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Révolutions de la Rome antique

dimanche 17 janvier 2010, par Robert Paris

L’armée romaine en ordre de bataille contre les révoltés de Spartacus

« Histoire sociale de Rome » de G. Alföldy (extraits)

« Les conflits de la société romaine pendant la fin de la République

« La crise qui menaçait la société romaine en raison du changement de structure qui s’était rapidement produit depuis la deuxième guerre punique atteignit après le milieu du deuxième siècle avant J.-C une phase au cours de laquelle il n’était plus possible d’éviter l’éclatement de conflits ouverts. L’aggravation des oppositions au sein du tissu social de Rome et les faiblesses toujours plus évidentes du système de gouvernement républicain eurent pour conséquence que les luttes sociales et politiques s’enflammèrent soudain. L’histoire des cent dernières années de la république romaine, depuis le début de la première révolte servile en Sicile en 135 et le premier tribunat de la plèbe de Tibérius Sempronius Gracchus en 133 jusqu’à la fin des guerres civiles en 30 avant J.-C. est assombrie par ces conflits sanglants, toujours recommencés, conduits avec passion et brutalité. En conséquence, cette période d’approximativement un siècle de l’histoire romaine est généralement désignée comme « période révolutionnaire », expression dans laquelle le concept « révolution » a été appliqué dans la recherche, depuis Th Mommsen jusqu’à R ? Syme, à des phénomènes variés et à des phases variées du conflit (…) D’une manière générale, on peut répartir les conflits ouverts de cette époque en quatre types principaux. Les trois premiers types sont les guerres serviles, les soulèvements des provinciaux contre la domination romaine et les luttes des Italiens contre Rome (…) Enfin les oppositions et les luttes qui se jouaient, de préférence parmi les citoyens romains, entre différents groupes d’intérêts relèvent du quatrième type de conflits, qui est le plus intéressant. En même temps, surtout à l’époque des Gracques, les motifs sociaux étaient dominants ou du moins importants dans ces conflits. La préoccupation centrale, ou en tout cas l’une des préoccupations centrales de l’un des camps, c’est-à-dire des politiciens réformateurs avec leurs partisans, n’était rien d’autre que la solution des problèmes sociaux des masses prolétariennes de Rome malgré l’apposition de l’autre camp, celui de l’oligarchie avec ses partisans aussi nombreux. (…) Dans ces conflits, il fut dès le début question du pouvoir politique dans l’Etat. »

La chute de l’empire romain, le point de vue des historiens actuels, le film

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Ménénius Agrippa, en 494 av. JC, conte cette fable à la plèbe (classe sociale la moins élevée) qui a fait sécession (Tite-Live Histoire romaine II, 32) et la décide à faire la paix avec la classe sociale la plus élevée (les patriciens).

LES MEMBRES ET L’ESTOMAC (*)

Je devais par la royauté
Avoir commencé mon ouvrage :
A la voir d’un certain côté,
Messer Gaster (1) en est l’image.
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour lui les Membres se lassant,
Chacun d’eux résolut de vivre en gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme ;
Et pour qui ? Pour lui seul, nous n’en (2) profitons pas ;
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chômons, c’est un métier (3) qu’il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les Mains cessent de prendre,
Les Bras d’agir, les Jambes de marcher :
Tous dirent à Gaster qu’il en (4) allât chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent :
Bientôt les pauvres gens tombèrent en langueur
Il ne se forma plus de nouveau sang au coeur ;
Chaque Membre en souffrit ; les forces se perdirent.
Par ce moyen, les Mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux,
A l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.
Ceci peut s’appliquer à la grandeur royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et réciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’Artisan de ses peines ;
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient (5) le Laboureur, donne paie au Soldat,
Distribue en cent lieues ses grâces souveraines,
Entretient seule tout l’Etat.
Ménénius le sut bien dire.
La Commune (6) s’allait séparer du Sénat.
Les mécontents disaient qu’il avait tout l’empire,
Le pouvoir, les trésors, l’honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal était de leur côté,
Les tributs, les impôts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs était déjà posté,
La plupart s’en allaient chercher une autre terre,
Quand Ménénius leur fit voir
Qu’ils étaient aux Membres semblables,
Et par cet apologue, insigne entre les fables
Les ramena dans leur devoir. (7)

(*) Source : Esope. L’apologue est l’un des plus connus
dans le monde antique (note de début)
(1) l’expression vient de Rabelais (Quart Livre chap. 57)
(2) nous ne profitons ni de cette sueur ni de cette peine
(3) chômage est métier ! antithèse comique de L.F.
(4) de la nourriture
(5) maintenir : donner secours et protection
(6) la plèbe
(7) ainsi se rétablit la paix...comme cela est annoncé en introduction
...La boucle est fermée !

Les Romains étant, par excellence, un peuple militaire, c’est chez eux que l’esclavage atteignit le plus ample développement. A l’origine, les esclaves étaient peu nombreux et participaient à la vie familiale. L’esclavage se développa avec l’accroissement de la richesse, des besoins et des prises de guerre. Il y eut aussi un commerce d’esclaves, dont les prix variaient suivant les talents du sujet. On distinguait les esclaves urbains et les esclaves ruraux. La condition des premiers était, en général, et malgré la cruauté de quelques maîtres, bien préférable. Les esclaves ruraux, enrégimentés durement sur les grandes propriétés, enchaînés deux à deux, étaient bien plus misérables. Être envoyé aux champs était un châtiment redouté.

La société de l’Empire est tout entière fondée sur l’institution de l’esclavage. Nulle part, à notre connaissance, elle n’a pris une telle prépondérance ; nulle part, sauf dans quelques colonies de l’Amérique tropicale, la proportion du chiffre des esclaves à celui des hommes libres ne fut aussi élevée. Ce fut la conséquence des guerres de conquête, grâce auxquelles une cité des bords du Tibre finit par subjuguer tous les pays riverains de la Méditerranée. Dans les premiers temps, l’esclavage n’eut pas à Rome cette importance. Il existait sans doute, d’autant que, lorsque Rome apparaît à l’histoire, elle était imbue de civilisation hellénique, mais il ne comprenait qu’une faible minorité des travailleurs. La condition des classes inférieures, plébéiens et clients, est encore très au-dessus de celle des esclaves et même des serfs. C’est la politique d’assimilation pratiquée dès les premiers siècles par la république romaine, qui fut une cause primordiale de sa fortune. Si, au lieu d’assimiler les vaincus, de leur laisser leurs institutions et d’établir cette savante gradation de droits en haut desquels était le droit de cité romaine, les conquérants eussent réduit en servitude leurs ennemis, leur essor se serait vite arrêté. Ce n’est que plus tard, après la conquête du monde grec, lorsque l’antique simplicité a disparu et que la civilisation urbaine l’emporte dans la société romaine que l’esclavage y prend une immense extension.

A l’époque royale et dans les premiers siècles de la République, les patriciens, les grands sont les propriétaires ruraux ; ils résident aux champs, cultivent eux-mêmes leurs terres et en dirigent l’exploitation. Le peuple est surtout formé de cultivateurs, dont chacun possède ce qu’il lui faut pour nourrir sa famille. Où serait sur ces fonds la place d’un esclave ? La plupart n’en ont pas ou bien n’en ont qu’un seul. Regulus, au cours de la première Guerre punique, demande à être relevé du commandement de l’armée d’Afrique parce que, son esclave étant mort, le serviteur à gages qu’on a loué s’est enfui avec les instruments, de sorte que sa famille est dans la gêne. L’état de guerre perpétuelle, les ravages des ennemis qui touchaient à la campagne romaine, réduisaient trop souvent le pauvre à emprunter pour vivre ; incapable de payer des intérêts usuraires et de rembourser le capital, il était dépossédé de son champ et même réduit en esclavage comme débiteur insolvable. Au Ve et au IVe siècle av. J.-C., on se querelle perpétuellement à ce sujet, et c’est le grand grief des plébéiens contre les patriciens, des pauvres contre les riches. On contient cette évolution, et, par les fondations des colonies, on reconstitue sans cesse la petite propriété sur la grande, qui progresse sans cesse ; on trouve dans ces temps autant de colons et d’ouvriers à gages que d’esclaves. Dans la ville, les métiers sont exercés par des travailleurs libres groupés en corporations. Les Romains ne songent pas à organiser, comme les Athéniens, des ateliers d’esclaves. Le service domestique est très simple, jusqu’au IIIe et même au IIe siècle av. J.-C. ; les moeurs sont encore patriarcales ; on se sert soi-même ; les riches ont quelques esclaves pour les aider ; quant à leur suite, la foule de leurs clients y suffit. L’Etat a aussi quelques esclaves comme serviteurs des magistrats, mais généralement les emplois, même les plus minces, sont confiés à des hommes libres.

On ne saurait évaluer exactement leur nombre. Les grandes familles possédaient des centaines d’esclaves, certains spécialisés dans tous les services, même médecins ou pédagogues, ou produisant dans des ateliers au profit du maître. Le plus petit bourgeois en avait au moins un. Un texte de Denys d’Halicarnasse a été utilisé par Dureau de La Malle pour évaluer le nombre et la proportion relative des esclaves dans l’Etat romain au Ve siècle. Cet historien dit qu’en 476 les citoyens en âge de porter les armes étaient au nombre de 110.000 ; pour les femmes, les enfants, les esclaves, les étrangers pratiquant les métiers, c’était un nombre au moins tripe de celui des citoyens. Cette dernière estimation est approximative et, à notre avis, on n’en peut rien conclure. Dureau de La Malle admet le chiffre de 440.000 pour la population totale ; 140.000 combattants supposent environ 195.000 personnes du sexe masculin, et, dit-il, 390.000 pour l’ensemble des citoyens romains et de leurs familles ; il resterait 50.000 personnes pour les étrangers, affranchis et esclaves ; il admet qu’il y aurait eu à peu près 17.186 esclaves. La méthode employée par l’économiste ne nous inspire aucune confiance, et ses conclusions n’ont que la valeur d’hypothèses arbitraires ; mais il n’y a rien que de raisonnable à supposer que les esclaves ne constituaient pas au Ve siècle avant l’ère chrétienne plus d’un vingtième de la population totale. Leur nombre ne va pas cesser de s’accroître malgré les affranchissements ; l’usure y précipitera bien des débiteurs insolvables ; des milliers de prisonniers de guerre viendront s’y ajouter, puis les habitants de cités et de pays, qui seront vendus en masse par centaines de mille. Au IIe siècle av. J.-C., l’esclavage s’étend sans mesure et s’organise définitivement, devenant la base sur laquelle repose la société.

Il y eut plusieurs révoltes d’esclaves, notamment en Sicile, puis dans l’Italie péninsulaire, où la plus célèbre fut celle conduite par Spartacus. Dans les guerres civiles qui suivirent on arma fréquemment des esclaves, et, de part et d’autre, on eut recours aux gladiateurs. Octave fit monter sur ses flottes jusqu’à 20.000 esclaves. Sextus Pompée avait en traitant avec les triumvirs imposé à ceux-ci une clause assurant la liberté à tous les anciens esclaves qui avaient combattu sous lui. Mais, quand il eut succombé, Octave fit rechercher tous ces anciens esclaves qui furent ramenés à leurs maîtres ou mis à mort quand on ne les réclamait pas. Les esclaves travaillent pour leur propre compte, formant des bandes de brigands. Sous Tibère une véritable révolte éclate dans l’Italie méridionale ; une autre à Préneste sous Néron. On retrouve des esclaves dans les guerres civiles qui désolent l’empire romain. Mais à partir du Ier siècle, plus de guerre servile ni de grande conspiration d’esclave ; c’est que la condition de ceux-ci s’améliorait par les transformations que subit alors l’esclavage.

Le temps apporta bien des adoucissements à la condition de l’esclave. Certains étaient privilégiés. On leur confiait la direction d’une exploitation rurale, d’un atelier, la conduite d’un navire de commerce. Alors, et bien qu’ils n’eussent que la jouissance de ce qu’ils gagnaient, ils pouvaient s’enrichir, avaient eux-mêmes des esclaves.

On ne sortait de l’esclavage que par la mort ou l’affranchissement, soit que celui-ci fût
concédé spontanément, soit qu’il fût obtenu par le rachat au moyen du pécule accumulé jalousement à cet effet. Ni les philosophes, ni le christianisme ne songeaient à cette révolution qu’eût été la suppression de l’esclavage, mais les idées propagées par les uns et les autres améliora-t-elle, au moins, la condition des esclaves au fil du temps. L’affranchissement fut progressivement favorisé. Mais, si l’esclavage s’élimina ainsi peu à peu, ce fut plutôt sous l’action de l’évolution économique.

L’affranchissement ne dénouait pas tout lien entre le patron et son ancien esclave : le premier lui devait protection, le second devait se soumettre à sa juridiction, lui prêter aide et assistance, même aux dépens de sa bourse. En droit public, l’affranchi n’égalait pas l’homme de naissance libre, car il n’avait pas le jus honorum. On distingua aussi, jusqu’à Justinien, plusieurs classes d’affranchis dont les déditices étaient les moins favorisés. Les fils d’affranchis, d’une manière générale, étaient traités comme ingénus. Nombre de citoyens étaient donc d’origine étrangère. Parmi les affranchis aussi se rencontrait la figure du nouveau riche, si vigoureusement dessinée par Pétrone dans le personnage de Trimalcion.

Révolte de la plèbe
(5e S. av. J.-C.)

Dans la Rome primitive, l’exploitation massive des esclaves n’est pas encore le fait dominant. L’opposition fondamentale est celle des patriciens et des plébéiens. Au 5ème siècle av. J.-C., les premiers nous apparaissent comme de grands propriétaires fonciers, les seconds comme de petits paysans, des artisans ou des commerçants. Les patriciens, organisés en grandes familles, avaient le monopole des fonctions politiques et de la justice. Cependant, pour soutenir les guerres perpétuelles qu’ils livraient à leurs voisins, ils durent faire appel aux plébéiens. Ces derniers ne tardèrent pas à leur poser des conditions.
« Tandis que la guerre avec les Volsques [ancien peuple de l’Italie, établi au sud du Latium] était imminente, la cité était en guerre avec elle-même et en proie à une haine intestine entre sénateurs et plébéiens, dont la principale cause était l’esclavage pour dettes.
On s’indignait « de défendre au dehors la liberté et l’empire et d’avoir au dedans ses propres concitoyens pour tyrans et pour oppresseurs. La guerre était plus sûre que la paix, les ennemis moins menaçants que les compatriotes pour la liberté de la plèbe.
« Le mécontentement se propageait déjà de lui-même quand une infortune scandaleuse fit éclater l’incendie. Un vieillard, portant les marques de toutes ses souffrances, s’élança sur le forum ; la crasse couvrait ses vêtements ; plus hideux encore était l’aspect pâle et maigre de son corps épuisé ; en outre, la longueur de sa barbe et de ses cheveux lui donnait un air sauvage. On le reconnaissait pourtant, tout affreux qu’il était ; il avait, disait-on, commandé une centurie, et on énumérait ses brillants états de service, tout en le plaignant…
… Il dit que, pendant qu’il faisait campagne contre les Sabins [peuple samnite établi au voisinage immédiat de Rome], les pillards avaient brûlé sa ferme… qu’au milieu de ses revers, on lui avait réclamé ses impôts, et qu’il avait emprunté. Cette dette, grossie des intérêts, lui avait fait perdre d’abord la terre de son père… et son créancier l’avait jeté, non dans l’esclavage, mais dans un cachot et dans la chambre de torture. Et il montrait sur son dos d’horribles marques de coups toutes fraîches. À cette vue et à ces mots, des cris violents s’élèvent. L’agitation ne se cantonne plus au forum, mais s’étend partout dans la ville. Les insolvables, portant ou non leurs chaînes, se répandent dans toutes les rues… pas un coin où des volontaires ne se joignent à l’émeute ; partout, dans toutes les rues, des bandes hurlantes courent vers le forum… On réclame, sur le ton de la menace, plutôt que de la prière, la convocation du Sénat [Assemblée des chefs des familles patriciennes]. On entoure la curie [Salle du Sénat] pour contrôler et régler soi-même les délibérations officielles. »
Tite-Live, dans « Histoire romaine », liv. 11, XXIII. (Traduction G. Baillet)

Réaction des patriciens
Lors du soulèvement de la plèbe, les patriciens hésitent sur la conduite à tenir. Le consul Appius voulait employer la manière forte : « Après une ou deux arrestations, tout rentrerait dans le calme. »
Servilius, au contraire, voulait fléchir la rébellion au lieu de la briser : « c’était plus sûr et surtout plus facile. » Là-dessus des cavaliers latins accourent, en annonçant que les Volsques sont entrés en compagne.
« À cette nouvelle, tant la nation était coupée en deux par la discorde, l’impression fut bien différente chez les patriciens et dans la plèbe. Les plébéiens étaient transportés de joie : « Ce sont, disaient-ils, les dieux qui viennent punir l’orgueil des patriciens. « Ils s’exhortaient l’un l’autre à ne pas s’enrôler : « Périsse tout le monde plutôt qu’eux seuls ; que les sénateurs prennent du service ! Que les sénateurs prennent les armes ! Que les dangers de la guerre soient pour ceux à qui elle profite ! « Cependant, le Sénat, accablé… supplie le consul Servilius, dont les idées étaient plus démocratiques, de tirer l’État des menaçants périls qui l’assiègent. Alors le consul lève la séance et se présente devant le peuple assemblé. Il lui montre que le Sénat est préoccupé des intérêts de la plèbe ; « mais ce débat sur une classe – d’ailleurs la plus considérable – mais enfin sur une classe seulement de citoyens, a été interrompu par un danger que court tout l’État ; il est impossible quand l’ennemi est presque aux portes, de rien faire passer avant la guerre ; en eût-on même le loisir, ce ne serait ni honorable pour la plèbe de se faire payer d’abord avant de prendre les armes pour la patrie, ni très seyant au Sénat de remédier à la détresse des citoyens par crainte plutôt que par bienveillance, un peu plus tard. » …
… Après la défaite des Aurunces [peuple d’origine osque, établi au sud-est du Latium, autour de Minturnes], les Romains comptaient sur la parole du consul et sur la bonne foi du Sénat quand Appius… se mit à prononcer des sentences aussi dures que possible en matière de dettes, rendant par séries les anciens insolvables aux chaînes de leurs créanciers et en mettant même sans cesse de nouveaux aux fers. Quand c’étaient d’anciens combattants, ils en appelaient à son collègue. Un rassemblement se faisait devant Servilius ; ils lui rappelaient ses promesses ; ils lui représentaient leurs états de service, leurs blessures…
Malgré son émotion, le consul, dans la circonstance, était obligé de se tenir sur la réserve, tant son collègue et tout le parti de la noblesse s’étaient jetés dans l’opposition. En gardant ainsi la neutralité, il n’évita pas la rancune du peuple, sans gagner pour cela la faveur du Sénat : au Sénat, il passait pour un consul sans énergie et pour un intrigant ; dans la plèbe, pour un fourbe, et on ne tarda pas à avoir la preuve qu’il était aussi impopulaire qu’Appius. »
Tite-Live, dans « Histoire romaine », liv. II, XXIV et XXVII. (Traduction G. Baillet)

Victoire de la plèbe
« Alors la plèbe, ne sachant ce qu’elle devait attendre des nouveaux consuls, tint des réunions la nuit, partie aux Esquilies [quartier populaire construit sur l’Esquilin, l’une des sept collines de Rome], partie sur l’Aventin [l’une des sept collines, située au sud-ouest de la ville, et entièrement peuplée de plébéiens] pour éviter de prendre au forum des décisions improvisées et confuses et de toujours marcher sans but et au hasard.
« Les consuls, voyant là un danger, d’ailleurs réel, font un rapport au Sénat… et le Sénat leur enjoint de faire les enrôlements avec Ici dernière énergie : « c’est l’inaction qui cause les désordres populaires. » Les consuls lèvent la séance et montent sur leur tribunal ; ils font l’appel des jeunes gens. Pas un ne répond à l’appel de son nom ; et la foule, les enveloppant, prend l’allure d’une assemblée pour déclarer « qu’on ne se moquera pas plus longtemps de la plèbe ; on ne trouvera plus un seul soldat si l’État ne tient pas ses engagements ; il faut rendre la liberté à chaque individu avant de lui donner des armes ; ils veulent combattre pour leur patrie, pour leurs concitoyens, et non pour leurs maîtres. »
Tite-Live, dans « Histoire romaine », liv. II, XXVIII. (Traduction G. Baillet)

« Les consuls, à bout d’expédients demandent aux sénateurs les plus exaltés de se joindre à eux, et essaient d’employer la manière forte. Nouvel échec. Alors, le Sénat, après une délibération confuse, décide de confier le pouvoir à un dictateur, dont les décisions sont sans appel. Cependant, il choisit ce dictateur parmi les modérés, et la plèbe, sur de nouvelles promesses, se laisse encore mobiliser. Après la victoire, le Sénat refuse de tenir ses engagements, et le dictateur démissionne.
« Alors le Sénat se prit à craindre que la libération des soldats ne fît renaître les assemblées secrètes et les complots. Aussi, bien qu’ils eussent été enrôlés par le dictateur, comme c’étaient les consuls qui leur avaient fait prêter serment, on estima que ce serment les liait encore, et, sous prétexte que les Éques reprenaient les hostilités, on donna l’ordre aux légions d’entrer en campagne. Cela ne fit que hâter la révolte… l’armée cessa d’obéir aux consuls et se retira sur le mont Sacré, sur la rive droite de l’Anio, à trois milles de Rome… Là, sans général, ils firent un camp entouré d’un fossé et d’une palissade, et, paisibles, se bornant à prendre les vivres nécessaires, ils demeurèrent quelques jours sans attaquer ni être attaqués. »
« Le Sénat envoie alors à la plèbe Ménénius Agrippa qui, lui racontant l’apologue des membres et de l’estomac, l’aurait amenée à changer de sentiments. En fait, la plèbe ne consent à rentrer à Rome qu’après avoir reçu des garanties concrètes :
« On se mit alors à traiter de la réconciliation et l’on consentit à accorder à la plèbe des magistrats spéciaux et inviolables, chargés de prendre sa défense contre les consuls, et à exclure tout patricien de cette fonction. »
Tite-Live, dans « Histoire romaine », liv. II, XXXII et XXXIII.

« Les révoltes d’esclaves peuvent prendre de plus grandes proportions. Les historiens romains semblent encore tremblants lorsqu’ils évoquent les sursauts de milliers d’esclaves terrorisant les villes et les campagnes. (...) Marmite prête à exploser au moindre incident, la Sicile sombrait dans l’anarchie ; Il suffisait désormais qu’un esclave résolu prît la tête de ses frères excédés pour qu’une révolte éclatât. Les milliers de bêtes humaines de Sicile trouvèrent un chef en la personne d’Eunous, esclave syrien, originaire d’Apanée et appartenant à Antigène, domicilié à Enna. (...) C’est alors que Damophile, ayant une fois de plus brimé ses esclaves, voit éclater une révolte sur ses terres. Eunous, cette fois, se décide à entrer ouvertement dans la lutte. Sous sa conduite, quatre cents esclaves s’attroupent, s’arment en hâte et pénètrent dans la ville d’Enna. (...) Une véritable armée de six mille hommes est ainsi constituée. Elle est pauvrement armée de serpes, de haches, de frondes, de faux, de bâtons, de broches de cuisine, mais elle est prête à en découdre avec les forces légales que Rome ne manquera pas de lui opposer. Le nombre de rebelles ne fait que grossir au cours des semaines. D’abord émeute, puis révolte, le mouvement insurrectionnel des esclaves devient révolution.
Dans le même temps, Cléon, Sicilien d’origine, des environs du mont Taurus, se place à la tête d’une autre révolte d’esclaves qui vient d’éclater. Il ravage Agrigente et ses environs. Les propriétaires de l’ensemble de l’île, tremblant de peur, espèrent qu’un conflit de personne et d’autorité opposera Cléon et Eunous, que les deux bandes armées se feront la guerre et se massacreront l’une l’autre. C’est méconnaître la maturité politique des deux chefs qui font alliance et rassemblent leurs troupes en un seul corps. Cléon pousse même l’abnégation jusqu’à reconnaître l’autorité suprême d’Eunous et il se place sous ses ordres en qualité de lieutenant : 15000 rebelles attendent la réaction de Rome. Trente jours ont suffi pour que la Sicile soit presque entièrement à la discrétion des esclaves.

Rome mord la poussière
« Rome, toujours lente à réagir, avait espéré dans un premier temps que l’insurrection serait mâtée par les Siciliens eux-mêmes. Mais elle doit bientôt constater qu’elle s’était trompée. (...) Un général romain, obscur et sans ordre de mission défini, débarque dans l’île et y recrute quelque 8000 soldats. Il compte vaincre facilement les 15.000 esclaves mal armés que lui opposent Eunous et Cléon : optimisme irraisonné qui ignore la détermination des rebelles. La défaite surprend le général trop confiant. C’est une première victoire suivie de beaucoup d’autres. Pendant quatre années Rome va dépêcher ses meilleurs gouverneurs, Manilius, Lentulus, Pison, qui avec leur troupe mordront la poussière devant l’immense horde des esclaves, aidée par la complicité de la majeure partie des Siciliens pauvres. (...) Comme les nouvelles se répandent vite dans l’Antiquité où tout le monde voyage et où la Méditerranéen sert de moyen de communication finalement rapide, les esclaves d’autres pays apprennent que là-bas, en Sicile, des frères privés comme eux de leur dignité et de leur liberté leur montrent l’exemple et refusent de plier le genou devant le despotisme de maîtres ignobles. Des foyers de révolte s’allument à Rome même. Mille esclaves s’insurgent en Attique. Et le port de Délos, sinistre lieu où transitent les esclaves, est le théâtre d’émeutes sanglantes. Le Latium, la Campanie ne sont pas épargnés par la contagion et celle-ci est jugulée après une répression impitoyable. En 134, Rome prend la décision d’envoyer un de ses meilleurs généraux, Rupilius, qui fait le siège de Tauromerium. (...) Lentement Rome reprend l’initiative dans cette véritable guerre. L’ordre règne en Sicile. (...) Cette répression, si elle noyait la révolte dans un bain de sang et sous des monceaux de cadavres, ne mettait pas fin au problème. Elle permettait simplement de la différer. Aucune réforme de la propriété ne fut entreprise. L’économie de la Sicile basée sur les latifundia, les grandes exploitations destinées à la pâture, ne fut pas modifiée. (...) Rome n’avait pas tiré de leçons de sept années de guerre servile ou n’était pas arrivée à imposer des réformes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on pouvait s’attendre à une reprise de l’insurrection. L’Italie, de son côté, regorgeant d’esclaves, donnait déjà les signes précurseurs d’un mouvement insurrectionnel de grande envergure. (...) Les esclaves se rassemblent à Syracuse dans le temple de Paliques (...) La conflagration générale (a lieu) dans toute l’île en l’année 104 av J.-C. En différents points de ce territoire des esclaves manifestent leur solidarité avec le mouvement du temple de Paliques. Au pays des Halyciens, trente esclaves égorgent leurs maîtres. (...) La révolte fait tâche d’huile en Italie. Dans le territoire d’Egeste, de Libybée et des lieux voisins, les esclaves furent aussi atteints par la contagion de la révolte. (...) La guerre des esclaves avait duré près de quatre ans. (...) »
Joël Schmidt dans « Vie et mort des esclaves dans la Rome antique »

Patriciens et plébéiens devant une sédition d’esclaves
(5e s. av. J.-C.)
« Des exilés et des esclaves, au nombre de 2.500 hommes, sous le commandement d’un Sabin, Appius Herdonius, occupèrent la nuit, le Capitole et la citadelle. Là, ils exécutèrent sommairement les hommes qui ne voulurent pas entrer dans leur complot et prendre les armes ; à la faveur du tumulte, quelques-uns, auxquels la frayeur donnait des ailes, dévalèrent jusqu’au forum ; on entendait tour à tour ces deux cris : "Aux armes !" et " L’ennemi est dans la ville ".
« Les consuls n’osaient ni armer la plèbe, ni la laisser désarmée, ne sachant quel fléau soudain s’abattait sur la ville, s’il venait du dehors ou du dedans, de la haine de la plèbe ou de Ici perfidie des esclaves...
Enfin, le jour dévoila l’ennemi et son chef. Il s’agissait des esclaves ; Appius Herdonius les appelait à la liberté, du haut du Capitole : " Il avait pris en main la cause de tous les misérables ; son but ? Rendre leur patrie aux exilés injustement bannis ; enlever aux esclaves leur joug accablant. Il voulait bien laisser le peuple romain s’en charger. Mais si, de ce côté, il n’y avait pas d’espoir, Volsques, Éques [peuples du Latium établis autour de Préneste], tout lui serait bon à mettre en jeu et à soulever."
« Tout devenait plus clair pour les sénateurs et les consuls... Que de craintes de toute nature ! Au premier rang, la crainte des esclaves : chacun redoutait d’avoir un ennemi chez lui. Se fier à lui ? Ou s’en méfier et lui retirer sa confiance au risque de l’irriter d’avantage ? Les deux partis étaient aussi peu sûrs. À grand-peine l’union [des patriciens et des plébéiens] permettrait peut-être de résister.
... Les tribuns [il s’agit des tribuns militaires, le tribunat de la plèbe n’étant pas encore institué] prétendaient que ce n’était pas une guerre, mais un simulacre de guerre qu’on avait installé au Capitole pour détourner l’attention de la plèbe... Ils convoquent donc le peuple... et lui font déposer les armes.
En apprenant que les hommes déposaient les armes et abandonnaient leur poste, Publius Valerius laisse son collègue présider le Sénat, s’élance hors de la curie et vient au lieu consacré de l’assemblée trouver les tribuns : « Qu’est-ce que cela signifie, tribuns, dit-il ? Vous suivez les ordres et les auspices d’un Appius Herdonius pour faire une révolution ? Il a été assez heureux pour vous séduire, lui qui n’a pas été capable de soulever les esclaves. L’ennemi est sur nos têtes, et vous faites déposer les armes pour proposer des lois ? »
« S’adressant alors à la foule : « Citoyens, si vous n’avez souci ni de Rome, ni de vous-mêmes, gardez du moins le respect de vos dieux prisonniers de l’ennemi. Jupiter très bon, très grand, Junon, reine du ciel, Minerve, les autres dieux et déesses sont assiégés : des esclaves tiennent dans leur camp les saints patrons de votre ville : et voilà la politique qui vous semble raisonnable ? »
En terminant son discours, il déclare que lui-même prend les armes et qu’il appelle aux armes tous les citoyens et que si quelqu’un fait de l’opposition, alors il le traitera en ennemi. »
Tite-Live, dans « Histoire romaine », liv. III, XV-XVII. (Traduction G. Baillet)

La révolte de Spartacus
(73-71 av J.-C.)
« A cette même époque, parmi les gladiateurs entretenus à Capoue par les Romains et destinés aux jeux du cirque, se trouvait un Thrace, nommé Spartacus, qui avait autrefois servi dans l’armée, et avait été fait prisonnier et vendu. Il persuada 70 de ses camarades de braver la mort pour recouvrer la liberté, plutôt que de se voir réduit à servir de spectacle dans les arènes des Romains ; et, forçant ensemble la garde chargée de veiller sur eux, ils s’échappèrent. Spartacus et sa bande s’armèrent avec les armes de tout genre dont ils dépouillèrent quelques voyageurs, et se retirèrent sur le mont Vésuve. Là, plusieurs esclaves fugitifs et quelques hommes libres des campagnes vinrent se joindre à lui. La justice rigoureuse qu’il mit dans la distribution et dans le partage du butin lui attira rapidement beaucoup de monde.
... Les Romains ne pensaient pas que ce dû être une guerre dans toutes les formes. Ils croyaient qu’il suffirait contre ces brigands d’entrer en campagne. Varinius Glaber et Publius Valerius furent successivement vaincus. Après ces succès, le nombre des adhérents de Spartacus s’accrut encore davantage, et déjà il était à la tête d’une armée de 70 000 hommes. Alors, il se mit à fabriquer des armes et à prendre des dispositions militaires dans toutes les règles.
Rome, de son côté, fit marcher les consuls avec deux légions... Spartacus les attaqua tour à tour, les vainquit l’un après l’autre et ils furent obligés tous les deux de reculer en désordre. Spartacus immola... 300 prisonniers romains ; et son armée se montant à 120.000 fantassins, il prit rapidement la route de Rome, après avoir brûlé tous les bagages dont il n’avait pas besoin, fait passer au fil de l’épée tous les prisonniers et tuer toutes les bêtes de somme, pour ne pas ralentir sa marche. Beaucoup d’autres esclaves prirent son parti, et vinrent grossir son armée, mais il ne voulut plus admettre personne. Les consuls retournèrent à la charge contre lui dans le pays des Picènes... il furent vaincus encore une fois. Malgré ce succès, Spartacus renonça à son projet initial de marcher sur Rome, parce qu’il sentit qu’il n’était pas assez habile dans le métier des armes, et que ses troupes n’étaient pas convenablement armées, car nulle cité ne le secondait. Toutes ses forces consistaient en esclaves fugitifs et en aventuriers...
« Il y avait déjà trois ans que durait cette guerre, dont on s’était moqué d’abord ; dont on ne parlait qu’avec mépris comme d’une guerre de gladiateurs ; mais quand il fut question de confier le commandement à d’autres chefs, nul ne se mit sur les rangs, sauf Crassus... Il marcha contre Spartacus à la tête de six nouvelles légions. A son arrivée au camp, il fit décimer les deux légions qui avaient fait la campagne précédente, pour les punir de s’être si souvent laissé vaincre...
« Spartacus fut enfin blessé à la cuisse par une flèche. Le reste de son armée, en désordre, fut mis en pièces. Le nombre des morts du côté des gladiateurs fut incalculable. Il y périt environ 1.000 Romains. Il fut impossible de retrouver le corps de Spartacus. Les nombreux fuyards cherchèrent asile dans les montagnes. Crassus les y poursuivit. Ils se partagèrent en quatre bandes, luttant alternativement jusqu’à extermination complète, à l’exception de 6.000 d’entre eux, qui, faits prisonniers, furent mis en croix le long de la route de Capoue à Rome. »
Appien, dans « Histoire des guerres civiles », liv. 1

La révolte des esclaves autour de Spartacus (73 avant J.-C.)
racontée par un historien latin du 1er siècle après J.-C.
« On supporterait peut-être même la honte d’une guerre contre des esclaves. Même si le sort en a fait des êtres assujettis en tout, ils n’en sont pas moins comme une seconde espèce d’hommes, et nous les associons aux avantages de notre liberté. Mais quel nom donner à la guerre provoquée par Spartacus ? Je ne sais ; car des esclaves y servirent, des gladiateurs y commandèrent. Les premiers étaient de la plus basse condition, les seconds de la pire des conditions, et de tels adversaires accrurent les malheurs de Rome par la honte dont ils les couvrirent. Spartacus, Crixus, Œnomaus, après avoir brisé les portes de l’école de Lentulus, s’enfuirent de Capoue avec trente hommes au plus de leur espèce. Ils appelèrent les esclaves sous leurs drapeaux et réunirent tout de suite plus de dix mille hommes. Non contents de s’être évadés, ils aspiraient maintenant à la vengeance. Telles des bêtes sauvages, ils s’installèrent d’abord sur le Vésuve. Assiégés là par Clodius Glaber, ils se glissèrent le long des gorges caverneuses de la montagne à l’aide de liens de sarments et descendirent jusqu’au pied ; puis s’élançant par une issue inaccessible, ils s’emparèrent tout à coup du camp de notre général qui ne s’attendait pas à une pareille attaque. Ce fut ensuite le tour du camp de Varénius, puis de celui de Thoranlus. Ils parcoururent toute la Campanie, et non contents de piller les fermes et les villages, ils commirent d’effroyables massacres à NoIe et à Nucérie, à Thurium et à Métaponte. Leurs troupes grossissaient chaque jour, et ils formaient déjà une véritable armée. Avec de l’osier et des peaux de bêtes, ils se fabriquèrent de grossiers boucliers ; et le fer de leurs chaînes, refondu, leur servit à forger des épées et des traits. Pour qu’il ne leur manquât rien de ce qui convenait à une armée régulière, ils se saisirent aussi des hordes de chevaux qu’ils rencontrèrent, se constituèrent une cavalerie, et ils offrirent à leur chef les insignes et les faisceaux pris à nos préteurs. Spartacus ne les refusa point, Spartacus, un ancien Thrace tributaire devenu soldat, de soldat déserteur ensuite brigand, puis, en considération de sa force, gladiateur. Il célébra les funérailles de ses officiers morts en combattant avec la pompe réservée aux généraux, et il força des prisonniers à combattre, les armes à la main, autour de leur bûcher. Cet ancien gladiateur espérait effacer ainsi l’infamie de tout son passé en donnant à son tour des jeux de gladiateurs. Puis il osa attaquer des armées consulaires ; il écrasa celle de Lentulus dans l’Apennin, et près de Modène il détruisit le camp de Caîus Crassus. Enorgueilli par ces victoires, il songea à marcher sur Rome, et cette seule pensée suffit à nous couvrir de honte. Enfin, toutes les forces de l’empire se dressèrent contre un vil gladiateur, et Liclnius Crassus vengea l’honneur romain. Repoussés et mis en fuite, les ennemis - je rougis de leur donner ce nom - se réfugièrent à extrémité de l’Italie. Enfermés dans les environs de la pointe du Bruttium, ils se disposaient à fuir en Sicile. N’ayant pas de navires, ils construisirent des radeaux avec des poutres et attachèrent ensemble des tonneaux avec de l’osier ; mais l’extrême violence du courant fit échouer Ieur tentative. Enfin, ils se jetèrent sur les Romains et moururent en braves. Comme il convenait aux soldats d’un gladiateur, ils ne demandèrent pas de quartier. Spartacus lui-même combattit vaillamment et mourut au premier rang, comme un vrai général. »
Florus, dans « Abrégé d’histoire romaine »

Les guerres serviles
1) Les précédents
En 217, à Rome même ; en 198, dans le sud du Latium. Mais ces révoltes ne mettaient en cause que des prisonniers de guerre ou des otages carthaginois. En 196, on note une révolte d’esclave en Etrurie contre laquelle on envoie une légion (6 000 hommes). 143-140, dans le Latium, le brigandage de bergers serviles : là encore, on envoie l’armée.

2) La révolte de Sicile : 135-132
Diodore de Sicile nous indique que la cause en fut le nombre croissant d’esclaves introduits dans l’île, surtout après la Deuxième Guerre Punique. Il ajoute que cette masse se trouve aussi bien chez les propriétaires grecs que romains. Mais il poursuit que depuis les années 140, existe en Sicile une insécurité grandissante due à des bergers dans l’ouest de la Sicile, encouragés par leurs maîtres, et rejoints par des fugitifs.
Il y eut des escarmouches et un propréteur dû en capturer plusieurs pour calmer les velléités.
A l’est, se trouvent de nombreux esclaves d’origine syriennes, adorateurs de cultes à mystères implantés en Orient, comme celui de la déesse Atargatis, ou dea Syria, dont le sanctuaire se trouve à Héliopolis. De même pour la divinité Déméter, déesse protectrice de la fécondité qui avait son sanctuaire à Henna.
L’un de ces Syriens, Eunous, disposait d’un réel ascendant sur ses compagnons grâce à ses dons prophétiques. Ils appartenaient à un propriétaire d’Henna, Antigénès. Son maître l’emmenait dans les dîners, il avait pour "épouse" une esclave syrienne, ce qui montre sa notabilité. Lui et sa femme sont portés à la tête de la révolte par les esclaves d’encadrement.
Au même moment, à l’ouest, Cléon, un brigand Silicien, se fait attribuer l’élevage de chevaux : il est magister.
La révolte commence à Henna contre un propriétaire et sa femme, tous deux cruels ; leur fille, gentille, est épargnée. Dans l’ouest, Cléon a prit le maquis et en quelques jours, des milliers d’esclaves se concentrent et prennent la ville d’Henna. Eunous est proclamé roi avec le titre d’Antiochos, et Cléon se met sous ses ordres. Eunous et ses conseillers vont créer un Etat, avec des assemblées, une capitale qui sera Henna ; on bat monnaie au nom d’Antiochos. Les habitants des villes prises furent massacrés, les artisans tournés en esclavages. Ensuite arrive les divergences : Eunous est pour la clémence, d’autre pour la répression. Ce qui est étrange est l’arrivée au sein des révoltés de petits et moyens propriétaires.
La révolte fut difficile à mater. Deux années et deux consuls furent nécessaires pour en venir à bout. Les romains reprirent la ville de Messine et après un long siège, Henna est reprise en 132, Cléon est tué, Eunous capturé et enfermé dans une prison ou il meurt.
Ce soulèvement est très riche par ses composantes et son esprit. Ce n’est pas un mouvement dirigé contre l’esclavage. Il a menacé l’équilibre de l’île. D’autre part, Rome a reconquis l’île et la réorganisée.

3) La révolte de Campanie et de Sicile (104-102)
On retrouve des similitudes. Au départ, un chevalier romain Titus Vettius tombe amoureux fou d’une esclave ; tellement qu’il décide d’armer ses esclaves et appelle les autres esclaves à le rejoindre. Ces désordres gagnent la Sicile à nouveau.
A l’Est, un certain Salvius prend le titre de Tryphon. A l’ouest un villecus, Athenion prend aussi le titre de roi, lève 10 000 hommes pour se constituer une armée. Mais il refuse d’enrôler les esclaves, les renvoyant aux champs !
Pour les romains, il faudra plusieurs campagnes pour venir à bout des révoltés, en 101.

4) La révolte de Spartacus (73-70)
Elle se déroule du Sud au Nord de l’Italie, à un moment même, elle menace Rome. Les effectifs sont considérables : autour du noyau de gladiateurs se concentrent 150 000 soldats !
A Capoue, dans une école de gladiateurs se trouve Spartacus, plus grec que Barbare. Le mouvement de révolte est spontané, et à ce titre, il va souffrir d’improvisations.
Le noyau de gladiateurs est rejoint par des bandes d’esclaves gaulois dirigés par Crixus et des esclaves Cimbres dirigés par Hoenomanus. Ils occupèrent le cratère du Vésuve, bon site défensif, et battirent à plats de coutures le préteur chargé de les mater.
Des bergers appenins se joignent alors à eux. Les esclaves se divisent en deux bandes, l’une dirigée par Crixus, l’autre par Spartacus. Ils occupent l’année à piller le sud d’Italie. Crixus était d’avis de saigner le pays, Spartacus voulait ramener chez eux les esclaves.
En 72, Rome envoie contre les esclaves deux consuls. Crixus fut tué ; Spartacus remonte le pays et vainc le gouverneur de la Gaule Cisalpine à Modène.
Le Sénat de Rome envoie alors l’armée dirigée par Licinius Crassus. Il lève 6 légions (36 000 hommes) ; il bloque Spartacus dans le Bruttium, mais ce dernier passe à travers au cours de l’hiver (72-71).
A titre d’exemple, Crassus crucifia le long de la via appia 6 000 esclaves. Les restes de l’armée furent écrasés par Pompée de retour d’Espagne.
C’est la dernière grande révolte servile.
La révolte de Spartacus n’engage pas de nouvelles législations. Désormais, à chaque velléité insurrectionnelle, les romains répondront par la répression. La condition des esclaves n’est pas améliorée, au contraire. Seulement, jamais plus les esclaves ne seront une menace.
La révolte de Spartacus est restée un mythe.
(Texte établi à partir d’un cours de faculté proposé sur internet)

La question agraire soulevée par Tibérius et Caïus Gracchus
Au 2ème siècle av. J.-C., les Romains étaient déjà maîtres de l’Italie, d’une partie de l’Afrique du Nord et de l’Espagne, de la Grèce, de la Macédoine et d’une partie de l’Asie Mineure. La grande masse de la population ne tira nul profit de ces conquêtes.
« Les Romains avaient coutume de vendre une partie des terres qu’ils avaient conquises sur les peuples voisins, d’annexer les autres au domaine et de les affermer aux citoyens qui ne possédaient rien, moyennant une légère redevance au trésor public. Les riches avaient enchéri et évincé les pauvres de leurs possessions : on fit donc une loi qui défendait à tout citoyen d’avoir en fonds plus de 500 arpents [125 hectares] de terre. Cette loi contint quelque temps la cupidité des riches et vint au secours des pauvres, qui par ce moyen conservèrent chacun la portion qui leur était échue dès l’origine des partages. Dans la suite, les voisins riches se firent adjuger ces fermes sous des noms empruntés ; et enfin, ils les prirent ouvertement à leur nom. Alors, les pauvres, dépouillés de leur possession, ne montrèrent plus d’empressement pour faire le service militaire, et ne désirèrent plus élever d’enfants. Ainsi l’Italie allait être bientôt dépeuplée d’habitants libres, et remplie d’esclaves barbares, que les riches employaient à la culture des terres, pour remplacer les citoyens qu’ils en avaient chassés...
« …Caïus Gracchus, dans un mémoire qu’il a laissé, rapporte que Tibérius son frère, en traversant la Toscane pour aller de Rome à Numance [en Espagne] vit ce beau pays désert, et n’ayant pour laboureurs et pour pâtres que des étrangers et des barbares ; et que ce tableau affligeant lui donna dès lors la première pensée d’un projet qui fut pour eux la source de tant de malheurs. Mais ce fut, en fait, le peuple lui-même... qui le détermina à cette entreprise, en couvrant les portiques, les murailles et les tombeaux d’affiches par lesquelles on l’excitait à faire rendre aux pauvres les terres du domaine...
« Tibérius Gracchus propose donc en 133 av. J.-C une loi agraire très modérée, ordonnant aux riches de rendre les terres sur lesquelles ils avaient mis la main abusivement, tout en les déchargeant de toute redevance pour les 500 arpents qui leur restaient.
« Si limitée que fût cette réforme, le peuple s’en contenta et consentit à oublier le passé, pourvu qu’on ne lui fît plus d’injustice à l’avenir ; mais les riches et les grands propriétaires, révoltés par avarice contre la loi et contre le législateur, par dépit et par entêtement, voulurent détourner le peuple de la ratifier ; ils lui peignirent Tibérius comme un séditieux, qui ne proposait un nouveau partage des terres que pour troubler le gouvernement et mettre la confusion dans toutes les affaires...
Leurs efforts furent inutiles : Tibérius soutenait la cause la plus belle et la plus juste avec une éloquence qui aurait pu donner à la plus mauvaise des couleurs spécieuses. Il se montrait redoutable et invincible lorsque, du haut de la tribune, que le peuple environnait en foule, il parlait en faveur des pauvres : « Les bêtes sauvages, qui sont répandues en Italie, disait-il, ont leurs tanières et leurs repaires, où elles peuvent se retirer, et ceux qui combattent, qui versent leur sang pour la défense de l’Italie, n’y ont d’autre propriété que la lumière et l’air qu’ils respirent ; sans maison, sans établissement fixe, ils errent de tous côtés avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les trompent quand ils les exhortent à combattre pour leurs tombeaux et pour leurs temples ; dans un si grand nombre de Romains, en est-il un seul qui ait un autel domestique et un tombeau où reposent ses ancêtres ? Ils ne combattent et ne meurent que pour entretenir le luxe et l’opulence d’autrui ; on les appelle les maîtres de l’univers et ils n’ont pas en propriété une seule motte de terre. »
Plutarque, dans « Vie de Tibérius et de Caïus Gracchus » (Traduction Ricard)

La fin de l’Empire romain
« La difficulté des échanges commerciaux due à l’insécurité des frontières et des mers entraîne un appauvrissement général, une inflation endémique et, bientôt une crise économique sans précédent. Les paysans ruinés par les razzias, les ouvriers sans emploi, la plèbe des villes en chômage, les déserteurs des légions forment peu à peu une masse malléable, où gronde la révolte, et prête à suivre un chef décidé. Dans toutes les provinces de l’Empire, le brigandage s’installe. (...) Sous le règne de Septime Sévère (début du 3ème siècle ap J.-C), la situation n’est pas encore catastrophique, mais tous les éléments d’une anarchie générale se trouvent déjà réunis. On comprend donc que dans ce climat où chacun cherche à se protéger et à fuir les contraintes, les esclaves se soient souvent rebellés, et aient pu prendre la fuite facilement. Ils vont grossir les petites jacqueries qui infestent maintes régions de l’Italie du sud. Vers l’année 207 ap J.-C, Septime Sévère, dont les légions ont réussi à repousser en Bretagne les barbares venus d’Ecosse, ne parvient pas à saisir et à exterminer une troupe de six cents hommes qui sème la terreur en Italie. Elle est formée des habituels déshérités des civilisations en crise, de tous les déclassés sociaux que l’anarchie draine, de tous les mécontents qui, à la faveur d’une crise économique, se réveillent de leur léthargie et prennent conscience de leur injuste destin. Des esclaves forment l’armature de ce demi-millier d’hommes qui, n’ayant rien à perdre, sont décidés à tout. (...) A partir de l’année 235, après l’assassinat d’Alexandre Sévère et l’avènement, sous la pression de l’armée, du Thrace Maximin, un ancien berger, l’anarchie s’installe dans tout l’Empire pendant une cinquantaine d’années. (...) En l’année 238, pas moins de quatre empereurs sont investis. La décomposition de l’Empire s’accentue au fil des années. Les provinces font en quelque sorte sécession. (...) Devant l’impéritie d’un pouvoir qui, en fait, n’existe plus, devant la faillite d’une politique économique qui émet massivement de la monnaie, devant la désorganisation des campagnes razziées par les brigands, ou mises à sac par les Barbares, de nouvelles explosions de mécontentement se produisent, avec à leur tête des esclaves insoumis, comme en Afrique en 238. En Egypte, le mouvement des Bucoles, des bouviers, fait tâche d’huile pendant tout le 3ème siècle et rallie à lui une foule de faméliques. En Gaule, l’insurrection des Bagaudes en 270 rassemble paysans ruinés et esclaves agricoles révoltés. (...) La fin de l’esclavage marque le terme de l’agonie de l’Empire romain. Dès la mort de Constantin en 337, la décomposition du système économique fondé sur l’exploitation du travail servile s’accentue sous la pression des événements militaires et des défaites romaines qui morcellent puis brisent l’unité du monde. Les propriétaires d’esclaves sont de moins en moins nombreux, les mouvements de révolte qui du Levant au Ponant agitent les esclaves ne cessent de se développer. La confusion s’installe. On ne sait plus qui est le maître, qui est le serviteur, qui commande et qui exécute. Tout se dissout dans l’énorme vague des invasions barbares. (...) Peu à peu, à l’esclavage rendu impossible faute d’organisation structurée se substitue à la fin du 4ème siècle le servage. (...) Le régime féodal surgît peu à peu de cette décomposition de l’Empire et de l’insécurité des temps. »
Joël Schmidt dans « Vie et morts des esclaves dans la Rome antique »

Extrait de la pièce de théâtre "Cotiolan" :

PERSONNAGES

CAIUS MARCIUS CORIOLAN, Romain de l’ordre des patriciens.
TITUS LARTIUS, ) généraux de Rome dans la guerre contre
COMINIUS, ) les Volsques, et amis de Coriolan.
MÉNÉNIUS AGRIPPA, ami de Coriolan.
SICINIUS VELUTUS, ) tribuns du peuple et
JUNIUS BRUTUS, ) ennemis de Coriolan.
LE JEUNE MARCIUS, fils de Coriolan.
UN HÉRAUT ROMAIN.
TULLUS AUFIDIUS, général des Volsques.
UN LIEUTENANT D’AUFIDIUS.
VOLUMNI, mère de Coriolan
VIRGILIE, femme de Coriolan.
VALÉRIE, amie de Virgilie.
UN CITOYEN D’ANTIUM. 
DEUX SENTINELLES VOLSQUES.
DAMES ROMAINES.
CONSPIRATEURS VOLSQUES, ligués avec Aufidius.
SÉNATEURS ROMAINS, SÉNATEURS VOLSQUES,
ÉDILES, LICTEURS, SOLDATS,
FOULE DE PLÉBÉIENS, ESCLAVES D’AUFIDIUS,
ETC.
La scène est tantôt dans Rome, tantôt dans le territoire des Volsques et des Antiates.

SCÈNE I

La scène est dans une rue de Rome.

(Une troupe de plébéiens mutinés paraît armée de bâtons, de massues et autres armes.)

PREMIER CITOYEN.

Avant d’aller plus loin, laissez-moi vous parler.

PLUSIEURS CITOYENS parlant à la fois.—

Parlez, parlez.

PREMIER CITOYEN.

Êtes-vous tous bien résolus à mourir, plutôt que de souffrir la faim ?

TOUS,—

Nous y sommes résolus, nous y sommes résolus.

PREMIER CITOYEN.

Eh bien ! vous savez que Caïus Marcius est le grand ennemi du peuple ?

TOUS.

Nous le savons, nous le savons.

PREMIER CITOYEN.

Tuons-le, et nous aurons le blé au prix que nous voulons. Est-ce une chose arrêtée ?

TOUS.

Oui, n’en parlons plus : c’est une affaire faite ; courons, courons.

SECOND CITOYEN.

Un mot, bons citoyens.

PREMIER CITOYEN.

Nous sommes rangés parmi les pauvres citoyens1, les patriciens parmi les bons. Ce qui fait regorger les autorités nous soulagerait : s’ils nous cédaient à temps ce qu’ils ont de trop, nous pourrions faire honneur de ce secours à leur humanité. Mais ils nous trouvent trop chers. La maigreur qui nous défigure, le tableau de notre misère, sont comme un inventaire qui détaille leur abondance. Notre souffrance est un gain pour eux. Vengeons-nous avec nos piques avant que nous soyons devenus des squelettes, car les dieux savent que ce qui me fait parler ainsi, c’est la faim du pain et non la soif de la vengeance.

Note 1 :

SECOND CITOYEN.

One word, good citizens. PREMIER CITOYEN.

We are accounted poor citizens ; The patricians good.

Good signifie à la fois bon et solvable.

SECOND CITOYEN.

Voulez-vous agir surtout contre Caïus Marcius ?

LES CITOYENS.—

Contre lui d’abord, c’est un vrai chien pour le peuple.

SECOND CITOYEN.

Mais songez-vous aux services qu’il a rendus à son pays ?

PREMIER CITOYEN.

Parfaitement, et nous aurions du plaisir à lui en tenir bon compte, s’il ne se payait lui-même en orgueil.

TOUS.

Allons, parlez sans fiel.

PREMIER CITOYEN.

Je vous dis que tout ce qu’il a fait de glorieux, il l’a fait dans ce but. Il plaît à de bonnes âmes de dire qu’il a tout fait pour la patrie : je dis, moi, qu’il l’a fait d’abord pour plaire à sa mère, et puis pour avoir le droit d’être orgueilleux outre mesure. Son orgueil est monté au niveau de sa valeur.

SECOND CITOYEN.

Ce qu’il ne peut changer dans sa nature, vous le mettez à son compte comme un vice ; vous ne l’accuserez pas du moins de cupidité ?

PREMIER CITOYEN.

Et quand je ne le pourrais pas, je ne serais pas stérile en accusations : il a tant de défauts que je me fatiguerais à les énumérer. (Des cris se font entendre dans l’intérieur.) Que veulent dire ces cris ? L’autre partie de la ville se soulève ; et nous, nous nous amusons ici à bavarder. Au Capitole !

TOUS.

Allons, allons.

PREMIER CITOYEN.

Doucement !—

Qui s’avance vers nous ?

(Survient Ménénius Agrippa.)

SECOND CITOYEN.

Le digne Ménénius Agrippa, un homme qui a toujours aimé le peuple.

PREMIER CITOYEN.

Oui, oui, il est assez brave homme ! Plût aux dieux que tout le reste fût comme lui !

MÉNÉNIUS.

Quel projet avez-vous donc en tête, mes concitoyens ? Où allez-vous avec ces bâtons et ces massues ?—

De quoi s’agit-il, dites, je vous prie ?

SECOND CITOYEN.

Nos projets ne sont pas inconnus au sénat ; depuis quinze jours il a vent de ce que nous voulons : il va le voir aujourd’hui par nos actes. Il dit que les pauvres solliciteurs ont de bons poumons : il verra que nous avons de bons bras aussi.

MÉNÉNIUS.

Quoi ! mes bons amis, mes honnêtes voisins, voulez-vous donc vous perdre vous-mêmes ?

SECOND CITOYEN.

Nous ne le pouvons pas, nous sommes déjà perdus.

MÉNÉNIUS.

Mes amis, je vous déclare que les patriciens ont pour vous les soins les plus charitables.—

Le besoin vous presse ; vous souffrez dans cette disette : mais vous feriez aussi bien de menacer le ciel de vos bâtons, que de les lever contre le sénat de Rome dont les destins suivront leur cours, et briseraient devant eux dix mille chaînes plus fortes que celles dont vous pourrez jamais l’enlacer. Quant à cette disette, ce ne sont pas les patriciens, ce sont les dieux qui en sont les auteurs : ce sont vos prières, et non vos armes qui peuvent vous secourir. Hélas ! vos malheurs vous entraînent à des malheurs plus grands. Vous insultez ceux qui tiennent le gouvernail de l’État, ceux qui ont pour vous des soins paternels, tandis que vous les maudissez comme vos ennemis !

SECOND CITOYEN.

Des soins paternels ? Oui, vraiment ! Jamais ils n’ont pris de nous aucun soin. Nous laisser mourir de faim, tandis que leurs magasins regorgent de blé ; faire des édits sur l’usure pour soutenir les usuriers ; abroger chaque jour quelqu’une des lois salutaires établies contre les riches, et chaque jour porter de plus cruels décrets pour enchaîner, pour assujettir le pauvre ! Si la guerre ne nous dévore pas, ce sera le sénat : voilà l’amour qu’il a pour nous !

MÉNÉNIUS.

Votre malice est extrême : il faut que vous en conveniez, ou bien souffrez qu’on vous taxe de folie.—

Je veux vous raconter un joli conte. Peut-être l’aurez-vous déjà entendu ; mais n’importe, il sert à mon but, et je vais le répéter pour vous le faire mieux comprendre.

SECOND CITOYEN.

Je vous écouterai volontiers, noble Ménénius ; mais n’espérez pas tromper nos maux par le récit d’une fable ; cependant, si cela vous fait plaisir, voyons, dites.

MÉNÉNIUS.

« Un jour tous les membres du corps humain se révoltèrent contre l’estomac. Voici leurs plaintes contre lui : ils disaient que, comme un gouffre, il se tenait au centre du corps, oisif et inactif, engloutissant tranquillement la nourriture, sans jamais partager le travail des autres organes qui se fatiguaient à voir, à entendre, à parler, à instruire, à marcher, à sentir, ayant tous leurs fonctions mutuelles, et servant, en ministres laborieux, les désirs et les voeux communs du corps entier. L’estomac répondit... »

SECOND CITOYEN.

Ah ! voyons, seigneur, ce que l’estomac répondit.

MÉNÉNIUS.

Je vais vous le dire. « Il répondit, avec une sorte de sourire, qui ne venait pas des poumons (car si je fais parler l’estomac, je peux bien aussi le faire sourire), il répondit donc, avec dédain, aux membres mutinés et mécontents qui, le voyant tout recevoir, lui portaient une envie aussi raisonnable que celle qui vous anime contre nos sénateurs, parce qu’ils ne sont pas comme vous....

SECOND CITOYEN.

La réponse de votre estomac ! quelle fut sa réponse ?—

Ah ! si la tête majestueuse et faite pour la couronne ; si l’oeil, sentinelle vigilante ; si le coeur, notre conseiller ; le bras, notre soldat ; la jambe, notre coursier ; la langue, notre trompette ; si tous les autres membres, et cette foule de menus organes qui soutiennent et conservent notre machine ; si tous...

MÉNÉNIUS.

Quoi donc ! il me coupe la parole, cet homme-là ! Eh bien ! quoi ? Voyons.

SECOND CITOYEN.

Si tous voyaient ce cormoran d’estomac, le gouffre du corps humain, prétendre leur faire la loi...

MÉNÉNIUS.

Eh bien ! après ?

SECOND CITOYEN.

Si les principaux agents se plaignaient de l’estomac, qu’aurait-il à répondre ?

MÉNÉNIUS.

Je vous le dirai, si vous pouvez m’accorder un peu de ce qui est si rare chez vous, un peu de patience ; vous la saurez, la réponse de l’estomac.

SECOND CITOYEN.

Vous nous la faites bien attendre.

MÉNÉNIUS.

Remarquez bien ceci, mon ami. Notre grave estomac était réfléchi, et nullement inconsidéré comme ses accusateurs. Voici sa réponse : « Il est vrai, mes amis, vous qui faites partie du corps, dit-il, que je reçois d’abord toute la nourriture qui vous fait vivre, et cela est juste, car je suis l’entrepôt et le magasin du corps entier. Mais si vous y réfléchissez, je renvoie tout par les fleuves de votre sang jusqu’au coeur qui est la cour de l’âme, et jusqu’à la résidence du cerveau : car les canaux qui serpentent dans l’homme, les nerfs les plus forts, les veines les plus petites, reçoivent de moi cette nourriture suffisante qui entretient leur vie, et quoique vous tous à la fois, mes bons amis » (c’est l’estomac qui parle, écoutez-moi)...

SECOND CITOYEN.

Oui, oui. Bien ! bien !

MÉNÉNIUS.

« Quoique vous ne puissiez pas voir tout de suite ce que je distribue à chacun en particulier, je peux bien, pour résultat du compte que je vous rends, conclure que vous recevez de moi la farine la plus pure, et qu’il ne me reste à moi que le son. » Eh bien ! qu’en dites-vous !

SECOND CITOYEN.

C’était une réponse. Mais quelle application en ferez-vous ?

MÉNÉNIUS.

Les sénateurs de Rome sont ce bon estomac, et vous, vous êtes les membres mutinés. Examinez leurs conseils et leurs soins ; pesez bien toute chose dans l’intérêt de l’État, vous verrez que tout le bien public, auquel vous avez part, vous vient du sénat, et jamais de vous-mêmes.—

Qu’en penses-tu, toi que je vois tenir dans cette assemblée la place du gros orteil dans le corps humain ?

SECOND CITOYEN.

Du gros orteil, moi ! comment cela ?

MÉNÉNIUS.

Parce qu’étant un des plus bas, des plus lâches et des plus pauvres partisans de cette belle révolte, tu vas le premier en avant. Misérable, toi qui es du sang le plus vil, tu es le premier à faire courir les autres là où tu as quelque chose à gagner.—

Allons, préparez vos bâtons et vos massues. Rome et ses rats sont à la veille de se battre : il y aura du mal pour un des deux partis. (Caïus Marcus arrive.)—

Noble Marcius, salut !

MARCIUS.

Je vous remercie.—

De quoi s’agit-il, coquins de factieux, qui, en grattant la gale de vos prétentions, n’avez fait qu’une croûte de vous-mêmes ?

SECOND CITOYEN.

Nous avons toujours vos douces paroles.

MARCIUS.

Celui qui t’adresserait de douces paroles serait un flatteur qui m’inspirerait un sentiment au-dessous de l’horreur.—

Que demandez-vous, chiens hargneux, qui n’aimez ni la paix ni la guerre ! La guerre vous fait peur, la paix vous rend orgueilleux. Celui qui se fie à vous, au lieu de trouver des lions, ne trouve que des lièvres ; au lieu de trouver des renards, ne trouve que des oies. Vous n’êtes pas plus sûrs que le charbon sur la glace, ou que la grêle au soleil. Votre vertu consiste à ériger en homme vertueux celui que ses crimes soumettent aux lois, et à blasphémer contre la justice qu’on lui rend. Quiconque mérite la grandeur, mérite votre haine. Vos affections ressemblent au goût d’un malade, dont les désirs se portent sur tout ce qui peut augmenter son mal. S’appuyer sur votre faveur, c’est nager avec des nageoires de plomb, c’est vouloir trancher le chêne avec des roseaux. Allez vous faire pendre ! Qu’on se fie à vous ! Chaque minute vous voit changer de résolution, appeler grand l’homme qui naguère était l’objet de votre haine, et donner le nom d’infâme à celui que vous nommiez votre couronne !—

Quelle est donc la cause qui vous fait élever, des différents quartiers de la ville, ces clameurs séditieuses contre l’auguste sénat ? Lui seul, sous les auspices des dieux, vous tient en respect : sans lui, vous vous dévoreriez les uns les autres.—

Que cherchent-ils ?

MÉNÉNIUS,—

Du blé taxé à leur prix, et ils disent que les magasins de Rome sont pleins !

MARCIUS.

Qu’ils aillent se faire pendre ! Ils disent ! Quoi ! ils se tiendront assis au coin de leur feu, et prétendront savoir ce qui se fait au Capitole ! juger quel est celui qui peut s’élever, celui qui prospère et celui qui décline, soutenir les factions, arranger des mariages imaginaires, dire que tel parti est fort, et mettre sous leurs souliers de savetier ceux qui ne sont pas à leur gré ! Ils disent que le blé ne manque pas !..... Si la noblesse mettait un terme à sa pitié, et si elle laissait agir mon épée, je ferais une carrière pour enterrer des milliers de ces esclaves, et leurs cadavres s’entasseraient jusqu’à la hauteur de ma lance.

MÉNÉNIUS.

Mais les voilà, je crois, à peu près persuadés ; car bien qu’ils manquent abondamment de discrétion, ils se retirent lâchement.—

Que dit, je vous prie, l’autre troupe ?

MARCIUS.

Elle est dispersée. Qu’ils aillent se faire pendre ! ils disaient que la faim les pressait, et nous étourdissaient de proverbes : La faim brise les pierres ; il faut nourrir son chien ; la viande est faite pour être mangée ; les dieux ne font pas croître le blé seulement pour les riches. Tels étaient les lambeaux de phrases par lesquels ils exhalaient leurs plaintes. On a daigné leur répondre. On leur a accordé leur demande, une demande étrange qui suffirait à briser le coeur de la générosité, et à faire pâlir un pouvoir hardi ! ils ont jeté leurs bonnets en l’air comme s’ils eussent voulu les accrocher aux cornes de la lune, et ils ont poussé des cris de jalouse allégresse.

MÉNÉNIUS.

Que leur a-t-on accordé ?

MARCIUS.

D’avoir cinq tribuns de leur choix pour soutenir leur vulgaire sagesse. Ils ont nommé Junius Brutus ; Sicinius Vélutus en est un autre : le reste... m’est inconnu.—

Par la mort ! la canaille aurait démoli tous les toits de Rome, plutôt que d’obtenir de moi cette victoire. Avec le temps, elle gagnera encore sur le pouvoir, et trouvera de nouveaux prétextes de révolte.

MÉNÉNIUS.

Étrange événement !

MARCIUS, au peuple.—

Allez vous cacher dans vos maisons, vils restes de la sédition.

LE MESSAGER.

Où est Caïus Marcius ?

MARCIUS.

Me voici. Que viens-tu m’annoncer ?

LE MESSAGER.

Les Volsques ont pris les armes, seigneur.

MARCIUS.

J’en suis content ; nous allons nous purger de notre superflu moisi.—

Voyez, voilà les plus respectables de nos sénateurs !

(On voit entrer Cominius, Titus Lartius, d’autres sénateurs, Junius Brutus et Sicinius Vélutus.)

PREMIER SÉNATEUR.—

Ce que vous nous avez annoncé dernièrement était la vérité, Marcius : les Volsques ont pris les armes.

MARCIUS.

Ils ont un général, Tullus Aufidius, qui vous embarrassera. J’avoue ma faiblesse, je suis jaloux de sa gloire ; et si je n’étais pas ce que je suis, je ne voudrais être que Tullus.

COMINIUS.

Vous avez combattu ensemble.

MARCIUS.

Si la moitié de l’univers était en guerre avec l’autre, et qu’il fût de mon parti, je me révolterais pour n’avoir à combattre que lui : c’est un lion que je suis fier de pouvoir chasser.

PREMIER SÉNATEUR.—

Brave Marcius, suivez donc Cominius à cette guerre.

COMINIUS.

C’est votre promesse.

MARCIUS.

Je m’en souviens, et je suis constant. Oui, Titus Lartius, vous me verrez encore frapper à la face de Tullus.—

Quoi ! l’âge vous a-t-il glacé ? Resterez-vous ici ?

TITUS.—

Non, Marcius : appuyé sur une béquille, je combattrais avec l’autre, plutôt que de rester spectateur oisif de cette guerre.

MÉNÉNIUS.

O vrai fils de ta race !

PREMIER SÉNATEUR.—

Accompagnez-nous au Capitole, où je sais que nos meilleurs amis nous attendent.

TITUS.—

Marchez à notre tête : suivez, Cominius, et nous marcherons après vous. Vous méritez le premier rang.

COMINIUS.

Noble Marcius !

PREMIER SÉNATEUR, au peuple.—

Allez-vous-en ! retournez chez vous. Retirez-vous.

MARCIUS.

Non, laissez-les nous suivre : les Volsques ont du blé en abondance. Conduisons ces rats pour ronger leurs greniers.—

Respectables mutins, votre bravoure se montre à propos : je vous en prie, suivez-nous.

(Les sénateurs sortent ; le peuple se disperse et disparaît.)

SICINIUS.—

Fut-il jamais homme aussi orgueilleux que ce Marcius ?

BRUTUS.

Il n’a point d’égal.

SICINIUS.—

Quand le peuple nous a choisis pour ses tribuns...

BRUTUS,—

Avez-vous remarqué ses lèvres et ses yeux ?

SICINIUS.—

Non, mais ses railleries.

BRUTUS.

Dans sa colère, il insulterait les dieux mêmes.

SICINIUS.—

Il raillerait la lune modeste.

BRUTUS.

Que cette guerre le dévore ! Il est si orgueilleux qu’il ne mériterait pas d’être si vaillant.

SICINIUS.—

Un homme de ce caractère, enflé par les succès, nous dédaigne comme l’ombre sur laquelle il marche en plein midi. Mais je mitonne que son arrogance puisse se plier à servir sous les ordres de Cominius.

BRUTUS,—

La gloire est tout ce qu’il ambitionne, et il en est déjà couvert. Or, pour la conserver ou l’accroître encore, le poste le plus sûr est le second rang. Les événements malheureux seront attribués au général ; lors même qu’il ferait tout ce qui est au pouvoir d’un mortel, la censure irréfléchie s’écrierait, en parlant de Marcius : « Oh ! s’il avait conduit cette entreprise ! »

SICINIUS.—

Et si nos armes prospèrent, la prévention publique, qui est entêtée de Marcius, en ravira tout le mérite à Cominius.

BRUTUS.

Allez ; la moitié des honneurs de Cominius seront pour Marcius, quand bien même Marcius ne les aurait pas gagnés ; et toutes ses fautes deviendront des honneurs pour Marcius, quand bien même il ne les mériterait nullement.

SICINIUS.—

Partons, allons savoir comment la commission sera rédigée et de quelle façon Marcius partira pour cette expédition, plus grand que s’il était seul à commander.

BRUTUS.

Allons.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

La ville de Corioles. Le sénat.

TULLUS AUFIDIUS et le sénat de Corioles assemblé.

PREMIER SÉNATEUR.—

Vous pensez donc, Aufidius, que les Romains ont pénétré nos conseils, et qu’ils sont instruits de nos plans ?

AUFIDIUS.

Ne le pensez-vous pas comme moi ? A-t-on jamais projeté dans cet État un acte qui ait pu s’accomplir avant que Rome en eût avis ? J’ai eu des nouvelles de Rome il n’y a pas quatre jours ; voici ce qu’on disait : Je crois l’avoir ici, cette lettre. Oui, la voilà, (Il lit) « Ils ont une armée toute prête : mais on ignore « si elle sera dirigée vers l’Orient, ou vers l’Occident ; la disette est grande, le peuple mutin. On dit que Cominius, Marcius, votre ancien ennemi, mais plus haï dans Rome qu’il ne l’est de vous, et Titus Lartius, un des plus vaillants Romains, sont tous trois chargés de conduire cette armée à sa destination, quelle qu’elle soit ; il est vraisemblable que c’est contre vous. Tenez-vous sur vos gardes. »

PREMIER SÉNATEUR.—

Notre armée est en campagne. Nous n’avons jamais douté que Rome ne fût prête à nous répondre.

AUFIDIUS.

Mais vous avez jugé prudent de tenir secrets vos grands desseins, jusqu’au jour qui devait nécessairement les dévoiler. A peine conçus, ils sont connus à Rome.—

Nos projets ainsi découverts n’atteindront plus leur but, qui était de prendre plusieurs villes avant même que Rome sût que nous étions sur pied.

SECOND SÉNATEUR.—

Noble Aufidius, recevez votre commission et volez à vos troupes. Laissez-nous seuls garder Corioles : si les Romains viennent camper sous ses murs, ramenez votre armée pour faire lever le siège ; mais vous versez, je crois, que ces grands préparatifs n’ont pas été faits contre nous.

AUFIDIUS.

Ne doutez pas de ce que je vous dis : je ne parle que d’après des informations certaines. Je dirai plus, déjà plusieurs corps de l’armée romaine sont en campagne, et marchent droit sur nous. Je laisse vos seigneuries. Si nous venons à nous rencontrer, Marcius et moi, nous avons juré de combattre jusqu’à ce que l’un de nous deux fût hors d’état de continuer.

TOUS LES SÉNATEURS.—

Que les dieux vous secondent !

AUFIDIUS.

Qu’ils veillent sur vos seigneuries !

PREMIER SÉNATEUR.—

Adieu !

SECOND SÉNATEUR.—

Adieu !

TOUS ENSEMBLE.—

Adieu !

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Rome. Appartement de la maison de Marcius.

VOLUMNIE ET VIRGILIE entrent ; elles s’assoient sur deux tabourets.

VOLUMNIE.

Je vous prie, ma fille, chantez, ou du moins exprimez-vous d’une manière moins décourageante. Si mon fils était mon époux, je serais plus joyeuse de cette absence qui va lui rapporter de la gloire, que des marques les plus tendres de son amour sur la couche nuptiale.—

Alors qu’il était encore un enfant délicat et l’unique fils de mes entrailles, alors que les grâces de son âge lui attiraient tous les regards, alors qu’une autre mère n’aurait pas voulu se priver une heure du plaisir de le contempler, quand même un roi l’aurait suppliée un jour entier, moi je pensais combien la gloire lui siérait bien ; je me disais qu’il ne vaudrait guère mieux qu’un portrait à pendre à un mur si la soif de la renommée ne le mettait en mouvement, et mon plaisir fut de l’envoyer chercher le danger partout où il pourrait trouver l’honneur : je l’envoyai à une guerre sanglante. Il en revint le front ceint de la couronne de chêne. Je vous le dis, ma fille, non, je ne tressaillis pas plus joyeusement à sa naissance lorsqu’on me dit que j’avais un fils, que le jour où pour la première fois il prouva qu’il était un homme.

VIRGILIE.

Et s’il eût été tué dans cette guerre, madame ?...

VOLUMNIE.

Alors son grand renom serait devenu mon fils, et m’aurait tenu lieu de postérité.—

Laissez-moi vous parler sincèrement. Si j’avais eu douze fils, tous également chéris, tous aussi passionnément aimés que votre Marcius, que mon Marcius, j’aurais mieux aimé en voir onze mourir généreusement pour leur pays, qu’un seul se rassasier de volupté loin des batailles.

(Une suivante se présente.)

LA SUIVANTE.—

Madame, la noble Valérie vient vous faire une visite.

VIRGILIE.

Permettez-moi de me retirer ; je vous en conjure.

VOLUMNIE.

Non, ma fille, je ne vous le permettrai point.—

Je crois entendre le tambour de votre époux : je le vois traîner Aufidius par les cheveux, et les Volsques fuir effrayés comme des enfants poursuivis par un ours ; je le vois frapper ainsi du pied ;—

je l’entends s’écrier : « En avant, lâches ! quoi ! nés dans le sein de Rome, vous fûtes engendrés dans la peur ? » Essuyant de ses mains couvertes de fer son front ensanglanté, il marche en avant comme un moissonneur qui s’est engagé, ou à tout faucher ou à perdre son salaire.

VIRGILIE.

Son front ensanglanté ? ô Jupiter, point de sang !

VOLUMNIE.

Taisez-vous, folle, le sang sur le front d’un guerrier sied mieux que l’or sur les trophées ! Le sein d’Hécube, allaitant Hector, n’était pas plus charmant que le front d’Hector ensanglanté par les épées des Grecs luttant contre lui. Dites à Valérie que nous sommes prêtes à la recevoir.

(La suivante sort.)

VIRGILIE.

Le ciel protège mon seigneur contre le féroce Aufidius !

VOLUMNIE.

Il abattra sous son genou la tête d’Aufidius, et foulera aux pieds son cou.

(La suivante rentre avec Valérie et l’esclave qui l’accompagne.)

VALÉRIE.

Mesdames, je vous donne le bonjour à toutes deux.

VOLUMNIE.

Aimable personne !

VIRGILIE.

Je suis bien heureuse de vous voir, madame.

VALÉRIE.

Comment vous portez-vous, toutes deux ?—

Mais vous êtes d’excellentes ménagères : quel ouvrage faites-vous là ? Une belle broderie, en vérité ! Et comment va votre petit garçon ?

VIRGILIE.

Je vous remercie, madame, il est bien.

VOLUMNIE.

Il aimerait bien mieux voir des épées, et entendre un tambour, que de regarder son maître.

VALÉRIE.

Oh ! sur ma parole, il est en tout le fils de son père ! je jure que c’est un joli enfant.—

En vérité, mercredi dernier je pris plaisir à le regarder une demi-heure entière.—

Il a une physionomie si décidée !—

Je m’amusais à le voir poursuivre un papillon aux ailes dorées : il le prit, le lâcha, le reprit, et le voilà de nouveau parti, allant, venant, sautant, le rattrapant ; puis, soit qu’il fût tombé et que sa chute l’eût enragé, soit je ne sais pourquoi, il le mit entre ses dents et le déchira : il fallait voir comme il le mit en pièces !

VOLUMNIE.

C’est une des manières de son père.

VALÉRIE.

En vérité, c’est un noble enfant.

VIRGILIE.

Un petit fou, madame.

VALÉRIE.

Allons, quittez votre aiguille, il faut absolument que vous veniez avec moi faire la paresseuse cet après-midi.

VIRGILIE.

Non, madame, je ne sortirai pas.

VALÉRIE.

Vous ne sortirez pas ?

VOLUMNIE.

Elle sortira, elle sortira.

VIRGILIE.

Non, en vérité, si vous le permettez, je ne passerai pas le seuil, jusqu’à ce que mon seigneur soit revenu de la guerre.

VALÉRIE.

Fi donc ! vous vous renfermez sans aucune raison.—

Allons, venez faire une visite à cette dame qui est en couche.

VIRGILIE.

Je lui souhaite le prompt retour de ses forces, et je la visiterai dans mes prières ; mais je ne puis aller la voir.

VALÉRIE.

Et pourquoi, je vous prie ?

VIRGILIE.

Ce n’est de ma part ni paresse, ni indifférence pour elle.

VALÉRIE.

Vous voulez donc être une autre Pénélope ? Mais on dit que toute la laine qu’elle fila pendant l’absence d’Ulysse ne servit qu’à mettre la teigne dans Ithaque. Venez donc. Je voudrais que votre toile fût sensible comme votre doigt : par pitié, vous vous lasseriez de la piquer. Venez donc avec nous.

VIRGILIE.

Non, ma chère dame, excusez-moi ; en vérité, je ne sortirai pas.

VALÉRIE.

En vérité, vous viendrez avec moi : je vous apprendrai d’heureuses nouvelles de votre époux.

VIRGILIE.

Oh ! madame, vous ne pouvez pas encore en avoir.

VALÉRIE.

Je ne plaisante pas : on en a reçu hier au soir.

VIRGILIE.

Est-il bien vrai, madame ?

VALÉRIE,—

Sérieusement : je ne vous trompe pas. Ce que je sais, je le tiens d’un sénateur : voici la nouvelle. Les Volsques ont une armée en campagne ; le général Cominius est allé l’attaquer avec une partie de nos forces. Votre époux et Titus Lartius sont campés sous les murs de Corioles : ils ne doutent pas du succès de ce siège, qui terminera bientôt la guerre. Je vous dis la vérité, sur mon honneur.—

Venez donc avec nous, je vous en conjure.

VIRGILIE.

Excusez-moi pour aujourd’hui, madame, et dans la suite je ne vous refuserai jamais rien.

VOLUMNIE.

Laissez-la seule, madame : de l’humeur qu’elle est, elle ne ferait que troubler notre gaieté.

VALÉRIE.

Je commence à le croire : adieu donc !—

Ah ! plutôt venez, aimable et chère amie ; venez avec nous, Virgilie : mettez votre gravité à la porte, et suivez-nous.

VIRGILIE.

Non, madame ; non, en un mot. Je ne dois pas sortir.—

Je vous souhaite beaucoup de plaisir.

VALÉRIE.

Eh bien donc !... Adieu.

(Elles sortent.)

SCÈNE IV

La scène se passe devant Corioles.

MARCIUS, TITUS LARTIUS entrent suivis d’officiers et de soldats, au son des tambours et avec bannières déployées. Un messager vient à eux.

MARCIUS.

Voici des nouvelles : je gage qu’ils en sont venus aux mains.

LARTIUS.

Je parie que non, mon cheval contre le vôtre.

MARCIUS.

J’accepte la gageure.

LARTIUS.

Je la tiendrai.

MARCIUS, au messager.—

Dis-moi, notre général a-t-il joint l’ennemi ?

LE MESSAGER.

Les deux armées sont en présence : mais elles ne se sont encore rien dit.

LARTIUS.

Ainsi votre superbe cheval est à moi.

MARCIUS.

Je vous l’achèterai.

LARTIUS.

Moi, je ne veux ni le vendre, ni le donner, mais je vous le prête pour cinquante ans.—

Sommez la ville.

MARCIUS.

À quelle distance de nous sont les deux armées ?

LE MESSAGER.

A un mille et demi.

MARCIUS.

Nous pourrons donc entendre leur alarme et eux la nôtre ?—

C’est dans ce moment, ô Mars, que je te conjure de hâter ici notre ouvrage, afin que nous puissions, avec nos épées fumantes, voler au secours de nos amis.—

Allons, sonne de ta trompette !

(Le son de la trompette appelle les ennemis à une conférence.—

Quelques sénateurs volsques paraissent sur les murs au milieu des soldats.)

MARCIUS.

Tullus Aufidius est-il dans vos murs ?

PREMIER SÉNATEUR.—

Non, ni lui, ni aucun homme qui vous craigne moins que lui, c’est-à-dire, moins que peu. Écoutez : nos tambours rassemblent notre jeunesse ! (Alarme dans le lointain.) Nous renverserons nos murs, plutôt que de nous y laisser emprisonner : nos portes, qui vous semblent fermées, n’ont pour loquets que des roseaux ; elles vont s’ouvrir d’elles-mêmes. Entendez-vous dans le lointain (Nouvelle alarme.) C’est Aufidius. Écoutez quel ravage il fait dans votre armée en déroute.

MARCIUS.

Oh ! ils sont aux prises.

LARTIUS—

Que leurs cris nous servent de leçon : vite, des échelles.

(Les Volsques font une sortie.)

MARCIUS.

Ils ne nous craignent pas ! Ils osent sortir de leur ville !—

Allons, soldats, serrez vos boucliers contre votre coeur, et combattez avec des coeurs qui soient encore plus à l’épreuve du fer que vos boucliers. Avancez, vaillant Titus. Ils nous dédaignent fort au delà de ce que nous pensions. J’en sue de rage.—

Venez, braves compagnons. Celui de vous qui reculera, je le traiterai comme un Volsque. Il périra sous mon glaive.

(Le signal est donné, les Romains et les Volsques se rencontrent.—

Les Romains sont battus et repoussés jusque dans leurs tranchées.)

MARCIUS.

Que toute la contagion du sud descende sur vous, vous la honte de Rome !... vous troupeau de...—

Que les clous et la peste vous couvrent de plaies, afin que vous soyez abhorrés avant d’être vus et que vous vous infestiez les uns les autres à un mille de distance. Ames d’oies qui portez des figures humaines, comment avez-vous pu fuir devant des esclaves que battraient des singes ? Par Pluton et l’enfer ! ils sont tous frappés par derrière, le dos rougi de leur sang et le front blême, fuyant et transis de peur.—

Réparez votre faute, chargez de nouveau, ou, par les feux du ciel, je laisse là l’ennemi, et je tourne mes armes contre vous ; prenez-y garde. En avant ! Si vous voulez tenir ferme, nous allons les repousser jusque dans les bras de leurs femmes, comme ils nous ont poursuivis jusque dans nos tranchées.—

(Les clameurs guerrières recommencent : Marcius charge les Volsques et les poursuit jusqu’aux portes de la ville.)

— 

Voilà les portes qui s’ouvrent.—

Maintenant secondez-moi en braves. C’est pour les vainqueurs que la fortune élargit l’entrée de la ville, et non pour les fuyards : regardez-moi, imitez-moi.

(Il passe les portes et elles se ferment sur lui.)

UN PREMIER SOLDAT.—

Audace de fou ! Ce ne sera pas moi !

 UN SECOND SOLDAT.—

Ni moi.

TROISIÈME SOLDAT.—

Vois, les portes se ferment sur lui.

(Les cris continuent.)

TOUS.

Le voilà pris, je le garantis.

TITUS LARTIUS parait.—

Marcius ! qu’est-il devenu ?

TOUS.

Il est mort, seigneur ; il n’en faut pas douter.

PREMIER SOLDAT.—

Il était sur les talons des fuyards et il est entré dans la ville avec eux. Aussitôt les portes se sont refermées ; et il est dans Corioles, seul contre tous ses habitants.

LARTIUS.

O mon brave compagnon ! plus brave que l’insensible acier de son épée ; quand elle plie, il tient bon. Il n’ont pas osé te suivre, Marcius !—

Un diamant de ta grosseur serait moins précieux que toi. Tu étais un guerrier accompli, égal aux voeux de Caton même. Terrible et redoutable, non-seulement dans les coups que tu portais ; mais ton farouche regard et le son foudroyant de ta voix faisaient frissonner les ennemis comme si l’univers agité par la fièvre eût tremblé.

(Marcius paraît sanglant, et poursuivi par l’ennemi.)

PREMIER SOLDAT.—

Voyez, seigneur. LARTIUS.

Oh ! c’est Marcius : courons le sauver ou périr tous avec lui.

(Ils combattent et entrent tous dans la ville.)

SCÈNE V

L’intérieur de la ville.

(Quelques Romains chargés de butin.)

PREMIER ROMAIN.—

Je porterai ces dépouilles à Rome.

SECOND ROMAIN.—

Et moi, celles-ci.

TROISIÈME ROMAIN.—

Peste soit de ce vil métal ! je l’avais pris pour de l’argent.

(On entend toujours dans l’éloignement les cris des combattants. —

Marcius et Titus Lartius s’avancent, précédés d’un héraut.)

MARCIUS.

Voyez ces maraudeurs ! qui estiment leur temps au prix d’une mauvaise drachme ! coussins, cuillers de plomb, morceaux de fers d’un liard, pourpoints que des bourreaux enterreraient avec ceux qui les ont portés ; voilà ce que ramassent ces lâches esclaves, avant que le combat soit fini.—

Tombons sur eux.—

Mais écoutez, quel fracas autour du général ennemi ? —

Volon à lui !—

C’est là qu’est l’homme que mon coeur hait ; c’est Aufidius qui massacre nos Romains. Allons, vaillant Titus, prenez un nombre de soldats suffisant pour garder la ville, tandis que moi, avec ceux qui ont du coeur, je vole au secours de Cominius.

LARTIUS.

Digne seigneur, ton sang coule ; tu es trop épuisé-par ce premier exercice pour entreprendre un second combat.

MARCIUS.

Seigneur, ne me louez point, l’ouvrage que j’ai fait ne m’a pas encore échauffé. Adieu. Ce sang que je perds me soulage, au lieu de m’affaiblir. C’est dans cet état que je veux paraître devant Aufidius, et le combattre.

LARTIUS.

Que la belle déesse de la fortune t’accorde son amour ; et que ses charmes puissants détournent l’épée de tes ennemis, vaillant Marcius ; que la prospérité te suive comme un page.

MARCIUS.

Ton ami n’est pas au-dessous de ceux qu’elle a placés au plus haut rang. Adieu !

LARTIUS.

Intrépide Marcius ! Toi, va sonner ta trompette dans la place publique, et rassemble tous les officiers de la ville : c’est là que je leur ferai connaître mes intentions. Partez.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

Les environs du camp de Cominius.

COMINIUS faisant retraite avec un nombre de soldats.

COMINIUS.

Respirez, mes amis ; bien combattu ! Nous quittons le champ de bataille en vrais Romains, sans folle témérité dans notre résistance, sans lâcheté dans notre retraite.—

Croyez-moi, mes amis, nous serons encore attaqués.—

Dans la chaleur de l’action, nous avons entendu par intervalles les charges de nos amis apportées par le vent. Dieux de Rome, accordez-leur le succès que nous désirons pour nous-mêmes ! Faites que nos deux armées se rejoignent, le front souriant, et puissent vous offrir ensemble un sacrifice d’actions de grâces ! (Un messager paraît.)—

Quelles nouvelles ?

LE MESSAGER.

Les habitants de Corioles ont fait une sortie et livré bataille à Lartius et Marcius. J’ai vu nos troupes repoussées jusque dans les tranchées et aussitôt je suis parti.

COMINIUS.

Quoique tu dises la vérité, je crois, tu ne parles pas bien. Combien y a-t-il que tu es parti ?

LE MESSAGER.

Plus d’une heure, seigneur.

COMINIUS.

Quoi ! il n’y a pas un mille de distance. A l’instant nous entendions encore leur tambour. Comment as-tu pu mettre une heure à parcourir un mille, et m’apporter des nouvelles si tardives ?

LE MESSAGER.

Les espions des Volsques m’ont donné la chasse, et j’ai été forcé de faire un détour de trois ou quatre milles : sans quoi, seigneur, je vous aurais apporté cette nouvelle une demie-heure plus tôt.

(Marcius arrive.)

COMINIUS.

Quel est ce guerrier là-bas, qui a l’air d’avoir été écorché tout vif. O Dieu ! il a bien le port de Marcius ; ce n’est pas la première fois que je l’ai vu dans cet état !

MARCIUS.

Suis-je venu trop tard ?

COMINIUS.

Le berger ne distingue pas mieux le tonnerre du son d’un tambourin, que moi la voix de Marcius de celle de tout homme.

MARCIUS.

Suis-je venu trop tard ?

COMINIUS.

Oui, si vous ne revenez pas couvert du sang des ennemis, mais baigné dans votre propre sang.

MARCIUS.

Oh ! laissez-moi vous embrasser avec des bras aussi robustes que lorsque je faisais la cour à ma femme, et avec un coeur aussi joyeux qu’à la fin de mes noces, lorsque les flambeaux de l’hymen me guidèrent à la couche nuptiale.

COMINIUS.

Fleur des guerriers, que fait Titus Lartius ?

MARCIUS.

Il est occupé à porter des décrets : il condamne les uns à mort, les autres à l’exil ; rançonne celui-ci, fait grâce à celui-là ou le menace : il régit Corioles au nom de Rome, et la gouverne comme un docile lévrier caressant la main qui le tient en lesse.

COMINIUS.

Où est ce malheureux qui est venu m’annoncer que les Volsques vous avaient repoussés jusque dans vos tranchées ? Où est-il ? Qu’on le fasse venir.

MARCIUS.

Laissez-le en paix ; il vous a dit la vérité. Mais quant à nos seigneurs les plébéiens..... (Peste soit des coquins.... des tribuns, voilà tout ce qu’ils méritent), la souris n’a jamais fui le chat comme ils fuyaient devant une canaille encore plus méprisable qu’eux.

COMINIUS.

Mais comment avez-vous pu triompher ?

MARCIUS.

Ce temps est-il fait pour l’employer en récits ? Je ne crois pas.... Où est l’ennemi ? Êtes-vous maîtres du champ de bataille ? Si vous ne l’êtes pas, pourquoi rester dans l’inaction avant que vous le soyez devenus ?

COMINIUS.

Marcius, nous avons combattu avec désavantage ; et nous nous sommes repliés, pour assurer l’exécution de nos desseins.

MARCIUS.

Quel est leur ordre de bataille ? Savez-vous de quel côté sont placées leurs troupes d’élite ?

COMINIUS.

Suivant mes conjectures, leur avant-garde est formée des Antiates, qui sont leurs meilleurs soldats : à leur tête est Aufidius, le centre de toutes leurs espérances.

MARCIUS.

Je vous conjure, au nom de toutes les batailles où nous avons combattu et de tout le sang que nous avons versé ensemble, au nom des serments que nous avons faits de rester toujours amis, envoyez-moi sur-le-champ contre Aufidius et ses Antiates, et ne perdons pas l’occasion. Remplissons l’air de traits et d’épées nues : tentons la fortune à cette heure même....

COMINIUS.

J’aimerais mieux vous voir conduire à un bain salutaire, et panser vos blessures : mais jamais je n’ose vous refuser ce que vous demandez. Choisissez vous-même parmi ces soldats ceux qui peuvent le mieux seconder votre entreprise.

MARCIUS.

Je choisis ceux qui voudront me suivre. S’il y a parmi vous quelqu’un (et ce serait un crime d’en douter) qui aime sur son visage le fard dont il voit le mien coloré, qui craigne moins pour ses jours que pour son honneur, qui pense qu’une belle mort est préférable à une vie honteuse, et qui chérisse plus sa patrie que lui-même ; qu’il vienne, seul ou suivi de ceux qui pensent de même : qu’il étende comme moi la main (il lève la main) en témoignage de ses dispositions, et qu’il suive Marcius.—

(Tous ensemble poussent un cri, agitent leurs épées, élèvent Marcius sur leurs bras, et font voler leurs bonnets en l’air.)

— 

Oh ! laissez-moi ! Voulez-vous faire de moi un glaive ? Si ces démonstrations ne sont pas une vaine apparence, qui de vous ne vaut pas quatre Volsques ? Pas un de vous qui ne puisse opposer au vaillant Aufidius un bouclier aussi ferme que le sien. Je vous rends grâces à tous ; mais je n’en dois choisir qu’un certain nombre. Les autres réserveront leur courage pour quelque autre combat que l’occasion amènera. Allons marchons. Quatre des plus braves recevront immédiatement mes ordres.

COMINIUS.

Marchez, mes amis : tenez ce que promet cette démonstration ; et vous partagerez avec nous tous les fruits de la guerre.

(Ils sortent et suivent Coriolan.)

SCÈNE VII

Les portes de Corioles.

TITUS LARTIUS, ayant laissé une garnison dans Corioles, marche, avec un tambour et un trompette, vers COMINIUS ET MARCIUS. UN LIEUTENANT, DES SOLDATS, UN ESPION.

LARTIUS.

Veillez à la garde des portes : suivez les ordres que je vous ai donnés. À mon premier avis, envoyez ces centuries à notre secours : le reste pourra tenir quelque temps ; si nous perdons la bataille, nous ne pouvons pas garder la ville.

LE LIEUTENANT.—

Reposez-vous sur nos soins, seigneur.

LARTIUS.

Rentrez et fermez vos portes sur nous. Guide, marche ; conduis-nous au camp des Romains.

(Ils sortent.)

SCÈNE VIII

L’autre camp des Romains.

On entend des cris de bataille MARCIUS ET AUFIDIUS entrent par différentes portes et se rencontrent.

MARCIUS.

Je ne veux combattre que toi : je te hais plus que l’homme qui viole sa parole..

AUFIDIUS.

Ma haine égale la tienne, et l’Afrique n’a point de serpent que j’abhorre plus que ta gloire, objet de ma jalousie. Affermis ton pied.

MARCIUS.

Que le premier qui reculera meure l’esclave de l’autre, et que les dieux le punissent encore dans l’autre vie !

AUFIDIUS.

Si tu me vois fuir, Marcius, poursuis-moi de tes clameurs comme un lièvre.

MARCIUS.

Tullus, pendant trois heures entières, je viens de combattre seul dans les murs de Corioles, et j’y ai fait tout ce que j’ai voulu. Ce sang dont tu vois mon visage masqué, n’est pas le mien ; pour te venger, appelle et déploie toutes tes forces.

AUFIDIUS.

Fusses-tu cet Hector, ce foudre de vos fanfarons d’ancêtres, tu ne m’échapperais pas ici.

(Ils combattent sur place : quelques Volsques viennent au secours d’Aufidius : Marcius combat contre eux, jusqu’à ce qu’ils se retirent hors d’haleine.)

AUFIDIUS, en se retirant aux Volsques.—

Plus officieux que braves, vous m’avez déshonoré par votre sotte assistance.

(Ils fuient poussés par Marcius.)

SCÈNE IX

(Acclamations, cris de guerre. On donne le signal de la retraite. Cominius entre par une porte avec les Romains ; Marcius entre par l’autre, un bras en écharpe.)

COMINIUS.

Si je te racontais en détail tout ce que tu as fait aujourd’hui, tu ne croirais pas toi-même à tes propres actions. Mais je garde ce récit pour un autre lieu : c’est là que les sénateurs mêleront des larmes à leurs sourires ; que nos illustres patriciens écouteront, hausseront les épaules, et finiront par admirer ; que nos dames romaines trembleront d’effroi et de plaisir ; que ces tribuns imbéciles, qui, ligués avec les vils plébéiens, détestent ta gloire, seront forcés de s’écrier, en dépit de leurs coeurs : « Nous remercions les dieux d’avoir accordé à Rome un tel guerrier. » Et pourtant, avant le banquet de cette journée dont tu es venu encore prendre ta part, tu étais déjà rassasié.

(Titus Lartius ramène ses troupes victorieuses, et lasses de poursuivre l’ennemi.)

LARTIUS.

O mon général ! (Montrant Marcius.) Voilà le coursier, nous n’en sommes que le caparaçon.—

Avez-vous vu ?....

MARCIUS.

De grâce, épargnez-moi : ma mère, qui a le privilège de vanter son sang, m’afflige quand elle me donne des louanges. J’ai fait comme vous tout ce que j’ai pu, par le même motif qui vous anime, l’amour de ma patrie. Quiconque a pu accomplir ce qu’il souhaitait a fait plus que moi.

COMINIUS.

Vous ne serez point le tombeau de votre mérite : il faut que Rome connaisse tout le prix d’un de ses enfants. Dérober à sa connaissance vos actions, ce serait un crime plus grand qu’un vol, ce serait une trahison. On peut les célébrer, les élever au comble de la louange, sans passer les bornes de la modération. Ainsi, je vous en conjure, écoutez-moi en présence de toute l’armée, je veux dire ce que vous êtes, et non récompenser ce que vous avez fait.

MARCIUS.

J’ai sur mon corps quelques blessures, qui deviennent plus cuisantes quand j’en entends parler.

COMINIUS.

N’en pas parler serait une ingratitude qui pourrait les envenimer et les rendre mortelles.—

De tous les chevaux dont nous avons pris un bon nombre, de tous les trésors que nous avons amassés dans Corioles et sur le champ de bataille, nous vous offrons la dîme : levez à votre choix ce tribut sur tout le butin, avant le partage général.

MARCIUS.

Je vous remercie, général ; mais je ne puis amener mon coeur à accepter aucun salaire pour ce qu’a fait mon épée ; je refuse votre offre, et ne veux qu’une part égale à ceux qui ont assisté à l’action.—

(Fanfares ; acclamations redoublées : tous s’écrient Marcius, vive Marcius ! en jetant leurs bonnets en l’air et agitant leurs lances. Cominius et Lartius ôtent leur casques, et restent la tête découverte devant toute l’armée.)

— 

Puissent ces mêmes instruments que vous profanez perdre à jamais leurs sons, si les tambours et les trompettes doivent se changer en organes de la flatterie sur le champ de bataille ! Laissez aux cours et aux cités le privilège de n’offrir que les dehors perfides de l’adulation et de rendre l’acier aussi doux que la soie du parasite. Qu’on les réserve pour donner le signal des combats. C’est assez, vous dis-je. Parce que vous voyez sur mon nez quelques traces de sang que je n’ai pas encore eu le temps de laver,—

parce que j’ai terrassé quelques faibles ennemis, exploits qu’ont faits comme moi une foule d’autres soldats qui sont ici, et qu’on ne remarque pas vous me recevez avec des acclamations hyperboliques comme si j’aimais que mon faible mérite fût alimenté par des louanges assaisonnées de mensonge !

COMINIUS.

Vous avez trop de modestie, vous êtes plus ennemi de votre gloire que reconnaissant envers nous, qui vous rendons un hommage sincère. Si vous vous irritez ainsi contre vous-même, vous nous permettrez de vous enchaîner comme un furieux qui cherche à se détruire de ses mains ; afin de pouvoir vous parler raison en sûreté. Que toute la terre sache donc comme nous, que c’est Caïus Marcius qui remporte la palme de cette guerre : je lui en donne pour gage mon superbe coursier, connu de tout le camp, avec tous ses ornements ; et dès ce moment, en récompense de ce qu’il a fait devant Corioles, je le proclame, au milieu des cris et des applaudissements de toute l’armée, Caïus Marcius Coriolanus—

Portez toujours noblement ce surnom.

(Acclamations.—

Musique guerrière.)

(Toute l’armée répète : Caïus Marcius Coriolanus !)

MARCIUS.

Je vais laver mon visage ; et alors vous verrez s’il est vrai que je rougisse ou non.—

N’importe ! je vous rends grâces. Je veux monter votre coursier, et dans tous les temps je ferai tous mes efforts pour soutenir le beau surnom que vous me décernez.

COMINIUS.

Allons, entrons dans notre tente ; avant de nous livrer au repos, il nous faut instruire Rome de nos succès. Vous, Titus Lartius, retournez à Corioles ; et envoyez-nous à Rome les citoyens les plus considérables, afin que nous puissions conférer avec eux, dans leur intérêt comme dans le nôtre.

LARTIUS.

Je vais le faire, seigneur.

MARCIUS.

Les dieux commencent à se jouer de moi : moi, qui viens tout à l’heure de refuser les plus magnifiques présents, je me vois obligé de demander une grâce à mon générai.

COMINIUS.

Elle vous est accordée. Quelle est-elle ?

MARCIUS.

J’ai passé quelque temps ici à Corioles, chez un pauvre citoyen qui m’a traité en ami. Il a poussé dans le combat un cri vers moi : je l’ai vu faire prisonnier. Mais alors Aufidius a paru devant moi, et la fureur a étouffé ma pitié. Je vous demande la liberté de mon malheureux hôte.

COMINIUS.

O noble demande ! Fût-il le bourreau de mon fils, il sera libre comme l’air. Rendez-lui la liberté, Titus !

LARTIUS.

Son nom, Marcius ?

MARCIUS.

Par Jupiter ! je l’ai oublié.—

Je suis fatigué, et ma mémoire en est troublée : n’avez-vous point de vin ici ?

COMINIUS.

Entrons dans nos tentes : le sang se fige sur votre visage ; il est temps que vous preniez soin de vos blessures : allons.

(Ils sortent.)

SCÈNE X

Le camp des Volsques.

Bruit d’instruments militaires : TULLUS AUFIDIUS parait tout sanglant avec deux ou trois officiers.

AUFIDIUS.

La ville est prise.

UN OFFICIER.—

Elle sera rendue à de bonnes conditions.

AUFIDIUS.

Des conditions ! Je voudrais être Romain.... car étant Volsque, je ne puis me montrer tel que je suis. Des conditions ! Eh ! y a-t-il de bonnes conditions dans un traité pour le parti gui est à la merci du vainqueur ?—

Marcius, cinq fois j’ai combattu contre toi, et cinq fois tu m’a vaincu ; et tu me vaincrais toujours, je crois, quand nos combats se renouvelleraient aussi souvent que nos repas ! Mais, j’en jure par les éléments, si je me rencontre encore une fois avec lui face à face, il sera à moi ou je serai à lui. Mon émulation renonce à l’honneur dont elle s’est piquée jusqu’ici ; et au lieu d’espérer, comme je l’ai fait, de le terrasser, en luttant en brave et fer contre fer, je lui tendrai quelque piège : il faut qu’il succombe ou sous ma fureur, ou sous mon adresse.

L’OFFICIER.—

C’est le démon !

AUFIDIUS.

Il a plus d’audace, mais moins de ruse. Ma valeur est empoisonnée par les affronts qu’elle a reçus de lui ; elle change de nature. Ni le sommeil, ni le sanctuaire, ni la nudité, ni la maladie, ni le temple, ni le Capitole, ni les prières des prêtres, ni l’heure du sacrifice, aucune de ces barrières qui s’opposent à la fureur, ne pourront élever leurs privilèges traditionnels et pourris contre la haine que je porte à Marcius. Partout où je le trouverai, dans mes propres foyers, sous la garde de mon frère, là, violant les lois de l’hospitalité, je laverai dans son sang ma cruelle main.—

Vous, allez à la ville ; voyez comment les Romains la gardent, quels sont les otages qu’ils ont demandés pour Rome.

L’OFFICIER.—

N’y viendrez-vous pas vous-même ?

AUFIDIUS.

On m’attend au bosquet de cyprès, au sud des moulins de la ville. Je vous prie, revenez m’apprendre en ce lieu quel cours suit la fortune afin que je règle ma marche sur celle des événements.

L’OFFICIER.—

J’exécuterai vos ordres, seigneur.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.

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