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Les luttes ouvrières de Pologne des années 80 : syndicat contre comités ouvriers inter-entreprises, nationalisme contre intérêts de classe, collaboration contre lutte de classe, pacifisme et religion contre révolution prolétarienne....

mardi 7 juin 2011, par Robert Paris

Les luttes ouvrières des années 80 en Pologne ont représenté un espoir en Pologne, dans les pays de l’Est comme pour tout le prolétariat mondial avec au bout non seulement une déception énorme mais une démonstration : la prise de pouvoir de Lech Walesa n’avait rien à voir avec les intérêts des travailleurs et du peuple polonais.

Les centres de la Pologne ouvrière

L’importance considérable de cette lutte ne résidait pas seulement dans la force de cette grève mais dans le fait que les ouvriers s’étaient auto-organisés en comités de grève interentreprise, forme d’organisation politique et sociale capable de mettre en cause la structure de l’Etat ce que ne fera jamais aucun syndicat....

Gdansk 1980

Le jeudi 14 août démarrait la grève du chantier Lénine à Gdansk. Dans l’agglomération de Gdansk, la nouvelle de la grève se répandit comme une traînée de poudre. Presque tous les autres chantiers de la baie ainsi que les entreprises travaillant pour l’industrie navale s’y joignirent dès le lendemain, le vendredi 15 août.

N’ayant rien obtenu lors des premières discussions, le comité de grève du chantier Lénine décida l’occupation. Les négociations durèrent jusqu’au samedi 16.
Finalement, la direction proposa une augmentation de 1500 zlotys et la majorité des délégués accepta d’abord le compromis. Cependant, les ouvriers dehors scandaient : 2000 ! 2000 ! Si bien que lorsque Walesa vint annoncer la fin de l’occupation, ce fut un moment critique. Il fut acclamé, mais en même temps, les ouvriers voulaient continuer. Les autres entreprises en grève n’avaient rien eu, même pas des promesses. Des délégués de ces entreprises étaient consternés : « Si vous reprenez, personne n’obtiendra rien ailleurs » .
Alors, Walesa prit la parole et déclara : « Il faut accepter le compromis même s’il n’est pas fameux, mais nous n’avons pas le droit de lâcher les autres : nous devons continuer la grève par solidarité jusqu’à la victoire de tous » . Cependant, précisa-t-il, « celle grève est différente, il faut élire de nouveaux délégués d’atelier. Ceux qui veulent rentrer chez eux le peuvent » .

On était à un tournant des événements. Le soir même de ce samedi 16 août, les délégués du chantier Lénine et de vingt et une autres entreprises constituèrent un comité de grève inter-entreprises, le MKS, qui fut dès lors la direction reconnue de la grève pour Gdansk et sa région.

Le lundi 18, la plupart des ouvriers qui avaient quitté le chantier le samedi, revinrent prendre part à l’occupation, tandis que le mouvement prenait de l’ampleur dans toute la région. 156 entreprises se retrouvèrent représentées dans le MKS ce lundi. Le lendemain, elles étaient 253. Une semaine plus tard, elles seraient plus de 600.
Durant le week-end, le MKS avait mis au point la liste des revendications : 21 points qui furent vivement débattus, avec en préalable le rélissement des lignes téléphoniques. La revendication mise en tête, portait sur l’acceptation de syndicats libres, indépendants du Parti et des employeurs (c’est-à-dire de l’État). Puis venaient la revendication du droit de grève, de la liberté d’expression, la réintégration des licenciés de 1970 et 1976, la libération des prisonniers politiques, une information correcte des médias sur la grève, ainsi que des initiatives ayant pour but de sortir le pays de la crise, notamment « la possibilité donnée à tous les milieux et groupes sociaux de participer aux discussions sur un programme de réforme ». La liste comprenait ensuite des revendications portant sur les salaires, l’approvisionnement, les retraites, la santé et les crèches, le logement, les transports, le samedi libre. Un point particulier réclamait la suppression des privilèges de la milice, de la police et de l’appareil du Parti en matière d’allocations familiales et de ventes réservées. Ce point demandait en même temps que les cadres soient désignés sur la base de leur qualification, et non d’après l’appartenance au Parti.

Les grévistes de Gdansk ne se laissèrent pas non plus contourner par la méthode de négociation choisie par le pouvoir, c’est-à-dire entreprise par entreprise. Il était politiquement important pour les autorités de ne pas reconnaître officiellement le MKS. Celui-ci dénonça la manoeuvre. En fait, seulement 17 usines sur les 253 en grève à ce moment-là, répondirent à la convocation et aucune ne reprit le travail. Si bien qu’une semaine, jour pour jour, après le déclenchement de la grève au chantier Lénine, soit le jeudi 21 août, le négociateur en fonction fut remplacé par un autre vice premier ministre, nommé Jagielski.

Au même moment, le gouvernement continuait à exercer sa pression et sa répression : 18 militants du KOR étaient arrêtés à Varsovie, dont Jacek Kuron et Adam Michnik. Ils ne furent libérés qu’après la victoire des grévistes.

Du 21 au 28 août, au cours de cette deuxième semaine d’occupation dans les chantiers de Gdansk, la grève s’est d’une part étendue dans le pays et d’autre part elle s’est organisée et consolidée au chantier Lénine et autour de lui dans la vaste agglomération.

Dans le pays, à Szczecin, les entreprises en grève sur la ville fondèrent elles aussi leur MKS, et de même dans la ville industrielle d’Elblag. La grève devint générale dans la grande aciérie de Nowa Huta, près de Cracovie, ainsi que dans le combinat de cuivre de Glogow, en Basse Silésie. Les grévistes appuyaient les vingt et une revendications de Gdansk et demandaient qu’une négociation globale soit engagée par le gouvernement avec le MKS.


Luttes ouvrières dans la Pologne des années 70-80

L’Etat polonais des années 1970-80 fait partie de ce que l’on a appelé les « démocraties populaires », traduisez dictature anti-ouvrière sous la domination de la bureaucratie et de l’armée russes. La mise en place de ce régime ne doit rien à une intervention des masses populaires de Pologne et encore moins à une révolution communiste, en Pologne ou nulle part ailleurs. Ce régime a été mis en place avec l’accord de l’impérialisme et non contre lui. C’est ainsi que s’est constitué toute la zone sous domination russe – et pas communiste – à l’Est. L’étatisme polonais ne découle nullement d’une perspective communiste, de renversement du capitalisme à l’échelle mondiale, mais de la lutte mondiale de l’impérialisme uni au stalinisme contre les risques révolutionnaires de l’après-guerre. C’est donc un Etat qui est dirigé de A à Z et dès le début contre la classe ouvrière. Sa mise en place a nécessité la destruction d’anciennes structures mais ni celles des anciennes classes, ni des anciens appareils de l’Etat. Non, il s’agit de celles des anciens partis et syndicats ouvriers, qui sont entièrement détruits et reconstruits par le nouvel Etat, y compris l’ancien Parti communiste (comme dans tous les « Pays de l’Est »). La mise en place du parti unique et du syndicat unique à partir de la guerre froide en 1947 ne sont nullement des mesures en faveur des travailleurs, au contraire. C’est la dictature politique et sociale qui s’abat sur les travailleurs qui sont privés de tout droit démocratique.
Dès que la classe ouvrière a tenté de protester, de revendiquer, elle a subi la répression violente de cet Etat. En 1956, alors que la révolution se déroulait en Hongrie, les ouvriers polonais sont également entrés en lutte. En juin 1956, ce sont notamment les 15.000 ouvriers des usines Staline de Pozna’n qui se mobilisent. Pour les écraser, le pouvoir envoie l’armée avec 200 tanks. Elle fait 53 morts et 400 blessés. Puis, en octobre 1956, tout le pays se couvre de conseils ouvriers, suivant l’exemple des ouvriers de l’usine Zéran de Varsovie. Le pouvoir parvient à détourner la colère des travailleurs, en faisant venir au pouvoir un prétendu réformateur, en fait un stalinien momentanément écarté : Gomulka. Il réussit à calmer les esprits.

C’est en 1970 qu’un nouveau mouvement massif de la classe ouvrière contre le pouvoir reprend. L’annonce d’une hausse des prix de 30% met le feu aux poudres. Des arrêts de travail spontanés dans toutes les villes du littoral de la Baltique, à Gdynia, Gdansk et Szczecin, sont suivies de manifestations où les travailleurs vont demander des comptes aux dirigeants des localités et du parti unique. A Gdynia, les membres du comité de grève qui ont négocié avec la direction des chantiers sont arrêtés. A cette nouvelle, une véritable foule ouvrière en colère attaque et met le feu à la direction du parti unique et fait le siège des commissariats. Il en va de même ensuite à Gdansk et Szczecin. Il en résulte des arrestations, des tortures et des assassinats dans les commissariats. Des ouvriers des chantiers de Gdansk sont fusillés près de l’entrée. L’armée fait évacuer les chantiers de Gdansk. A Gdynia, les travailleurs sont battus au cours d’une offensive d’une grande violence, à la mitrailleuse et par des attaques d’hélicoptères, le 16 décembre. Le lendemain, c’est Szczecin qui est le théâtre d’une terrible bataille de rue. L’armée et la milice tirent sur les grévistes qui occupent le chantier Warski.

Le régime a vaincu, mais il est discrédité. Gomulka est démissionné. Il doit laisser la place à un nouveau chef d’Etat, Gierek, qui s’adresse aux ouvriers, leur fait des excuses, retire les mesures anti-ouvrières, supprime les mesures de répression, annonce un nouveau type de relations avec les travailleurs, fait de nombreuses promesses et fait appel au sens des responsabilités des travailleurs. Avec succès.
Six ans plus tard, la classe ouvrière polonaise retrouve la voie de la lutte. Le 24 juin 1976, à l’annonce d’une hausse des prix de 39% décidée par Gierek, un mouvement de grève s’étend à tout le pays. C’est à Ursus dans la banlieue de Varsovie et à Radom que le mouvement est le plus dur. A Radom, la milice tire sur la foule et 17 personnes sont tuées. Le gouvernement prend peur. 24 heures après l’annonce des hausses de prix, elles sont annulées. Mais il craint que cette victoire ouvrière entraîne une montée irrépressible de la mobilisation et de l’organisation de la classe ouvrière, c’est-à-dire par une situation pré-révolutionnaire. Il accompagne donc ce recul d’une sérieuse répression. Des centaines de grévistes sont arrêtés, tabassés dans les locaux de la police. Certains travailleurs subissent des procès publics où ils sont contraints de faire leur autocritique. Des intellectuels s’organisent alors pour défendre les travailleurs qui subissent la répression et les licenciements. Ils fondent le KOR, comité de défense des ouvriers. Des dirigeants politiques apparaissent alors, qui vont jouer un rôle dirigeant dans la mobilisation qui suivra en 1980. Certains sont des fondateurs des « syndicats libres » comme Lech Walesa, Anna Walentynowicz, les frères Kaczinski, Jack Kuron, Modzlewski, ou Adam Michnik. La conception qu’ils ont tirée des événements des années 70 est nationaliste et réformiste. En résumé : pas question d’attaquer ou même de menacer le pouvoir stalinien, il fait créer un rapport de forces pour négocier, revendiquer des droits syndicaux hors des « syndicats » du pouvoir et, sans affrontement, viser au développement d’une opinion nationale, chrétienne, pro-occidentale. En somme, leurs conceptions sont tout sauf révolutionnaires. Leur modèle est souvent l’ancienne Pologne, que gouvernait le général Pilsudski, un dictateur anti-communiste et pro-occidental, meneur de pogromes anti-sémites, mis au pouvoir par les puissances impérialistes pour contrer la révolution prolétarienne. Il s’agit même de convaincre le pouvoir que la transformation de la société devient la seule manière d’éviter la révolution prolétarienne. La mobilisation de la classe ouvrière est le moyen de négocier la sortie de crise, en obtenant progressivement la mise en place d’un régime bourgeois. Adam Michnik écrit ainsi, cité par Lech Walesa dans « Un chemin d’espoir » : « La vérité est que sans entente entre le pouvoir et le peuple, on ne peut gouverner ce pays. (…) La vérité est la suivante : le seul gouvernement polonais accepté par les dirigeants de l’URSS est celui des communistes, et rien ne permet de penser que cet état de chose puisse changer du jour au lendemain. Qu’est-ce qu’il en résulte ? (…) Il en résulte que toute tentative de renversement du pouvoir communiste en Pologne porte directement atteinte aux intérêts de l’URSS. (…) Prenons bien soin de ne pas mettre en lambeaux ce qu’est l’Etat polonais dépouillé de sa souveraineté, mais toujours l’Etat, sans lequel notre sort serait infiniment plus pénible. » De 1976 à 1978, leur groupe est passé de 6 à 600 militants en faveur de syndicats libres. La montée de la classe ouvrière continuant, ils sont plusieurs milliers en 1979 et diffusent massivement leur journal, « L’ouvrier du littoral ». Lorsque Anna Walentynowicz, militante des syndicats libres, est licenciée à six mois de la retraite, trois jeunes ouvriers des chantiers naval de Gdansk décident de mettre les chantiers en grève et vont chercher Lech Walesa, licencié depuis des années, mais qu’ils font rentrer dans les lieux. Malgré un début du mouvement très difficile, ils parviennent finalement à mettre les chantiers de Gdansk en grève, un mouvement qui va gagner tout le pays, et contraindre le pouvoir aux négociations qu’espérait Lech Walesa et ses amis. Il a fallu non seulement mobiliser les travailleurs mais aussi les empêcher de s’en prendre au pouvoir et canaliser leur énergie dans un sens qui ne menace pas le pouvoir. Il a fallu que ces dirigeants issus du mouvement se montrent capables de prendre la tête des luttes ouvrières pour les calmer et s’imposer ainsi comme la force la plus importante face au pouvoir. Ils ont reçu pour cette tâche délicate un appui important : celui de L’Eglise et de la papauté. Ils ont également eu l’appui de la petite bourgeoisie nationaliste de Pologne. Le meilleur compte-rendu de cette stratégie réformiste est certainement son auteur, Lech Walesa lui-même. Si son passé est celui d’un leader ouvrier décidé, combatif qui comprend que le prolétariat est la principale force politique, il est aussi opposé à toute forme réelle de pouvoir ouvrier. Il sait négocier dans le dos d’un mouvement, imposer quand il ne convainc pas, effectuer un chantage avec succès, faire appel au sens des responsabilités des travailleurs pour les faire reculer. Dans ses mémoires, il ne s’en cache nullement et, comme tout bon leader nationaliste, il reconnaît volontiers qu’il n’est pas un défenseur des intérêts des opprimés, mais un défenseur de l’intérêt supérieur du pays, c’est-à-dire des perspectives nationales bourgeoises. Il est fier de s’être fait le pompier des grèves qui parcoure tout le pays dans un véhicule fourni par le pouvoir. Dès le début de la grève, Walesa parvient à se faire élire au comité de grève bien qu’il ne soit plus ouvrier des chantiers, étant parvenu à établir le lien entre la revendication de la réintégration d’Anna Walentynowicz et la sienne. Walesa s’avère un tacticien très habile dans les discussions avec les travailleurs, plus encore que dans celles avec les membres du pouvoir. Il sait parfaitement être radical quand c’est nécessaire pour garder son crédit et il sait aussi prendre complètement à rebrousse-poil toute une assemblée ouvrière. Mais ces grandes capacités personnelles sont mises au service d’une stratégie qui vise certes dans un premier temps à augmenter le rapport de forces des travailleurs, mais, ensuite, à préparer la mise en place d’un nouveau nationalisme polonais qui n’a que faire des revendications ouvrières. Walesa se considère comme l’un des piliers de la « nouvelle Pologne », les deux autres piliers étant le pouvoir et l’Eglise. C’est un partisan de l’ordre et un ennemi ouvert de la révolution, il l’affirme lui-même. Sans cesse, il prédit que, si on ne suit pas ses propositions, c’est la révolution, avec comme conséquence immédiate le bain de sang et, surtout, l’intervention de l’armée russe. Les leaders radicaux, il ne craint pas de les écarter de façon radicale, en se servant directement et grossièrement parfois de sa popularité. La révolution lui sert autant d’épouvantail que l’écrasement par l’Etat russe. Le pacifisme, une fois de plus, sert à rendre les opprimés pacifiques c’est-à-dire à les désarmer, mais pas à contraindre le pouvoir à être pacifique, en entraînant les petits soldats aux côtés des travailleurs. Loin d’avoir préparé les travailleurs, qui étaient pourtant massivement mobilisés et organisés, au risque d’intervention armée de l’Etat polonais, il les a ainsi complètement désarmé politiquement et ils seront complètement pris par surprise par le coup d’Etat militaire de Jaruzelski en 1981 parce qu’il était organisé par l’armée polonaise et non par la Russie, situation qu’ils refusaient politiquement d’envisager, par nationalisme.

La mobilisation ouvrière de 1980

Dès que la grève apparaît comme massive et qu’elle démontre qu’elle a une direction décidée à aller jusqu’au bout, elle gagne la totalité des Chantiers de Gdansk, car la seule chose qui retenait les travailleurs était la crainte d’une grève faible qui terminerait rapidement par un échec. Dès que la grève prend solidement, le 15 août 1980, toutes les entreprises travaillant pour l’industrie navale s’y joignent. Les Chantiers sont occupés et gardés nuit et jour. Le comité de grève choisit de faire des Chantiers un bastion de la lutte, plutôt que de se confronter aux forces de l’ordre dans les rues. Les leaders y dorment, y mangent et ne les quittent pas, pour éviter arrestations et intimidations. Au lieu d’aller chercher des soutiens dans la région et le reste du pays, il font des chantiers le point de rencontre de toutes le forces du pays opposées au pouvoir, et particulièrement de la classe ouvrière.

Devant le début de généralisation de la grève, de sa radicalisation et de la menace sociale dans une Pologne économiquement et politiquement dans l’impasse, la direction des chantiers cède le 16 août. Elle accepte une partie des revendications des travailleurs mais ne donne que 1500 zlotys au lieu des 2000 revendiqués. Cependant, malgré la montée de la lutte, ou à cause de celle-ci, Lech Walesa signe précipitamment le compromis proposé par la direction des Chantiers en ne consultant pas les salariés. Les travailleurs conspuent Lech Walesa revenu de sa signature aux cris de « 2000 ! 2000 ! ». Dans la nuit suivante, tous les chantiers se couvrent d’inscriptions « Walesa traître ! », « Walesa vendu ! ». Le lendemain, Walesa revient sur ses positions en disant : la grève des chantiers pour les alaires est terminée mais la grève de solidarité commence. Les autres salariés qui nous ont fait confiance et nous ont suivi doivent être soutenus par nous. Ce terme de « Solidarité », qui va donner son nom au mouvement puis au syndicat et qui est connu aux quatre coins du monde, provient seulement de la pirouette de Walesa pour garder la tête du mouvement, faute d’être parvenu à l’arrêter.
Le 18 août, l’occupation des Chantiers de Gdansk reprend donc et Walesa a été maintenu à sa tête. Walesa a dû accepter que le mouvement prenne un caractère nouveau. La direction du mouvement change de caractère et Walesa s’adapte à cette nouvelle situation. Pour garder sa place et la transformer en une direction de l’ensemble de la lutte, il doit convaincre ses anciens camarades, nationalistes et réformistes, de laisser les leaders radicaux du mouvement participer à la direction du mouvement. Le comité de grève des chantiers s’élargit à des délégués de toutes les entreprises de Gdansk qui seront bientôt rejoints par ceux d’entreprises de la région et au-delà. C’est la fondation du MKS, comité de grève inter-entreprises, de Gdansk qui sera imité par d’autres MKS dans le reste du pays quelques jours plus tard. Le MKS se dote d’un programme : les fameuses 21 revendications bien plus axées sur les libertés publiques que sur la lutte pour les revendications ouvrières. Cependant, ce programme a le mérite de placer la classe ouvrière en position de direction pour la transformation du pays, puisqu’elle met en avant des transformations politiques et sociales qui vont dans le sens des aspirations de toute la population, y compris la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même. La Pologne toute entière, et bientôt le monde entier, a alors les yeux fixés sur les ouvriers du Littoral. Toute la capacité de Walesa va être de transformer ce potentiel révolutionnaire, qui est encore sur des bases de classe, en un capital pour la transformation bourgeoise de la Pologne. Il ne va pas être seul, loin de là, pour réaliser ce retournement impressionnant. La petite bourgeoisie afflue à Gdansk est Walesa saura en faire un contrepoids politique contre la classe ouvrière. C’est notamment l’instauration du système des « experts » qui remplacent les délégués de grévistes dans les négociations. C’est encore les conseillers dont il s’entoure et qui ne le quittent plus. C’est enfin la mise en place d’un réseau de journalistes et de militants de la petite bourgeoisie qui donnent le ton dans la presse de la grève. Mais l’Eglise, y compris sa haute hiérarchie liée au pouvoir, et le pape lui-même, a été le point principal qui a permis à Walesa de l’emporter sur les leaders ouvriers radicaux et surtout sur le caractère impétueux de la lutte des classes elle-même. Non seulement, la prière, l’évocation religieuse des morts de 1970 a servi à Walesa de donner un caractère solennel au mouvement, de le calmer, de donner un drapeau religieux à la lutte, drapeau sensé dépasser les revendications sociales de la classe ouvrière. Mais, surtout, la religion permet de donner un caractère nationaliste à la lutte. Les ouvriers des Chantiers sont ainsi transformés en défenseurs des droits des chrétiens contre un pouvoir athée ! La lutte qui pouvait devenir un affrontement menant au renversement du régime devient un combat moral pour réformer le pouvoir ! L’objectif premier, la transformation des conditions matérielles d’existence des travailleurs est remis à plus tard et le renforcement de la classe ouvrière face à ses ennemis bureaucrates et bourgeois, est devenu, miraculeusement, le renforcement des nationalistes, des religieux et des bourgeois, ainsi que des bureaucrates dits réformateurs. Ce coup de baguette magique de Walesa s’appuie sur des aspirations légitimes des ouvriers eux-mêmes : éviter le déferlement de violence que produirait, selon lui, une évolution vers un conflit direct avec le pouvoir, réaliser l’entente de tous les Polonais, obtenir leurs droits en tant que religieux catholiques, transformer le pays de manière pacifique et consensuelle en entraînant y compris les membres du régime. Ce rêve réformiste va petit à petit l’emporter parmi les grévistes, transformant une vague ouvrière de portée révolutionnaire en un mouvement syndical réformiste, qui va devenir très vite un syndicat dont la direction freine les grèves. Religion, nationalisme, pacifisme et réformisme syndical ont constitué un véritable programme politique national bénéficiant d’un grand nombre d’appuis, de militants, y compris au plus haut sommet de l’Etat.

Cependant, au début, rien de tout cela n’est joué. Jusqu’au 18 août, la force de la classe ouvrière grandit par l’élargissement du mouvement, en particulier l’extension à l’autre grand port du Littoral de la Baltique, Szczecin. Le pouvoir a tenté d’abord de proposer aux entreprises de négocier séparément, mais très peu d’entreprises l’acceptent. La direction politique du mouvement de la classe ouvrière est unanimement reconnue aux Chantiers de Gdansk. Le MKS refuse de rencontrer le pouvoir en dehors du contrôle des travailleurs eux-mêmes. Si bien que le Vice-premier ministre Jagielski est contraint de négocier dans les chantiers eux-mêmes, au beau milieu du chantier Lénine, fer de lance du mouvement ! Cela donne la mesure du rapport de forces à ce moment là. Les travailleurs, de nombreuses fois floués, ont exigé la publicité complète des négociations, avec diffusion en direct des débats à l’extérieur et avec enregistrements. Et les travailleurs seront massivement présents pour suivre la teneur des discussions. Cela n’empêchera pas les manœuvres bien entendu, mais là aussi les travailleurs imposent encore leur marque à la situation et empêchent l’essentiel des tromperies. Multipliant les tentatives de division, les calomnies, les menaces et les opérations pour acheter des délégués, Jagielski espère encore que les ouvriers se découragent et fait traîner les négociations pendant 9 jours.

Le 26 août, Jagielski est contraint de supplier Walesa de signer vite fait les accords. Il recule sur le droit de grève mais refuse toujours le droit à des syndicats indépendants. Les évêques, dirigeants de l’Eglise polonaise et soutiens en réalité du pouvoir, appellent alors publiquement les grévistes à faire preuve de sagesse et à reprendre le travail. Le 26 août, le Primat de Pologne donnait le ton à cette politique de l’Eglise qui peut se résumer ainsi : empêcher tout risque de dérapage vers une révolution ouvrière. Il déclare : « Je considère que parfois il ne faut pas réclamer, exiger, revendiquer beaucoup, pourvu que l’ordre règne. » Comme on le voit, l’Eglise n’est absolument pas une force de transformation radicale de la société polonaise. Parmi les travailleurs de chantiers, c’est l’indignation et il faut tout le poids acquis par Walesa pour les défendre et tâcher de rétablir la fiction selon laquelle l’Eglise serait du côté des travailleurs. Walesa, une nouvelle fois s’adapte à la situation, reconnaît que la grève doit continuer et affirme qu’il sera le dernier à reprendre le travail. A ce moment, le principal appui de Walesa n’est déjà plus l’ancien groupe de militants en faveur des syndicats libres du Littoral, de militants du KOR et de jeunes ouvriers radicaux avec lesquels il avait commencé à militer et qui le suivait jusqu’au démarrage de la grève. Ces anciens amis lui deviennent hostiles et pensent qu’il n’est pas à la hauteur ou qu’il trahit, comme Anna Walentynowycz avec laquelle il a démarré la grève et qui lui demande de se retirer de ses responsabilités à la tête du mouvement. Il est devenu le militant de l’appareil de l’Eglise (comme il l’affirme dans « un chemin d’espoir » en exposant qu’il suit la ligne du Primat de Pologne), appuyé complètement par ce grand appareil très puissant en Pologne. On peut le voir au fait qu’il ne se déplace plus sans les deux mentors politiques que l’Eglise lui a envoyé : Mazowiecki et Geremek. Si Walesa prétend faire accepter pacifiquement au pouvoir des syndicats libres, c’est avec l’idée que ceux-ci joueront un rôle d’intermédiaire, de pompiers des grèves, rôle qu’il va jouer réellement dès que l’occasion lui en sera offerte, rôle qu’il a toujours considéré comme le sien depuis les grèves de 1970, n’étant absolument pas l’ouvrier radicalement opposé au pouvoir que la presse a voulu fabriquer. Il a toujours prétendu chercher au contraire le terrain d’un accord qui convienne également au pouvoir. Il a toujours dit qu’il ne se considérait pas comme représentant politique de la classe ouvrière mais comme défenseur des intérêts supérieurs de la Pologne, intérêts face auxquels n’importe quel haut bureaucrate était aussi important que les travailleurs. Et l’Etat polonais, loin d’être considéré comme un adversaire, représente l’idéal de Lech Walesa. Le mouvement se confronte aux dirigeants politique du pays mais, selon lui, il ne vise pas même à l’affaiblissement de l’Etat, et même au contraire à son renforcement. Lorsqu’il expose en quoi il a suivi le même programme que le Primat de Pologne, pourtant très inféodé au pouvoir, il explique qu’il s’agit de s’opposer aux risques d’explosion d’une révolution ouvrière : « Mon objectif « était que la population ne s’oppose pas au pouvoir les armes à la main et prenne le pouvoir à sa place. Je défendais la même position que le Primat de Pologne, du haut de sa chaire, quand il disait qu’il était prêt à solliciter à genoux le pouvoir. Dès le début, j’ai fait part de mon alignement sur la position de l’Eglise de manière publique (…) »
Pour imposer son programme, Walesa n’a pas peur d’utiliser au sein du mouvement des méthodes de commandement bien peu démocratiques. Il s’appuie sur une fraction de la base qui lui est acquise sur la base d’un militantisme ouvertement religieux avec messes, croix et génuflexions. Il fait taire les délégués qui le dérangent, en les faisant siffler et couvrir leur voix par ses adeptes. Il se fait proclamer chef supérieur et seul véritable porte parole du mouvement. Il cultive son propre mythe et prétend que seuls ceux qui ont des ambitions personnelles peuvent y être opposés !
Fin août, le rapport de forces s’est considérablement accru en faveur des ouvriers. La grève a fait tâche d’huile dans tout le pays : à Wroclaw, à Varsovie, parmi les mineurs de Silésie. La production de charbon est bloquée.

Le 30 août, le Vice-premier ministre signe, devant des dizaines de milliers d’ouvriers assemblés, un accord qui restera dans les annales comme « Accords de Gdansk » qui, en principe, accepte les 21 conditions posées par les grévistes. Cette signature est une véritable victoire arrachée par les travailleurs de tout le pays. Mais en même temps, et c’est tout le problème, la signature de Walesa, obtenue à l’arrachée, au chantage, par Walesa contre la plupart des autres délégués des grévistes, est une trahison du mouvement. Et ce d’abord parce que le pouvoir est au bord du gouffre et que la signature de Walesa le sauve. Dans la pratique, les travailleurs constateront que les formulations, concoctées par les « experts » du MKS et le pouvoir, n’engagent à pas grand-chose. Par exemple, le MKS de Gdansk obtient le droit à des syndicats libres, mais seulement à Gdansk ! Les militants ouvriers emprisonnés dans tout le pays ne sont pas libérés, alors que c’était une condition répétée sans cesse lors des négociations. Le fait que les militants du KOR, des dirigeants importants du mouvement ne soient même pas libérés fait scandale. Walesa, hué par les ouvriers du chantier « La Commune » de Gdansk, fait marche arrière à nouveau : il exige du pouvoir la libération des membres du KOR. En apprenant que les troupes de Lublin, mobilisées pour se rendre à Gdansk se sont mutinées, le pouvoir recule et libère ces militants. On peut voir ainsi que le pouvoir est sur la corde raide : le crédit énorme des ouvriers de Gdansk est tel qu’ils pourraient appeler le pays tout entier à constituer des comités d’un nouveau pouvoir. Ils auraient alors non seulement la participation des travailleurs, mais le soutien de la majorité de la jeunesse, de la petite bourgeoisie et l’appareil d’Etat serait impuissant à enrayer le mouvement. C’est justement de ce danger que Walesa est parfaitement conscient et le rôle qu’il s’attribue est justement de sauver ce pouvoir polonais. Le prétexte avancé est qu’il vaut mieux être opprimé par un pouvoir polonais que de subir une occupation militaire russe, comme la Hongrie en 1956 ou comme la Tchécoslovaquie en 1968. L’épouvantail russe est, autant que le bain de sang avec les forces de l’ordre, un leitmotiv de Lech Walesa au nom duquel il affirme que toute la difficulté consiste à … ne pas gagner, et, même quand on a gagné, à ne pas en tirer profit. Il faut redonner du crédit à l’Etat, calmer les travailleurs et remettre le pays au travail, tel est le projet de Walesa !
C’est ce Walesa là que le pouvoir accepte de diffuser pour la première fois à la télévision nationale, lors de la diffusion de la signature des accords de Gdansk. Il est propulsé ainsi dirigeant national reconnu du mouvement ouvrier.

Le premier problème auquel se heurte alors Walesa, c’est de freiner l’aspiration qu’il a lui-même suscitée : la création de syndicats libres. Au début, c’était une manière de dire que l’objectif n’était pas le renversement du pouvoir, ni même l’obtention d’augmentations de salaires que le gouvernement ne pouvait pas accepter. Mais le mouvement en faveur des syndicats libres se heurte à nombre d’intérêts locaux des bureaucrates et suscite du coup des confrontations qui, même si elles ont un caractère local, menacent de ramener sur le devant de la scène la nécessité de renverser ce pouvoir honni. Walesa demande alors, et obtient, un service de voiturage permanent et gratuit, pour se propulser aux quatre coins du pays, et … y calmer tous les conflits ! Il déclare fièrement « je suis le pompier des grèves ! » En quelques jours, Lech Walesa avait obtenu la reprise du travail. Maintenant, il s’acharne efficacement à arrêter préventivement les mouvements explosifs qui éclatent un peu partout pour des motifs multiples, généralement sur des provocations de l’appareil bureaucratique local qui n’accepte ni ne comprend la nouvelle situation.

Mais la classe ouvrière aspire à s’organiser. Elle ne fait pas sur le terrain politique parce ses militants lui affirment que le seul objectif est revendicatif et de réforme. Elle a commencé à constituer partout des MKS, des comités interentreprises de la grève. Ces comités avaient tendance à se constituer en un double pouvoir politique mais, avec la fin de la grève, sous l’égide de Walesa, ils sont transformés en mouvement pour la constitution de syndicats libres qui s’intituleront « Solidarité » en souvenir du mouvement de grève, que Walesa a affirmé être un mouvement « de solidarité ». Mais, comment parvenir à donner une place à ces nouveaux syndicats alors que la bureaucratie s’est octroyé de multiples petits privilèges au nom de sa « représentation » prétendue la classe ouvrière dans un Etat où officiellement les travailleurs ont le pouvoir ? Le mouvement est tellement explosif que le contenir est une gageure. En quelques jours, dix millions de travailleurs adhèrent aux syndicats Solidarnosc. Il ne s’agit plus seulement des grandes entreprises, mais de toute la classe ouvrière. Les autres catégories de la population suivent : des garçons de café aux pompiers et des étudiants aux chauffeurs de taxis. Les artisans veulent leurs syndicats. Les paysans aussi et c’est même d’eux que vont venir plusieurs situations explosives parce que le pouvoir leur refuse le droit de se syndiquer !

Cette explosion syndicale change à nouveau la donne pour Walesa qui comprend parfaitement le danger. De nouveaux leaders ouvriers vont se constituer partout dans le pays, qui ne seront sous le contrôle de personne, à part la population travailleuse. Mais, désormais, il a des moyens et un crédit personnel pour intervenir partout et calmer ou écarter les leaders radicaux. Walesa écrit : « Les gens débarquaient au syndicat en très grand nombre avec des rapports, des déclarations, des plaintes, des demandes d’intervention dans tous les milieux où on empêchait la création des nouvelles organisations. (…) Les dix premiers jours, ce fut une tornade. (…) Ce n’était plus comme avant, quand chacun pouvait presque m’attraper par la moustache et me parler de tout ce qui lui passait par la tête. Quant aux membres des comités inter-entreprises qui étaient sous la pression des travailleurs, j’essayais en un sens de les protéger. » Walesa, une protection des dirigeants ouvriers contre la pression des travailleurs ! Il l’a toujours été, même durant la grève de 1970 ou la grève de 1980. Il expliquait ainsi qu’heureusement en 1970 c’était la dernière fois que les travailleurs s’inspiraient de notions comme la lutte des classes ! Il affirmait qu’en 1980, c’est lui qui est parvenu à faire en sorte qu’à la lutte des classes, on substitue la religion, le nationalisme et le pacifisme ! Il écrit cependant : « Je dois reconnaître que flottait encore en permanence un air de révolution ouvrière que l’irresponsabilité de bien des leaders entretenait et qu’il fallait combattre quasi continuellement. Ma chance, c’était mon contact personnel. Les ouvriers préféraient les discours des leaders les plus radicaux qui poussaient les flammes de la colère et s’appuyaient sur le fait que les ouvriers voulaient absolument en découdre avec le pouvoir. Mais personnellement, ils me préféraient moi et cédaient à mon sens des réalités. »

Le comité de Gdansk devient un centre de décision pour tout le pays, aussi puissant politiquement que le pouvoir du gouvernement. Mais, c’est pour mieux contrôler les luttes et les initiatives politiques des leaders ouvriers. Walesa demande et obtient que les comités, que les travailleurs le consultent avant toute décision d’action et d’organisation. Mais, en même temps, il transforme la signification de l’ancien comité dirigeant du MKS de Gdansk. Il produit un organisme de collaboration avec le pouvoir qui sera censé à la fois diriger la classe ouvrière et diriger aussi les négociations avec le pouvoir. C’est le praesidium de la Commission Nationale.

Le pouvoir va accepter cette intervention du nouveau pouvoir de Lech Walesa tant qu’il ne sera pas parvenu à calmer l’essentiel du potentiel explosif de la classe ouvrière. C’est seulement alors que viendra la répression, sous la forme du « coup d’Etat militaire » du général Jaruzelski en 1981. Durant tout cet intermède, on est sans cesse à la limite de l’explosion populaire. Le pouvoir ouvrier, une espèce de double pouvoir, est une réalité, puisque c’est du côté des organisations de travailleurs que tout le peuple polonais attend son avenir. C’est à elles qu’il pose toutes ses questions quotidiennes. Mais la direction de la classe ouvrière n’a en fait aucunement l’objectif de faire triompher ce bras de fer de la lutte des classes en faveur du prolétariat. Walesa le répètera à qui veut l’entendre : il n’est pas pour la lutte des classes qui se résume selon lui à l’idéologie de la bureaucratie stalinienne. Il est hostile à la révolution qui ne mène, selon lui, qu’à un bain de sang inutile. Il expose ouvertement sa stratégie : « Je soutenais qu’on ne pouvait absolument pas procéder à une opération aussi complexe que l’inversion du rapport des forces en Pologne dans un climat d’extrême tension, au bord de l’explosion sociale. Mon objectif était non pas l’affrontement, mais de durer le plus longtemps possible face au pouvoir pour montrer un aperçu de ce que pouvait être la Pologne. Bien sûr, au fur et à mesure, je me rendais compte que notre marge de manœuvre se réduisait ainsi que notre crédit parmi les travailleurs, parce que la volonté de coopérer du pouvoir atteignait ses limites. Mais mon objectif n’était nullement de le souligner. Au contraire, je cherchais toutes les possibilités de coopérations. (…) D’août 1980 à 1981, on m’a surnommé Lech-le-pompier. J’ai joué le rôle de celui qui allait partout éteindre les foyers de grèves. Et cela dans tout le pays que je parcourais en tous sens en voiture. »

En septembre 1980, la température sociale monte à nouveau dans la classe ouvrière. La confrontation ne peut plus être retardée. Lech Walesa affirme qu’il se prépare à une grève générale, mais il la retarde sans cesse. Et finalement, le 31 janvier 1981, le syndicat Solidarnosc signe un compromis pour décommander la lutte. Il prétexte qu’il a obtenu la semaine de cinq jours alors que le pouvoir voulait imposer les « samedis libres ». Libre veut dire prétendus volontaires mais surtout gratis : payés zéro !
Ce recul du syndicat empêche la classe ouvrière de construire son rapport de forces, mais n’empêche pas les affrontements. Des militants sont arrêtés, matraqués. Si bien que Solidarnosc est contraint d’appeler le 27 mars à une grève d’avertissement de quatre heures contre les brutalités policières. Malgré les efforts de Walesa, il ne parvient pas à empêcher le syndicat Solidarnosc d’appeler toute la classe ouvrière de Pologne pour le 30 mars. Par contre, le 29, il réussit à signer un nouvel accord avec le gouvernement et décommande la grève … du lendemain !
A nouveau, le 17 avril, le pays tout entier est à la limite de la confrontation du fait d’un affrontement entre les paysans qui veulent leur syndicat et le pouvoir qui ne veut pas d’un syndicat libre paysan. On assiste de nouveau aux opérations de Walesa et à sa stratégie démobilisation/conciliation.

Le 25 juillet, les pénuries alimentaires provoquent cependant des marches de la faim dans plusieurs villes, et la capitale Varsovie est bloquée pendant trois jours.
Dès fin juillet, il devient clair que la politique de Walesa est morte, que le pouvoir se prépare à la confrontation violente afin de détruire les formes d’organisation nées de la grève. Des généraux d’active entrent au gouvernement. La préparation du pouvoir à l’offensive, qu’on appellera « coup d’Etat » bien que ceux qui le réaliseront avaient déjà le pouvoir, les travailleurs vont en avoir maintes preuves du 31 juillet 1981 au 13 décembre, date du « coup d’Etat ». Pourtant, rien ne va être prévu pour que les organisations ouvrières s’y préparent et y préparent les travailleurs. Et surtout rien pour en avertir la classe ouvrière car cela aurait risqué de provoquer l’explosion ouvrière, la révolution que Walesa craignait plus que tout, plus que l’échec, plus que la répression, plus que l’écrasement du syndicat ou sa propre arrestation. Les jeunes soldats eux-mêmes viennent prévenir la direction du syndicat Solidarnosc, mais ils ne veulent surtout pas tenir compte de cet avertissement. S’adresser aux soldats, risquer de diviser l’armée, demander aux soldats de ne pas tirer sur le peuple, c’est risquer que la classe ouvrière casse l’Etat polonais. Pour le nationaliste, réformiste, pacifiste Lech Walesa, il n’y aurait pas de pire danger !

Il expose lui-même très clairement que le pire a été le résultat de sa politique et pas seulement la dureté de la répression : « le choc éprouvé a été terrible, sans commune mesure avec la force de la répression. Et cela parce que personne ne nous avait fait part de cette éventualité. Les responsables du mouvement ne l’ont pas fait. Peut-on dire que leur devoir avait été accompli ? Personne n’était préparé. Personne n’avait envisagé cette hypothèse. (…) Nous avons été totalement livrés à nous-mêmes. Plus que la répression, ce sentiment était la véritable cause de la défaite de Solidarnosc. »
Pourtant, tous les éléments montraient clairement ce qui se préparait. En septembre, une liste des dirigeants ouvriers à arrêter était établie. En octobre, le général Jaruzelski, déjà chef de l’armée, prenait la tête de l’Etat. En novembre, il se faisait donner les pleins pouvoirs.
Le 13 décembre, en une nuit, c’est le raz de marée. Des milliers de militants et la plupart des ouvriers combatifs sont arrêtés. Et pourtant, malgré l’absence de la moindre préparation, la classe ouvrière réagit. Il va falloir cinq jours à l’armée pour réduire la résistance spontanée des travailleurs qui s’est développée malgré un appel de Lech Walesa à ne pas réagir, pas même par la grève générale pacifique. Les mineurs, à bout, exaspérés, se sont enfermés et menacent de tout faire sauter si on donne l’assaut…

La violence de la répression est à la mesure de la crainte d’explosion révolutionnaire qu’a connu le pouvoir pendant tous ces mois. Il s’agit d’éradiquer tous les sentiments de la force de la classe ouvrière qui sont montés depuis 1980. On arrête des familles entières. On frappe. On torture. On tue. Les prisonniers sont emmenés par fourgons entiers dans les camps de détention éparpillés dans tout le pays.
Le nouveau régime s’intitule lui-même « l’état de guerre » ! L’Eglise, elle, appelle au calme et signe tout ce que veut le pouvoir. Glemp, le nouveau Primat de Pologne, est le seul appui d’un pouvoir complètement isolé. La population est démoralisée, mais pas résignée. Pendant des mois, les véhicules militaires sont hués à chaque fois qu’ils passent dans les quartiers ouvriers.

En décembre 1981, le réformisme a nouvelle fois produit ses effets : désarmer politiquement, moralement, matériellement la classe opprimée, donner à la classe dirigeante le temps de se préparer et de réagir. C’est encore une fois dans le sang des ouvriers que se sont payées les illusions sur une possibilité de collaboration entre une classe ouvrière mobilisée et un pouvoir dictatorial. La dictature mise en place en décembre 1981, les travailleurs polonais vont la subir jusqu’en 1988.

Cette fois, ce ne sera pas la mobilisation de la classe ouvrière qui démantèlera le régime, mais l’accord entre le pouvoir, la direction de la bureaucratie russe et les chefs de l’impérialisme. L’avertissement de 1980 en Pologne, comme celui des luttes ouvrières d’Afrique du sud, de Corée du sud, de Turquie auront permis aux classes dirigeantes de mesurer que le mode de domination du monde devait changer et d’organiser, pour éviter la révolution ouvrière, la fin de l’ancienne politique des blocs, la « chute du mur de Berlin ». La fin du stalinisme ne s’est pas réalisée par la révolution prolétarienne comme la Hongrie de 1956 pouvait le faire espérer, mais au bénéfice politique et social de la bourgeoisie.

DOCUMENTS

Sur les grèves de 1970

Extraits de « Gdansk, la mémoire ouvrière » de Jean-Yves Potel :

« E : A Gdansk, le travail démarre dans une ambiance tendue. Vers neuf heures, à l’heure de la pause, les ouvriers commencent à se rassembler devant les bureaux de la direction du chantier. Ils exigent l’annulation de la hausse des prix. A part les postes de télé ou les frigo, tout a augmenté de 30%, à quinze jours de Noël : le saucisson, la farine, la semoule, la confiture, les produits de première nécessité. La direction s’avoue incompétente. (…) Nous nous dirigeons donc vers le siège du comité de voïvode du POUP. Là, très spontanément, une délégation est désignée (…) On les a baladés de bureau en bureau pour les écoeurer. Cette première délégation est, en fait, arrêtée. (…) Exaspérée pat l’attitude des autorités, la foule s’empare d’une voiture-radio de la milice qui appelait les gens à se disperser et utilise le haut-parleur pour diffuser slogans et revendications. Un cortège se forme derrière la voiture et traverse ainsi une partie de la ville, du chantier naval au chantier de réparations, puis vers le chantier Nord. Avant de rentrer, il s’arrête devant l’institut polytechnique de Gdansk. (…) Certains ouvriers ont pris des bâtons, d’autres des outils bien lourds, pour faire face à la milice en cas d’affrontement. Ouvriers et employés des bureaux marchent côte à côte. (…) Soudain, on les aperçoit. Ils sont là, près de l’hôtel Monopole ; plusieurs rangées de miliciens vêtus de cuir noir et leurs véhicules blindés dont dépassent ici ou là le nez d’une mitrailleuse ou d’autres engins. « C’est la Brigade noire » crie quelqu’un. (…) Devant la maison de la presse, la Brigade noire disperse les manifestants à coups de grenades. Les gens refluent, mais s’emparent au passage de pierres qui jonchent le sol du chantier de construction d’une banque. (…) Notre haut-parleur annonce : « Nous revenons vers le comité. » Devant le bâtiment, aucun milicien. Les cris montent vers la façade vide : « Du pain ! »

J : Subitement, le ciel s’éclaire autour du comité. On aperçoit de la fumée, puis des flammes qui montent derrière l’immeuble. Cette fois, les miliciens sont au rendez-vous. (…) Ils courent en file indienne et cognent à la matraque. (…)

Mardi 15 décembre
(…)
E : Dans les rues, l’atmosphère s’est durcie par rapport à la veille. Les ouvriers des chantiers ne sont plus seuls. Les travailleurs d’autres entreprises moins importantes se sont mis en grève et nous les retrouvons devant le bâtiment du comité. La foule qui s’y rassemble est considérable. (…)

J : J’ai l’impression, au début, qu’il s’agit d’une véritable insurrection nationale. (…) On entend des coups de feu. Ça vient de la rue Swierczewski ; je cours dans cette direction. Sur le pont qui nous sépare du siège de la milice et des bâtiments de la prison, miliciens et ouvriers se battent au corps à corps. (…) Un instant plus tard, l’immeuble de la milice et la prison sont pris d’assaut par des groupes d’ouvriers. (...) Entre-temps, les autorités ont barré les routes d’accès à la ville. Aucun train ne peut rentrer à Gdansk.

S : La ligne de front se stabilise à la hauteur du pont qui enjambe les voies de chemin de fer, rue Swierczewski. Vingt mille personnes, environ, sont massés dans les artères du centre ville, dont les ouvriers du chantier qui restent groupés ensemble et tentent de s’organiser. (…) Sur le pont, l’affrontement dure déjà depuis pus d’une heure. Excédée de ne pouvoir se frayer le passage jusqu’aux bâtiments gouvernementaux de la rue Swierczewski, la foule s’en prend au siège des syndicats, rue Kaliniovski. (…)

E : Devant la gare, les voitures de la milice flambent. Près du comité, c’est une voiture officielle. Deux tramways sont renversés. Rue Hewelisz, les barricades commencent à prendre une taille respectable. (…)

W : Ce même jour, mardi 16 décembre, on commence au chantier de réparation à organiser un peu mieux la grève. Des comités sont formés dans chaque atelier. Des personnes sont désignées pour protéger les installations contre des tentatives de sabotage et des provocations éventuelles : six environ par comité de grève d’atelier. Sur la base de ces comités, un comité de grève d’entreprise est constitué dont je fais partie. J’en fais partie. J’ai, comme les autres collègues élus, la confiance des travailleurs de ma boite. Nous prenons des dispositions pour assurer un service de santé en maintenant ouvert le dispensaire du chantier. (…) On décide de suspendre de ses fonctions le directeur général du chantier de réparations, Mr Zbigniew Gryglewski. (…) Nous sommes en grève, donc tous les ordres doivent émaner du comité de grève ; ainsi, c’est à nous de prendre la responsabilité des personnes et des biens sur tout le chantier. (…) Le Vice-premier ministre (…) a crié à la radio et à la télévision : « les ouvriers des Chantiers sont des hooligans, l’avant-garde des voyous et des bandits. »
(…) Nous avons été reçus par le camarade Hajer, ou par Starzewski, je ne sais plus lequel des deux. (…) Quand les chars quadrillent les rues qui grouillent de miliciens et de soldats, une chose et une seule : annoncer nos revendications. J’ai déclaré que si elles n’étaient pas satisfaites d’ici 48 heures, nous proclamerions la grève générale et qu’ainsi le monde entier apprendrait leurs crimes. Il a répondu que ce n’est pas nous qui disposions de la force. « Notre force, ai-je dit, ne réside pas dans l’armée mais dans la classe ouvrière. Nous sommes 14 millions, vous ne pourrez tous nous abattre. » (…)

Mercredi 16 décembre
E : Plusieurs heures avant l’aube, les chars passent (…) Nous trouvons le chantier encerclé par les chars. Devant le bâtiment de la direction, où tout le monde s’était d’abord rendu, un cortège se forme pour sortir en ville. Au moment où les rangs de tête atteignent la porte du chantier, on entend des rafales de mitraillettes. On pense au début qu’il s’agit d’intimidations, en l’air ou à blanc, mais cette illusion est de courte durée. Des personnes tombent, tuées sur le coup ou grièvement blessées.

J : La grève avec occupation est proclamée au chantier Lénine. On élit le comité de grève. (…) Soudain, les lignes téléphoniques sont coupées. Par haut-parleur, les voitures-radio de la milice diffusent un communiqué nous appelant à quitter les lieux, affirmant aussi que nous ne courrons aucun danger si nous obtempérons. Personne ne bouge. (…) Dans la soirée, nous apprenons que Stanislas Kociolek, ex secrétaire du comité de voïvodie du POUP à Gdansk et Vice-Premier ministre, est apparu devant les caméras de télévision. Il nous a traités de « provocateurs » et de « fauteurs de troubles » et a appelé à la reprise du travail pour le lendemain.

Jeudi 17 décembre
S : Nous entamons notre deuxième nuit de veille au chantier. La nourriture manque ; nous partageons ce que nous avons. (…) La nouvelle nous parvient que l’armée va pénétrer dans le chantier pour nous régler notre compte. (…) les autorités ont lancé un ultimatum définitif. (…) Il se peut même que le chantier soit bombardé par l’aviation. (…) La décision est prise d’arrêter la grève avec occupation et de quitter les lieux.

E : En janvier 1971, nos comités de grève ont repris vie. Des délégations sont allées voir Gierek. J’y étais. Nous avons demandé que la liste des victimes soit rendue publique. Quand on nous a dit qu’il n’y avait eu que 45 morts, nous ne savions plus s’il fallait rire ou pleurer. »

Extraits de « Un chemin d’espoir », autobiographie de Lech Walesa :
« Lorsque j’eus franchi pour la première fois l’entrée des Chantiers (les chantiers navals de Gdansk), moi, la « main d’or » du Parc national des Machines agricoles, je me sentis terriblement perdu. Après avoir passé plusieurs années au milieu des vieilles carcasses de voitures que, par esprit de curiosité, je démontais jusqu’au dernier rivet, j’avais fini par devenir un bon technicien. Aux Chantiers, à peine grimpai-je pour la première fois sur un navire en construction que je me fourvoyai parmi les étages des échafaudages des cales sans pouvoir retrouver par où j’étais venu, et je dus convenir que je n’étais là rien de plus qu’un ouvrier parmi des milliers d’autres. C’était fort désagréable, mais je ne pouvais plus faire marche arrière : j’ai horreur de reculer. (..)
J’ai fait mes débuts à la brigade de Mosinski, une équipe d’électriciens chargée de poser les câbles à bord des navires-usines de pêche. Poser des dizaines de mètres de câbles de la grosseur d’un avant-bras depuis le générateur jusqu’au tableau général de commandes, sur une hauteur pouvant aller jusqu’à 60 mètres, n’est pas chose facile. La longueur du câble, ses coudes, ses ondulations et dérivations devaient tomber pile. (…)
La plupart des ouvriers des Chantiers souffraient de maux d’estomac. Au début, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Mais il pouvait difficilement en être autrement. Se levant tôt le matin sans absorber le moindre petit déjeuner, on travaillait jusqu’à 9 heures, grillant une cigarette de temps en temps, alors que l’effort fourni était considérable. (…)
Les deux premières années de travail aux Chantiers constituaient une période d’essai. Tous ceux qui tenaient ces deux ans avaient des chances de pouvoir continuer. Les dépressions et les départs survenaient surtout durant la première année, au bout de quelques mois. (…)
La production sur les Chantiers est régie par le système du travail aux pièces. C’est un merveilleux moyen, pour la direction, de se décharger de ses responsabilités. Dans un tel système, tout un chacun est intéressé à gagner le maximum. Personne, cependant, n’est là pour livrer là où il faut les matériaux nécessaires. Les Chantiers sont en mouvement perpétuel. (…)
Peu à peu, je parvins à cerner la différence essentielle entre l’activité dans une entreprise aussi dispersée que le Parc national des Machines agricoles et le travail aux Chantiers. (…) Les Chantiers étaient régis par des lois radicalement différentes : chacun y apparaissait comme une petite vis, fraction infime d’une énorme mécanique, tout en représentant une certaine force dont il fallait tenir compte. De cela, tout le monde était conscient. Quand les choses ne tournaient pas rond – et, à ma connaissance, c’était en permanence -, on travaillait dans une atmosphère morose, en état de tension perpétuelle. (…)
Dans les années 60, le régime serra la vis. Cette fois, compte tenu des événements de Poznan de 1956, le pouvoir se garda de mettre son plan en œuvre de façon directe, en réduisant les salaires horaires : il préféra faire donner ses « cerveaux » : économistes, ingénieurs, financiers. Pour faire des économies, ils mirent sur pied le système suivant : désormais, l’ouvrier n’était pas simplement chargé de fabriquer une table, par exemple, mais le temps qui lui était imparti pour la fabriquer lui était imposé. Il n’était plus payé pour fabriquer une table, mais pour consacrer un certain nombre d’heures à cette tâche. (…) Conformément aux dispositions prises en haut lieu, cette politique d’économies se traduisit aux Chantiers par une diminution globale d’environ un million d’heures de travail par an. L’ingénieur, qui ne devait pas dépasser les coûts de production du navire – chiffrés en heures -, était ainsi amené à réduire le temps prévu pour chaque tâche. (…)
Je commençais à bien m’en rendre compte et à le comprendre quand la mort de 22 ouvriers vint alourdir le climat des Chantiers. Ils furent brûlés vifs en faisant des heures supplémentaires dans une cale, dans la fièvre de l’achèvement d’un navire qui devait à tout prix être prêt plus tôt que prévu. (…) Là encore se reproduisait le même scénario qu’à l’école, à l’armée, au Parc de Machines agricoles : de jour en jour, j’avais autour de moi un peu plus de gens pour m’écouter et me souffler ce que j’ignorais encore. Au sein de mon équipe, je me liai d’amitié avec Henryk Lenarciak, (…) amitié qui ne s’était pas démentie en août 1980, quand Lenarciak prit la tête du Comité pour l’édification du monument aux ouvriers des Chantiers tombés en 1970. Avant 1970, les Chantiers vivaient encore sous le coup de la révolte estudiantine de mars 1968, présentée de manière déformée par la propagande officielle. (…) Au lendemain des affrontements entre étudiants et forces de l’ordre, quelqu’un remarqua dans les vestiaires un stagiaire couvert d’ecchymoses causées par des coups de matraques. Nous l’avons promené, le dos nu, à travers les Chantiers en scandant : « Laisserons-nous tabasser nos enfants, enfants d’ouvriers et de paysans ? » Le même jour, les forces de l’ordre furent mises à mal à Wrzeszcz, dans la banlieue de Gdansk. (…) L’émeute n’était plus le fait d’intellectuels, mais d’ouvriers qui avaient pris le parti des étudiants. (…)

Décembre 1970
Nous avons débrayé à l’annonce par le gouvernement de l’augmentation des prix des articles de première nécessité, y compris les denrées alimentaires. Juste avant les fêtes, on avait décrété cette hausse des prix à la consommation alors que l’ouvrier n’arrivait déjà pas à joindre les deux bouts et n’avait plus les moyens de se procurer certains produits de base. (…)
La grève sur les Chantiers navals a démarré le lundi, aux ateliers de mécanique et aux « coques ». Les ouvriers qui y travaillaient avaient fait des stages chez Zulzer, en Suisse, et chez Baumeistr, au Danemark. C’était le sel des Chantiers, l’élite, et ils étaient très unis. Nantis d’un bon bagage de connaissances et d’expérience, ils formaient une équipe parfaitement organisée. Devant les cuisines se retrouvaient les conducteurs d’une trentaine d’engins qui servaient aussi, pendant la pause casse-croûte, à distribuer le café dans les ateliers. Ces conducteurs qui gagnaient un salaire de misère, étaient à la pointe du mouvement. En même temps que le café, ils servirent à tous le mot d’ordre de la grève…
Nous avons rejoint ceux des « coques » pour nous rendre devant le bâtiment de la direction. Nous étions environ quatre mille, peut-être d’avantage. (…) Très vite, la foule rassemblée s’est mise à scander ses revendications à l’adresse du directeur qui, en compagnie du secrétaire du Parti pour les Chantiers, répondait depuis sa fenêtre. (…)
Finalement, nous résolûmes à quelques-uns d’aller trouver le directeur. Une fois chez lui, nous nous sommes placés contre la fenêtre afin qu’on nous voie et nous entende d’en bas. (…) J’ai demandé au directeur s’il était à même d’obtenir la libération des ouvriers arrêtés la veille, et s’il était en mesure de faire rapporter l’augmentation des prix des denrées alimentaires. (…) Sa réponse fut négative. Dans son bureau, il y avait un porte-voix. Je m’en suis emparé pour faire part à la foule de ce que je venais d’entendre. Et j’ai demandé : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Ceux d’en bas se sont écriés : « On y va ! » (…)
Un groupe s’est dirigé vers le commissariat de police de la rue Svierczewskiego (…) je me retrouve devant le commissariat de police. (…) Je demande à le voir (le commissaire). (…) Je déclare que je suis venu chercher les nôtre : s’ils sont libérés sur le champ, tout va se passer dans le calme, car nous ne cherchons pas la bagarre. (…) Un moment je parviens à calmer la foule. Je dis que la milice est d’accord pour relâcher les nôtres sans affrontement. (…) La milice se met à charger des deux côtés, encerclant carrément la foule. J’entend crier à mon adresse : « Traître ! Salaud ! « Les gars sont persuadés que je les ai menés en bateau. (…) J’entends les gens crier que je les ai trompés, que je ne suis qu’un mouchard, un espion. (…) Je retourne au commissariat de police dont je me suis esquivé une heure plus tôt. La milice a réussi à disperser la foule, à moins que les gens ne soient partis d’eux-mêmes. Le bâtiment est en feu… Je réalise que la situation devient dangereuse. (…) le premier venu n’aura aucun mal à les inciter (les ouvriers) à la violence. Il faut faire quelque chose. Je vais voir ce que fabrique la milice. Je retourne rue Svierczewskiego, au commissariat, et y rencontre un commandant. Je lui demande ce que comptent faire les autorités : « Les magasins sont pillés, les gens se saoulent. S’ils continuent à picoler, ça va faire du vilain. » Il me répond qu’il n’en sait trop rien, mais qu’à l’intérieur se trouve quelqu’un qui peut me répondre. C’est un civil. Je lui repose ma question sur ce que comptent faire les autorités. (…) « Nous nous en occupons », me répond-il. Il me montre du doigt les munitions qu’il est en train de distribuer. Des étuis en carton contenant une vingtaine de balles.
Qu’est-ce que vous êtes en train de mijoter ? Mais c’est un … Des Polonais tirer sur des Polonais ?
Comment s’en sortir autrement ? Vous voyez une autre solution ?
Je pense en avoir une
Laquelle ?
J’essaie d’en improviser une à toute allure et lui répond :
On ne pourra s’en sortir qu’en s’organisant. Il faut faire le tour de la ville à pied ou à bord d’une voiture découverte. Il faut que ce soient des ouvriers des Chantiers, des copains, des anciens. Qu’ils disent aux ouvriers de se réunir sur leur lieu de travail et d’y choisir des délégués avec lesquels pourront s’ouvrir des négociations.
J’arrête tout, dit le civil après m’avoir écouté. (…)
Dès mon arrivée dans l’atelier, mes copains me choisissent comme délégué. Avec ceux des autres ateliers, nous nous retrouvons dans le bureau de la direction pour constituer un comité de grève. Nous sommes plutôt nombreux. Ma candidature est avancée pour faire partie de ce comité qui ne doit compter que trois membres. (…) Me voici élu président. (…) Je refusais de prendre seul la direction de cette grève. Elle fut dirigée par une équipe qui changea sans cesse, qui n’avait pas de conception cohérente et se montrait trop molle dans les pourparlers. Ce fut un échec. (…)
Le mercredi matin, (…) les Chantiers étaient bouclés par l’armée. (…) les gens réagissaient diversement, mais la plupart sifflaient les soldats. Une femme s’est approchée d’eux en criant : « Alors les enfants, commença vous allez nous tirer dessus ? » Quelque chose en nous venait de se briser. (…) Dans notre atelier, nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour empêcher les ouvriers de descendre. Ailleurs, il n’en allait pas toujours ainsi. Certains se regroupaient déjà pour débouler dans le rue, ce qui était d’ailleurs impossible, les grilles d’entrée, bien qu’ouvertes, étant bloquées par l’armée. Le chef de notre atelier, Lesinievski, Lenarciak, Suzko et moi-même nous nous rendîmes chez Zaczek, le directeur. Nous voulions négocier avec les responsables régionaux de la Sécurité afin d’éviter que la troupe n’ouvre le feu. (…) c’est en revenant dans l’atelier que j’entendis les premiers coups de feu. (…) Un meeting houleux s’était tenu sur l’esplanade devant le bâtiment directorial. On racontait que les ouvriers, curieux d’apprendre ce qui se passait, serrèrent de près les premiers rangs (…) Un ouvrier se détacha alors de la foule et s’adressa aux soldats. (…) Des sommations furent lancées mais la foule continua d’avancer. Un officier donna alors l’ordre de charger. (…) Oui, c’était bien l’arme et la police polonaise, ce sont nos soldats qui ont tiré. Nous ignorons combien ont été tués. (…) Nous avons tenté de nous organiser. Un comité a été élu, puis un autre, composé de sept à dix membres, lui a succédé. (…) Les chars piaffaient d’impatience devant les grilles d’entrée (…) Les blindés, les cordons de la milice, ceux de l’armée avaient également pris position autour des autres Chantiers. Les canons des chars étaient pointés sur nos ateliers. (…) Les gars de l’atelier de soudure se mirent alors à réfléchir au moyen de faire sauter un char à l’aide d’une bombe à acétylène. .. Nous avons dû abandonner la place. (…) Lorsque nous quittâmes les Chantiers, l’armée et la milice nous cédèrent le passage. Nous fûmes ainsi vingt mille à sortir, et non pas six mille, chiffre que l’on nous avait communiqué peu auparavant. L’immense cohorte n’en finissait pas de se dérouler…
C’est à Gdynia que les événements de décembre se sont le plus fortement gravés dans les mémoires. Rien d’étonnant à cela. C’est là qu’il y eut le plus de victimes, que le parjure du pouvoir bouleversa le plus les gens. (…) Le mardi 15 décembre, la foule des salariés des entreprises de Gdynia, après avoir attendu en vain devant le Comité de ville du Parti, s’était regroupée devant le siège du PMRN (Conseil national pour la ville de Gdynia). Jan Marianski, à l’époque président de ce conseil, (…) après avoir signé avec les délégués ouvriers un protocole d’accord, (…) fit arrêter le Comité inter-entreprises de grève de la ville de Gdynia. Vint ensuite cette dramatique journée du jeudi : le feu des mitrailleuses ouvert sur les ouvriers qui se rendaient au travail. (…) Et, pour finir, les enterrements de nuit opérés par la milice. (…)
A Szcecin, le 17 décembre, les ouvriers du chantier « Waeski » descendirent dans la rue sans s’être fixé de but bien précis. Une heure plus tard se forma un autre rassemblement constitué par les ouvriers du chantier « Gryfia », séparé du premier par un canal. Mis au courant, le Premier secrétaire du Parti pour la région, Walasek, prit ses cliques et ses claques et déguerpit du Comité régional. Ses collègues lui emboîtèrent le pas, si bien que les ouvriers trouvèrent le bâtiment vide. Ils le mirent à sac et l’incendièrent. Puis, ils prirent d’assaut le Commissariat régional de la Milice et le siège du Conseil régional des syndicats ouvriers, mettant le feu à ces deux bâtiments qui ne brûlèrent pas complètement. (…) Durant cette même nuit, les chars prirent position aux points névralgiques de la ville, y compris devant le chantier « Warski ». Le 18 décembre, la grève avec occupation fut proclamée sur les deux chantiers navals. Des comités de grève furent élus. D’un commun accord, ils rédigèrent 21 revendications dont voici quelques-unes :
1°) dissolution du Conseil central des syndicats
2°) création de syndicats indépendants
3°) baisse des prix à leur valeur antérieure
4°) augmentation des salaires de 30%.
La grève générale gagna alors toute la ville. Le chantier naval « Warszava » devint le centre de ralliement des grévistes et de tous les gens solidaires du mouvement. (…)
Le 20 décembre furent signées les « résolutions » qui étaient censées mettre fin à la grève. Mais lesdites « résolutions » avaient été si bien vidées de leur substance qu’elles furent rejetées par la majorité des grévistes et le mouvement repartit de plus belle. Au chantier « Warski » eut lieu une scission : environ mille ouvriers rentrèrent chez eux. Dans la nuit du 20 au 21, le comité de grève coopta 5 nouveaux membres, dont Edmunt Baluka. Le 22, à dix heures du matin, la grève dut être interrompue à cause de l’épuisement des grévistes. (…) Le 22 janvier, au chantier « Warski », la grève éclate à nouveau, aussitôt suivie par la ville entière. (…) Des tracts lancés par hélicoptère informent qu’un petit groupe de terroriste retient le personnel de force. (…) Au quatrième jour de grève, les autorités cèdent : les prix d’avant le 12 décembre 1970 sont rétablis. (…) L’ordre de licencier tous ceux qui étaient descendus dans la rue arriva aux Chantiers navals de Gdansk et de Gdynia. Aux Chantiers « Commune de Paris » de Gdynia, on licencia jusqu’à 800 personnes. A ceux de Gdansk, on n’en vira que 18 (…)

En 1976, voyant que les choses allaient de mal en pis, que de nouveaux soulèvements étaient inévitables, je décidai de faire une déclaration en mon nom propre, mettant à profit la campagne des élections syndicales sur les Chantiers (…) Je ne fus pas licencié sur le champ, on m’a seulement donné congé.
Tout cela coïncida avec l’annonce, en juin 1971, de la hausse des prix des denrées alimentaires de base. Aux Chantiers, le temps vira à l’orage. Pourtant, cette fois, ce ne fut pas Gdansk, mais Radom et Ursus qui infléchirent le cours des événements en Pologne. Là-bas, tout se passa selon le scénario qu’avait connu Gdansk en 1970. (…) C’est dans cette atmosphère que, peu après les évènements de Radon et Ursus, fut fondé le Comité de défense des ouvriers (KOR). Les intellectuels essayèrent de faire ce que nous n’étions pas parvenus à faire aux Chantiers : nous organiser pour nous défendre nous-mêmes et enrayer une catastrophe en marche. (…)
Après mon départ des Chantiers, les soucis financiers commencèrent à pleuvoir sur nous et je me fis embaucher sans tarder dans une entreprise de réparations mécaniques, la « Zremb », située non loin de chez nous. (…) Durant le premier semestre de 1978 commencèrent à circuler les premiers numéros d’un journal bimensuel des Syndicats libres, Robotnik (« L’Ouvrier »). Il était rédigé par une petit groupe de gens qui affichaient bien haut leurs idées : le journal comportait un encadré avec les noms et adresses de toute la rédaction. (…) Je n’étais pas là quand fut élaborée la déclaration annonçant la création des syndicats libres à Gdansk. (…) La même idée avait fait son chemin en différents endroits de Pologne : Kazimierz Switon et ses amis avaient organisé les premiers Syndicats libres dans la région industrielle de Silésie. (…) J’attends qu’un groupe se constitue, auquel je puisse me joindre. Je tombe alors (…) sur un numéro de « L’ouvrier du Littoral ». (…) Un autre groupe formé d’anciens lycées et connu comme le Mouvement de la Jeune Pologne consacre son action à la commémoration des événements de décembre 70 à Gdansk. (…)
Alors que je travaillais à la « Zremb », je fus élu délégué à la KSR (Conférence pour l’Autogestion des Travailleurs, organisation fondée par le gouvernement pour répondre au besoin d’organisation des travailleurs). (…) A une conférence (…) : « J’ai là un recueil de pensées, une brochure de Jacek Kuron, où il écrit que ce que vous dites là est une pure absurdité. » (…) peu après, je suis licencie. (…) »

Sur les grèves de 1976
Extraits de « La révolte ouvrière de juin 1976 » par le Comité de défense des ouvriers KOR, tiré de « La Pologne, une société en dissidence » :
« Le gouvernement annonce le 25 juin la hausse des prix de la plupart des produits alimentaires, bloqués depuis la fin de 1970. La viande et les charcuteries vont augmenter de 60%, le sucre de 100%, le beurre et les fromages de 50%, le poisson de 69%, les légumes de 30% et les volailles de 30%. Seuls restent bloqués les prix du pain et du lait. Les ouvriers de Radom et Ursus et autres villes industrielles arrêtent, le 25 juin, le travail et sortent dans la rue.
Ursus
Dans les premières heures du vendredi 25 juin, presque tout le personnel des Ateliers mécaniques d’Ursus (fabrique de tracteurs) se met en grève. Vers neuf heures, les ouvriers quittent les ateliers et se rassemblent devant les bâtiments de la direction. Ils demandent que les représentants des instances les plus élevées viennent négocier avec eux. Cette revendication ayant été rejetée par la direction, les ouvriers sortent sur les voies de chemin de fer voisines et bloquent les lignes Varsovie-Kultno (c’est-à-dire la ligne internationale Moscou-Varsovie-Berlin-Paris) et Varsovie-Skiernievice. Des trains sont bloqués ; parmi eux un train international. Des rails sont démontés. Une locomotive est poussée sur le ballast. Un wagon de marchandises contenant des œufs est saisi et son contenu réparti entre grévistes et passants. Un autre wagon contenant du sucre est arrêté et une partie de son chargement distribuée. Vers vingt heures, le Premier ministre, dans une allocution radiodiffusée, annonce l’annulation de la hausse des prix. Des ouvriers commencent à rentrer chez eux. C’est à ce moment que les détachements de la milice les attaquent avec des grenades offensives et des gaz lacrymogènes ; ils se frayent un chemin à coups de matraques, assomment à coups de pieds ceux qui gisent à terre. Un total de deux à trois cent personnes sont arrêtés cette nuit-là. (…) Ceux qui, à la suite des mauvais traitements subis, étaient hors d’état de marcher, sont traînés par les pieds et jetés dans une voiture de police. (…) Les personnes arrêtées sont accusées d’avoir attaqué les miliciens, d’avoir désobéi aux ordres de dispersion et d’avoir gravement endommagé des boutiques et des wagons de chemin de fer – accusations non fondées dans la plupart des cas. (…) Quelques jours plus tard, tous les ouvriers qui ont été arrêtés sont congédiés sans préavis (…) Ceux qui habitaient dans des logements ouvriers appartenant à l’usine doivent décamper le jour même de leur licenciement. (…) Les 16 et 17 juillet, le tribunal de la voïvodie de Varsovie juge sept ouvriers accusés d’avoir fait dérailler une locomotive électrique. Aucun d’entre eux n’avait de condamnation antérieure à son casier. (…) Les accusés sont condamnés à des peines de trois, quatre, quatre et demi et cinq ans de emprisonnement. (…)

Radom
Vers dix heures du matin, nous sortons pour aller à l’usine de conserves de viande. A l’extérieur se forme un cortège de camions chargés de viande pour montrer qu’il y en avait beaucoup. Personne n’en vole. Les camions sont ramenés à l’intérieur aussi pleins qu’ils étaient sortis. Vers onze heures, le cortège descend dans la rue, chantant « L’Internationale » et l’hymne national. On crie : « Non à la hausse des prix ! » La plupart des manifestants sont des jeunes. Le cortège est tout à fait ordonné et pacifique. (…) Puis on arrive au siège du comité de voïvodie du parti. Les ouvriers envahissent le bâtiment. (…) Il y a alors une esquisse de négociation : les manifestants exigent des négociations avec le Comité central et l’annulation de la hausse des prix. Une réponse est attendue dans les deux heures. Vers midi, la direction du parti établit un pont aérien. Les effectifs de l’école de sous-officiers de la milice et des services de sécurité de Pila arrivent à l’aéroport militaire de Radom avec un armement spécial pour combats de rue. Les unités spéciales arrivent avec des appareils de l’armée, des quadrimoteurs du type Ukraine et des bimoteurs. Des unités de milice de Lublin, Rzesrow, Tarnobzeg et d’autres villes foncent sur Radom, phares allumés, à cent à l’heure. Beaucoup plus tard arrive aussi l’unité spéciale de milice de Golendzinow. Les unités de la milice arrivent par compagnie, en formation d’assaut, en tout mille hommes environ, casqués, armés de gourdins de 85 centimètres et de lance-grenades lacrymogènes. Des fusées éclairantes sont également tirées sur la foule. (…) Vers cinq heures, la milice arrive avec des lances d’incendie et des tubes lance-grenades à gaz. Ils progressent en rangs serrés par la rue Slowacki en direction du comité de voïvodie. Les manifestants mettent le feu aux voitures qui servent de barricade, se dispersent sur les côtés et commencent à attaquer la milice sur ses arrières. Une fois dispersée la manifestation devant l’immeuble du comité de voïvodie du parti, on commence à se rassembler autour du siège des bureaux de la voïvodie. Vers cinq heures de l’après-midi, deux morts, couverts de sang, sont transportés sur des voitures de trolleybus le long des rues. Les gens serrent les poings et tiennent bon. Vers vingt-trois heures, les forces de sécurité et le parti restent maîtres du terrain à Radom. Quelques milliers de personnes ont été arrêtées. (…) Toutes les personnes arrêtées furent brutalement maltraitées au moment de leur arrestation ou de leur interrogatoire par la milice. Un ouvrier est mort des tortures subies lors de son interrogatoire. (…)

Plock
Vers dix-sept heures, un cortège composé de quelques dizaines de manifestants est parti des Etablissements de raffinerie et de pétrochimie de Mazovie. Au cours du trajet de quelques kilomètres pour arriver à la ville, des gens se sont mêlés aux manifestants. (…) la foule a fait le siège du bâtiment de voïvodie du parti. (…) Une voiture fut envoyée, avec un mégaphone annonçant que la hausse avait été annulée. Personne ne crut à cette nouvelle et, dans un mouvement de colère, les gens renversèrent la voiture et malmenèrent le conducteur. Une partie de la foule se mit à lancer des pierres dans les vitres. D’autres se ruèrent dans le hall, d’où, au bout d’un instant, ils furent repoussés. Des divisions de la milice, probablement venues de Lodz, entrèrent en action et dispersèrent la foule.

Gdansk
Le département W4 des électriciens fut le premier à envoyer une délégation d’ouvriers à la direction. Le directeur des docks accepta de rencontrer les travailleurs. (…) Les ouvriers demandèrent l’annulation de la hausse des prix ou sa réduction ; ils firent remarquer que le problème du logement n’était toujours pas réglé. En réponse, le directeur les menaça de licenciement, mais on ne lui permit pas de terminer son intervention et on lui reprit le micro. (…) Le groupe de représentants des travailleurs des docks, qui s’était formé spontanément, alla au micro et lança le mot d’ordre de grève si le lendemain à sept heures la direction n’avait pas accordé satisfaction aux exigences des travailleurs. Cela dura donc jusqu’à quatorze heures. On ne travailla plus, jusqu’à la fin de la journée, sur les chantiers navals.
Le 26, au soir, Piotr Jaroszovicz, Premier ministre annonce dans une brève allocution radiotélévisée qu’il s’est adressé au Parlement de la République pour lui demander d’annuler la hausse des prix.
Le comité de défense des ouvriers victimes de la répression consécutive aux événements du 25 juin 1976 lance l’appel suivant :
« La protestation des ouvriers contre l’augmentation des prix reflète l’attitude de la population tout entière ; elle a entraîné des poursuites brutales. A Ursus, à Radom et dans d’autres villes de Pologne, on a battu, frappé à coups de pied, emprisonné les manifestants. Des licenciements ont été pratiqués sur une grande échelle, ce qui, en plus des arrestations, a frappé les familles des victimes de la répression. (…) Les victimes de la répression actuelle ne peuvent compter sur aucune aide ou défense de la part des organismes dont ce devrait être la tâche, par exemple les syndicats, dont le rôle est lamentable. Les agents de la protection sociale, eux aussi, refusent toute aide. Dans cette situation, c’est la population, au service de laquelle les personnes victimes de la répression se sont exposées, qui doit assumer ce rôle. En effet, la population n’a d’autres moyens de défense contre l’arbitraire que la solidarité et l’aide mutuelle. C’est pourquoi les personnes soussignées décident de constituer le présent « Comité de défense des ouvriers », afin de prendre l’initiative de toutes les formes de défense et de soutien. »

Des théoriciens de la réforme de la Pologne :

Leszek Kolakowski dans des extraits de « Thèses sur l’espoir le désespoir » (octobre 1966) :
« Résumons, tout d’abord, les principaux arguments avancés d’ordinaire par ceux qui soutiennent que le système communiste sous forme actuelle est irréformable. Les tenants de cette thèse affirment que la principale fonction sociale de ce système est le maintien du pouvoir incontrôlé monopolisé par l’appareil dirigeant (…) Le monopole d’un pouvoir despotique ne peut pas être supprimé partiellement. (…) Seules des catastrophes brutales et périodiques peuvent conduire à des modifications (…) Les fonctions fondamentales de ce système social sont dirigées contre la société qui se trouve démunie de toute forme institutionnelle d’autodéfense. Dès lors, l’unique transformation concevable est une révolution violente. Qui plus est, cette révolution ne peut être envisagée qu’à l’échelle du système socialiste mondial, puisque la supériorité militaire soviétique, comme le montre l’expérience, sera toujours mise à profit pour étouffer toute tentative révolutionnaire locale. Une telle révolution aurait pour conséquence – selon les espoirs des uns – une société socialiste, au sens défini par la tradition marxiste (c’est-à-dire la gestion sociale des processus de production et de répartition, impliquant un système représentatif), ou – selon l’espoir des autres – le passage au modèle occidental de capitalisme qui, face à la faillite économique et idéologique du socialisme, serait l’unique voie de développement digne de confiance. (…)
Si je me prononce pour l’idée « réformiste », je n’entends nullement par là qu’on peut identifier le réformisme avec l’emploi des moyens « légaux » opposée aux moyens « illégaux ». Cette distinction est proprement impossible dans une situation où ce n’est pas le droit qui décide de la légalité mais l’interprétation arbitraire de lois confuses par la police et les autorités du parti. Là où les dirigeants peuvent, s’ils le veulent, arrêter et condamner des citoyens pour détention d’un livre « illégal », pour une conversation en petit cercle sur des sujets politiques ou pour des opinions exprimées dans une lettre privée, la notion de légalité politique n’a aucun sens. Le meilleur moyen de réagir contre les poursuites pour ces genres de « délits » est de les commettre en très grand nombre. Si je parle d’orientation réformiste, c’est au sens d’une foi dans la possibilité de pressions partielles et progressives efficaces exercées dans une perspective de longue durée, c’est-à-dire dans la perspective de la libération sociale et nationale. Le socialisme despotique n’est pas un système absolument rigide, de tels systèmes n’existent pas. Des indices de souplesse sont apparus au cours des dernières années dans des domaines où régnait naguère l’idéologie officielle : les fonctionnaires du parti ne prétendent plus connaître mieux la médecine que les professeurs de médecine, bien qu’ils continuent à connaître la littérature mieux que les écrivains. (…) Le principe de la nature irréformable du système peut donc servir d’absolution anticipée à la lâcheté et à la passivité. Le fait qu’une grande partie de l’intelligentsia polonaise se soit laissée convaincre de la totale rigidité du système honteux dans lequel elle vit est sûrement en grande partie responsable de la passivité dont elle a fait preuve au moment du combat dramatique livré par les ouvriers polonais en décembre 1970. (…) »

Adam Michnik dans des extraits de « Une stratégie dans l’opposition polonaise » (1977) :
« Les événements historiques que nous désignons sous le nom d’Octobre polonais ont été la source principale d’un espoir d’évolution du système communiste. Cet espoir d’exprimait par deux visions ou concepts d’évolution, que nous appellerons « « révisionniste » et « néo-positiviste ».
La conception révisionniste reconnaissait une certaine possibilité d’évolution à l’intérieur du parti. Jamais formulée sous forme de programme politique, elle impliquait la possibilité d’humanisation et de démocratisation du système d’exercice du pouvoir, ainsi que la capacité d’assimilation par la doctrine marxiste officielle de certaines notions des sciences humaines et sociales actuelles. Les révisionnistes désiraient agir dans la cadre du parti communiste et de la doctrine marxiste. (…)
L’autre concept d’évolution, Stanislaw Stomma, l’un de ses meilleurs représentants l’appelait orientation « néopositiviste ». C’était une tentative d’appliquer la stratégie que Roman Dniowski avait préconisée, au début du 20e siècle, aux conditions politiques nouvelles. Dirigeant du groupe catholique Znak, Stalinaw Stomma prenait en considération les facteurs géopolitiques du pays, comme son catholicisme, partie intégrante et indispensable de la vie publique polonaise. (…) La conception évolutionniste de Stomma différait considérablement du révisionnisme. Son néopositivisme impliquait surtout la loyauté à l’égard de l’URSS, considéré comme la puissance russe d’autrefois, tout en rejetant la doctrine marxiste et l’idéologie socialiste. (…) Cependant, révisionnistes et néopositivistes se rejoignaient : pour réaliser leurs projets, les uns et les autres, comptaient sur des changements venant d’en haut ; ils s’attendaient à une évolution du parti, résultat de la politique réaliste de dirigeants intelligents. Ils n’envisageaient pas de forcer cette évolution par une pression sociale continue et organisée ; ils misaient sur la raison du prince communiste plutôt que sur la lutte pour l’établissement d’institutions souveraines aptes à contrôler le pouvoir. (…)
Les événements du mois de mars 1968 ont marqué la limite du révisionnisme. A ce moment-là, le lien qui unissait l’intelligentsia révisionniste du parti fut définitivement coupé : on ne pouvait plus compter sur une démocratisation de la direction du parti. (…) Penser jusqu’au bout le révisionnisme et le néopositivisme mène inévitablement à accepter lors du conflit le point de vue du pouvoir. En effet, toute solidarité avec les ouvriers en grève, avec les étudiants qui manifestent, avec les intellectuels contestataires remet en question les stratégies révisionnistes, cherchant à agir à l’intérieur du parti, et celles des néopositivistes, qui préconisent la politique de l’entente. Le conflit ouvert, les deux stratégies se trouvent brusquement privées d’une composante essentielle : la référence au pouvoir.
Le dilemme des mouvements de gauche du 20e siècle « réforme ou révolution » n’est pas un dilemme pour l’opposition polonaise. Postuler un renversement révolutionnaire de la dictature du parti, s’organiser dans ce but, serait aussi irréaliste que dangereux : on ne peut pas compter sur le renversement du régime tant que la structure politique de l’URSS est ce qu’elle est. Dans un pays où la culture politique et les normes démocratiques sont presque absentes, des activités conspiratrices ne peuvent qu’aggraver les maux de la société sans apporter des résultats bénéfiques. (…) A mon avis, la seule voie à prendre pour les dissidents des pays de l’Est est celle d’une lutte incessante pour les réformes en faveur d’une évolution qui élargira les libertés civiques et garantira le respect des droits de l’homme. L’exemple polonais démontre que la pression exercée sur le pouvoir apporte des concessions non négligeables. L’opposition polonaise (…) compte sur des changements progressifs et partiels plus que sur un renversement violent du système en place. (…) La nouvelle stratégie de l’opposition implique des changements lents et progressifs. Cela ne signifie pourtant pas que ce mouvement sera toujours pacifique ni qu’il pourra éviter de faire des victimes. (…) »

Extraits de Jacek Kuron dans « Pour une plate-forme unique de l’opposition » (1976) :
« Nous commencerons par définir le système en termes généraux. Ensuite, nous procéderons à une discussion des buts de l’opposition et à une analyse des conditions dans lesquelles elle doit travailler. (…)
Dans un système totalitaire, le pouvoir et le peuple sont séparés. Tout le pouvoir de proposer, de réfléchir et de décider réside exclusivement dans le gouvernement. Les gens sont destinés à former une masse amorphe, dépourvue de droits personnels quels qu’ils soient. Ce système met en danger notre survie nationale et si, par souveraineté nationale nous entendons la capacité pour la nation à décider de son propre destin, le système est contraint de la détruire. Le système totalitaire a été imposé en Pologne il y a quelques trente ans par les forces armées de l’Union soviétique avec l’approbation des puissances occidentales, en particulier, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. La stabilité du système est garantie par la propension déjà démontrée trois fois par l’Union soviétique à se réimposer par la force à toute nation qui tenterait de se libérer. Nous ajouterons que ce sont là des raisons sérieuses pour penser que le gouvernement polonais doit se prêter à toutes les décisions importantes prises par la direction soviétique. L’Etat polonais n’est pas souverain et, dans l’esprit de notre peuple, c’est là le mal qui est à la racine de notre vie politique. (…) L’opposition lutte pour la souveraineté du peuple et de l’Etat polonais. Retenons pour le moment cette définition, quoique je suis d’accord avec ceux qui pensent que nos objectifs ne peuvent être pleinement réalisés dans notre situation géographique et politique actuelle. (…)
Le mouvement paysan est né de besoins personnels et particuliers. Mais, en défendant la propriété privée, il prenait également position pour l’indépendance de la vie villageoise et il préservait l’agriculture d’une dévastation plus grave. C’est ainsi qu’il bénéficia à la totalité de la communauté. Je considère également le mouvement de protestation des travailleurs pour la défense de leurs salaires en termes de pouvoir d’achat réel comme socialement bénéfique. Des grèves locales éclatent assez souvent (…) Ces grèves sont brisées avec une grande promptitude par la police dépêchée par le parti, l’administration et les syndicats. (…) A trois occasions durant les trente dernières années, les grèves ont donné toute sa dimension à un mouvement social : en 1956-57, en 1970-71 et en 1976. Les travailleurs ont payé un prix très lourd, mais ces trois mouvements se sont terminés par une victoire. (…) Le troisième exemple de mouvements de protestation sociale est l’activité des fidèles dans la défense de l’Eglise catholique. Je pense ici aux participations massives aux processions, aux pèlerinages, aux activités paroissiales et également aux démonstrations et même aux manifestations pour la défense des constructions d’églises (…)
L’opposition doit immédiatement commencer à organiser un certain nombre de groupes liés exprimant une variété de points de vue la plus large possible. En premier lieu, il faut une représentation organisée des travailleurs industriels, en particulier ceux qui sont employés dans les très grandes entreprises. L’organisation devrait commencer au niveau de l’usine et s’étendre ensuite. Ses revendications devraient s’entourer des avis de professionnels de l’économie, d’ingénieurs, d’hommes de loi et de sociologues. (…) Le plus important, et peut-être le plus spécifique, des revendications actuelles concerne la pleine réintégration des travailleurs licenciés après le 25 juin et une amnistie pour ceux qui ont été condamnés pour des actes en relation avec les événements de juin. Pour que cette demande soit entendue et acceptée, il est nécessaire de disposer du soutien uni d’une organisation de travailleurs de l’industrie. »

Sur la grève de 1980
Extraits de « Gdansk, la mémoire ouvrière » de Jean-Yves Potel :
« Un des gars a collé des affiches dans les vestiaires entre cinq et six heures du matin. Les gens surent ainsi que la grutière Anna Walentynowicz avait été licenciée, cinq mois avant la retraite, pour avoir défendu les ouvriers. C’était cela la « faute grave » dont la direction l’accusait. Décorée des croix du Mérite de bronze, d’argent et d’or, elle avait derrière elle trente ans de travail irréprochable. Le tribunal avait annulé le licenciement, mais le directeur refusait de la réintégrer. Anna Walentynowicz avait fait partie du comité de grève en 1970. Ici, sur le Littoral, ce sont les choses qui comptent.
C’est la grève. Ce seul mot a suffi pour faire sortir du monde de la cale des constructions, des nefs de montage et des autres ateliers. Certains ont hésité, mais au bout d’une demi-heure la plupart ont laissé tomber leurs outils et se sont rendus sur la grande place du chantier, précédés d’une banderole où l’on venait d’inscrire « 2000 zlotys d’augmentation – Une prime de vie chère – Réintégrez la grutière Walentinowicz ! » Sur la place, tous se sont tus pour une minute de silence en hommage aux ouvriers du chantier tombés en 1970. Lech Walesa a fait son apparition. Ouvrier électricien, licencié lui aussi pour faits de grève en 1976, participant actif des grèves de 1970-1971, il a escaladé les grilles pour rejoindre les grévistes. On a crié « Hourrah ! ». Un discours a été improvisé du hait d’une excavatrice. Le directeur principal, Gniech, y est monté à son tour pour tenter de convaincre les gens de reprendre le travail. Sans succès ; les cris ont couvert sa voix. Lech Walesa a proposé une grève avec occupation. Chacun avait ses raisons de la faire, tous l’ont soutenue. (…)
La grève a déferlé comme une vague, chacun y a adhéré de son côté en compagnie des collègues de l’atelier. (…) On buvait beaucoup trop au chantier des derniers temps (…) Les piquets de grève brisaient les bouteilles de bière et de vodka aux portes du chantier. Cette mesure, d’ailleurs, a impressionné tout le monde. La direction de la grève n’a fait aucune exception. Après trois jours de grève, les négociations avec la direction ont abouti à un accord. En son propre nom, le directeur a accordé une augmentation de 1500 zlotys, sur les 2000 demandés. Cet après-midi là, nous étions devant la grille de l’entrée quand Lech Walesa annonça que la grève prenait fin. La nouvelle que les revendications seraient satisfaites avait déjà fait le tour de la ville. Pour les délégués des autres usines, l’arrêt du mouvement au chantier était catastrophique. On ne leur avait rien promis, à eux. Les représentants de 21 entreprises en grève sont venus au chantier Lénine pour faire pression sur les ouvriers : « Nous vous avons apporté notre appui. A vous maintenant de nous donner le vôtre. » Un délégué de WPK a demandé que la grève continue, ici comme ailleurs, et pas mal de gens l’ont applaudi. Dans ce cas, a dit Walesa, je reste avec vous. Je vous ai promis de sortir le dernier. Entre-temps, la plupart des travailleurs du chantier, à l’appel du directeur, avaient quitté les lieux.
(…) Le samedi, tard dans la soirée, les délégations présentes au chantier constituent un comité de grève interentreprises. Ce comité, le MKS, élabore une liste de revendications qui, dans sa version finale, comportera 21 points. Le premier est essentiel : c’est l’acceptation des syndicats libres, indépendants du parti et des employeurs. La deuxième, c’est le droit de grève. Voilà les garanties pour lesquelles la lutte continue. Ce sont les seules qui, si elles sont acquises, pourront donner aux travailleurs la certitude que les échecs, les pièges du passé ne se répèteront pas. Suivent ensuite, jusqu’au point 6, les revendications relevant du domaine de la démocratie : la liberté d’expression, la réintégration des licenciés pour faits de grève ou délit d’opinion et la libération des prisonniers politiques ; une information complète et permanente sur la situation socio-économique du pays et une discussion publique sur les programmes de réformes. (…) Les points suivants mis en avant par le MKS concernent justement ce socialisme-là : l’accès aux logements, aux crèches et aux maternelles, le droit à la santé, aux jours de repos, à un salaire convenable pour un travail honorable, à une retraite méritée. L’exigence, également, que se réduise le fossé entre les très pauvres et les très riches, entre les spoliés et les privilégiés, que tous puissent vivre décemment. (…) Au fil des heures passées ici, se renforce l’impression que la grève s’est donnée un groupe de leaders solides décidés à aller jusqu’au bout. La liste des « 21 Tak » - « oui aux 21 revendication » - est colportée d’une rue à l’autre dans les Trois-Villes. On la colle partout, sur les poteaux, les murs et les palissades. Ses formules nettes, carrées, peuvent sembler provocantes à certains, car les gens n’en ont guère l’habitude. Aucune réaction de la part des autorités. Cependant, l’atmosphère, on le sent, est devenue pesante. Il fait lourd, l’air est chargé d’électricité.
Premier dimanche, première messe aux grilles du chantier. Le prêtre qui fait l’office prononce des paroles d’apaisement. Il appelle au calme, à la dignité. Quelques milliers de personnes sont agenouillées. Beaucoup ont pleuré. (…) La nuit précédente, les grévistes ont construit une croix en bois. Après la messe, ils l’ont emmenée au-delà de la porte principale, là où devra s’élever un monument aux ouvriers tombés en décembre 1970. (…)
Dans la salle du praesidium du comité de grève, on a installé la maquette (du futur monument aux morts) et les dons ont commencé à affluer pour la réalisation du projet. Un extraordinaire élan de générosité du littoral, puis de toute la Pologne.
Lundi 18 août, nombre de ceux qui avaient quitté le chantier samedi y sont revenus. (…) Au chantier Commune de Paris à Gdynia, ce sont les jeunes qui tiennent la barre de la grève. Les principes ont été plus sévères, les divisions plus rigoureuses. (…) Les tièdes, les hésitants, on ne les a pas laissé entrer. (…)
Le directeur empêche le MKS d’accéder à la radio intérieure. Il fait également couper le circuit d’alimentation des hauts-parleurs de la porte numéro 2 pour contrer la popularisation de la grève vers l’extérieur. D’un avion, on lance des tracts : « La grève au chantier s’est conclue sur un accord. Elle est poursuivie par des irresponsables, alors qu’une large majorité entend reprendre le travail. » (…) Un coup très dur, c’est la coupure des lignes téléphoniques qui isole les Trois-Villes du reste du pays. Pendant ce temps-là, la milice s’active. Elle arrête les voitures qui se dirigent vers le chantier et celles qui en viennent, fouille les passagers, relève l’identité des conducteurs, et ceux qu’ils transportent. Les miliciens ne sont pas armés mais multiplient les intimidations. (…)
Bientôt, toutes les entreprises de la voïvode ont rejoint le MKS. Le mouvement est irrésistible et cependant les manœuvres de dernière heure ne manquent pas. (...) Samedi 23 août, dixième jour de grève. Lech Walesa se met derrière la table du praesidium. (…) Les négociations préparatoires commencent, pour le moment à l’échelon du voïvode. (…) Le 28 août s’engage le troisième tour des négociations avec la commission gouvernementale. Le vice Premier ministre Jagielski a l’air maître de lui. (…) On discute ici de liberté d’expression et de conscience garantie par la constitution ; on parle beaucoup de la situation morale et sociale des croyants. Monsieur Jagielski souligne que la dialogue entre l’Etat et l’Eglise se développe bien… (…) La discussion est très animée. « En gros, nous sommes d’accord » dit Monsieur Jagielski. Mais, de fait, le débat n’a guère avancé. (…) Au dessus de la porte numéro 2 du chantier Lénine, les ouvriers ont suspendu une longue banderole « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
(…) La finale est âprement disputée. Vendredi 29, par deux fois les négociations sont reportées à plus tard. (…) L’énervement croît d’heure en heure, l’agressivité remonte à la surface. Car, si le travail reprend, on va se retrouver du jour au lendemain face au directeur, au secrétaire de cellule, ou même … Demain, la moitié de cette salle peut se retrouver en taule, s’est écrié quelqu’un sur un ton hystérique. De nouvelles délégations font leur entrée, venant d’autres voïvodes. (…) Le nouvel arrivant est embarrassé. Il ne sait pas où s’installer. Il vient du bassin du cuivre et représente 20.000 travailleurs. (…)
Samedi 30 août. La commission gouvernementale vient pour la quatrième fois au chantier. « Il me semble, dit le vice Premier ministre Jagielski, que le moment est venu de terminer nos travaux »
Dimanche. La signature des accords de Gdansk entre le MKS et Jagielski est retransmise à la télévision.
Compte-rendu de Henrika Dobisz et Andrej Zianecki

Extraits de « Un chemin d’espoir », autobiographie de Lech Walesa :
« Le moment décisif survint après le 3 mai 1980, date de l’arrestation de représentants du Mouvement de la Jeune Pologne et du Mouvement pour la Défense des Droits de l’Homme – Dariusz Robzdej et Tadeusz Szczudlowski -, à la suite de leur discours prononcé devant le monument au roi Jan II Sobieski. On se lance quasi ouvertement dans une large diffusion de tracts.

La grève
Je descendis devant les Chantiers et le dirigeai vers l’entrée. Le matin, avant l’embauche, des tracts et le bulletin « L’Ouvrier du Littoral » avaient pu être distribués dans le train de banlieue et dans les tramways qu’empruntent la plupart des ouvriers pour se rendre au travail. L’information essentielle concernait le licenciement disciplinaire d’Anna Walentynowicz, survenu le 7 août, cinq mois avant qu’elle ne prenne sa retraite Le texte des tracts était le suivant :
« Aux ouvriers des Chantiers navals de Gdansk !
« Nous nous adressons à vous, collègues d’Anna Walentynowicz. Elle travaillait aux Chantiers depuis 1950 : 16 ans comme soudeur, puis comme conducteur d’un pont-roulant à l’atelier n°2. Elle s’est vue décerner la médaille de bronze, celle d’argent, puis en 1979, la Croix d’or du Mérite. Elle a toujours été une ouvrière irréprochable. Elle s’est toujours insurgée contre toute injustice, toute inégalité. C’est pourquoi elle a décidé de s’engager dans l’action qui avait pour but la mise sur pied d’un syndicat libre. C’est là que commencèrent pour elle les ennuis : elle a été mutée à deux reprises dans une autre unité pour avoir distribué « L’Ouvrier du Littoral », et elle s’est vue infliger un blâme. (…) En arrêt-maladie, Anna Walentynowicz a reçu une lettre de licenciement prenant effet le 7 août pour avoir enfreint le règlement….
(…) C’est pourquoi nous vous lançons cet appel : défendez Anna Walentynowicz ! Si vous ne le faites pas, nombreux sont ceux qui risquent de se retrouver dans une situation semblable. Nous signalons d’autre part à la direction qu’un pareil acte, en cette période où une vague de grèves déferle sur notre pays, paraît un défi au bon sens.
Signé : comité de fondation des syndicats libres »

Trois garçons de vingt ans, Jurek Borowczyk, Ludwig Pradzynski et Bogdan Felski, affiches, tracts et bulletins en mains, avaient su mettre en grève l’ensemble des Chantiers. (…) A la revendication en faveur d’Anna Walentynowicz, j’ajoutai ma propre réintégration et l’érection d’un monument (…) aux trois ouvriers abattus devant l’entrée des Chantiers en décembre 1970. (…) Ce qui concernait tout le monde, c’était la hausse individuelle de 2000 zlotys. Nous nous cramponnâmes donc à cette dernière exigence comme préalable à toute négociation (…) Au début, nous branchâmes des micros dans la salle du Service Hygiène et de la Sécurité du Travail où se déroulaient les négociations, ainsi qu’un autre à l’extérieur de la salle. Nous pouvions diffuser dans tous les ateliers, les halls de production. Par la suite, le nécessaire fut fait pour que les débats soient entendus dans les chantiers voisins et dans les entreprises de la rue Walowa. Plus tard encore, nos délégués emportèrent les enregistrements pour les faire écouter en d’autres entreprises. (…)
Non, la grève n’a rien d’un épisode harmonieux, elle passe par des phases de vive exaltation auxquelles succèdent des périodes de compromis, voire des moments de peur. (…) Personne n’a trouvé de scénario idéal pour le déroulement d’une chose comme la grève, ni ne saurait d’ailleurs en concevoir. La grève, c’est la foule qui réagit à sa manière, diverse et changeante. Moi, je n’avais pas de scénario, mais je sentais la foule. Quand je me retrouve au milieu d’une foule, je sais toujours ce que les gens veulent. (…)
Notre grève à nous arrivait à son terme : en ce troisième jour, le samedi après-midi, elle avait pris fin ; tout son élan, toutes ses motivations essentielles s’étaient évanouis. Comme j’avais affaire à un directeur qui avait su faire face à la situation (…), je m’étais senti obligé de contenir notre conflit dans certaines limites. Ça n’avait pas été une révolution s’appuyant sur le désordre, mais un mouvement où chaque objectif était soumis à un jugement public. Je ne pouvais et ne voulais personnellement exprimer que CELA. (…)
Voici un témoignage :
« A peu près au moment même où Walesa s’apprêtait à mettre fin à la grève (…), un représentant des employés des transports se trouva propulsé sur le podium, devant le micro, et exposa leur cause. Son discours se termina par une demande de soutien. Au bout d’un moment, des employés des tramways, sortant du bâtiment, se joignirent à lui. Des jeunes entourèrent le podium – cent, deux cents, cinq cents garçons : « Solidarité ! », « Solidarité ! », « Solidarité ! » (…) Sur les murs, la nuit, des inscriptions avaient fait leur apparition : « Walesa, traître ! ». Déjà, le samedi après-midi, (…) deux émissaires femmes des grévistes de Gdansk avaient eu des mots très durs contre Walesa (…) Le dimanche 17 août, Walesa, tel Simon de Cyrène, prit sur ses épaules une croix en bois et la porta devant l’entrée, jusqu’au lieu où l’on prévoyait d’élever à l’avenir le Monument. La croix fut cimentée dans le sol (…) Dans la nuit de dimanche à lundi, on fit disparaître les inscriptions diffamant (ou dénonçant) Walesa. La même nuit, Walesa affermit sa position en prenant officiellement la tête du Comité de grève créé solidairement pour la défense des intérêts des entreprises de Gdansk, Gdynia, Elblag, Pruszcz, Tczew, Lebork, … entre beaucoup d’autres. Le lundi matin, le directeur avait co-signé avec Walesa, le samedi, les accords concernant les Chantiers, s’efforça à nouveau de faire appel au loyalisme du personnel, et reprocha à Walesa d’avoir rompu leurs accords. Walesa ne sut que lui donner raison. » (…)
Dès le début de la grève, j’exerçai un certain ascendant sur les gens, par exemple au sein du Comité inter-entreprises qui se rassemblait dans la grand-salle de réunion des Chantiers. Je me rendais compte d’emblée que les gars étaient beaucoup trop excités, que les passions étaient à leur comble, ce qui excluait toute discussion sérieuse et interdisait qu’on prenne aucune décision. J’avais établi le rituel suivant : je pénétrai dans la salle, la traversais d’un pas assuré, et, parvenu jusqu’au petit podium, je me retournai brusquement face à l’auditoire, gardais le silence une seconde, puis déclarais ouverte la session du Comité en proposant d’entonner l’hymne national. Tout le monde se levait, et les gars se mettaient à chanter à l’unisson. Les gens qui, dix minutes avant la réunion, étaient venus avec la ferme résolution de donner libre cours à leur colère, ne contestaient plus les décisions prises, se contentant de conciliabules en petits cercles. Et le moment où je me levais signifiait irrévocablement la clôture de la réunion : les gens emboîtaient le pas. (…)
Au moment-clé où furent formulées les 21 revendications du mouvement et où l’on discuta avec passion de leur version définitive, la direction des syndicats libres n’était pas unanime. Dans leur hiérarchie informelle, je ne suis alors que le numéro trois ou quatre, peut-être même cinq. C’est à ce moment difficile que je me retrouve propulsé à la première place, que je me sens avancer seul dans le rôle de dirigeant, que je suis amené à imposer ma volonté, en dépit de l’amertume justifiée de certains, que je ne peux pas ne pas percevoir. (…) je sais que, pour l’heure, il faut nous montrer modérés, contrôler et limiter certaines revendications irréalistes, si fondées qu’elles soient, afin de gagner plus tard. (…) Il s’agissait de pouvoir dire en toute confiance aux représentants du gouvernement, dès leur arrivée chez nous : « A l’exemple de l’ordre qui règne ici et qui est accepté par tous, instaurons ensemble un ordre nouveau dans notre pays, dans toute la Pologne. » C’était un ordre sans vodka : à l’entrée des Chantiers, nous brisions les bouteilles apportées par ceux qui n’étaient pas encore au courant. C’était un ordre avec le Pape : son portrait fut suspendu à l’entrée dès le premier jour de grève. (…)
Le programme comprenant nos « 21 revendications » vit rapidement le jour (…) :
reconnaissance des syndicats libres, indépendants du Parti et des employeurs (…)
garantie du droit de grève, de la sécurité des grévistes et des personnes qui leur viennent en aide
respect des libertés d’expression et de publication (…)
rétablissement dans leurs droits des personnes licenciées (…) des étudiants exclus de l’enseignement supérieur (…), libération des prisonniers politiques (…)
rendre publique le comité inter-entreprises et ses revendications
information de toute la population sur la situation économique et sociale
paiement des jours de grève (…)
augmentation mensuelle du salaire de base de chaque travailleur de 2100 zlotys (…)
Instauration de l’échelle mobile des salaires
Approvisionnement en produits alimentaires (…) »

(…) Le 22 août au soir, la délégation du praesidium du MKS a rencontré le président de la Commission gouvernementale, Monsieur le vice-premier ministre Mieczyslaw Jagielski, et lui a remis le message suivant : « Le MKS informe la Délégation gouvernementale dirigée par le vice-Premier ministre qu’il est prêt à entreprendre des pourparlers sur la base des 21 revendications, qui pourraient mettre un terme à la grève. »
(…) Tadeusz Mazowiecki et Borislav Geremek sont venus de Varsovie en voiture par un chemin détourné. Ils vont travailler en temps qu’experts auprès du Comité. Ils ont reçu un accueil très chaleureux. (…)
Gdansk devient alors une sorte de Mecque où affluent les délégués d’entreprises de l’ensemble du pays, venus apporter leur soutien et prêts à se joindre à la grève. (…)
Le tournant décisif de la grève est le vendredi 22 août, marqué par la venue à Gdansk de Mieczyslaw Jagielski, vice-premier ministre, nommé à la place de Pyka qui vient d’être révoqué. La rencontre avec nos délégués a eu lieu le soir même (…) De retour, avant même d’avoir franchi la grille, ceux-ci crient déjà victoire : cette victoire réside dans la décision d’entamer des pourparlers entre le gouvernement et le Comité de grève inter-entreprises sur la base de nos 21 revendications. Un combat difficile nous attend alors. « Nous savons ce que nous voulons » ai-je dit à Mazowwicki et à Geremek lors de notre première entrevue sur le coup de minuit. (…) Comme tant d’autres, ils étaient venus avec un texte de soutien. Le voyant, je m’étais dit que ce n’était là qu’une motion de plus. Je leur ai demandé ce qu’ils avaient concrètement à nous proposer, car nous avions vraiment besoin d’aide. « Comme intellectuels, nous ne pouvons faire grand-chose, hormis vous servir de conseillers, d’experts. » Excellente idée ! Nous venions de trouver le maillon manquant à notre chaîne. Tout le monde s’accorda sur la nécessité de désigner une commission d’experts, à défaut desquels nous aurions bien été incapables de faire se rencontrer la « dialectique » du pouvoir et la côté un peu fruste et élémentaire de nos revendications. (…) Cette base de départ nous convenait tout à fait et n’était pas non plus pour déplaire aux autorités : non sans raison, celles-ci redoutaient les formulations trop radicales de gens simples, à bout de nerfs, qui mettent à mal respectabilités et convenances, et usent parfois d’un vocabulaire à rester pantois. Les uns comme les autres, nous avions besoin d’être assurés qu’il serait possible de trouver une réponse commune. Autrement, la situation était sans issue. Le fait de nommer une commission d’experts ouvrit cette perspective d’entente. Dans le courant de la nuit, ils définirent la marche à suivre : dans un premier temps, nous ne devions pas aller plus loin que le quatre premières revendications. (…) En cette journée du 23 août, (…) les gens se pressent de part et d’autre de la seconde grille d’entrée des Chantiers. Devant, sont assemblées plusieurs milliers de personnes informées de l’arrivée tant attendue de la Commission gouvernementale. (…) Hostiles, les gens reculent à contrecœur. (…) Le car ne peut avancer : devant lui, se dresse un mur d’ouvriers en bleus de travail usés. Ils se tiennent là, bras croisés, visages fermés. (…) Je m’avance en compagnie de Gniech, le directeur, et du Comité inter-entreprises. Jagielski descend du car. Pâle, les traits tirés, dossier noir sous le bras, le vice-premier ministre met pied à terre, suivi de Fizbach et des autres. Je m’approche, lui tends la main pour lui souhaiter la bienvenue aux Chantiers. (…) « Les-zek ! Les-zek ! » se met à scander d’une seule voix la foule - c’est son vote de confiance, le rappel à la partie adverse que le Comité est mandataire pleinement reconnu par tous les grévistes. Ceux-ci forment une véritable forêt humaine. Une frondaison de bras levés aux poings serrés. (…) Un hors d’œuvre aux pourparlers de la force et de la discipline sur lesquelles reposent notre attachement à la démocratie – et qui seront essentielles au moment où il faudra entériner l’accord intervenu. En cas de contestation, il y a bien sûr l’instance d’appel que constituent les Chantiers, ces milliers d’ouvriers qui attendent rassemblés autour du bâtiment et qui suivent le déroulement des négociations à travers les baies vitrées. Les délégués, présents dans la grand-salle, sont pour moi un appui considérable, de même que les experts, ou encore l’Eglise dont le soutien se fait de plus en plus ouvert. En ce qui concerne les syndicats libres, c’est déjà moins évident ; les relations les plus confuses existent entre le Praesidium du Comité de grève et moi : ce dernier compte en son sein une tendance radicale qui s’oppose aux vues « réalistes ». On y considère d’un mauvais œil toute tentative de contact direct avec les représentants du pouvoir, contacts pourtant nécessaires à la réussite de toute négociation. Ces « Jacobins » d’août 1980 épient les moindres faits et gestes de chacun. Ils sont obsédés par la crainte d’une manipulation politique et leur méfiance n’épargne pas les experts. En l’occurrence, j’ai dû me montrer intransigeant et ne pas céder aux pressions visant leur élimination. J’ai également cherché à éviter que ces divergences n’apparaissent en cours de négociations. Elles ont été tenues secrètes jusqu’à la fin de la grève. (…)
Walesa : « Monsieur le vice-Président, nous vous accueillons au nom du Comité de grève inter-entreprises représentant près de 370 entreprises de la région de Gdansk et un certain nombre de celles d’Eblag et de Slupsk. Conscients de représenter des centaines de milliers d’hommes, nous sommes tout aussi convaincus de lutter pour la bonne cause. Vous avez la possibilité de visiter aujourd’hui un chantier naval autogéré par les ouvriers. Vous pouvez constater que l’ordre y règne. (…)
Jagielski : (…) Je pense en premier lieu à un changement de la loi sur les syndicats (..) Il faudra à mon avis que le personnel des Chantiers et que les travailleurs des autres entreprises du Littoral participent à l’élaboration de cette loi (…) Le second facteur, à mon sens, concerne l’analyse et l’appréciation de l’évolution du pouvoir d’achat des diverses catégories professionnelles, qui devrait être évaluée et suivie par les syndicats indépendamment de l’administration d’Etat. (…) Si j’ai bien compris, le deuxième point porte sur la garantie du droit de grève, ainsi que sur la sécurité des personnes en grève et de ceux qui leur viennent en aide. (…) J’en suis à me demander s’il est bien opportun de prendre une telle décision aujourd’hui (…) A ce propos, il serait peut être utile d’écouter ce qu’en pense l’opinion publique. (…) Si nous laissions ce problème ouvert à la discussion. Pour ce qui est de la sécurité des personnes qui font grève, ainsi que pour celles qui les soutiennent, cette sécurité n’est pas menacée. (…)
Florian Wisnievski : Florian Wisnievski, je viens d’Elektromontaz. (…) Nous ne sommes pas du même bord : nous autres, nous sommes en contact des travailleurs, au sein des entreprises. Cela fait longtemps que je travaille dans les syndicats, et les choses sont loin de se passer aussi simplement. (…) Le Code du travail autorise l’entreprise à licencier sur le champ toute personne qui fait grève. (…) ici, sur le Littoral, étant donné l’atmosphère que vous savez (…) ce n’est plus le moment de consulter l’opinion publique. (…)
Jagielski : S’il s’agit du troisième point, à savoir : « respecter les libertés d’expression » (…) la Constitution garantit les libertés d’expression, d’édition, de publication, n’est-ce pas ? Le problème se pose, comment dire, au niveau de l’application de ces textes. (…) L’ouverture des médias aux représentants de toutes les confessions est une revendication à examiner. (…) Si quelqu’un me pose des conditions, je voudrai répondre ceci. Moi, je n’ai posé aucune condition. J’ai seulement exprimé mes souhaits. (…)
Walesa : (…) Je prose d’élaborer ensemble un communiqué commun. (…) Nous demandons au surplus une retransmission radiophonique au moins sur Gdansk. (…) Je propose de chanter ensemble l’hymne national. (Ils chantent.) Nous attendrons gentiment, sagement, sans aucune … Mesdames, Messieurs, je voudrai que nous saluions courtoisement la délégation avant de nous séparer. Nos finirons sans doute par nous entendre. »
(…) Nous avons trouvé une formule nouvelle, résultant de la fusion de plusieurs éléments : religion, patriotisme, stéréotype de la « classe ouvrière » - oui, cette tradition-là aussi … C’était une manière de « révolution à genoux », avec prière, chapelet et messe. La prière nous protégeait, mais nous avons magnifié son importance, cela n’avait plus rien à voir avec la dévotion.
(…) On joua contre nous le contenu du sermon prononcé à Jasna-Gora par Mgr Stefan Wyzynski. (…) Les gars qui priaient sur les Chantiers, eux, accueillirent avec incrédulité et désarroi les propos du Primat. (…)
Arrive la dernière séance de pourparlers avec la Commission gouvernementale, le samedi 30 août. Le climat de la discussion n’est plus le même. Jagielski est pressé d’aboutir, fait pression pour que des solutions rapides soient trouvées, sans trop ergoter sur les formulations de détail : « les points numéro un et deux des revendications … nous les paraphons ! » Puis, de but en blanc, il déclare qu’il souhaite revenir aux Chantiers avec ces textes revêtus de l’aval – donc de l’approbation – du plenum du Comité central. Il suggère déjà les termes du communiqué final. (…) Le plénum du Comité de grève inter-entreprises exige que je transforme l’affaire des prisonniers en ultimatum. Aucun accord ne doit être signé avant leur libération. (…) Aussi bien parmi l’assemblée des délégués qu’au sein du Præsidium du Comité de grève, commencent à s’exacerber les points de vue. (…) Nous convenons qu’un accord existe bel et bien pour le moment et que, pour le reste, nous ferons au mieux… Le lendemain, la célébration de la messe ramène le calme dans la grand-salle. (…) L’affaire s’éternisa pour des raisons pratiques. (…) Jagielski, tendu, blêmit et déclare : « je vous en prie… Je ne sais pas si, dans une heure, je pourrai encore signer cet accord… » (…) Nous avons apposé nos signatures.

Quand je veux évoquer la période qui a suivi les événements qui se sont alors déroulés dans notre pays, et que je cherche une image qui résume à la fois le climat et l’état d’esprit des gens (…) je compare volontiers la société polonaise d’après août 80 à un pauvre qui occupait jusque là un petit coin dans une belle maison dont il n’était pas propriétaire. Et voici que subitement, il devient clair que la maison est son ancienne propriété et qu’en réalité, tout lui appartient ! (…) Psychologiquement parlant, une telle situation n’est commode ni pour l’ancien ni pour le nouveau gestionnaire, et force est d’admettre que le tempérament de chacun commande ses actions. (…) Mais les Accords de Gdansk avaient lancé des ponts, ouvert des possibilités d’entrer dans une nouvelle étape de coexistence, fait apparaître la nécessité d’une « convivialité du pouvoir ». (…)
Le lundi matin, ouverture des premiers locaux du Syndicat, rue Marchlewskiego, dans le vieux Wrescz. (…) Bientôt, la file d’attente s’étend jusqu’à la rue. (…) Gdansk devait expliquer, défendre, organiser, conférer son label. La capitale de la Pologne avait déménagé sur le Littoral. (…) La période difficile venait de commencer. De jour en jour, une force réelle se constituait ; les maillons syndicaux se multipliaient à une vitesse vertigineuse dans toutes les entreprises, les écoles, les hôpitaux, et cette force cherchait naturellement à s’exercer : elle entendait influencer les décisions concernant le Plan, les questions salariales, celles de la productivité, les cas individuels. Les directions d’entreprise lui refusaient généralement ce rôle. Il n’existait pas de jurisprudence indiquant avec précision comment comprendre les Accords d’août 80, dont les formulations étaient souvent trop générales. Les controverses se multipliaient (...) Toutes affaires devaient être réglées par le MKZ : le Comité inter-entreprises de fondation des syndicats indépendants autogérés. Nous n’étions que 18 et il nous revenait d’accomplir sur le champ la réforme du système. (…) Quand il devin manifeste que toute notre expérience acquise dans les Syndicats libres n’y suffirait pas (…) je découvris la voie menant à moi-même par l’Eglise, par la foi, qui m’avait été révélée dans les moments difficiles de la grève. (…) Durant les premiers jours de septembre nous parvint un signal de Varsovie : le Primat souhaitait rencontrer Walesa et l’équipe des dirigeants de la grève. Ainsi allait donc avoir lieu ce contact personnel, cette rencontre en tête à tête avec celui qui personnifiait la majesté de l’Eglise polonaise, qui représentait le lien principal entre la tradition nationale, toujours vivante, et le présent. (…) Nous avons commencé par une messe matinale au cours de laquelle le cardinal Wyszynski, s’adressant à nous, déclara : « (…) Les plus grandes énergies doivent se déployer afin de donner des fruits pour le bien des travailleurs qui entreprennent dans notre Patrie un immense effort. Mais comme il faut être sage ! Comme il faut savoir embrasser à la fois le présent et l’avenir de cette nation (…) » Il déclara un peu plus tard : « Il ne faut pas vouloir changer les gens en place, ce sont eux qui doivent changer, devenir autres. » (…) Je me sentais très proche du primat sur tous ces sujets ! (...) Le Primat surprenait parfois par son indulgence et sa générosité, si éloignés d’une tactique sommaire et plus aisée à adopter, tentante même. Il en avait été ainsi en 1970, après les événements de décembre, quand l’Eglise était à même d’exiger beaucoup d’un pouvoir affaibli par les récents bouleversements… Le Primat déclara alors qu’on ne pouvait « gagner » grâce qu sang ouvrier qui avait été répandu, que l’Eglise devait être forte de sa propre force, non de la faiblesse de l’adversaire. (…) Novice comme je l’étais à l’époque, ce sont là des éléments qui me permirent de construire ce qu’on a plus tard appelé la « ligne Walesa », qui ne faisait alors que s’esquisser. (…) En août, ce but était clair aux yeux de tous, tout était simple : il fallait arrêter la grève, formuler nos revendications, amener le pouvoir à les accepter. (…) Prendre le pouvoir, rétablir l’ordre par un nouveau pouvoir installé par nous ? Non ! Plutôt, un profond changement intérieur du pouvoir en place, puisque rien ne garantissait qu’un autre serait meilleur (…)
Ce pendait, près du feu, là où tout se décidait, les affaires se révélaient beaucoup plus complexes. J’étais celui qui choisissait les éléments de l’alliage, mais, parallèlement, d’autres éléments s’y infiltraient à mon insu : par les côtés, par en haut, par derrière… Il y avait même des gens qui agissaient de leur propre initiative, sans demander la moindre autorisation. La température montait constamment. Situation nouvelle : dans la grève, nous étions la force motrice, nous dosions les problèmes à résoudre, le mouvement obéissait à un programme, donnait lui-même le tempo des événements qui, cette fois, se déroulaient indépendamment de nous. L’aiguillage avait été dévié : il fallait redoubler de force pour contrôler le cours de l’actualité, proposer à temps des corrections de trajectoires, éviter les catastrophes, servir de butoir là où des revendications déchaînées menaçaient directement l’existence de certaines structures concrètes du pouvoir. Au cours de dizaines de réunions, il me fallut combattre la tendance générale au règlement de comptes avec des chefs de services, des directeurs compromis dans leurs entreprises, des représentants du pouvoir à divers niveaux. Les gens étaient emportés par la fureur de tout nettoyer tout de suite. (…)
Quelques jours après la grève, je reçus la visite d’Anna Walentynowicz, dans notre nouvel appartement, rue Pilotow, dans le quartier neuf de Zaspa. (…) Mme Anna vint me voir avec une proposition amicale bien concrète : « Donne ta démission du Comité inter-entreprises ! » Je n’avais pas les épaules assez larges, à ce qu’elle disait, il fallait un type dans le genre d’Andrej Gwiazda, de Kuron, de Modzelewski ou de tel autre encore… Le candidat n’était pas précisé, mais l’intention n’en était pas moins claire : d’après elle, j’étais trop faible, pas assez « révolutionnaire » dans mes revendications, trop mou avec les autorités. Cette idée n’émanait pas uniquement de madame Anna, il y avait derrière elle une fraction pas très nombreuse mais influente des syndicats libres du Littoral. (…) Il était devenu évident que le Comité inter-entreprises de Gdansk s’employait sans cesse à contester la position que j’avais acquise, il faut le reconnaître, grâce à la grève. Aux yeux de certains, je pouvais encore apparaître comme un « usurpateur ». (…) Ainsi Jacek Kuron était indiscutablement un homme aux idées bien arrêtées, initiateur de conceptions assez radicales. C’était le même homme avec qui j’avais eu une discussion interminable à l’époque où je faisais mes tout premiers pas dans les syndicats libres. C’est à lui que j’étais redevable de l’aide que le KOR (Comité de Défense des Ouvriers) avait apportée à moi-même et à beaucoup d’autres en période de chômage ou de difficultés personnelles. (…)
Sous le label Solidarnosc, les Comités inter-entreprises régionaux iront tous ensemble se faire enregistrer au tribunal. (…) A présent, le groupe de conseillers et d’experts varsoviens travaillait à nos statuts qui devaient refléter à la fois notre expérience syndicale, la signification d’août 80, la tradition polonaise. (…) Dans le même temps, une équipe de télévision polonaise m’interroge sur le sort de la première grève d’avertissement annoncée par Solidarnosc. Ils ont du mal à comprendre que la proclamation de cette grève d’avertissement canalise toutes les grèves sauvages qui explosent comme des pétards dans tout le pays contre les autorités qui s’opposent à divers échelons aux inévitables revendications de la population. A cela s’ajoute encore en arrière-plan la création de l’organisation syndicale rurale qui est en train de se mettre précipitamment en place. »
Sur les « grèves de solidarité ouvrière », notamment aux revendications des agriculteurs, Walesa cite la bande son d’un film :
« Walesa : (…) C’est à Gdansk que ça se passe. Poznan a débrayé aussi, j’ai stoppé. J’ai tout de même stoppé deux grèves ! (…) Ce serait pire s’ils faisaient grève sans nous. Ce serait la révolution. (…) Je pense donc que ce que nous avons fait constituait l’issue la plus logique. (…) Nous étions obligés de nous prononcer, et nous nous sommes prononcés pour la maîtrise de ce mouvement. Le pire aurait été qu’il échappe à notre contrôle. Nous ne souhaitons pas la grève, parce qu’il en viendra alors sans cesse de nouveaux pour multiplier les revendications, et tout risque alors de mal tourner. C’est pourquoi nous n’en voulons pas. (…) Bien sûr que nous pouvons y aller, mais nous sommes bien placés pour savoir que, d’ici une heure, il peut aussi bien éclater une révolution. (…) Nous forçons les choses, poussés par des hourrah, de telle manière qu’il n’y ait plus de solution du tout ! »
« Walesa : « Walesa à l’appareil. Monsieur le directeur, il y a deux affaires dont je voudrais vous parler. (…) En ce qui concerne cette grève. Vous savez, nous ne tenons pas à ce qu’il y ait des grèves en ce moment… (…) C’est pourquoi il serait bien que vous fassiez en sorte que (…) je m’entretienne avec eux (les grévistes), ou pour qu’ils viennent chez nous… Nous leur expliquerions en quoi ça fait problème. (…) Réponse de l’assistant du voïvode : nous enverrons des voitures vous chercher. »
Les voitures sont bien arrivées, mais l’annulation de la première grève d’avertissement d’après août n’a pas été prononcée pour autant pour la simple raison qu’elle ne pouvait pas l’être. (…) De toute façon, j’allais mettre fin à ces grèves (…)
La césure dans la brève existence officielle du syndicat se situe à mon avis en mars 1981. Elle correspond à la crise de Bydgoszcz, engendrée par l’agression perpétrée par la milice contre Rulewski, responsable de Solidarnosc pour cette région, et d’autres qui tentaient de présenter à la session du conseil régional de Bydgoszcz le problème de la reconnaissance du syndicat des agriculteurs privés. Cette crise de mars a été surmontée, mais nous avions déjà presque atteint le point limite. J’ai eu le plus grand mal à apaiser le climat de mobilisation générale qui s’était créé autour de la raison d’être de Solidarnosc, et qui, étant donné l’attitude du pouvoir, menaçait de conduire à la catastrophe. J’eus alors le sentiment d’avoir désamorcé une énorme charge de dynamite et d’avoir mené à bien quelque chose d’irréversible. A partir de ce moment-là, Solidarnosc ne bénéficierait certes plus jamais d’une conjoncture aussi favorable, mais, d’un autre côté, jamais une confrontation générale avec ce pouvoir aux abois n’avait été aussi lourde de dangers.
L’affaire de mars est en effet une date clé pour comprendre l’histoire du syndicat. Je soutenais qu’on ne pouvait absolument pas procéder à une opération aussi complexe que l’inversion du rapport de forces en Pologne dans un climat d’extrême tension, au bord de l’explosion sociale. Je tablais sur une issue évolutive. Malheureusement, le pouvoir ne tira de la mobilisation qu’une seule conclusion : qu’il était très menacé et, qu’en l’espace d’une journée, l’ensemble de la population pouvait se dresser contre lui. Après ces événements, j’étais néanmoins certain d’une chose : tant que nous pourrions naviguer, tant que Solidarnosc continuerait d’exister, il serait possible, ne fût-ce que très lentement, de consolider les changements, de donner aux gens ne fût-ce qu’un aperçu de ce que pourrait être la vraie vie en Pologne. (…) Parfois, on préfèrerait presque que tout nous tombe dessus : on verra bien, ça nous tranchera peut-être pas la tête, si nous savons rester raisonnables ; le cas échéant, nous reviendrons alors sur nos pas… Je me représentais toujours l’avenir comme une marche par étapes, jamais comme une course d’une seule traite. (…)
Si l’espoir était immense, les chances de réussir ici et maintenant n’étaient vraiment pas énormes. J’étais au contraire d’avis qu’elles étaient infimes. Elles résidaient dans le simple fait que la cause d’août 80 était commune à tous les Polonais. Elles reposaient sur l’espoir que le pouvoir représenterait le peuple dans cette mesure au moins où il serait capable de comprendre ses aspirations et il accepterait de participer à ce difficile processus. (…)
Quoiqu’on puisse en penser, à aucun moment l’attitude de Solidarnosc n’avait abouti à aggraver les difficultés économiques, même si telle était alors la version des faits la plus courante parmi ceux qui défendaient les intérêts gouvernementaux. En voici une illustration : c’est la création des syndicats indépendants qui constituait la revendication principale des grévistes d’août 80, bien que les revendications salariales eussent dominé dans un premier temps. Les ouvriers des Chantiers cédèrent sur ces dernières jusqu’à y renoncer pour ainsi dire totalement. On en eut terminé avec une augmentation de quelques centaines de zlotys, et plutôt pour le principe, afin d’en finir avec l’aspect purement économique de la grève. Il y avait de notre part une grande compréhension des difficultés du pays. Les gens étaient prêts à consentir des sacrifices. Il y eut même des propositions comme quoi ceux qui en avaient encore les moyens allaient se cotiser pour rembourser ne fût-ce qu’une toute petite partie de la dette polonaise ?
(…) Novembre 80 élargit dangereusement le champ de confrontation avec le pouvoir. Deux incidents y contribuèrent : le premier, lié à l’enregistrement du syndicat ; le second, concernant l’affaire Jan Narozniak, un mathématicien de l’Université de Varsovie qui avait rendu public un texte confidentiel du procureur général. (...) Dans le même temps déferle une vague de revendications plus générales : dans la région montagneuse, à Bielsko-Biala, à Jelenia-Gora. Un puissant mouvement social se développe, exigeant que soient restitués de nombreux centres de loisirs luxueusement équipés, des maisons de repos, des bâtiments publics appartenant jusqu’alors aux différents organes gouvernementaux et inaccessibles au reste de la population. (…) D’où une vague de grèves dans toutes les régions de Pologne. Je passe cette période à voyager sans cesse pour participer aux négociations entre grévistes et autorités. Les conseillers et experts du syndicat ne me quittent pas un instant. Ils sont partout où les conflits se propagent. (…) L’Eglise jouait avec succès le rôle de médiateur entre les grévistes et le pouvoir. L’image en est devenue classique et restera longtemps dans les mémoires : trois évêques assis à la table des pourparlers entre représentants des autorités et de Solidarnosc. C’est le moment où la tension à Bielsko-Biala était à son comble. (…) Je me suis mis en route en janvier 1981. A Rome m’attendait un grand Polonais, le pape Jean Paul II, et cette rencontre fut pour moi le temps fort de mon séjour en Italie. Nous apportions au Pape le message de Solidarnosc, et j’avais grandement conscience de l’importance de ce que nous reçûmes de lui qui, publiquement, à la face du monde, approuva nos idéaux. (...) J’avais reçu une invitation à me rendre à Genève pour participer, au début de juin, à la prochaine session annuelle de l’Organisation Internationale du Travail. (…) Nous sommes partis en juin de Varsovie avec le ministre Jerzy Obodowski et un petit groupe de ses conseillers représentant la « sphère des employeurs ». Pour ma part, j’étais accompagné par Bronislaw Geremek, Andrej Stelmachowski et Ryszard Kalinowski qui avait, au sein de son syndicat, la responsabilité des contacts avec l’étranger. Dès le décollage de l’avion se créa entre nous une bonne atmosphère : après tout nous partions représenter conjointement la Pologne à une assemblée internationale où on ne se priva pas de nous scruter attentivement. (…) L’appui de la France se révéla alors essentiel, dissipant les malentendus auxquels se heurtait l’idéal de Solidarnosc et éclairant par contrecoup le malaise de l’équipe dirigeante polonaise. Il fit mieux comprendre à l’opinion politique internationale le sens et la portée réels de l’ »été polonais ». (…) Les cinq grandes organisations syndicales représentées ce jour-là reflétaient à elles seules tout l’éventail des tendances existantes, depuis le mouvement d’inspiration chrétienne jusqu’aux communistes. Toutes soulignèrent néanmoins – et cette unanimité était capitale – l’importance de l’expérience polonaise pour le mouvement syndical mondial. (…) Ce sont les chrétiens de la CFTC qui percevaient le mieux la nature de notre attachement à la religion et à l’Eglise. (…)
Mes déplacements en Pologne même commencèrent à compter d’octobre 1980. (…) Je devais enfourcher ce cheval là – exprimer certaines choses en usant de la langue de bois de la politique – afin de ne pas permettre à ce cheval de me désarçonner, et pour mieux le freiner ensuite. »

Témoignage de Mieczyslaw Wachoowski cité par Walesa :
« Il faut commencer par dire que Lech avait une passion pour les voyages et les foules. (…) Déjà, à cette époque, on le surnommait « Lech-le-pompier », il jouait le rôle de celui qui allait partout éteindre les foyers de grèves. (…) A Jelenia-Gora, c’étaient Wielowieyski et Sila-Nowicki qui menaient les pourparlers. (…) Lech arrive et explique que vouloir aujourd’hui confisquer quoi que ce soit à la milice est une pure bêtise, qu’on se faire briser les reins pour des futilités. (...) Résultat : le bâtiment fut concédé, les gens rentrèrent chez eux, le problème était réglé. Lech eut ce mot de la fin : « Encore une grève d’éteinte. »

Témoignage d’Anna Kowalczyk cité par Walesa :
« Leszek n’aimait décidément pas ce déferlement de grèves. Prétendre qu’il les soutenait n’est que calomnie. Il y allait plutôt en tant que « pompier », pour étouffer l’incendie. »

Walesa :
« En février 1981 survient un changement important. Pietkowski est remplacé à son poste par le général Wojciech Jaruzelski qui devient Premier ministre tout en conservant le portefeuille de la Défense qu’il détient depuis 1968. (…) Dans sa première allocution, le général-Premier ministre appelle à 90 jours de trêve, tout en exposant un programme anti-crise en dix points. A peine nommé vice-Premier ministre Rokowski entreprend des négociations avec Solidarnosc. On note alors de rapides progrès dans l’action visant à apaiser les menaces de grève dans l’ensemble du pays (…) Tous ces acquis peuvent paraître bien minces. Mais l’opinion prévaut que le Général fait montre de bonne volonté et qu’il convient donc de l’aider. Le 18 février 1981, une semaine après l’entrée en fonctions de Jaruzelski comme Premier ministre, les grèves ont cessé et le calme règne partout dans le pays. Mais, dans le même temps, une règle arbitraire, limitant considérablement le droit de grève, est introduite par décret : le pouvoir se réserve de décider de la conformité d’une grève aux conditions prévues dans les conventions, et il exige que la durée de préavis soit portée à au moins sept jours. (…) On assiste à une nouvelle vague de représailles à l’encontre de militants de Solidarnosc. (…)
En dépit de tout cela, on parvient à m’organiser un premier entretien en tête à tête avec Jaruzelski. (…) Je ne me dissimule pas pour autant l’estime instinctive que je voue à l’uniforme. Le fait que le Général ait revêtu l’uniforme pour cette rencontre si attendue n’est d’ailleurs pas dénué de signification… (…) La rencontre elle-même se déroule dans un climat qu’il serait exagéré de qualifier de chaleureux, mais, entre nous, le courant passe qui avait été complètement absent de ma première rencontre avec Kania (…) Je nourris en revanche une certaine estime pour Jaruzelski, probablement liée au port de l’uniforme, mais pas seulement. (…) Tout donne alors à croire qu’il existe un langage commun, susceptible d’être employé et compris par l’un et par l’autre. (…)
Quelle est la situation au moment où éclate l’incident de Bydgoszcz ? Dans le Nored de la Pologne se déroulent de grandes manœuvres du Pacte de Varsovie. On nous signale que plane sur le pays la menace d’une instauration de l’état d’urgence. On sait également que sont constituées des listes de militants que les autorités ont à l’œil. (…) Nous n’étions pas à même de nous battre. J’avais confiance en la sagesse de notre population, je ne concevais pas qu’on en arriverait à une telle situation, même au cas où une certaine « aide » extérieure viendrait nous tomber dessus. Les événements ne pouvaient tourner au tragique, puisque la population n’était pas armée, n’était nullement préparée et ne souhaitait pas lutter de cette façon-là. (…) Bydgoszcz ouvrit cette faille si contraire à ma conception : je savais que si nous commencions et si nous nous révélions incapables de nous arrêter, ceux d’en haut n’auraient plus le choix. C’est pourquoi je ne tenais pas à aborder ainsi ce genre de problèmes. Il fallait y faire face, mais pour leur trouver une solution toujours possible, et non de manière offensive, comme l’on se prépare à un conflit. Je misais sur une longue et patiente obstination (…)
A la veille du Congrès de Solidarnosc, je me rendais bien compte que de nos trois courants : pragmatique, représenté en principe par notre groupe d’experts, organisationnel, représenté par les délégués arrivés à Gdansk, c’était le troisième, celui de l’action pratique, qui devait se voir accorder la plus grande importance : pour ce courant, la question était de savoir si et comment nous pourrions arriver à passer avec le pouvoir un compromis permettant d’insérer Solidarnosc dans le paysage politique polonais en tant que force populaire indépendante, non soumise au Parti. (...) Le problème était que les membres de cette assemblée voulaient à tout prix briller, voler plus haut que leurs ailes ne le leur permettaient. (…) La mode était aux slogans, on en braillait pour un oui, pour un non. (…) L’ensemble des décisions et motions adoptées n’avait à mes yeux qu’une valeur toute théorique car, en vérité, une seule chose comptait désormais : savoir si on parviendrait à créer en Pologne un système tripartite entre le pouvoir, l’Eglise et Solidarnosc. Prenant part à la discussion pour soutenir ce point de vue, j’eus plusieurs fois l’occasion de perdre patience, et ne pus le dissimuler jusqu’à la clôture des débats. Quelqu’un se déclara même scandalisé lorsque j’avouai ne pas connaître dans le détail l’assez volumineux projet de plate-forme soumis au vote des congressistes…
Voici le témoignage d’un participant au Congrès sur son déroulement :
« Au cours des débats du Congrès de Solidarnosc, Walesa n’est apparemment attentif qu’à une chose : il essaie et finit par obtenir une composition des instances dirigeantes qui lui assure un plein contrôle sur le syndicat. (…) Il réclame au Congrès les pleins pouvoirs. Cette proposition ne soulève guère l’enthousiasme. (…) La motion présentée par Karol Modzlewski, mise aux voix, est adoptée, de même que le projet de loi pour l’autogestion ouvrière. Celui-ci balaie le projet gouvernemental adressé à la Diète : au lieu de faire nommer les directeurs par un organe d’Etat, il réclame leur désignation par voix d’élections. Cette autogestion ouvrière s’inscrit ainsi comme une contestation radicale de la nomenklatura. »

Walesa :
« A la conférence de presse clôturant les longs et orageux débats du Congrès, j’expose à nouveau mon idée de « triple entente » entre le gouvernement, l’Eglise et Solidarnosc. C’est au cours des derniers mois de l’année 1981, les plus tendus, lors de la rencontre du « grand trio » Jaruzelski-Glemp-Walesa, que sera formulée officiellement la proposition suivante ; pour Solidarnosc, non pas une voix sur trois, mais tout au plus une voix dans un chœur de sept. Dans le projet de création d’un Front d’Entente nationale, le grand syndicat ne disposera que d’un strapontin aux côtés de multiples autres organisations sociales. (…) Quelques jours avant la rencontre du « grand trio » se déchaîne une violente campagne contre Solidarnosc (…) Le général Jaruzelski y parle de la folie des grèves, de la campagne de haine déclenchée contre le pays, le socialisme et ses alliés naturels. (…) Le 4 novembre dans l’après-midi, Lech Walesa est accueilli par le primat Jozef Glemp. C’est bientôt l’heure de la rencontre avec Wojzech Jaruzelski. (…) Le texte de proposition d’élaboration d’une ligne commune entre Solidarnosc et le pouvoir, rédigé par Tadeuz Mazowiecki n’est même pas examiné lors de cette rencontre. » (…) La rencontre du « trio » a finalement abouti à une impasse, elle n’a donné aucun résultat. Ce qui ne veut pas dire que je suis resté sourd aux arguments du pouvoir. Après cette rencontre et jusqu’au 12 septembre, tous les foyers de grève furent étouffés ; la dernière grève, objet de discussion entre le Primat et moi - , celle des étudiants, allait se terminer par une messe solennelle au sanctuaire de Jasna Gora, à Czestochova. Les autorités en furent elles aussi informées. Je déclarai également que la meilleure solution au problème des grèves serait la création de commissions paritaires : une grève générale ou régionale ne pourrait être déclenchée qu’après qu’on ait épuisé toute possibilité de médiation. Cela vaudrait aussi bien à l’échelon local, jusqu’au niveau des entreprises ; interdit de déclencher une grève sans médiation préalable, sauf peut-être en cas d’attaque directe contre le syndicat… (…) J’ai présenté tout un catalogue de propositions semblables, la principale, sciemment passée sous silence par les autorités, devait contribuer à changer le fonctionnement de la Commission Nationale (…) lui permettant de s’occuper d’avançage de solutions pratiques aux problèmes au lieu de se sentir investie de la mission de formuler en permanence une litanie de revendications emblématiques. (…) Une modification fut apportée en toute connaissance de cause, pendant le Congrès, à la liste des membres de l’instance dirigeante du mouvement, autrement dit du Praesidium de la Commission Nationale. N’y figurait plus aucune « personnalité » dont le cas eut risqué de paraître politiquement « épineux » aux yeux du pouvoir. On me reprocha d’ailleurs d’avoir ainsi créé un « praesidium-croupion », mais, en ces temps de transition difficile, ce n’était pas une mauvaise chose. Qui en était membre ? Des gens compétents, non plus des meneurs de grèves, mais des hommes capables de travailler. (…) je pouvais compter sur l’équipe qui m’entourait et sur moi-même. Ayant déjà une certaine expérience, je pensais que nous pourrions maintenir les choses le plus longtemps possible et que nous serions capables d’empêcher ce qui s’était passé avec les conseils ouvriers après 1956, avec l’autogestion après 1970. (…)
Le 13 décembre 1981, le général Wojciech Jaruzelski fait sa rentrée sur la scène nationale dans un tout nouveau rôle. (…) L’état de guerre (…) ressemble à une action militaire de grande envergure. (…) J’ai compris que, pour le moment, notre mouvement est stoppé. Il faut l’accepter, de même qu’on a accepté les règles du jeu. Quand vient le tour du joueur qu nous fait face, il faut savoir se retirer, réfléchir à tête reposée, garder bon moral et refaire ses forces pour affronter la suite. (…)
A Gdansk et sur les Chantiers, la situation durant ces journées critique est la suivante :
« Décret instaurant l’Etat de guerre et toutes les dispositions qui en découlent : couvre-feu, interdiction de voyager, coupure des liaisons téléphoniques et du telex, suppression de la liberté d’expression, réduction des programmes de la radio et de la télévision, suspension des cours dans les écoles et les universités, contribution obligatoire au profit des forces armées, militarisation de nombreuses entreprises, service de défense civile, suspension des activités des organisations étudiantes et des associations, blocage des retraits d’argent polonais et étranger. (…) Les gens accourus devant le bâtiment de la Direction régionale du syndicat forment une foule considérable. Un jeune homme a planté sur le toit le drapeau de Solidarnosc. (…) De l’intérieur, on annonce par hauts-parleurs : « Nous nous attendons à une intervention de la milice, nous vous prions de ne pas rester devant l’entrée. » (…) Il est terrible le coup de massue reçu par les militants de Solidarnosc. Comme tout le monde, ils ne s’y attendaient pas. Puis la stupeur laisse place à la réflexion : « n’aurait-on pas dû préparer l’opinion à cette éventualité ? Si les responsables du mouvement ne l’ont pas fait, peut-on dire que leur devoir a été rempli ? » Il est exact que le syndicat avait élaboré un plan précis, mais qui ne s’appliquait qu’au cas où la Diète se serait apprêtée à voter des pouvoirs spéciaux au gouvernement. « 
(…) Une réunion a lieu à laquelle participent les membres des trois comités de grève : national, régional et celui des Chantiers. (…) Le président de la réunion passe le micro au Père Jankowski qui affirme s’être entretenu avec Lech, interné pour le moment à Varsovie :

 Il nous demande d’attendre sa décision. Ce soir ou demain matin, Lech parlera avec les représentants du gouvernement.
A peine le Père Jankowski a-t-il terminé sa phrase qu’un homme se presse en s’écriant :

 A quoi bon attendre ? (…) Les dirigeants de Solidarnosc sont-ils arrêtés ? Ils le sont ! Il ne reste donc qu’une seule réponse face à ces événements : la grève générale !
Madame Walesa a demandé la parole : (…) Lech vous demande de ne pas prendre de décisions irréfléchies….
La salle est parcourue par des mouvements divers. Quelqu’un lance :

 Walesa n’est pas le syndicat à lui tout seul ! (…)
La détermination des gens est telle que plus personne ne veut entendre parler de vote : la décision est déjà prise (la grève générale).
(…) Au fond, je savais bien qu’il n’était pas dans la tradition de ce pays que sa population s’oppose par la force, les armes à la main, au pouvoir en face ; notre chemin n’était pas celui-là. C’était également la façon de penser du Primat qui appelait en chaire à l’ouverture de pourparlers, disant qu’il était disposé à aller les solliciter à genoux. Sur ce point, il n’y avait guère de divergences entre nous et j’ai clairement fait part de mon alignement sur la position de l’Eglise. (…) Je ne suis pas candidat au suicide. Je ne vais pas me lancer dans des histoires stupides, je n’ai nulle intention d’ameuter les foules ni d’organiser des grèves. Je veux aider à une sortie progressive de la grève, car je sais qu’on ne peut impunément plonger la société dans le chaud pour brusquement l’exposer au froid... (…) La période de l’état de guerre, même si elle doit durer une année, pourrait être mise à profit pour changer progressivement de modèle en en discutant en commun ; je la considère également comme une solution préférable à toute intervention extérieure. J’ai moi-même connu des difficultés à maîtriser certaines tendances. (…)
La décision de dissoudre Solidarnosc n’ayant pas été prise dès le début, tout pouvait encore s’arranger ; il fallait simplement attendre : un jour, une semaine, un mois…
(…) La Vistule déborde. Des milliers d’hommes et de femmes se retrouvent coupés du monde. (…) Les gens se révoltent. Les rues sont le théâtre de manifestations, d’affrontements. (…) Des dizaines, des centaines de bulletins et d’éditoriaux clandestins voient le jour (…)
Le 11 novembre 1982, pour le 64e anniversaire de l’indépendance de la Pologne, la Commission (de ccordination provisoire du syndicat Solidarnosc) lance un appel à une manifestation massive. Pour ma part, j’étais plutôt sceptique sur les chances de réussite à grande échelle d’une telle manifestation. Je craignais que ces impulsions successives ne rapportent rien, sauf un regain de rafles et d’arrestations préventives de nos syndicalistes. (…) Je décidai de risquer une ouverture. (…) j’écris au général Jaruzelski (…) Le lendemain, la presse publia le texte de cette lettre assorti du commentaire suivant : « (…) Le ministre de l’Intérieur a ordonné au commandant de la Milice de Gdansk de lever la décision d’internement de Lech Walesa. » Le climat est alors le suivant : j’apprend que la Commission de Coordination provisoire, après avoir lancé un appel à la population, annonce des manifestations pour le 11 novembre. Je suis persuadé que ce sera un échec. (…) En ces circonstances, j’essaie de prévenir un éventuel échec de la manifestation. J’ai également présent à l’esprit, d’après ce que j’ai pu entendre, que l’armée risque de passer à l’action, ce qui ne peut me laisser indifférent. Voilà comment j’ai l’idée de rédiger cette lettre. »

Témoignage de Jan Mur, cité par Walesa :
« (…) La clandestinité lance un appel à une grève d’avertissement d’une durée de huit heures. (…) La télévision nous montre la lettre manuscrite de Walesa adressée au général Jaruzelski (…) Cette lettre annonçait une certaine ouverture. (…) Mais les dirigeants de la clandestinité, que deviennent-ils dans tout cela ? La lettre place-t-elle Walesa en retrait par rapport à leur décision ? (…)

Walesa lors de son premier discours le 16 décembre :
« Notre cause n’est pas dirigée contre quoi que ce soit. Nous ne cherchons pas à renverser le pouvoir, nous acceptons les réalités politiques crées par l’environnement mondial et par l’Histoire. C’est dans ces conditions que nous entendons servir notre patrie. (…) je vous demande, à vous qui attendez la concrétisation de ces espoirs, de rentrer chez vous dans le calme. (…) Ne nous laissons pas écarter de la voie pacifique que nous avons choisie (…) »


La lutte des ouvriers en Pologne en 1980 : des leçons plus que jamais actuelles

Les leçons du formidable mouvement de grève massive de l’été 1980 en Pologne demeurent d’une brûlante actualité. C’est à la lueur de celles-ci qu’il convient d’examiner des faiblesses importantes qui se sont manifestées dans le mouvement de grève du printemps dernier en France.

Dans le secteur des transports, et même à l’Education nationale, pourtant à la pointe de la mobilisation, la classe ouvrière n’a pas été en mesure de prendre sa lutte en mains, laissant ainsi toute latitude aux syndicats pour effectuer leur sale travail de sabotage.

En particulier, ceux-ci ont dénaturé la nature et les moyens de ce besoin vital de la lutte qu’est l’extension. En effet, c’est à un simulacre de solidarité prolétarienne et d’extension géographique de la lutte qu’a correspondu l’organisation de délégations composées de quelques syndicalistes ou d’éléments gauchistes entraînant derrière eux, ça et là, des minorités d’ouvriers plus ou moins nombreux. En 1980, en Pologne, c’est dès le début du mouvement que les ouvriers polonais sont sortis du cadre de l’usine et du secteur, envoyant des délégations massives, décidées et contrôlées par les assemblées générales, en direction des entreprises les plus proches géographiquement. C’est l’ensemble de la classe ouvrière en lutte, à travers le MKS, comité de grève à l’échelle nationale qui décidait des actions à mener en fonction des besoins de la lutte. A contrario, c’est l’absence d’un tel contrôle du mouvement de ce printemps qui a permis à toutes les forces hostiles à son réel développement de l’affaiblir de l’intérieur.

Ainsi, dans le mouvement de ce printemps en France, l’arme de la grève à répétition dans les transports, contrôlée par les syndicats, a été utilisée contre les intérêts généraux du mouvement. Largement handicapés dans leurs déplacements pour se rendre à leur travail des ouvriers ont, en nombre croissant, été animés par une hostilité grandissante vis-à-vis d’actions dont ils ne comprenaient pas le sens. De plus, la quasi-paralysie des transports pendant les manifestations a limité la participation ouvrière à celles-ci dans la mesure où le seul moyen de s’y rendre était bien souvent d’emprunter les cars syndicaux pour ensuite se trouver parqués derrière les banderoles de tel ou tel syndicat.

Pire encore. En laissant le contrôle du mouvement aux syndicats, les enseignants se sont laissés piéger dans une grève longue, isolées des autres secteurs, de plus en plus minoritaire.

Le 1er juillet 1980, à la suite de fortes augmentations du prix de la viande, des grèves éclatent à Ursus (banlieue de Varsovie) dans l’usine de tracteurs qui s’est trouvée au coeur de la confrontation avec le pouvoir en juin 1976, ainsi qu’à Tczew dans la région de Gdansk. A Ursus, les ouvriers s’organisent en assemblées générales, rédigent un cahier de revendications, élisent un comité de grève. Ils résistent aux menaces de licenciements et de répression et vont débrayer à de nombreuses reprises pour soutenir le mouvement. Entre le 3 et le 10 juillet, l’agitation se poursuit à Varsovie (usines de matériel électrique, imprimerie), à l’usine d’aviation de Swidnick, à l’usine d’automobiles de Zeran, à Lodz, à Gdansk. Un peu partout, les ouvriers forment des comités de grève. Leurs revendications portent sur des augmentations de salaires et l’annulation de la hausse des prix. Le gouvernement promet des augmentations : 10 % d’augmentation en moyenne accordées généralement aux seuls grévistes afin de calmer (!) le mouvement. A la mi juillet, la grève gagne Lublin. Les cheminots, les transports puis l’ensemble des industries de cette ville arrêtent le travail.

Le travail reprend dans certaines régions mais des grèves éclatent ailleurs. Krasnik, l’aciérie Skolawa Wola, la ville de Chelm (près de la frontière russe), Wroclaw sont touchées durant le mois de Juillet par la grève ; le département K-1 du chantier naval de Gdansk a débrayé, également le complexe sidérurgique de Huta-Varsovie. Partout les autorités cèdent en accordant des augmentations de salaires. Vers la fin juillet, le mouvement semble refluer ; le gouvernement pense avoir stoppé le mouvement en négociant au coup par coup, usine par usine. Il se trompe car les ouvriers vont déjouer le piège des divisions en catégories professionnelles, en régions, par usines, avec prétendument leurs "problèmes propres". En effet, après une accalmie, la grève reprendra pour s’étendre géographiquement, et non par branches d’industrie.

L’élargissement rapide de la lutte au-delà des secteurs

Le 14 août, le renvoi d’une militante des syndicats "libres" provoque l’explosion d’une grève au chantier Lénine à Gdansk. L’assemblée générale dresse une liste de 11 revendications ; les propositions sont écoutées, discutées, votées. L’assemblée décide l’élection d’un comité de grève mandaté sur les revendications : réintégration des militants, augmentation des allocations sociales, augmentation des salaires de 2000 zlotys (salaire moyen : 3000 à 4500 zlotys), dissolution des syndicats officiels, suppression des privilèges de la police et des bureaucrates, publication immédiate des informations exactes sur la grève, etc. ! Tous les ouvriers licenciés du chantier naval depuis 1970 doivent pouvoir revenir à leurs postes. La direction stalinienne cède sur les augmentations de salaire et garantit même la sécurité aux grévistes.

Le 15 août, la grève générale paralyse la région de Gdansk. Les chantiers navals "La Commune de Paris" à Gdynia débrayent. Les ouvriers occupent les lieux et obtiennent 2100 zlotys d’augmentation immédiatement. Ils refusent cependant de reprendre le travail car "Gdansk doit gagner aussi". Le 18 août dans la région de Gdansk Gdynia Sopot, 75 entreprises sont paralysées Il y a environ 100 000 grévistes ; on signale des mouvements à Szczecin et à Tarnow à 80 km au sud de Cracovie. Le comité de grève organise le ravitaillement : des entreprises d’électricité et d’alimentation travaillent à la demande du comité de grève. Les négociations piétinent, le gouvernement se refuse à parler avec le comité inter entreprises. Le 20 août, 300 000 ouvriers sont en grève. Le bulletin du comité de grève du chantier Lénine "Solidarité" est quotidien, des ouvriers de l’imprimerie aidant à imprimer des tracts et les publications.

Le 26 août, les ouvriers réagissent avec prudence aux promesses du gouvernement, restent indifférents aux discours de Gierek. Ils refusent de négocier tant que les lignes téléphoniques sont coupées à Gdansk. Le 28 août, les grèves s’étendent, elles touchent les usines de cuivre et de charbon en Silésie dont les ouvriers ont le niveau de vie le plus élevé du pays. Les mineurs se mettent en grève "pour les revendications de Gdansk". Trente usines sont en grève à Wroclaw, à Poznan (les usines qui ont commencé le mouvement en 1956), aux aciéries de Nowa-Huta et à Rzeszois, la grève se développe. Partout, des comités inter-entreprises se forment par région. Toute la classe ouvrière se dresse contre la classe capitaliste concentrée dans l’État.

La prise en mains de la lutte

En affirmant dès le début : "NOUS SOMMES TOUS NOS REPRÉSENTANTS", ou bien "NOUS N’AVONS CONFIANCE QU’EN NOUS-MÊMES", les ouvriers ont manifesté une conscience de classe aiguë. C’est pourquoi ils ont été capables de se doter d’organisations propres, à travers les assemblées générales et les comités de grève. Ainsi à Gdansk, le comité de grève rend compte de son mandat devant les ouvriers l’après-midi et les informe sur les réponses de la direction. L’assemblée décide la formation d’une milice ouvrière et de saisir l’alcool. Une seconde négociation avec la direction reprend. Les ouvriers installent un système de sonorisation pour que toutes les discussions puissent être entendues. Mais bientôt on installe un système qui permet aux ouvriers réunis en assemblée de se faire entendre dans la salle des négociations. Des ouvriers saisissent le micro pour préciser leurs volontés. Pendant la plus grande partie de la grève, et ce jusqu’au dernier jour avant la signature du compromis, des milliers d’ouvriers interviennent du dehors pour exhorter, approuver ou renier les discussions du comité de grève.

Peu après le 15 août, le mouvement des chantiers navals à Gdansk connaît un moment de flottement : des délégués d’atelier hésitent à aller plus loin et veulent accepter les propositions de la direction. Des ouvriers venus d’autres usines de Gdansk et de Gdynia les convainquent de maintenir la solidarité. On demande l’élection de nouveaux délégués plus à même d’exprimer le sentiment général. Les ouvriers venus de partout forment à Gdansk un comité inter-entreprises national dans la nuit du 15 août et élaborent un cahier de 21 revendications. Le comité de grève compte 400 membres, 2 représentants par usine ; ce nombre atteindra 800 à 1000 quelques jours plus tard. Des délégations font le va et vient entre leurs entreprises et le comité de grève central, utilisant parfois des cassettes pour rendre compte de la discussion. Les comités de grève dans chaque usine se chargent de revendications spécifiques, l’ensemble se coordonne. Le comité d’usine des chantiers Lénine comporte par exemple 12 ouvriers, un par atelier, élus à main levée après débat. Deux sont envoyés au comité de grève central et rendent compte de ce qui se passe 2 fois par jour. Ces comités de grève inter-entreprises qui se créent et forment le MKS ne sont pas composés de "professionnels" de la lutte, comme les syndicalistes, mais ils englobent tous les ouvriers, quels que soient leur métier, leur qualification, leur secteur ou leur corporation. Ils sont la réelle émanation de la volonté ouvrière en lutte. Contre les idées galvaudées par les suppôts de la propagande bourgeoise, la constitution de ces comités de grève ne représentait pas l’anarchie mais un plus grand ordre, mettant en place des services de ravitaillement pour la population et une milice ouvrière contre les provocations et la répression de l’Etat. Dans la grève de masse, la volonté de tous –toute la classe- prédomine sur la volonté de quelques-uns. Le MKS avait toute prérogative pour conduire la grève. Il décidait si certaines entreprises devaient continuer à travailler pour assurer les besoins des grévistes. Ainsi, la raffinerie produisant au ralenti l’essence nécessaire aux transports, des bus et des trains circulaient ; l’industrie alimentaire dépassait quant à elle les plus hautes normes fixées par les bureaucrates auparavant, pour assurer l’approvisionnement de la population.
Outre les limites fondamentales imposées par le mouvement ouvrier international de l’époque qui laissaient les luttes en Pologne isolées, les illusions sur le "syndicalisme libre" ont participé à la défaite que subiront par la suite les ouvriers.

Ce sont en définitive les démocrates du KOR et les syndicalistes à la Walesa qui s’autoproclameront permanents et videront de toute sa substance le MKS pour en faire un organe permanent de la lutte, le MKZ, puis un syndicat, appelé cyniquement "Solidarité". On verra dans les années 1980 ce qu’il deviendra : un organe de gouvernement bourgeois, ouvertement anti-ouvrier.
Cependant, les leçons de la Pologne 1980 restent fondamentales pour le développement des luttes ouvrières dans le futur. C’est pourquoi la classe ouvrière doit dès aujourd’hui se les réapproprier et en faire une boussole dans son combat contre toutes les forces de la bourgeoisie.

D’après la brochure "Grève de masse en Pologne" de CCI

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