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La physique, un débat philosophique permanent qui dépasse la seule observation, le témoignage du grand physicien Werner Heisenberg

dimanche 2 décembre 2012, par Robert Paris

La physique, un débat philosophique permanent qui dépasse la seule observation, le témoignage du grand physicien Werner Heisenberg

Heisenberg dans « La partie et le tout, le monde de la physique atomique » :

La science est faite par les hommes. Ce fait, évident en soi, est facilement oublié ; il est peut-être utile de le rappeler, car cela pourrait contribuer à combler le fossé, dont on se plaint si souvent, entre les deux types de cultures : la culture littéraire et artistique d’une part, la culture technique et scientifique de l’autre. (…) L’activité scientifique repose sur les expériences ; ses résultats sont obtenus à la suite de discussions entre ceux qui l’exercent, et qui se concertent au sujet de l’interprétation des expériences. (…) Il est bien entendu que ces discussions ne peuvent pas être reproduites mot à mot au bout de plusieurs dizaines d’années. (…) Un grand nombre de personnes citées dans ce livre sont appelées par leur prénom. (…) L’usage du prénom permet de mieux éviter de donner au lecteur l’impression qu’il s’agirait dans ce livre d’une reconstitution historiquement rigoureuse des évènements passés. (…) Toutefois, l’auteur s’est attaché à décrire, de la façon la plus exacte et le plus vivante possible, l’atmosphère dans laquelle se sont tenues ces discussions. En effet, cela lui permet de mettre en évidence le processus de création de la science, de faire comprendre comment l’action commune d’hommes très différents entre eux peut finalement conduire à des résultats scientifiques d’une grande portée. (…) La physique atomique moderne a conduit à une reformulation d’un grand nombre de problèmes essentiels, de nature philosophique, éthique et politique ; il est souhaitable que le plus grand nombre possible de personnes participent aux discussions concernant ces problèmes. (…)

Je racontais à Kurt que j’avais trouvé dans mon manuel de physique un dessin qui me paraissait complètement absurde. Il s’agissait de ce processus fondamental en chimie où deux substances homogènes se combinent pour former une nouvelle substance, également homogène, autrement dit un composé chimique. A partir du carbone et de l’oxygène, par exemple, il peut y avoir ainsi formation de gaz carbonique. D’après le manuel, les lois observées au cours de ces processus pouvaient être rendues compréhensibles en admettant que les parties les plus petites (les atomes) de l’un et l’autre élément viennent s’assembler de manière à former de petits groupes d’atomes, c’est-à-dire des molécules. (…) De tels groupes d’atomes étaient représentés visuellement dans le manuel. Cependant, pour expliquer plus en détail pourquoi il fallait précisément un atome de carbone et deux atomes d’oxygène pour former une molécule de gaz carbonique, le dessinateur avait pourvu les atomes de crochets et d’anneaux, servant à les accrocher les uns aux autres au sein de la molécule. C’est cela qui me paraissait absurde. Car les crochets et les anneaux étaient, me semblait-il, des structures assez arbitraires, auxquelles on pouvait donner les formes les plus diverses en fonction de l’objectif technique poursuivi. Par contre, les atomes devaient être une conséquence des lois naturelles ; et de même leur tendance à former des molécules devait résulter des lois naturelles. Il ne devait exister là, pensais-je, aucun arbitraire, et par conséquent pas de formes arbitraires telles que les crochets et les anneaux.

Kurt répliqua : « Si tu ne veux pas croire aux crochets et aux anneaux – et, à vrai dire, ils me paraissent assez suspects à moi aussi, - tu dois avant tout savoir quelles sont les expériences qui ont incité le dessinateur à les reproduire sur son dessin. Car la science d’aujourd’hui se base sur des expériences et non sur une spéculation philosophique quelconque ; et l’on doit accepter l’expérience, pourvu que cette expérience ait été réalisée de façon sûre, c’est-à-dire avec suffisamment de soins. Pour autant que je sache, la première chose constatée par les chimistes est que les composantes élémentaires d’un composé chimique apparaissent toujours selon des proportions de poids bien déterminées. Ceci est assez étrange. Car même si l’on croit à l’existence des atomes, c’est-à-dire de particules infinitésimales caractéristiques de chaque élément chimique, les forces du type que l’on connaît par ailleurs dans la nature ne suffiraient certainement pas à faire comprendre le fait qu’un atome de carbone ne peut, en toute circonstance, attirer et s’attacher que deux atomes d’oxygène. S’il existe une force d’attraction entre les deux sortes d’atomes, pourquoi ne pourrait-il pas arriver, à l’occasion, qu’un atome de carbone s’attache trois atomes d’oxygène ? »

« Peut-être les atomes de carbone ou d’oxygène ont-ils une forme telle que, pour de simples raisons de disposition dans l’espace, l’assemblage de trois atomes d’oxygène avec un atome de carbone devienne impossible. »

« Si c’est cela que tu supposes – et cela semble en effet assez plausible, - tu en arrives déjà presque aux crochets et aux anneaux du manuel. Il est probable que le dessinateur a tout simplement voulu exprimer ce que tu viens de dire, car il ne peut évidemment pas savoir la forme exacte des atomes. Il a dessiné des crochets et des anneaux pour expliquer, de la façon la plus évidente possible, qu’il existe des formes qui peuvent conduire à l’assemblage de deux, mais non de trois, atomes d’oxygène avec l’atome de carbone. »

« Bon, de toute façon les crochets et les anneaux sont une absurdité. Mais tu affirmes que, en raison des lois naturelles qui sont responsables de leur existence même, les atomes auront une forme qui assurera leur assemblage correct. Cependant, tous deux, nous ne connaissons pas cette forme, et manifestement l’auteur du dessin ne la connaît pas non plus. La seule chose que, à l’heure actuelle, nous croyons savoir au sujet de cette forme est précisément le fait qu’elle doit garantir qu’un atome de carbone peut s’attacher deux, et non trois, atomes d’oxygène. Les chimistes ont inventé à ce sujet la notion – citée dans le manuel – de « valence chimique ». Mais qu’il s’agisse là seulement d’un mot, ou au contraire déjà d’un concept utilisable, cela reste à discuter. »

« Il est quand même probable qu’il ne s’agit pas simplement d’un mot ; car, dans le cas de l’atome de carbone, les quatre valences qui lui sont attribuées – et dont à chaque fois deux doivent saturer les deux valences d’un atome d’oxygène – doivent avoir un rapport avec une forme tétraédrique de l’atome. Apparemment, donc, ce terme de « valence chimique » cache un certain savoir empirique – mais qui nous est encore peu accessible – en ce qui concerne les formes. » (…)
Robert , qui avait été mécontenté par notre discussion, se mêla à celle-ci :

« Vous autres qui croyez à la science, dit-il, vous vous référez toujours à l’expérience, et vous croyez qu’ainsi vous détenez sûrement la vérité. Mais lorsqu’on réfléchit à ce que l’expérience implique vraiment, votre manière de voir me semble très contestable. Ce que vous dites vient de votre pensée ; c’est de votre pensée seule que vous avez une connaissance immédiate ; mais cette pensée ne se trouve pas auprès des objets. Nous ne pouvons pas percevoir les objets directement, nous devons d’abord les transformer en représentations, et finalement former des concepts à partir d’eux. Ce que nous recevons lors de la perception sensorielle, c’est un mélange assez désordonné d’impressions très diverses, auxquelles les formes ou qualités que nous percevons ensuite ne sont même pas directement associées. Lorsque, par exemple, nous regardons un carré inscrit sur un bout de papier, ce qui sera reproduit sur la rétine de notre œil ou dans les cellules nerveuses de notre cerveau n’aura absolument pas la forme d’un carré. En réalité, nous devons ordonner inconsciemment nos impressions sensorielles au moyen d’une représentation, ou encore transformer l’ensemble de ces impressions en une représentation, c’est-à-dire en une image cohérente « ayant un sens ». Ce n’est qu’au bout de cette transformation, de ce regroupement des impressions individuelles en quelque chose de « compréhensible » qu’a lieu notre « perception ». Nous devrions donc en premier lieu rechercher d’où viennent les images qui forment nos représentations, comment elles sont saisies arbitrairement, et quelle est leur relation avec les objets ; nous devrions éclaircir tout ceci avant de parler avec tant de certitude de nos expériences. Car, manifestement, les représentations précèdent l’expérience, elles sont la condition de l’expérience. »

« Mais n’est-il pas vrai que les représentations, que tu veux séparer si nettement de l’objet de nos perceptions, viennent elles-mêmes de l’expérience ? Peut-être pas aussi directement qu’on pourrait l’imaginer naïvement ; mais néanmoins de façon indirecte, par exemple par l’intermédiaire de la répétition fréquente de groupes semblables d’impressions sensorielles, ou encore par l’intermédiaire de corrélations entre les témoignages des divers sens. » (…)

« Par ailleurs, ce n’était pas mon intention, a déclaré Robert, de perturber votre discussion concernant les atomes. Je voulais seulement vous faire prendre conscience du fait qu’il ne faut pas parler si simplement d’expérience lorsqu’il s’agit des atomes. Car il pourrait se faire que les atomes, que l’on ne peut pas observer directement, ne soient pas de simples objets, mais fassent partie de structures plus fondamentales ; et que cela pourrait n’avoir guère de sens de vouloir dissocier ces structures-là en représentations et en objets. » (…)

Je me mis à parler à Robert du passage du « Timée » de Platon. Puis je lui demandai s’il était d’accord d’une façon générale avec l’idée que tous les objets matériels se composaient d’atomes, autrement dit qu’il existait des parties élémentaires – les atomes précisément – en lesquelles toute matière pourrait être décomposée. (…)

« Toute cette problématique m’est étrangère, dit-il, car elle nous entraîne très loin des choses auxquelles nous sommes directement sensibles. (…) Je crois que nous avons des choses plus importantes à faire que nous poser ces questions. »

Je répliquai : « Je ne veux pas engager une discussion sur l’importance respective des différentes tâches que nous avons à accomplir. Pour moi, la science a toujours été d’un grand intérêt ; et je sais que des hommes nombreux et sérieux font des recherches pour en savoir davantage de la nature et de ses lois. (…) On a l’impression, et c’est bien ce que Kurt a dit tout à l’heure, que l’évolution moderne de la science et de la technique nous a conduits presque au point où nous pouvons voir directement les atomes ou du moins leurs effets, autrement dit où nous pouvons faire de l’expérimentation avec les atomes. » (…)

A ce moment-là, Kurt se mêla de nouveau à la conversation :

« Votre dialogue devient trop savant pour moi. Vous vous livrez à des spéculations philosophiques là où l’on devrait tout simplement interroger l’expérience. Peut-être nos études nous conduiront-elles un jour à expérimenter sur les atomes ; nous verrons alors ce qu’ils sont vraiment. Nous apprendrons probablement ce jour-là qu’ils sont tout aussi réels que tous les autres objets sur lesquels on peut expérimenter. S’il est exact que tous les objets matériels se composent d’atomes, alors ces atomes sont sans doute tout aussi réels que les objets matériels. »

« Non, répliqua Robert, une telle conclusion me semble extrêmement discutable. Tu pourrais dès lors aussi bien affirmer : Puisque tous les êtres vivants se composent d’atomes, les atomes sont aussi vivants que ces êtres. Ceci est manifestement absurde. Ce n’est que l’assemblage d’un grand nombre d’atomes en structures plus grandes qui doit conférer à ces structures les propriétés qui les caractérisent en tant que structures ou objets. »

« Ainsi, tu crois que les atomes ne sont pas véritables ou réels ? »

« Là, tu exagères. Peut-être ne s’agit-il même pas ici de la question de savoir ce que nous connaissons des atomes mais plutôt de celle de savoir ce que signifient des mots tels que « véritables » ou « réels ». Tout à l’heure, il a été question du passage du « Timée » de Platon où celui-ci identifie les parties les plus petites de la matière avec certaines formes mathématiques, à savoir les corps réguliers. » (….)
Walter poursuivait : « Dans la science, les nouvelles techniques rendent possibles de nouvelles expériences ; une fois ces expériences réalisées, de nouvelles connaissances sont acquises, et c’est ainsi sans doute que de nouvelles valeurs sont produites. Les moyens d’expression correspondent ici aux concepts qui permettent de saisir ces nouveaux contenus et de les rendre compréhensibles. Ainsi, par exemple, j’ai appris par des écrits de vulgarisation que la théorie de la relativité, qui intéresse tant notre ami, repose sur certaines expériences qui ont été faites aux alentours de 1900, lorsque l’on a essayé de détecter le mouvement de la terre dans le cosmos grâce à l’interférence de rayons lumineux. Une fois que cette tentative avait échoué, on s’est aperçu que les nouvelles connaissances acquises grâce à elle, ou encore les nouveaux contenus, permettaient de réaliser une extension des possibilités d’expression, autrement dit du système de concepts de la physique. Que cette extension entraînerait une révision radicale de certaines notions fondamentales comme l’espace et le temps, cela n’avait sans doute été prévu par personne de prime abord. » (…)

« En théorie de la relativité, répondis-je à Walter, les expériences que tu as évoquées, et qui concordaient apparemment bien avec d’autres expériences de nature différente, ont incité Einstein à abandonner le concept de simultanéité. Cette innovation, à elle seule, est déjà très excitante. Car, de prime abord, chacun d’entre nous croit savoir exactement ce que signifie le mot « simultanéité », même lorsqu’il se réfère à des événements qui se passent à grande distance l’un de l’autre. (…) »

« Les problèmes les plus intéressants se situent maintenant dans une autre direction, à savoir dans la théorie atomique. Là, il s’agit de répondre à la question fondamentale, qui est de savoir pourquoi il existe, dans notre monde matériel, des formes et des qualités qui restent toujours pareilles à elles-mêmes ; pourquoi, par exemple, le liquide appelé « eau » se reproduit toujours avec toutes ses propriétés caractéristiques, que ce soit par fusion de la glace ou par condensation de vapeur d’eau, ou encore par combustion de l’hydrogène. Ceci a, certes, toujours été admis en physique, mais jamais compris. Si l’on présume – et c’est effectivement ce que l’on fait en chimie – que les corps matériels, l’eau par exemple, sont composés d’atomes, les lois du mouvement que nous avons apprises à l’école dans le cadre de la mécanique newtonienne ne pourraient jamais conduire à des mouvements de particules élémentaires présentant un degré de stabilité suffisant pour fournir la réponse à la question posée. Ce sont des lois naturelles d’une tout autre nature qui doivent intervenir pour expliquer que les atomes se disposent et se meuvent toujours de la même manière, de façon à donner naissance à des substances comportant toujours les mêmes propriétés stables. Les premières indications concernant l’existence de ces lois nouvelles ont été, semble-t-il, trouvées il y a vingt ans par Planck, lorsqu’il a formulé sa théorie des quanta. » (…) »

Wolfgang répliqua : « En physique atomique, il existe une foule de résultats encore incompris. Les manifestations de la nature dans tel domaine partiel paraissent contredire celles que l’on constate dans tel autre domaine partiel ; et, jusqu’à présent, il n’a pas été possible de construire une image tant soi peu cohérente des corrélations physiques existantes. (…) Sommerfeld espère que les données expérimentales permettront de déduire de nouvelles lois. Il croit à certaines relations numériques ; il s’agit presque d’une mystique des nombres, comme autrefois les pythagoréens, lorsqu’ils ont étudié les harmoniques des cordes vibrantes. C’est pourquoi nous aurions tendance à appeler atomystiques toutes ces considérations ; mais jusqu’à présent personne n’a rien de mieux à proposer. (…) »
Wolfgang me demanda si j’avais compris la théorie einsteinienne de la relativité qui jouait un si grand rôle dans le séminaire de Sommerfeld. Je pus seulement lui répondre que je n’en savais rien. (…)
« Cependant, objecta Wolfgang, si tu connais bien la charpente mathématique, tu es en mesure de calculer, pour chaque expérience donnée, ce que va percevoir ou va mesurer soit l’observateur au repos, soit l’observateur en mouvement. (…) »

« Cependant, je me sens trompé par la logique avec laquelle fonctionne tout ce mécanisme mathématique. Ou encore, si tu le veux, on pourrait dire que j’ai compris cette théorie avec ma tête, mais pas encore avec mon cœur. Ce qu’est le temps, je crois le savoir, même sans toute la physique que j’ai apprise. (…) Si maintenant on vient affirmer que cette notion du temps doit être modifiée, nous ne savons plus si notre langage et notre pensée sont encore des outils appropriés, nous permettant de trouver notre chemin. Je ne veux pas me référer ici à Kant qui considère l’espace et le temps comme des formes de représentation existant a priori et concède ainsi à ces formes fondamentales – telles qu’elles étaient consacrées aussi par la physique d’autrefois – une valeur absolue. Je veux simplement souligner que notre langage et notre pensée deviennent moins sûrs lorsque nous modifions des notions aussi fondamentales,et la compréhension n’est guère compatible avec un tel manque de sûreté. »

Otto trouvé que mes scrupules n’étaient pas fondés.
« Dans notre philosophie scolaire, dit-il, les choses sont effectivement présentées comme si les notions telles que l’espace ou le temps avaient une signification fixe et immuable. Mais ceci montre simplement que notre philosophie scolaire est fausse. Pour ma part, je ne suis pas du tout intéressé par les belles formules concernant l’ « essence » de l’espace et du temps. Il est probable que tu t’es, dans le passé, trop occupé de philosophie. (…) il faut en réalité rejeter toute prétention à l’absolu. Nous ne devrions utiliser que des mots ou des concepts qui se réfèrent directement à notre perception sensorielle ; bien entendu, cette perception sensorielle peut être remplacée par une observation physique plus compliquée. (…) »

Cependant, Wolfgang trouva tout de même que cette conception des choses avait un caractère exagérément positiviste.
« Je crois, répondit-il, que l’astronomie de Newton se distingue fondamentalement de celle de Ptolémée. En effet, Newton a modifié la formulation du problème. Il ne s’est pas intéressé en premier lieu aux mouvements, mais à la cause des mouvements. Il a trouvé cette cause dans les forces, puis il a découvert que, dans le système planétaire, les forces sont plus simples que les mouvements. Il les a décrites par sa loi de la gravitation. (…) Par ailleurs, Newton a montré qu’au fond la même chose se passe dans le mouvement des planètes que dans celui d’une pierre lancée, dans l’oscillation d’un pendule, dans le tournoiement d’une toupie. » (…)

Otto répondit : « (…) Si on utilise le langage de telle façon qu’il se réfère à ce qui est directement perçu, il ne peut guère se produire de malentendus, car pour chaque mot on sait ce qu’il signifie. Et si une théorie respecte ces conditions, on pourra toujours la comprendre sans beaucoup de philosophie. »
Mais Wolfgang n’était pas prêt à accepter cela sans réserves : « Ton exigence, qui paraît si plausible, a été, comme tu le sais, formulée en particulier par Mach ; et l’on entend dire, à l’occasion, qu’Einstein a découvert la théorie de la relativité parce qu’il s’en est tenu à la philosophie de Mach. Mais cette façon de raisonner me semble constituer une simplification beaucoup trop grossière. On sait que Mach n’a pas cru à l’existence des atomes, dès lors qu’il pouvait objecter, à juste titre, qu’on ne pouvait pas observer ceux-ci directement. Cependant, il existe une grande quantité de phénomènes en physique et en chimie que nous pouvons espérer comprendre seulement maintenant, depuis que nous connaissons l’existence des atomes. Sur ce point, il semble bien que Mach ait été induit en erreur par son propre principe. » (…)

Einstein me pria, après le colloque (où j’exposais les bases mathématiques de la mécanique quantique), de l’accompagner chez lui, afin de pouvoir discuter en détail de ces idées nouvelles. (…)

« Ce que vous avez dit a l’air très étrange. Vous admettez qu’il existe des électrons dans l’atome, et sans doute vous avez raison en cela. Et cependant, vous voulez éliminer entièrement les orbites ou trajectoires des électrons dans l’atome et ceci bien que l’on puisse observer directement les trajectoires des électrons dans une chambre de Wilson. Pouvez-vous m’expliquer d’un peu plus près les motifs de ces curieuses hypothèses ? »

« Effectivement, ai-je dû répondre, on ne peut pas observer les orbites des électrons à l’intérieur de l’atome ; néanmoins, le rayonnement émis par un atome lors d’un processus de décharge permet de déduire directement les fréquences d’oscillation et les amplitudes correspondantes des électrons dans l’atome. La connaissance simultanée des fréquences et des amplitudes remplace en quelque sorte – d’ailleurs, même dans la physique antérieure – celle des orbites électroniques. Et puisqu’il est raisonnable de n’inclure dans une théorie que les grandeurs qui peuvent être observées, il m’a semblé naturel de n’introduire que ces fréquences et amplitudes, pour ainsi dire ent ant que représentants des orbites électroniques. »

« Mais vous ne croyez tout de même pas sérieusement, répliqua Einstein, que l’on ne peut inclure dans une théorie physique que des grandeurs observables. »

Je fus assez surpris. « Je pensais, dis-je, que c’est vous, précisément, qui avez fait de cette idée la base de votre théorie de la relativité. Vous avez souligné que l’on ne pouvait pas parler d’un temps absolu, car on ne peut pas observer ce temps absolu. Vous avez dit que seules les indications des horloges, que ce fût dans un système de référence en mouvement ou au repos, étaient déterminantes pour la mesure du temps. »

« Peut-être en effet ai-je utilisé cette sorte de philosophie, répondit Einstein, mais il n’en reste pas moins qu’elle est absurde. Ou peut-être dirai-je plus prudemment que, d’un point de vue heuristique, il peut être utile de se souvenir de ce que l’on observe vraiment. Mais, sur le plan des principes, il est tout à fait erroné de vouloir baser une théorie uniquement sur des grandeurs observables. Car, en réalité, les choses se passent de façon exactement opposée. C’est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. Voyez-vous, l’observation est en général un processus très compliqué. Le phénomène que l’on veut observer provoque certaines réactions au sein de notre appareillage de mesure. A la suite de cela, d’autres processus viennent se dérouler dans notre appareillage ; par certains détours, ces processus finissent par provoquer l’impression sensorielle et la fixation de l’événement dans notre conscience. Tout le long de ce chemin qui va du phénomène à la fixation dans notre conscience, nous devons savoir comment fonctionne la nature, nous devons connaitre – au moins sur le plan pratique – les lois de la nature, dès lors que nous voulons pouvoir affirmer que nous avons observé quelque chose. (…) Votre affirmation selon laquelle vous n’introduisez que des grandeurs observables se ramène donc en réalité à une hypothèse concernant une certaine propriété de la théorie que vous essayez de formuler. Vous supposez que votre théorie laisse intacte la description antérieure des processus de rayonnement dans ses aspects essentiels. Il est possible que vous ayez raison mais ce n’est nullement certain. » (…)

Je lui demandai : « On dit que l’idée selon laquelle une théorie ne constitue qu’un regroupement d’observations faites, regroupement utilisant le principe de l’économie mentale, a été formulée par le physicien et philosophe Mach ; et que c’est précisément cette idée de Mach que vous auriez utilisée, en lui donnant une portée décisive, dans votre théorie de la relativité. (…) »

« Nous essayons de classer les phénomènes de façon cohérente, de les amener d’une certaine manière à quelque chose de simple, jusqu’à ce que nous soyons aptes à comprendre, à l’aide d’un petit nombre de notions, un groupe plus ou moins riche de phénomènes ; et « comprendre » en signifie sans doute ici rien d’autre que de pouvoir saisir, à l’aide de ces notions simples, les phénomènes dans toute leur multiplicité. (…) Ainsi, lorsque l’enfant forme la notion de « ballon », cela signifie-t-il seulement une simplification psychologique, en ce sens que des impressions sensorielles compliquées sont résumées par cette notion, ou bien le ballon existe-t-il vraiment ? Mach répondrait sans doute que l’affirmation « le ballon existe vraiment » ne contient rien de plus que le résumé simple de nos impressions sensorielles. Mais là, Mach aurait tort. Car, premièrement, la phrase « le ballon existe vraiment » contient également une foule de prédictions sur d’éventuelles impressions sensorielles qui pourront se présenter à l’avenir. Le possible, le prévisible constitue une composante importante de notre réalité, composante qu’il convient de ne pas oublier tout simplement en face du réel, de l’actuel. Deuxièmement, il faut remarquer que le fait de déduire, à partir de nos impressions sensorielles, les représentations et les objets constitue l’une des bases de notre activité mentale ; et que, par conséquent, si nous voulions ne parler que d’impressions sensorielles, nous devrions nous priver de notre langage et de notre pensée. En d’autres termes, il y a chez Mach une certaine tendance à ignorer que le monde existe réellement, et que quelque chose d’objectif est à la base de nos impressions sensorielles. (…)

Mais revenons-en plutôt à l’objet de votre exposé. (…) Vous faites comme si, en ce qui concerne l’observation, vous pouviez laisser les choses comme elles étaient ; autrement dit, comme si vous pouviez tout simplement utiliser le langage antérieur pour exprimer ce que les physiciens observent. (…) Dans l’atome, vous pensez qu’il n’existe plus de trajectoires de l’électron. Ceci est manifestement absurde. (…) »

J’essayais alors de défendre la nouvelle mécanique quantique :

« Pour l’instant, dis-je, nous ne savons pas du tout encore dans quel langage nous devons parler des phénomènes se passant dans l’atome. Nous avons bien un langage mathématique, c’est-à-dire un schéma mathématique qui nous permet de calculer les états stationnaires de l’atome, ou encore les probabilités de transition d’un état à un autre. Mais nous ne savons pas encore – du moins, d’une manière générale – quel est le lien entre ce langage-là et le langage ordinaire. (…) »

« Vous pouvez calculer les valeurs d’énergie discontinues des états stationnaires. Votre théorie peut donc, semble-t-il, rendre compte de la stabilité de certaines formes, qui ne peuvent se transformer continûment les unes dans les autres, entre lesquelles les différences correspondent toujours à des quantités finies, et qui apparemment peuvent être recréées indéfiniment. Mais que se passe-t-il lorsqu’il y a émission de lumière ? Vous savez que j’ai essayé de suggérer l’idée que l’atome tombe, pour ainsi dire subitement, d’un état d’ énergie stationnaire à un autre, en émettant la différence d’énergie sous forme de « paquet d’énergie » ou encore de « quantum de lumière ». Ceci serait un exemple particulièrement frappant de cet élément de discontinuité dont j’ai parlé tout à l’heure. Croyez-vous que cette idée puisse être juste ? Avez-vous la possibilité de décrire la transition d’un état stationnaire à un autre de façon plus précise ? » (…)

« Peut-être faudrait-il imaginer la transition d’un état stationnaire à un autre à peu près comme le passage d’une image à une autre à peu près comme le passage d’une image dans certains films. Cette transition ne s’effectue pas brusquement : la première image s’atténue progressivement, cependant que la seconde apparaît lentement et s’intensifie, de sorte que pendant un moment les deux images se chevauchent et créent une confusion dans l’esprit du spectateur. Peut-être existe-t-il en effet un état intermédiaire où l’on ne peut pas dire si l’atome est encore dans l’état supérieur ou déjà dans l’état inférieur. » (…)

« Si votre théorie est juste, vous devez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. » (…)

Bohr invita Schrödinger à venir passer une ou deux semaines à Copenhague au cours du mois de septembre, afin d’avoir des discussions très détaillées sur l’interprétation de la mécanique quantique ou ondulatoire. Schrödinger accepta, et bien entendu je me rendis également à Copenhague pour assister à ces discussions importantes. (…)

Schrödinger : « Vous devez comprendre, Bohr, que toute cette idée des sauts quantiques conduit nécessairement à des absurdités. Elle contient l’affirmation selon laquelle, à l’état stationnaire de l’atome, l’électron circule tout d’abord périodiquement selon une orbite quiconque, sans rayonner. Il n’existe aucune explication pouvant justifier le fait qu’il ne rayonne pas ; selon la théorie de Maxwell, il devrait le faire. Puis après, l’électron sauterait de cette orbite à une autre, et rayonnerait au cours de ce saut. Cette transition doit-elle s’effectuer progressivement ou brusquement ? Si c’est progressivement, l’électron doit également changer progressivement de fréquence et d’énergie. Alors, on ne comprend pas comment il peut encore exister des fréquences précises pour les lignes spectrales. Si au contraire la transition s’effectue brusquement, pour ainsi dire par un bond, on peut certes arriver, en utilisant l’image eisnteinienne des quanta de lumière, à obtenir la fréquence correcte de la lumière, mais il faut alors se demander comment l’électron se déplace au cours du saut. Pourquoi n’émet-t-il pas alors un spectre continu de rayonnement, comme l’exigerait la théorie des phénomènes électromagnétiques ? Et par quelles lois son mouvement est-il déterminé lors du saut ? J’en conclus que toute cette idée des sauts quantiques ne peut être qu’absurde. »

Bohr : « Oui, ce que vous dites est parfaitement juste. Mais cela ne prouve pas qu’il n’existe pas de sauts quantiques. Cela prouve seulement que nous ne pouvons pas nous les représenter ; autrement dit que les concepts visuels à l’aide desquels nous décrivons les faits de la vie quotidienne et les expériences de la physique antérieure ne sont pas suffisants pour représenter ce qui se passe lors du saut quantique. Ceci n’est pas tellement étrange, si l’on considère que les processus dont il s’agit ici ne peuvent pas ête l’objet de notre expérience directe, que nous ne les connaissons qu’indirectement, et qie par conséquent nos concepts n’y sont pas adaptés. » (…)

Schrödinger : « S’il existe des électrons dans l’atome, et si ces électrons sont des particules – comme nous l’avons imaginé jusqu’ici – ils doivent se mouvoir d’une certaine façon. Pour l’instant, je ne m’attache pas à décrire ce mouvement de façon précise ; mais, en fin de compte, il doit tout de même être possible de savoir un jour comment ils se comportent à l’état stationnaire ou lors de la transition entre un état et un autre. Cependant, le formalisme mathématique de la mécanique quantique permet de se rendre compte qu’il n’existe pas de réponse raisonnable à ces questions. Mais dès lors que nous sommes prêts à modifier notre image des électrons, c’est-à-dire à nous persuader que les électrons n’existent pas en tant que particules, mais seulement sous forme d’ondes électroniques ou ondes de matière, tout est changé. Nous ne sommes plus surpris dans ce cas par les fréquences précises des oscillations. L’émission de lumière devient tout aussi compréhensible que l’émission d’ondes radio par l’antenne d’un émetteur, et les contradictions qui paraissaient auparavant insolubles disparaissent. »

Bohr : « Non, malheureusement, ce n’est pas exact. Les contradictions ne disparaissent pas, elles se déplacent seulement. Par exemple, vous parlez de l’émission de rayonnement par l’atome, ou d’une façon plus énérale de l’interaction de l’atome avec le champ de radiation envoronnant ; et vous croyez que l’hypothèse selon laquelle il existe des ondes de matière, mais non des sauts quantiques, suffit à éliminer les difficultés. Mais pensez seulement à l’équilibre thermodynamique entre l’atome et le chap de radiation, par exemple à la dérivation einsteinienne de la loi de Planck. Pour cette dérivation, il est essentiel que l’énergie de l’atome prenne des valeurs discontinues, et varie à l’occasion de façon discontinue ; les valeurs discontinues des fréquences des oscillations propres ne sont pas suffisantes. Vous ne pouvez tout de même pas sérieusement prétendre remettre en question tous les fondements de la théorie quantique. » (…)
Schrödinger : « Je ne vois pas pourquoi il ne serait pas permis d’espérer que l’application de la théorie des ondes de matière à la thermodynamique conduise en fin de compte également à une explication satisfaisante de la formule de Planck ; il est certain qu’une telle explication sera quelque peu différente des interprétations antérieures. »

Bohr : « Non, on ne peut pas espérer cela. Car nous savons déjà depuis vingt-cinq ans ce que signifie la formule de Planck. Et d’autre part, nous voyons les discontinuités, les « bonds » dans les phénomènes atomiques de façon très directe, par exemple sur un écran à scintillations ou dans une chambre de Wilson. Nous voyons un éclair se manifestant brusquement sur l’écran, ou encore le passae brusque d’un électron à travers la chambre de Wilson. Vous ne pouvez pas tout simplement ignorer ces phénomènes discontinus, et faire comme s’ils n’existaient pas. »

Schrödinger : « Si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m’être occupé de théorie quantique. » (…)

Je me souviens plus particulièrement d’ une conversation que j’eus avec Barton, un jeune physicien expérimental travaillant à Chicago, avec qui je jouais fréquemment au tennis ; un jour, il m’avait invité à l’accompagner à la pêche dans une région de lacs assez isolée, située au nord du pays. (…)

« Cela ne m’étonnepas du tout, objectai-je, qu’un électron apparaisse tantôt comme particule, tantôt comme une onde ? Considères-tu donc ceci seulement comme une extension – peut-être inattendue sous cette forme – de la physique antérieure ? »

« Tout de même, si, cela m’étonne. Mais je vois bien ce qui se passe dans la nature, et je dois m’y résigner. S’il existe des structures qui ont tantôt un aspect d’onde, tantôt un aspect de particule, il faut sans doute créer de nouveaux concepts. (..) »

« Il ne s’agit pas ici d’une propriété particulière des électrons, mais d’une propriété de toute la matière et de tout le rayonnement. Que tu considères des électrons ou des quanta de lumière, ou encore des molécules de benzol ou des pierres, tu trouveras toujours les deux aspects – particules et ondes, - et c’est pour cela que, en principe, le caractère statistique des lois naturelles peut être perçu dans tous les phénomènes. Simplement, les aspects quantiques se manifestent de façon beaucoup plus frappante pour les structures atomiques que pour les objets de l’expérience quotidienne. » (…)

« Il existe des domaines de la connaissanceoù le système de concepts de la mécanique newtonienne n’est plus suffisant pour nous. Pour ces domaines-là, nous avons besoin de structures conceptuelles tout à fait nouvelles, et ces structures nous sont fournies par exemple par la théorie de la relativité et la mécanique quantique. La physique newtonienne possède – et c’est cela que je considère comme important – un caractère compact et fermé que le bagage de l’ingénieur, sur le plan de la physique, ne pourra jamais posséder au même degré. (…) »

« D’où sait-on, demanda Barton, qu’un domaine de la physique est réellement fermé, au sens que tu donnes à ce mot à propos de la mécanique newtonienne ? (…) »

Je répondis : « Le critère essentiel d’un domaine fermé est sans doute la présence d’une axiomatique formulée de façon précise, ne comportant pas de contradictions internes, fixant à la fois les concepts et les lois valables à l’intérieur du système considéré. (…) Si l’on s’en tient à ce critère, j’aurai tendance à définir dans la physique développée jusqu’à maintenant, quatre domaines fermés : la mécanique newtonienne, la théorie statistique de la chaleur, la théorie de la relativité restreinte en combinaison avec l’électromagnétique maxwellienne, et enfin la mécanique quantique qui vient de naître. (…) »

« Pourquoi, me demanda-t-il, attaches-tu tant d’importance à souligner que le passage à un autre, par exemple de la physique newtonienne à la théorie quantique, se fait de façon discontinue plutôt que continue ? (…) Que ce progrès s’effectue de façon continue ou au contraire par pas successifs, cela me semble assez indifférent. »

« Non, répliquai-je, ce n’est pas indifférent du tout. Ton idée d’un progrès continu au sens du travail de l’ingénieur enlèverait à notre science toute vigueur. (…) On abandonnerait ainsi le plus important critère de vérité de notre science, c’est-à-dire la simplicité des lois naturelles qui se manifeste toujours en fin de compte. » (…)

Le mathématicien Von Neuman dit : « Le mathématicien amena le biologiste à la fenêtre de son bureau et dit : « Voyez-vous là-bas sur la colline, la jolie petite maison de campagne ? Elle est née par hasard. Au cours de millions d’années, la colline a été formée par des processus géologiques, les arbres on poussé, ont vieilli, se sont décomposés. (...) Une fois, au bout d’un temps très long, ils ont produit cette maison de campagne. »

Mécanique quantique et philosophie de Kant

Le cercle de collaborateurs que je m’étais créé à Leipzig s’élargit rapidement au cours des années. (…) Le suisse Félix Bloch apportait des résultats permettant de comprendre les propriétés électriques des métaux ; le Russe Landau et l’Allemand Peierls discutaient des problèmes mathématiques de l’électrodynamique quantique ; Friedrich Hund mettait au point la théorie de la liaison chimique ; Edward Teller calculait les propriétés optiques des molécules. Carl von Weizsäcker, alors âgé de dix-huit ans, vint également adhérer à ce groupe. Pour sa part, il apportait une note philosophique aux discussions ; bien qu’il étudiât la physique, on sentait que, à chaque fois que les problèmes physiques traités dans notre séminaire débouchaient sur des problèmes de philosophie ou de théorie de la connaissance, il écoutait avec une attention toute particulière, et participait alors à la discussion avec beaucoup de passion.

L’occasion d’avoir de nombreuses discussions philosophiques se présenta en particulier un ou deux jours plus tard, lorsqu’une jeune philosophe, Grete Hermann, vint nous rejoindre à Leipzig ; elle désirait en effet discuter avec les physiciens atomistes de leurs affirmations philosophiques – affirmations que, de prime abord, elle jugeait fausses. Grete Hermann avait étudié et travaillé sous la direction du philosophe Nelson à Göttingen ; là-bas, elle avait reçu une formation basée sur les schémas de pensée de la philosophie kantienne telle qu’elle avait été interprétée par le philosophe et naturaliste Fries au début du 19ème siècle. C’était l’une des exigences de l’école de Fries – et par conséquent aussi celle de Nelson – que les réflexions philosophiques devaient avoir le même degré de rigueur que celui exigé par les mathématiques modernes. Effectivement, Grete Hermann pensait être en mesure de prouver en toute rigueur que la loi de causalité – dans la forme que lui avait donnée Kant – devait rester entièrement valable. La nouvelle mécanique quantique, cependant, remettait tout de même en question, dans une certaine mesure, cette forme de la loi de la causalité ; et c’est sur ce point que la jeune philosophe était décidée à mener le combat jusqu’au bout.

La première discussion qu’elle eut à ce sujet, avec Carl von Weizsäcker et moi-même a pu commencer par la remarque suivante : « Dans la philosophie de Kant, la loi de causalité n’est pas une affirmation empirique qui pourrait être soit justifiée soit réfutée par l’expérience ; elle est au contraire la condition de toute expérience, elle fait partie de ces catégories de pensée que Kant appelle « a priori ». En effet, les impressions sensorielles qui nous sont communiquées par le monde extérieur ne constitueraient qu’un ensemble subjectif de sensations, auxquelles ne correspondrait aucun objet, s’il n’existait pas une règle en vertu de laquelle les impressions résultent d’un processus qui les a précédées. Cette règle, à savoir la connexion univoque entre la cause et l’effet, doit donc être admise a priori si l’on veut affirmer que l’on a éprouvé ou expérimenté quelque chose, que ce soit un objets ou un processus. D’un autre côté, la science traite d’expériences, et précisément d’expériences objectives ; seules les expériences qui peuvent également être contrôlées par d’autres, qui sont donc objectives dans ce sens précis, peuvent faire l’objet de la science. Il s’ensuit obligatoirement que toute science doit supposer la loi de causalité, et que la science ne peut exister que dans la mesure où la loi de causalité existe. Cette loi est donc en un certain sens l’outil de notre pensée, à l’aide duquel nous essayons de transformer le matériau brut de nos impressions sensorielles en expérience. Et ce n’est que dans la mesure où nous réussissons à effectuer cette transformation que nous possédons un objet pour notre science. Comment peut-il donc se faire que la mécanique quantique tende d’un côté à rendre moins stricte la loi de causalité, et d’un autre côté prétende encore rester une science ? »

J’intervins alors pour essayer de décrire les expériences qui avaient conduit à l’interprétation statistique de la théorie quantique : « Supposons, dis-je, que nous ayons affaire à un atome individuel de radium B. Il est certainement plus facile de faire de l’expérimentation sur un grand nombre de tels atomes à la fois, c’est-à-dire sur une petite quantité macroscopique de radium B, que sur un atome individuel ; cependant, fondamentalement, rien ne nous empêche d’étudier également le comportement d’un tel atome isolé. Dans ce cas, nous savons que, au bout d’un temps plus ou moins long, l’atome de radium B émettra un électron dans une direction quelconque et se transformera ainsi en un atome de radium C. En moyenne, ceci se fera à peu près en une demi-heure ; cependant, l’atome peut tout aussi bien se transformer déjà au bout de quelques secondes, ou seulement au bout de quelques jours. « En moyenne », cela veut dire ceci : si nous disposons de beaucoup d’atomes de radium B, à peu près la moitié sera transformée au bout d’une demi-heure.

(…)
« Un quantum de lumière qui passe à côté d’un noyau atomique peut se transformer en une paire de particules : un électron et positron. Est-ce que cela signifie, en fait, que le quantum de lumière se compose d’un électron et d’un positron ? (…) On peut dire, peut-être, que le quantum de lumière se compose « virtuellement » d’un électron et d’un positron. Le mot « virtuellement » indique qu’il s’agit là d’une possibilité. (…) Le quantum de lumière se compose aussi virtuellement de quatre particules (deux électrons et deux positrons) et ainsi de suite. (… ) On pourrait dire, dans ce cas, que chaque particule élémentaire se compose virtuellement d’un nombre quelconque d’autres particules élémentaires. Car, si l’on envisage des collisions extrêmement énergétiques, un nombre arbitraire de particules (en fait autant de particules et d’antiparticules) pourra être créé dans ces collisions. (…) Peut-être existe-t-il encore de très nombreuses particules élémentaires que nous ne connaissons pas encore parce que leur durée de vie est trop courte. (…) On peut alors faire comme si la particule élémentaire se composait d’un grand nombre d’autres particules élémentaires, éventuellement diverses. (…) La particule élémentaire n’est en fait plus élémentaire ; elle constitue, au moins virtuellement, une structure très compliquée. (…) Etant donné que la durée de vie de ces nouvelles structures paraît plus brève que celle de toutes les particules élémentaires connues jusque-là, il peut exister encore de nombreuses autres particules de cette sorte, particules qui ont échappé jusque-là à l’observation grâce à une durée de vie encore plus courte que celle du méson pi. »
(…)

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