaque pas, sacrifiaient le programme démocratique aux intérêts d’une alliance avec les libéraux. Manquant complètement d’alliés démocrates, Kaménev et Staline n’avaient inévitablement plus de sol sous les pieds.

Le conflit de Lénine, en avril, avec l’état-major général du parti ne fut pas le seul. Dans toute l’histoire du bolchévisme, exception faite de quelques épisodes qui, en somme, confirment seulement la règle, tous les leaders du parti, à tous les principaux moments du développement, se trouvèrent sur la droite de Lénine. Fortuitement ? Non ! Lénine devint le chef incontesté du parti le plus révolutionnaire dans l’histoire mondiale, précisément parce que sa pensée et sa volonté furent finalement à la mesure des grandioses possibilités révolutionnaires du pays et de l’époque. Aux autres il manquait quelques centimètres, ou le double, et souvent davantage.

Presque toute la couche dirigeante du parti bolchévik, pendant les mois et même les années qui avaient précédé l’insurrection, s’était trouvée en dehors du travail actif. Beaucoup avaient emporté avec eux dans les prisons et la déportation les impressions accablantes des premiers mois de guerre et avaient ressenti l’effondrement de l’Internationale dans l’isolement ou en petits groupes. Si, dans les rangs du parti, ils manifestaient une suffisante réceptivité à l’égard des idées de la révolution - ce qui les attachait au bolchévisme - une fois isolés, ils n’étaient plus en état de résister à la pression du milieu environnant et de donner par eux-mêmes une évaluation marxiste des événements. Les formidables mouvements qui s’étaient produits dans les masses en deux années et demie de guerre étaient restés presque en dehors de leur champ d’observation. Or, l’insurrection ne les arracha pas seulement à leur isolement, mais les plaça, en raison de l’autorité acquise, aux postes suprêmes dans le parti. Par leur mentalité, ces éléments se trouvaient fréquemment beaucoup plus proches de l’intelliguentsia " de Zimmerwald " que des ouvriers révolutionnaires dans les usines.

Les " vieux bolchéviks ", qui soulignaient avec emphase, en avril 1917, leur qualité d’anciens militants, étaient condamnés à une défaite, car ils défendaient justement cet élément de la tradition du parti qui n’avait pas résisté à la vérification de l’histoire. " J’appartiens aux vieux bolchéviks-léninistes - disait, par exemple, Kalinine à la conférence de Pétrograd du 14 avril - et j’estime que le vieux léninisme ne s’est nullement avéré inapplicable pour le singulier moment actuel, et je m’étonne que Lénine déclare que les vieux bolchéviks sont devenus gênants au moment présent. " Lénine eut à entendre, en ces jours-là, pas mal de telles récriminations. Cependant, en rompant avec la formule traditionnelle du parti, Lénine lui-même ne cessait aucunement d’être " léniniste " : il rejetait l’écale usée du bolchévisme pour appeler à une vie nouvelle son noyau.

Contre les vieux bolchéviks, Lénine trouva un appui dans une autre couche du parti, déjà trempée, mais plus fraîche et plus liée avec les masses. Dans l’insurrection de Février, les ouvriers bolchéviks, comme nous savons, jouèrent un rôle décisif. Ils estimèrent qu’il allait de soi que le pouvoir fût pris par la classe qui avait remporté la victoire. Ces mêmes ouvriers protestaient véhémentement contre l’orientation Kaménev-Staline, et le rayon de Vyborg menaça même d’exclusion des " leaders " du parti. On observait la même chose en province. Il y avait presque partout des bolchéviks de gauche que l’on accusait de maximalisme, voire d’anarchisme. Ce qui manquait aux ouvriers révolutionnaires, c’était seulement des ressources théoriques pour défendre leurs positions. Mais ils étaient prêts à répondre au premier appel intelligible.

Vers cette couche d’ouvriers qui s’étaient définitivement mis debout pendant la montée des années 1912-1914, s’orientait Lénine. Déjà, au début de la guerre, lorsque le gouvernement avait assené au parti un rude coup en écrasant la fraction bolchéviste à la Douma, Lénine, parlant du travail révolutionnaire ultérieur, appelait ceux que le parti avait éduqués " des milliers d’ouvriers conscients parmi lesquels, malgré toutes les difficultés, se recrutera un nouveau cadre de dirigeants ". Séparé d’eux par deux fronts, presque sans liaison, Lénine, cependant ne se détacha jamais d’eux. " Qu’ils soient même cinq et dix fois plus brisés par la guerre, la prison, la Sibérie, le bagne ! On ne peut détruire cette couche. Elle est vivante. Elle est pénétrée d’esprit révolutionnaire et d’antichauvinisme. " Lénine vivait en esprit les événements conjointement avec ces ouvriers bolchéviks, trouvait avec eux les déductions indispensables, mais plus largement et plus hardiment qu’eux. Pour combattre l’irrésolution de l’état-major et du corps des officiers du parti, Lénine s’appuya avec assurance sur le corps des sous-officiers de ce même parti qui représentait mieux l’ouvrier bolchévik du rang.

La force temporaire des social-patriotes et la faiblesse dissimulée de l’aile opportuniste des bolchéviks résidaient en ceci que les premiers s’appuyaient sur les préjugés et illusions actuels des masses, tandis que les seconds s’y accommodaient. La principale force de Lénine consistait en ceci qu’il comprenait la logique interne du mouvement et réglait d’après elle sa politique. Il n’imposait pas son plan aux masses. Il aidait les masses à concevoir et à réaliser leurs propres plans. Lorsque Lénine ramenait tous les problèmes de la révolution à un seul - " expliquer patiemment " - cela signifiait amener la conscience des masses en concordance avec la situation à laquelle elles ont été acculées par le processus historique. L’ouvrier ou le soldat, en se désillusionnant de la politique des conciliateurs, devait passer à la position de Lénine sans s’attarder à l’étape intermédiaire de Kaménev-Staline.

Lorsque les formules de Lénine eurent été données, elles éclairèrent d’une lumière nouvelle, devant les bolchéviks, l’expérience du mois écoulé et l’expérience de chaque nouvelle journée. Dans la large masse du parti commença une rapide différenciation : à gauche ! à gauche ! vers les thèses de Lénine.

" Les districts, l’un après l’autre - dit Zalejsky - y donnaient leur adhésion, et pour la conférence panrusse du parti qui se réunit le 24 avril, l’organisation pétersbourgeoise tout entière se prononça pour les thèses. "

La lutte pour le réarmement des cadres bolchéviks, commencée le soir du 3 avril, était en somme terminée à la fin du mois [1].

La Conférence du parti, qui se tint à Pétrograd du 24 au 29 avril, tirait les conclusions de mars, mois de tergiversations opportunistes, et d’avril, mois de crise aiguë. Le parti, vers ce temps-là, avait considérablement grandi tant en quantité qu’en valeur politique. Cent quarante-neuf délégués représentaient soixante-dix-neuf mille membres du parti, dont quinze mille à Pétrograd. Pour un parti hier encore illégal et aujourd’hui antipatriote, c’était un chiffre imposant, et Lénine le répéta à plusieurs reprises avec satisfaction. La physionomie politique de la Conférence se dessina dés l’élection des cinq membres du bureau : l’on n’y trouvait ni Kaménev, ni Staline, principaux fauteurs des errements d’avril.

Bien que, pour l’ensemble du parti, les questions en litige fussent déjà fermement réglées, nombre de dirigeants, liés par leur action de la veille, restaient encore, dans cette conférence, en opposition ou en demi-opposition vis-à-vis de Lénine. Staline se réservait en silence, restait dans l’expectative. Dzerjinski, au nom " d’un grand nombre ", qui " ne sont pas d’accord en principe avec les thèses du rapporteur ", demandait que l’on entendît un co-rapport de " camarades qui ont vécu avec nous la révolution pratiquement ". C’était une évidente allusion à la provenance d’émigration des thèses de Lénine. Kaménev, effectivement, présentait à la Conférence un co-rapport préconisant la dictature démocratique-bourgeoise. Rykov, Tomsky, Kalinine essayaient de se maintenir plus ou moins sur leurs positions de mars. Kalinine continuait à tenir pour l’union avec les menchéviks, dans l’intérêt de la lutte contre le libéralisme. Un militant très en vue à Moscou, Smidovitch, élevait de vives plaintes dans son discours : " Partout où nous nous présentons, on dresse contre nous un épouvantail, ce sont les thèses du camarade Lénine. " Auparavant, tant que les Moscovites votaient pour la résolution des menchéviks, on avait une existence bien plus tranquille.

En qualité de disciple de Rosa Luxembourg, Dzerjinski se prononçait contre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, accusant Lénine de protéger des tendances séparatistes qui affaiblissaient le prolétariat en Russie. Comme, en réplique, il était accusé de soutenir le chauvinisme grand-russien, Dzerjinski répondit : " Je puis lui reprocher (à lui, Lénine) de se tenir au point de vue des chauvins polonais, ukrainiens et autres. " Ce dialogue, au point de vue politique, ne manque point de piquant : le grand-russien Lénine accuse le polonais Dzerjinski de chauvinisme grand-russien dirigé contre les Polonais, et est accusé par ce dernier de chauvinisme polonais. L’idée politique juste était encore, dans ce débat, tout entière du côté de Lénine. Sa politique des nationalités devint un des éléments les plus essentiels de la Révolution d’Octobre.

L’opposition s’éteignait de toute évidence. Sur les questions en litige, elle ne rassemblait pas plus de sept voix. Il y eut pourtant une exception curieuse et remarquable concernant les relations internationales du parti. Tout à fait à la fin des travaux, à la séance du soir du 29 avril, Zinoviev déposa, au nom de la Commission, un projet de résolution : " Il sera pris part à la conférence internationale des zimmerwaldiens fixée au 18 mai " (à Stockholm). Le procès-verbal porte ceci : " adopté à l’unanimité moins une voix ". Cette unique voix était celle de Lénine. Il exigeait la rupture avec Zimmerwald, où la majorité s’était définitivement affirmée celle des indépendants allemands et de pacifistes neutres dans le genre du Suisse Grimm. Mais, pour les cadres russes du parti, Zimmerwald, pendant la guerre, s’identifiait presque au bolchevisme. Les délégués ne consentaient pas encore à renoncer à la dénomination de social-démocratie, ni à rompre avec Zimmerwald, qui restait d’ailleurs, à leurs yeux, un lien avec les masses de la IIe internationale. Lénine essaya de limiter, du moins, la participation à la future conférence en fixant seulement des buts d’information. Zinoviev se prononça contre lui. La proposition de Lénine ne fut pas adoptée. Alors il vota contre l’ensemble de la résolution. Personne ne le soutint. Ce fut le dernier ressac des sentiments de " mars ", on s’agrippait aux positions de la veille, on redoutait d’être " isolés ". Cependant, la Conférence n’eut pas lieu en raison de ces mêmes conflits intimes de Zimmerwald qui avaient amené Lénine à rompre avec celui-ci. La politique de boycottage, repoussée à l’unanimité moins une voix, se réalisait ainsi en fait.

Le brusque caractère de la conversion opérée dans la politique du parti était évident pour tous. Schmidt, ouvrier bolchévik, futur commissaire du peuple au Travail, disait à la Conférence d’avril : " Lénine a donné une nouvelle direction au caractère de l’activité du parti. " Selon l’expression de RaskoInikov, qui écrivit, à vrai dire, quelques années plus tard, Lénine, en avril 1917, " réalisa la Révolution d’Octobre dans la conscience des dirigeants du parti... La tactique de notre parti ne se dessine pas par une simple ligne droite ; après l’arrivée de Lénine, elle marque un brusque zigzag vers la gauche ". Plus directement et aussi plus exactement, le changement survenu fut apprécié par une vieille bolchéviste, Ludmila Stahl : " Tous les camarades, jusqu’à l’arrivée de Lénine, erraient dans les ténèbres - disait-elle le 14 avril, à la conférence pétersbourgeoise. L’on n’avait que les seules formules de 1905. Voyant le peuple créer spontanément, nous ne pouvions lui donner de leçons... Nos camarades durent se borner à la préparation de l’Assemblée constituante par le procédé parlementaire et n’escomptèrent absolument pas la possibilité d’aller de l’avant. Ayant adopté les mots d’ordre de Lénine, nous ne ferons que ce que nous suggère la vie elle-même. Il ne faut pas appréhender la Commune puisque, après tout, c’est déjà un gouvernement ouvrier. La Commune de Paris n’était pas seulement ouvrière, elle était également petite-bourgeoise. "

On peut en convenir avec Soukhanov, le réarmement du parti " fut la principale et essentielle victoire de Lénine, parachevée vers les premiers jours de mai ". A vrai dire, Soukhanov estimait que Lénine avait substitué, au cours de cette opération, à l’arme du marxisme celle de l’anarchie.

Reste à demander, et la question n’est pas de peu d’importance, bien qu’il soit plus facile de la poser que d’y répondre : comment se serait poursuivi le développement de la révolution si Lénine n’avait pu parvenir en Russie en avril 1917 ? Si notre exposé montre et démontre en général quelque chose, c’est, espérons-nous, que Lénine ne fut pas le démiurge du processus révolutionnaire, qu’il s’inséra seulement dans la chaîne des forces historiques objectives. Mais, dans cette chaîne, il fut un grand anneau. La dictature du prolétariat découlait de toute la situation. Mais encore fallait-il l’ériger. On ne pouvait l’instaurer sans un parti. Or, le parti ne pouvait accomplir sa mission qu’après l’avoir comprise. Pour cela justement, Lénine était indispensable. Jusqu’à son arrivée, pas un des leaders bolchéviks ne sut établir le diagnostic de la Révolution. La direction Kaménev-Staline était repoussée, par la marche des choses, vers la droite, vers les social-patriotes : entre Lénine et le menchévisme, la révolution ne laissait pas de place pour des positions intermédiaires. Une lutte intérieure dans le parti bolchévik était absolument inévitable.

L’arrivée de Lénine accéléra seulement le processus. Son influence personnelle abrégea la crise. Peut-on, cependant, dire avec assurance que le parti, même sans lui, aurait trouvé sa voie ? Nous n’oserions l’affirmer en aucun cas. Le temps est ici le facteur décisif, et, après coup, il est difficile de consulter l’horloge de l’histoire. Le matérialisme dialectique n’a, en tout cas, rien de commun avec le fatalisme. La crise que devait inévitablement provoquer la direction opportuniste aurait pris, sans Lénine, un caractère exceptionnellement aigu et prolongé. Or, les conditions de la guerre et de la révolution ne laissaient pas au parti un long délai pour l’accomplissement de sa mission. Ainsi, il n’est nullement inadmissible de penser que le parti désorienté et scindé eût pu laisser échapper la situation révolutionnaire pour de nombreuses années, Le rôle de l’individualité se manifeste ici à nous dans des proportions véritablement gigantesques. Il faut seulement comprendre exactement ce rôle, en considérant l’individualité comme un anneau de la chaîne historique.

L’arrivée " soudaine " de Lénine, retour de l’étranger après une longue absence, les clameurs exaspérées soulevées dans la presse autour de son nom, le conflit de Lénine avec tous les dirigeants de son propre parti et sa rapide victoire sur eux - en un mot, l’enveloppe extérieure des événements contribuait beaucoup dans ce cas à une évaluation mécanique opposant l’individu, le héros, le génie, aux conditions objectives, à la masse, au parti. En réalité, cette antithèse ne présente qu’un seul côté des choses.

Lénine était non point un élément fortuit de l’évolution historique, mais un produit de tout le passé de l’histoire russe. Il tenait en elle par ses racines les plus profondes. Conjointement avec les ouvriers avancés, il avait participé à toute leur lutte pendant le précédent quart de siècle. " L’effet du hasard " ne fut pas qu’il intervînt dans les événements, ce fut plutôt le brin de paille avec lequel Lloyd George essaya de lui barrer la route. Lénine ne s’opposait pas du dehors au parti, mais il en était l’expression la plus achevée. Éduquant le parti, il s’y éduquait lui-même. Son désaccord avec la couche dirigeante des bolchéviks signifiait une lutte du parti entre son hier et son lendemain. Si Lénine n’avait pas été artificiellement éloigné du parti par les conditions de l’émigration et de la guerre, le mécanisme extérieur de la crise n’eût pas été si dramatique et n’eût pas masqué à tel point la continuité interne du développement du parti. De l’importance exceptionnelle que prit l’arrivée de Lénine, il découle seulement que les leaders ne se créent point par hasard, que leur sélection et leur éducation exigent des dizaines d’années, qu’on ne peut les supplanter arbitrairement, qu’en les excluant mécaniquement de la lutte on inflige au parti une plaie vive et que, dans certains cas, l’on peut le paralyser pour longtemps.

Note

[1] Le jour même où Lénine arriva à Pétrograd, de l’autre côté de l’Atlantique, à Halifax, la police maritime britannique enlevait, sur le vapeur norvégien Christiania-Fjord, six émigrés qui revenaient de New-York en Russie : Trotsky, Tchoudnovsky, Melnitchansky, Moukhine, Fichélev, Romantchenko. Ces personnes n’eurent la possibilité d’arriver à Pétrograd que le 5 mai, lorsque le réarmement politique du parti bolchévik était, du moins en gros, terminé. Nous ne jugeons, par conséquent, point possible d’introduire dans notre récit un exposé des idées sur la révolution que Trotsky avait développées dans un quotidien russe qui paraissait à New-York.

Trotsky, « La révolution russe »

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