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Soixante ans de luttes de classe en France

dimanche 21 février 2010, par Robert Paris

Site : Matière et révolution

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Sommaire du site

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.......LA GREVE........

1- La CGT en 1946
2- La grève Renault de 1947
3- Les grèves de 1948
4- La grève des mineurs de 1953
5- La grève de Saint-Nazaire de 1955
6- La classe ouvrière, la guerre d’Algérie et le coup d’Etat de De Gaulle
7- Grèves de 1967
8- Mai 68
9- Contestation ouvrière des années 70 dont Lip
10- Grèves dans la sidérurgie
11- Grèves dans l’automobile (de Chausson à Talbot) en 1982-85, face au gouvernement de gauche
12- Coordinations dans les grèves SNECMA, SNCF et infirmières
13- Grève de 1995
14- 1996 : mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard
15- 2003 : grève pour les retraites
16- 2007 : mouvement contre le CNE-CPE

1- La CGT en 1946
1946
Brochure de Pierre Monatte :
"Où va la CGT ? Lettre d’un ancien à quelques jeunes syndiqués sans galons"

"(...) Tout le monde aujourd’hui pense à la Constitution ; vous, vous persistez à ruminer ce qui s’est passé au premier congrès tenu par la CGT depuis la Libération. Vos réflexions sont amères ; vous êtes déçus et découragés. Vous n’arrivez pas à vous passionner pour savoir si le nouveau Parlement comportera une ou deux chambres et comment sera désigné le président de la république. Vous êtes pris par des préoccupations terre à terre de ravitaillement et de salaire. Sacrés matérialistes ! Vous vous demandez ce que votre ménagère réussira à mettre dans votre assiette et dans celle de vos enfants ; avec quel savon elle pourra laver le linge de la famille et par quel miracle elle parviendra à en renouveler quelques pièces. Tout cela forcément subordonné à la paie que vous lui rapporterez au bout de la quinzaine. Vous dites que la CGT d’autrefois, celle d’avant 1914, prenait la tête des manifestations contre la vie chère. Vous vous étonnés que celle d’aujourd’hui n’en fasse pas autant. Vous êtes inquiets, en outre, de ce qui se passe dans ce monde. De la paix qui ne se signe pas. Des remous qui se produisent dans les colonies : avant-hier en Algérie, hier au Cameroun, à présent en Indochine, et là c’est autre chose que des remous. (....) Sur tout cela, vous ne comprenez pas davantage la position de la CGT. Vous ne pouvez croire qu’elle soit devenue colonialiste et chauvine. La CGT d’autrefois, celle d’avant 1914, ne se serait pas croisé les bras, dites-vous. Elle aurait encore moins couvert et appuyé les gouvernants français demandant la rive gauche du Rhin. (...) Alors quoi ? Il se vous suffit pas d’être de sordides matérialistes, il vous faut aussi rêver à la paix à la fraternité entre les ouvriers et les peuples ? (...) Autrefois, dans les congrès confédéraux, les délégués de syndicats intervenaient les premiers, librement, abondamment. Ne fallait-il pas que la voix directe des ateliers et des chantiers se fit entendre ? Mieux valait pêcher par excès de liberté que d’étouffer un débat. Aujourd’hui, un secrétaire confédéral ouvre chaque discussion par un long discours : il fait la leçon et donne le ton. Que seront demain les congrès confédéraux ? Sans doute des assemblées d’information. les fonctionnaires syndicaux y viendront au rapport. Nous n’en sommes pas tout à fait là, mais c’est vers cela qu’on marche. Faut-il s’étonner que les débats de ce dernier congrès aient été fades et décevants ?
Pourtant ce n’est pas les questions importantes qui ont manqué. Tout d’abord, la CGT avait-elle fait ce qu’elle devait, depuis un an et demi, pour assurer la défense de la situation matérielle de la classe ouvrière ? Jamais le ravitaillement n’a été pire. Dans les centres ouvriers tout au moins. L’ouvrier parisien n’a pas eu de charbon cet hiver. Il ets à la veille de voir diminuée sa ration de pain, peut-être d’en manquer. Il reçoit, du ravitaillement, des pommes de terre tous les trente-six du mois. Les distributions de matières grasses sont plus irrégulières que jamais. Ne parlons pas des chaussures, du linge, des vêtements. Dans les régions sinistrées, le toit a manqué comme les hivers précédents. Un an et demi après la Libération, la situation est plus mauvaise que sous l’occupation. On ne peut plus invoquer les prélèvements de l’armée occupante. Restent, il est vrai, les prélèvements de l’armée française, avec tous les scandales qui ont été mis au jour.
Mais cela ne suffit pas à expliquer l’incurie et l’impuissance des services effectifs du Ravitaillement. (...)

La CGT avait le choix entre deux méthodes. l’une qui aurait consisté à suppléer à la carence du ravitaillement officiel en organisant ses propres services de ravitaillement, d’accord avec les syndicats paysans et les coopératives de consommation. (...) Il y avait une autre méthode, plus couramment appelée révolutionnaire, et qui aurait invité les crève-la-faim - c’est-à-dire presque tout le monde - à manifester. (...) Mais les dirigeants de la CGT ne le veulent pas. Ils ont bien d’autres choses en tête, de grandes choses pour demain ou après-demain. (...) La CGT aurait pu choisir l’une ou l’autre de ces méthodes. Elle aurait même pu les adopter toutes les deux à la fois, joindre la réformiste à la révolutionnaire. Elle a préféré n’en choisir aucune. Que les ouvriers se débrouillent ! (...)

Depuis un an et demi, la CGT aurait dû lutter pied à pied contre les services du ministère du Travail, préoccupés de fixer sur le papier le taux des salaires et de bloquer impitoyablement ceux-ci. (...) Mais, quand rotativistes et clicheurs ont voulu faire réadapter leurs salaires, ils ont été lanternés pendant des mois, si bien qu’ils n’ont vu d’autre issue qu’une grève des journaux parisiens, grève qui restera sous le nom de grève Croizat. Le ministre communiste a tenté de dresser les ouvriers des autres corporations contre ceux du livre. La manœuvr a échoué : les ouvriers des autres corporations ont estimé, au contraire, que les ouvriers du livre donnaient là le bon exemple. Même dans les métaux. (...) Un secrétaire confédéral avait osé déclarer, en septembre 1945, dans un meeting d’ouvriers parisiens du bâtiment, que "la grève, dans la situation présente, est l’arme des trusts contre la nation et contre la classe ouvrière." A en croire "L’humanité" du 19 septembre, cette déclaration aurait été applaudie. (...) En tout cas, il faudrait avoir une singulière confiance dans le patronat, le parlement et le gouvernement pour se laisser enlever l’arme de la grève. La seule arme dont dispose, en définitive, la classe ouvrière (...)

Aujourd’hui, où l’Allemagne voit retomber sur elle le mal qu’elle a fait aux autres, quelqu’un va-t-il tenir au monde un langage de sagesse et d’humanité ? (...) Le gouvernement français ne le fait pas. il fait même tout le contraire. le socialisme se tait. le communisme hurle à la mort. La CGT a perdu une belle occasion d’incarner la pensée profonde de la France, la pensée en tout cas de sa classe ouvrière, lorsqu’elle raisonne, sa douleur assourdie, sa colère tombée (...) Pourquoi la CGT n’a-t-elle pas la sagesse de parler ainsi ? (...) Que s’est-il donc passé pour que le mot d’ordre de Zimmerwald - "Paix sans annexion ni sanction" - soit remplacé par un autre qui réclame annexions et sanction ? (...) Voilà maintenant que c’est la CGT elle-même, dans ses manifestations, qui se réclame de Yalta, de San Francisco et de Potsdam. (...)

C’était bien là en effet le rôle qu’aurait dû remplir la Fédération syndicale mondiale, comme c’aurait été celui de la CGT de prendre en main la protection sur le sol français des prisonniers de guerre allemands, et de ne pas laisser le soir à "Témoignage chrétien" et au "Figaro" de s’élever contre les mauvais traitements dont ils étaient l’objet en trop d’endroits. (...)

Depuis 1914, les ex-confédérés ne savent plus ce que c’est l’indépendance du syndicalisme. ils ne se conduisent plus qu’en réformistes syndicaux. (...) Sur bien des points, ex-confédérés et ex-unitaires sont d’accord depuis pas mal de temps. (...) On cumule aujourd’hui un mandat de ministre et celui de secrétaire de fédération. (...) Déjà, avant-guerre, une même admiration pour le régime étatiste russe les rapprochait. les ex-confédérés se rattrapaient de leur mépris pour la révolution d’Octobre, de leur haine pour Lénine et Trotsky, pour une admiration débordante pour l’Etat qui s’était maintenu (...) En somme, les réformistes admiraient la Russie de Staline pour les mêmes raisons qui nous en éloignaient. Même plus, Staline les avait vengés des coups que leur avait assenés la vieille garde bolchevique. (...)

La pire duperie, la plus grande escroquerie morale dont la classe ouvrière ait jamais pu être victime, c’est incontestablement d’avoir réussi à lui faire prendre le parti stalinien de 1946 pour un parti défendant le socialisme ou le communisme. Le communisme est bâti sur deux idées essentielles : la lutte des classes et l’internationalisme. Quand manque l’une ou l’autre de ces idées, à plus forte raison quand manquent les deux, il ne peut plus y avoir de socialisme ou de communisme. L’union dans le sentiment patriotique implique l’union des classes, par conséquent l’abandon de la lutte des classes. Il ne faut pas être autrement surpris que des délégués au congrès confédéral qui portent l’étiquette communiste aient accueilli par des sifflets et des vociférations les orateurs qui évoquaient le droit de grève. Ils ne savent plus ce qu’est la lutte des classes. Ils parlent comme des jaunes. (...)
Là encore divergence profonde avec les tenants de l’étatisme, qu’ils se disent communistes ou réformistes. Ce n’est pas une part de la gestion, une place au bout de la table, que réclame la Charte d’Amiens, c’est toute la gestion. Dans les divers projets de nationalisation, il est visible que la classe ouvrière est loin d’assumer cette tâche. Il n’est que trop sûr que le capitalisme peut trouver son compte dans des nationalisations faites sur le modèle de celle de l’aviation, où les constructeurs dépossédés furent ébahis des indemnités royales qui leur furent accordées. (...)

Le secrétaire confédéral a déclaré : "Après, quand l’Allemagne sera soviétisée, ce sera le moment. la soviétisation sera possible, partout. Et les Anglo-Américains seront chassés d’Europe."
(...)

Non seulement l’Allemagne n’est pas soviétisée mais elle n’en prend pas le chemin. Où sont ses conseils d’ouvriers ? Les syndicats eux-mêmes sont ligotés. les travailleurs allemands, loin d’avoir le pouvoir, n’en ont même pas l’ombre. (...) La classe ouvrière allemande a vu à Berlin et en Allemagne orientale l’armée russe, qu’elle ne peut plus confondre avec une armée rouge, piller systématiquement les quartiers ouvriers, violer systématiquement les femmes ; un journaliste suisse rappelait encore récemment que 75% des femmes de 16 à 35 ans furent violées en Allemagne orientale. (...) Elle a vu, plus tard, des militants social-démocrates, à peine libérés des camps de concentration nazis, reprendre le chemin de ces camps parce qu’ils s’opposaient à la fusion avec le parti communiste allemand. (...) Elle a vu tant de choses, l’annexion d’une partie de l’Allemagne, le transfert en Russie non seulement de matériel industriel mais de populations entières, que la fausse soviétisation est rendue impossible. (...)

Que faire d’utile ? vous demandez-vous. Comment agir pratiquement dans la multitude des courants et des organisations ? Là où vous êtes, posez donc les problèmes qui vous préoccupent. Etudiez-les. Appelez à les étudier avec vous les camarades du groupement auquel vous appartenez. (...) Pourquoi ne pas doubler les syndicats d’un Cercle d’études sociales."
Pierre Monatte
Le 30 mars 1947

2- La grève Renault de 1947


Article publié sous la signature de Pierre Bois dans le numéro de mai 1947 de La Révolution Prolétarienne, la revue de Pierre Monatte

LA GRÈVE DES USINES RENAULT

Pierre Bois

Barta – Textes de l’UC 25 mai 1947

LA GRÈVE DES USINES RENAULT Depuis des mois chez Renault, comme partout, le mécontentement des ouvriers augmentait en même temps qu’augmentaient les difficultés de la vie.

Quelle est la situation chez Renault ? On a souvent dit que Renault était la boîte la plus mal payée de la région parisienne. Ce n’est pas tout à fait exact. En général, dans la métallurgie, les boîtes moyennes et surtout les petites boîtes payent davantage que les grosses entreprises genre Renault ou Citroën. Cela tient à ce que dans les petites boîtes la rationalisation est beaucoup moins poussée que dans les grosses. Les patrons ont intérêt à garder leur personnel qui se compose en grande partie d’ouvriers professionnels. Dans les grosses entreprises, du fait de la rationalisation, le personnel se compose en grande partie d’ouvriers spécialisés, facilement remplaçables.

D’autre part, dans les grosses entreprises, le patronat a les reins plus solides pour résister à la pression ouvrière.

S’il est vrai que les ouvriers des grosses boîtes sont moins payés que ceux des petites, les tarifs dans les grosses entreprises, comme Citroën et Renault, sont sensiblement les mêmes. Il est évident qu’on peut montrer des bulletins de paye de 42 francs et 34,30 frs. chez Renault, tandis qu’on montre des bulletins de 62 francs chez Citroën. Mais l’inverse est également vrai. Tout dépend des conditions de travail et du moment.

Ainsi, dans l’ensemble, avant l’augmentation des 25%, les ouvriers de Renault étaient mieux payés que ceux de chez Citroën. Depuis que les ouvriers de chez Citroën se sont mis en grève et ont failli renverser la voiture de Hénaff (fin février 1947), la moyenne des salaires chez Citroën est sensiblement supérieure à celle de chez Renault.

On a essayé d’expliquer la prétendue infériorité des salaires chez Renault par le fait des nationalisations. Au début de la grève, les ennemis des nationalisations —toute la presse de droite— ont tenté d’expliquer notre grève par la faillite des nationalisations. Et s’ils ont eu l’air d’appuyer notre mouvement au début, ils se sont immédiatement rétractés lorsqu’ils ont vu que le conflit devenait un problème gouvernemental. Les amis des nationalisations ont essayé de faire croire que notre mouvement était uniquement dirigé contre les nationalisations. Tout cela est faux.

En réalité, dès 1945, dans de nombreuses boîtes, notamment chez Citroën, une forte opposition se manifesta, de très nombreuses grèves sporadiques eurent lieu et si elles ne donnèrent que des résultats insignifiants, c’est que la bureaucratie syndicale ne rencontrant pas une opposition organisée suffisamment forte fut à chaque fois en mesure de saboter les mouvements. C’est ainsi que plusieurs camarades, après un travail de quelques mois, furent mis à la porte ou durent prendre leur compte après les brimades conjuguées de la section syndicale et de la direction.

Le mouvement de mécontentement chez Renault, qui a abouti à la grève, n’est pas d’aujourd’hui et il n’est pas non plus particulier à Renault. Chez Renault, comme partout ailleurs, la section syndicale était incapable d’interpréter ce mécontentement. Elle ne s’en souciait pas. Elle vivait en dehors ou au-dessus des ouvriers. Pourtant elle prétendait grouper 17.000 adhérents sur les 30.000 ouvriers. En réalité, la plupart ne payaient plus leurs cotisations. Il n’y avait plus de réunions syndicales et quand, par hasard, il y avait une assemblée, le nombre des présents était infime. Devant la carence de la section syndicale, les ouvriers devaient donc chercher un autre moyen de se défendre.

Aussi nous disions dans le tract qui convoquait au meeting public du lundi 28 avril : "Les organisations dites ouvrières, non seulement ne nous défendent pas, mais encore s’opposent à notre lutte. C’est à nous qu’il appartient de défendre nous-mêmes nos revendications : 1º 10 francs de l’heure sur le taux de base ; 2º Paiement intégral des heures de grève. Seule l’action peut nous donner satisfaction".

"Nous avons déclenché le mouvement. Nous appelons tous les ouvriers à se joindre à nous, à nommer des représentants qui viendront se joindre à notre comité de grève qui siège en permanence au Département 6 (secteur Collas)".

Notre tract du 6 mai explique la cause du conflit : "En réalité ce sont les dépenses ruineuses de l’Etat qui provoquent l’inflation. M. Ramadier qui fait fonctionner la planche à billets pour couvrir, en partie, ces dépenses, veut en même temps en rendre responsable la classe ouvrière. La classe ouvrière, voilà l’ennemi pour ceux qui parlent au nom des capitalistes. La classe ouvrière doit non seulement supporter tous les sacrifices qu’on lui impose au nom de promesses non tenues ; mais dès qu’elle réclame les choses les plus indispensables pour vivre, on l’accuse, par-dessus le marché, de tous les maux qui sont les conséquences du fait que l"économie est dirigée par une poignée de capitalistes parasites.

"Nous voulons la hausse des salaires par rapport aux profits des capitalistes.

"Notre revendication : le minimum vital en fonction du coût de la vie, c’est à-dire garanti par l’échelle mobile, n’est pas une revendication particulière. C’est une revendication qui intéresse toute la classe ouvrière.

"Contrairement à ce qu’on a tenté d’expliquer, la grève Renault na pas eu lieu parce que chez Renault on est plus mal payé que partout ailleurs. Si le tarif de chez Renault est actuellement un peu inférieur à Citroën ou à certaines petites boîtes, il est supérieur au tarif de boîtes même importantes comme le L.M.T., la Radiotechnique, l’Air liquide, etc.

Lorsque nous sommes allés à la Commission du travail, M. Beugnez, le président de cette commission et député M.RP., nous a dît : "Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez Renault, mais je crois qu’il faut ramener le conflit à des proportions techniques." Pour ces gens-là il fallait limiter le conflit à des proportions techniques. Mais le conflit Renault n’était pas un conflit technique. C’était un conflit social. Les ouvriers de notre usine ont mené un combat d’avant-garde dans un mouvement général Et la meilleure preuve, c’est que la lutte pour la revalorisation des salaires, commencée chez Renault, s’est étendue à tout le pays."

La montée de la grève

Depuis quelques semaines, dans l’usine, se manifestaient divers mouvements qui avaient tous pour origine une revendication de salaire. Tandis que la production a augmenté de 150% en un an (66,5 véhicules en décembre 1945 et 166 en novembre 1946) notre salaire a été augmenté seulement de 22,5 tandis que l’indice officiel des prix a augmenté de 60 à 80%.

Dans l’Ile, c’est pour une question de boni que les gars ont débrayé ; à l’Entretien, c’est pour clamer un salaire basé sur le rendement. Au Modelage Fonderie, les ouvriers ont fait une semaine de grève. Ils n’ont malheureusement rien fait pour faire connaître leur mouvement parce qu’ils pensaient que "tout seuls, ils avaient plus de chance d’aboutir". Au bout d’une semaine de grève, ils ont obtenu une augmentation de 4 francs, sauf pour les P1.

A l’Artillerie aussi, il y a eu une grève. Ce sont les tourneurs qui ont débrayé les premiers, le jeudi 27 février, à la suite d’une descente des chronos. Les autres ouvriers du secteur se sont solidarisés avec le mouvement et une revendication générale d’augmentation de 10 flancs de l’heure ainsi que le réglage à 100% ont été mis en avant. Cela équivalait à la suppression du travail au rendement. Sous la pression de la C.G.T., le travail a repris. Finalement, les ouvriers n’ont rien obtenu, si ce n’est un rajustement du taux de la prime, ce qui leur fait 40 centimes de l’heure.

A l’atelier 5 (trempe, secteur Collas), un débrayage aboutit à une augmentation de 2 francs.

A l’atelier 17 (Matrices), les ouvriers, qui sont presque tous des professionnels, avaient revendiqué depuis trois mois l’augmentation des salaires. N’ayant aucune réponse, ils cessèrent spontanément le travail.

Dans un autre secteur, les ouvriers lancent une pétition pour demander la réélection des délégués avec les résultats suivants : 121 abstentions, 42 bulletins nuls comportant des inscriptions significatives à l’égard de la direction syndicale, 172 au délégué C.G.T., 32 au délégué C.F.T.C.

Au secteur Collas les ouvriers font circuler des listes de pétition contre la mauvaise répartition de la prime de rendement D’autres sections imitent cette manifestation de mécontentement, mais se heurtent à l’opposition systématique des dirigeants syndicaux.

L’atelier 31, secteur Collas, qui avait cessé spontanément le travail par solidarité pour l’atelier 5, n’ayant pu entraîner le reste du département, a été brisé dans son élan par les délégués. On le voit, depuis plusieurs semaines, une agitation grandissante se manifestait Partout volonté d’en sortir, mais partout aussi sabotage systématique des dirigeants syndicaux et manque absolu de direction et de coordination.

La première journée

Le mercredi 23 avril, les ouvriers du secteur Collas (boîtes de vitesse, direction, pignons) élisent parmi eux, en réunion générale, un bureau avec mandat de préparer et de décider l’action dans les meilleures conditions.

Le vendredi 25 avril, à 6 h.30, un piquet est à la porte et distribue un tract du Comité de grève, tandis que l’ordre de grève est affiché.

Le courant a été coupé, chaque transfo est gardé par un piquer. Les portes d’entrée sont également gardées ; une affiche invite les ouvriers a assister à la réunion générale, à 8 heures, dans le hall. Un nouveau vote confirme la grève par une majorité d"environ 85% . Après plusieurs manoeuvres des cégétistes, l’atelier 5 (la Trempe) refuse de se joindre au mouvement. Quoique faisant partie du département 6, il restera toujours à l’écart du Comité de grève.

Le secrétaire général Plaisance, ainsi que les délégués, tout en désapprouvant notre grève promettent de "s"incliner devant les décisions de la majorité". Une délégation se rend à la direction pour déposer la revendication.

Pendant ce temps, exception faite des piquets qui restent à leur poste, l’ensemble des ouvriers se répand dans les divers ateliers pour les inviter à se joindre à nous. Les moteurs s’arrêtent ; les délégués syndicaux les remettent en route. Quoique certains ouvriers soient au courant du mouvement de grève, la majorité est surprise ; elle hésite devant l’hostilité farouche des délégués.

A 13 heures, profitant de ce qu’il règne dans les autres secteurs une certaine confusion susceptible de démoraliser les ouvriers de Collas, les délégués syndicaux réclament un nouveau vote dans ce secteur. La réponse est ferme : "Nous ne sommes pas des enfants qui changent d’opinion toutes les cinq minutes." Ils refusent le vote. En fin de journée, la grève tient ferme à Collas. Dans les autres secteurs, la pression des éléments cégétistes a eu raison de l’hésitation des ouvriers. A part quelques secteurs isolés, le travail a repris.

Le meeting de la Place Nationale

Le samedi et le dimanche, peu d’ouvriers sont présents à l’usine, en dehors des piquets. Mais le Comité de grève travaille. II faut étendre la grève à toute l’usine. C’est la seule garantie du succès. Un tract est tiré invitant les ouvriers à se joindre au mouvement ; il sera distribué le lundi matin à toutes les entrées de l’usine. Un meeting est prévu pour le lundi à la place Nationale. II faut que le secteur Collas fasse la démonstration qu’il est décidé à lutter. Il lui faut convaincre les autres secteurs d’agir avec lui. Naturellement, le lundi matin, quand les tracts sont distribués, quelques accrochages ont lieu avec les P.C.F. au Bas-Meudon, à la place Nationale, mais sans gravité.

Au meeting, le Comité de grève appelle les ouvriers à se joindre au mouvement- La revendication est commune, la lutte doit être commune. Les 10 francs intéressent tous les ouvriers ; il faut réaliser l’unité d’action. Les ouvriers, convaincus de la justesse des revendications, apprécient le sentiment de démocratie qui anime le Comité de grève qui les invite à venir s’exprimer. Ils ont compris que l’affaire est sérieuse. A peine le meeting est-il terminé qu’on vient nous chercher pour aller à l’usine O. Un cortège se forme. A notre arrivée, des chaînes entières quittent le travail. A la suite d’un second meeting, un comité de grève est formé à l’usine O.

Pendant tout l’ après-midi le secteur Collas recevra des dizaines de délégations d’ouvriers représentant tantôt leur département, tantôt leur atelier, tantôt un petit groupe de camarades demandant des directives pour mener le combat.

Mardi matin, environ 12.000 ouvriers sont en grève, malgré l’opposition des cégétistes. La direction syndicale se sent débordée. Pour essayer de reprendre le mouvement en main et de le contrôler, elle utilise une première "manoeuvre" en appelant elle-même à la grève générale, dune heure, pour soi-disant appuyer ses propres négociations avec la direction. Mais une fois en grève, les travailleurs de toute l’usine y restent, refusent de limiter le mouvement à une heure et suivent le secteur Collas dans la grève et dans ses revendications.

L’attitude de la direction

Les responsables cégétistes nous ont reproché d’avoir déclenché le mouvement juste au moment où le président-directeur de la régie, M. Lefaucheux, était absent. En fait, M. Lefaucheux est toujours absent. Et depuis plus d’un mois il était saisi de nos revendications.

Le vendredi du déclenchement de la grève, les représentants de la direction se retranchent derrière des formalités légales pour refuser de discuter avec le Comité de grève "qu’ils ne connaissent pas’’. Cela n’empêchera pas les mêmes représentants patronaux de venir s’adresser au Comité de grève trois heures plus tard pour réclamer libre passage du matériel dans les départements en grève. Ce qui est évidemment refusé.

Dès le samedi, on apprend que M. Lefaucheux est de retour. Le lundi matin, il discute avec... la section syndicale.

Le mardi 29 avril, après un meeting du Comité de grève, 2.000 ouvriers environ se rendent à la direction. M. Lefaucheux est au ministère. Promesse est faite aux ouvriers que le Comité de grève sera reçu dans la soirée. Mais le soir, lorsque la masse des ouvriers est absente, il refuse, avec le plus grand mépris, de nous recevoir.

Seule la complicité des responsables cégétistes a permis à la direction de refuser de recevoir les délégués du Comité de grève, mandatés par les ouvriers et de ne pas prendre en considération la volonté de ces derniers. La direction avait le plus grand intérêt à discuter avec les responsables cégétistes qui, sous couleur de représenter, eux, les ouvriers, négociaient et manœuvraient avec la direction pour la reprise du travail.

Le lundi 12 mai, lorsque les ouvriers de Collas décideront de continuer seuls la lutte, M. Lefaucheux invitera les représentants du Comité de grève, en présence de deux délégués syndicaux- N’ayant pas obtenu la reprise du travail, il tentera le lendemain une manœuvre d’intimidation en venant lui-même s’adresser aux ouvriers, qui le feront déguerpir sous leurs huées parce qu’il refusera de répondre publiquement aux questions du Comité de grève La direction emploiera alors, sans plus de succès du reste, d’autres méthodes d’intimidation. Elle enverra inspecteur du travail nous menacer de poursuites pour entraves à la liberté du travail.

La direction tantôt se raidit et cherche à nous intimider, tantôt essaie les formes paternalistes ; tantôt enfin elle se retranche derrière les décisions gouvernementales. Elle refuse de connaître le Comité de grève. mais, en fin de compte, c’est l’action des grévistes qui tranche les questions et non les discussions des "représentants légaux".

La maîtrise et les grands bureaux

Ce n’étaient pas les employés et les techniciens qui pouvaient se mettre en avant du conflit. Mais lorsque les ouvriers ont eu donné le coup d’envoi, ils ont suivi le mouvement. Certains éléments se sont même placés à l’avant-garde. En général, le mouvement a bénéficié de la neutralité bienveillante de la maîtrise. L’influence du M.F.A. (Mouvement Français de l’Abondance) [*] parmi le personnel collaborateur est un facteur certain de la sympathie de celui-ci en faveur du mouvement.

Lorsque le secteur Collas a continué seul la grève, la maîtrise, officiellement, n’a pas fait grève (elle a remis les moteurs en route quand la direction lui en a donné l’ordre), mais elle a favorisé le mouvement plutôt qu’elle ne l’a saboté.

Les Grands Bureaux ont été les premiers à suivre le mouvement. Certainement, l’influence de la C.F.T.C., qui voyait avant tout une attaque anti-P.C.F., a favorisé le débrayage des bureaux. Mais dans la lutte, ce sont surtout des éléments étrangers à la C.F.T.C. qui ont eu un rôle dirigeant. Quant à ses adhérents. ils ont agi beaucoup plus en liaison avec le Comité de grève qu’avec leur organisation chrétienne. Celle-ci s’est tenue à l’écart et s’est même désolidarisée du mouvement dès que celui-ci a pris un caractère général, par conséquent préjudiciable au patronat.

La C.G.T. dans le conflit

Les ouvriers du secteur Collas, qui sont à l’origine du conflit, sont pour la grosse majorité des syndiqués à la C.G.T. Mais certains, depuis plusieurs semaines, d’autres depuis plusieurs mois, avaient cessé de payer leurs cotisations, ayant compris la politique de trahison menée par leurs dirigeants syndicaux, comme du reste une forte proportion des ouvriers dans l’ensemble de l’usine.

La C.G.T. est contre la grève, car pour elle maintenant "la grève, c’est l’arme des trusts".

Le premier jour, L’Humanité ne parle pas de la grève. Encore un de ces nombreux conflits que la bureaucratie syndicale arrivera bien à étouffer... Le deuxième jour, la grève est définie comme étant l’oeuvre d’une poignée de provocateurs.

Chaque jour, un tract du Syndicat des métaux est distribué pour discréditer le Comité, ce "Comité de provocateurs". Les bonzes répandent les calomnies les plus abjectes qui sont plus souvent des insinuations que des affirmations, car ils sont incapables de reprocher quoi que ce soit aux membres du Comité malgré tout le mal qu’ils se donnent à constituer "leurs dossiers". C’est ainsi qu’ils se sont servis, pour discréditer le mouvement, d’un certain Salvade que le Comité de grève n’a jamais connu.

Le citoyen Plaisance, après avoir déclaré publiquement à Collas, le lundi matin 28, qu’il se pliait aux décisions de la majorité, n’hésitait pas à déclarer à midi, au meeting de la place Nationale, "qu’une poignée de gaullistes-trotskystes-anarchistes avait voulu faire sauter l’usine."

Les principes les plus élémentaires de la démocratie sont foulés aux pieds. Au meeting de la C.G.T., le même lundi 28 avril, les ouvriers du secteur Collas qui veulent prendre la parole, sont brutalement refoulés, tandis que la voiture haut-parleur s’éloigne sous les huées de la foule. Au meeting de la C.G.T. du mercredi 30 avril, dans l’île, une opposition encore plus brutale repousse les camarades du Comité de grève qui voulaient approcher du micro pour parler. A l’A.O.C. et à l’atelier 176 particulièrement, les cégétistes se sont barricadés pour empêcher tout contact avec l’extérieur.

Les nervis du P.C.F. n’hésitent pas à s’opposer, physiquement, à tout ce qui n’est pas en concordance avec leur politique. A certains endroits, la provocation est flagrante. Ils insultent et brutalisent des grévistes. Si ceux-ci résistent, c’est la bagarre qui justifie l’intervention de la police. Mais ces manœuvres sont déjouées par la volonté unanime des ouvriers de bannir de telles méthodes. Là où la force aura donné raison au gangstérisme, le discrédit n’en sera que plus affirmé. C’est à la collecte des timbres que ces messieurs s’en apercevront.

La grève qui s’étend oblige la section syndicale à se joindre au mouvement. Évidemment, elle ne reconnaît pas la revendication de 10 francs sur le taux de base. Devant le refus de la direction et du gouvernement de lâcher même les misérables 3 francs de prime que la section syndicale revendique, celle-ci appelle à un débrayage d’une heure.

Mais les travailleurs de la Régie ne sont pas satisfaits. Une fois les machines arrêtées, ils refusent de les remettre en route. Le mardi 29 avril, l’usine compte plus de 20.000 grévistes. Alors la C.G.T. vire encore un peu plus sur la gauche. C’est 10 francs qu’elle réclame maintenant comme "prime à la production".

Mais ce qui compte avant tout, c’est de faire reprendre le travail aux ouvriers.

Aussi, le vendredi, la section syndicale organise-t-elle un vote pour ou contre la grève sur la base d’une augmentation de 3 francs de prime. C’est une escroquerie, car la section syndicale n’a pas obtenu la prime de 3 francs. Les ouvriers par 11.354 voix contre 8.015 votent la continuation de la grève.

Huit jours se passent, sans que les discussions autour du tapis aient rien apporté de nouveau.

En effet, si de son côté le Comité de grève emploie toutes ses forces à élargir le conflit aux autres usines pour faire capituler le gouvernement (distribution d’un tract dans ce sens par des délégations de grévistes aux autres usines, où ils se heurtent encore au sabotage des délégués cégétistes), le syndicat des métaux, lui, ne cesse de "lancer du sable sur les incendies" qui s’allument çà et là (Unic, Citroën, etc.).

Enfin, les 3 francs sont accordés. Nul doute que si les ouvriers avaient voté la première fois pour la reprise du travail, ils n’auraient rien eu. Néanmoins, le syndicat des métaux clame partout sa victoire. Il faut vite reprendre le travail, car, les 10 francs, nous les aurons dans "le calme et la discipline". Un second vote est organisé pour demander aux ouvriers de reprendre le travail. Tous les moyens de propagande sont utilisés. La violence est employée contre les distributeurs de tracts du Comité de grève qui appelle à la continuation du mouvement. On demande aux ouvriers de reprendre le travail avec les mêmes conditions qu’ils ont refusées huit jours plus tôt. Il est clair qu’on spécule sur leur lassitude, car peu d’ouvriers ont la possibilité de vivre plus de huit jours sans travailler ; on spécule aussi sur l’hésitation des travailleurs qui voient parfaitement qu’ils n’ont rien à attendre du syndicat, mais qui, dans beaucoup d’endroits, n’ont pas de direction à eux. Même ceux qui rejoignent le Comité de grève, s’ils ont pour la plupart une grande volonté de lutte, manquent cependant encore d’expérience.

Partout les ouvriers sont mécontents de reprendre avec une dérisoire prime de 3 francs. Partout où il y a une direction (secteur Collas, département 88), une forte majorité se prononce pour la continuation de la grève, mais l’ensemble de l’usine se prononce pour la reprise par 12.075 voix contre 6.866. Plus d’un tiers du personnel s’est abstenu.

La grève continue

Quand on apprend le résultat du vote en faveur de la reprise, le vendredi 10 mai, il est déjà 6 heures du soir, la grosse majorité des ouvriers est partie. Ceux qui restent sont pour la continuation de la grève. Mais que feront les autres ?

Le lundi matin, au secteur Collas, les ouvriers arrivent ; les moteurs tournent déjà ; certains ouvriers se mettent au travail, mais sans beaucoup d’entrain. Un peu plus tard, le Comité de grève convoque une réunion dans le hall. Les ouvriers sont pour la grève. On ne peut tout de même pas reprendre avec 3 francs. Le Comité de grève, bien qu’il soit pour la grève, indique les dangers de combattre sans le reste de l’usine. Les ouvriers répondent qu’il ne faut pas s’occuper des autres ; dans notre secteur, la majorité est pour la grève. Les moteurs qui tournaient à vide s’arrêtent à nouveau. Mais comme nous sommes seuls à continuer le combat, il serait vain de croire que l’on peut obtenir les 10 francs. Nous limitons notre revendication au paiement des heures de grève. Le gouvernement continue à se montrer inflexible. A deux reprises, M. Lefaucheux nous affirme que nous n’aurons rien.

Le syndicat des métaux essaie par tous les moyens de dresser les ouvriers de l’usine contre ceux de Collas. Il demande à la direction et au gouvernement d’intervenir contre nous. La grève, au secteur Collas, c’est un complot de 200 hommes. La section syndicale pose cette question mercredi : qui tire les ficelles ? Ce sont les ouvriers de l’usine qui se chargent de répondre le jour même. Malgré les dix jours de grève qu’ils viennent de faire, dans la seule journée de mercredi, ils collectent près de 60.000 frs. pour les grévistes de Collas. Le jeudi, le gouvernement cède devant la ténacité ouvrière et accorde une indemnité de 1.600 francs pour tous les ouvriers de la régie.

La section syndicale, une fois de plus, clame sa victoire, car c’est elle qui a été admise aux délibérations.

Les ouvriers de Collas ne sont pas satisfaits : 1.600 frs. pour trois semaines de grève, c’est peu. Mais on ne peut pas continuer une lutte inégale ; il faut préparer d’autres combats. Le travail reprend, mais dans l’usine les ouvriers ne sont pas dupes : "C’est bien grâce aux gars de Collas si on a eu les 1.600 francs !"

Le rôle du secteur Collas

Ce sont les ouvriers de Collas qui ont commencé la grève, ce sont eux qui l’ont terminée. C’est le Comité de grève qui a donné l’ordre de grève, c’est lui qui a donné l’ordre de reprise.

Pour déclencher la grève comme pour la terminer, de même que dans toutes les questions importantes, le Comité de grève a toujours consulté les ouvriers avant d’agir.

Le mouvement est parti de Collas parce que c’est là que s’était constitué un groupe de camarades actifs qui ont d’abord préparé les esprits à un mouvement revendicatif ; dans les derniers temps, les ouvriers s’impatientaient même de ne pas recevoir un ordre de grève. Ces camarades ont ensuite organisé la grève. Cette organisation, à l’origine très faible (une poignée de copains), a révélé, une fois de plus, que les ouvriers sont très actifs quand ils savent pourquoi ils combattent, et qu’ils ont quelque chose de ferme à quoi ils puissent s’accrocher. Non seulement les ouvriers de Collas ont tenu leur secteur en grève pendant trois semaines, mais ils ont été à peu près les seuls à se dépenser avec énergie pour développer le mouvement.

La première semaine, plusieurs fois par jour, ils se sont répandus dans les ateliers pour aller aider des ouvriers à empêcher le sabotage par la section syndicale. Dès que quelque chose ne marchait pas dans un coin, on venait chercher les gars de Collas.

La seconde semaine, toute l’usine étant arrêtée, ce sont encore les ouvriers de Collas, à peu près seuls. qui se répandirent dans de très nombreuses usines de la région parisienne pour inviter les autres ouvriers à nous suivre. Bien souvent ils eurent des accrochages sérieux avec les dirigeants cégétistes. Dans les boîtes où les travailleurs disaient qu’ils attendaient les ordres de la C.G.T., les ouvriers de Collas répondaient : "Vous pouvez attendre longtemps !" Et on sentait dans cette réponse la fierté qu’ils éprouvaient de n’être pas à la merci d’un ordre des bureaucrates. Ils agissaient "seuls", avec un sens d’autant plus grand de leurs responsabilités.

Nos conclusions

Nous étions entrés en lutte pour arracher les 10 francs sur le taux de base, comme acompte sur le minimum vital calculé sur l’indice des prix. Mais nous avons repris le travail avec l’aumône de 3 francs de "prime"

Les responsables officiels du syndicat vantent cette "victoire", cependant déjà annihilée pour les mois à venir par l’inflation (rien que dans les deux dernières semaines, l’Etat vient de mettre en circulation vingt nouveaux milliards de francs-papier). Il n’a pas été question, dans les négociations officielles du syndicat, de garantir notre salaire par l’échelle mobile, c’est-à-dire son calcul sur l’indice des prix.

Mais notre lutte, même sabotée, a-t-elle été inutile ? Tout au contraire ! Si nous avons subi un échec partiel quant aux gains immédiats, nous avons, par contre, réussi à renverser complètement la vapeur.

Nous avons tout d’abord prouvé à tous ceux qui nous croyaient mûrs pour la capitulation, résignés aux bas salaires, à l’esclavage économique, que la classe ouvrière n’a rien perdu de sa capacité de lutter, unie pour la défense de ses intérêts vitaux.

Nous avons secoué le joug de nos soi-disant représentants qui, au lieu d’être les défenseurs de nos revendications, étaient devenus nos gardes-chiourme.

Nous avons obligé la direction patronale à reconnaître le principe du paiement des heures de grève.

Nos revendications, les 10 francs et l’échelle mobile, sont approuvées par la majorité des ouvriers de la France entière (voir les journaux), et la direction syndicale officielle devra lutter réellement pour ces revendications, sinon une deuxième vague ouvrière la jettera elle-même par-dessus bord.

En lançant son appel à la grève générale, le Comité de grève avait affirmé sa conviction que la victoire totale des revendications pouvait être obtenue.

En regard des résultats obtenus, ne pourrait-on pas dire qu’il a été trop optimiste ? Qu’on en juge : il a suffi que deux départements, 6 et 18, continuent la grève, appuyés sur la sympathie active de toute l’usine, pour que la revendication sur laquelle les bonzes syndicaux avaient capitulé - le paiement des heures de grève - soit accordée à toute l’usine. C’est ainsi que nous avons obtenu les 1.600 francs.

Il a suffi, d’autre part, de la grève Renault pour qu’une vague d’augmentations, allant jusqu’à 10 francs, soit accordée dans presque toutes les usines. C’est ainsi que les usines Citroën ont obtenu les 3 francs sans un seul jour de grève.

Il n’y a pas de doute qu’une grève générale aurait arraché la victoire totale. Mais la grève générale était-elle possible ?

La grève générale manifeste sa réalité tous les jours en province et à Paris. La grève générale ce n’est pas une chose qu’on décrète, c’est un mouvement profond surgi de la volonté unanime de toute la classe ouvrière, quand elle a compris qu’il n’y a pas d’autre moyen de lutte. En présence de cette volonté de la classe ouvrière, on peut seulement agir de deux façons ; soit, comme l’a fait le Comité de grève, donner le maximum de forces à l’action ouvrière en l’unifiant en un seul combat livré par la classe ouvrière pour des objectifs communs : la grève générale ; soit, comme la fraction dirigeante de la C.G.T. et de la C.F.T.C., fractionner les luttes ouvrières, les séparer artificiellement les unes des autres, les mener dans l’impasse des primes.

Or, de même que la grève Collas, le vendredi 25 avril, avait entraîné dans la lutte toute l’usine Renault, la continuation de la grève dans toute l’usine aurait entraîné dans la lutte ouverte toute la classe ouvrière.

De la lutte que nous venons de mener, il reste prouvé que la grève est l’arme revendicative essentielle des travailleurs. Il reste prouvé également que, quelles que soient les manoeuvres intéressées, pour ou contre la grève, de tous les pêcheurs en eau trouble, la volonté unanime des travailleurs est capable de triompher de tous les obstacles.

Dans nos prochaines luttes, nous entrerons mieux préparés et nous obtiendrons ce que nous n’avons pu obtenir cette fois-ci.

25 mai 1947

Pierre BOIS

Note

[*] Mouvement "utopiste" (au sens donné par Engels dans "Socialisme Utopique"), quasiment disparu depuis, défendant les idées de Jacques Duboin.

Document anarchiste :

"L’année 1947 fut une année décisive dans la formation du consensus capitaliste, dans le contexte de la sortie de guerre, de nouvelles notions ont remplacé les vieilles lois du libéralisme social du XIXème siècle. L’idée s’impose que l’Etat est un arbitre social et qu’il lui appartient de corriger les inégalités par la redistribution des richesses. C’est sur cette idéologie que s’est construite la légende du Welfare State et des « Trente Glorieuses ». C’est sur ces bases de développement que la société française va pouvoir entrer dans l’ère de la consommation de masse qui caractérisera le monde développé du XXème siècle. Mais cette transition ne s’est pas effectuée sans heurts dix mois après la mise en place des institutions de la IV République, le pays est en proie à des grèves que le président du Conseil d’alors (V.Auriol) jugeait « insurrectionnelles ». Et ce sont le Parti Communiste et la CGT qui vont sauver la mise au gouvernement. Ces épisodes qui tendent à s’estomper dans la mémoire collective constituent pourtant un tournant fondamental dans la vie économique, politique, et sociale de notre société et une sérieuse leçon pour ceux qui aspirent à une transformation radicale de la société.

Reconstruction économique et paix sociale

En septembre 1944 au moment de la mise en place du gouvernement provisoire présidé par De Gaulle, l’économie française sort exsangue de l’occupation. Manquant d’une main d’oeuvre encore retenue en Allemagne sans compter les morts et les blessés, n’ayant ni combustible, ni matières premières, désorganisée par les bombardements (destructions des quais portuaires, des voies ferrées et gares, des routes etc.) la production industrielle ne représente plus qu’un tiers de celle d’avant guerre. La production agricole à moins diminué, mais la paralysie des transports entraîne une pénurie dramatique de ravitaillement pour les villes. L’inflation explose. Bref le pays semble au bord du naufrage d’autant plus que les ressources de l’Etat sont absorbées dans la poursuite de la guerre et que la tension sociale est a son comble, le climat révolutionnaire de la libération se poursuit : épuration sauvage des pétainistes et collabos, dénonciations des profiteurs du marché noir, revanche contre un patronat qui, après avoir sabordé les conquêtes du Front Populaire, a soutenu majoritairement le régime de Vichy et participé à la collaboration. Dans ce contexte comment rétablir la République et par là-même le capitalisme ? En fait la question avait été discutée auparavant dans les débats de la résistance, le programme du CNR (conseil national de la résistance) propose pour la Libération une démocratie économique et sociale sur fond d’économie dirigée. Il préconise notamment : la participation des travailleurs à la direction de l’économie, la nationalisation des grands moyens de production, la sécurité sociale, droit au travail, à la retraite etc. L’objectif est d’établir l’unanimité nationale en s’assurant de la participation de toutes les composantes politiques de la Résistance et plus particulièrement du PCF et de la CGT le soutien de la confédération syndicale est assuré dès 1944, Benoît Frachon lance “ la grande bataille de la production ”. L’heure est au consensus productiviste : la grève disparaît de l’ordre du jour de la CGT, c’est même comme l’écrit Gaston Monmousseau « l’arme des trusts » et en septembre 1944, la CGT a proposé l’unité organique à la CFTC (qui refuse.) Le PCF ne tarde pas à afficher son soutien à la politique gouvernementale le 21 juillet 1945 Thorez affirme à Waziers devant les gueules noires : “ produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe ”. Bref c’est autour de trois axes principaux que va se structurer la politique gouvernementale : - Les nationalisations : le dirigisme de l’Etat est motivé par une nécessité d’efficacité économique mais les premières vagues de nationalisations ont un caractère soit de sanctions pour faits de collaboration comme la confiscation des usines Renault ou de celles de Gnome et Rhône (moteurs d’avions) qui deviendra plus tard la future S.N.E.C.M.A ; soit de rétablissement de l’ordre social, ainsi en est il des usines Berliet, où l’épuration sauvage effectuée par les ouvriers avait entraîné une certaine forme d’autogestion. Avec la nationalisation de 34 compagnies d’assurances et des quatre principales banques de dépôts, l’Etat se rend maître d’une grande partie du système de crédit. Il peut donc décider, et diriger l’ensemble de l’économie française, de l’investissement à la production. - La cogestion (sécurité sociale et comité d’entreprise) : pour faire accepter les efforts et les sacrifices prodigieux générés par la nécessité de la production, on agite la carotte du social, la loi du 22 février 1945 crée les comités d’entreprises, il s’agissait au départ d’associer les salariés à la gestion des sociétés, mais sous la pression du patronat les CE se cantonneront très rapidement à la gestion des oeuvres sociales de l’entreprise. La création de la Sécurité Sociale est elle, une réforme d’une plus grande ampleur, inspirée des conceptions du Welfare State de l’anglais Beveridge. Si elle se justifie par une volonté de redistribution de la richesse produite, elle modifie profondément la conception même du salariat. Celui ci ne devient plus seulement la rémunération du travail fourni conçu en tant que marchandise, mais un revenu social fixe, même s’il n’y a pas de travail, la cotisation (obligatoire par ailleurs) représentant un salaire différé. Cette réforme crée un système de protection garantie par l’Etat qui modifie profondément la nature et le comportement de la société. - La planification de l’économie : en janvier 1946 est crée un Commissariat Général au Plan sous la direction de Jean Monnet qui élabore la stratégie et les objectifs économiques qu’il faut atteindre. Le plan Monnet sera adopté et promulgué par le gouvernement de Léon Blum en janvier 1947. L’esprit général de ce plan est d’inclure l’ensemble de l’économie dans un développement systématique, mais il s’agit également de rassurer les américains quant à l’utilisation des fonds du futur Plan Marshall. Enfin pour mesurer les performances de l’entreprise France, l’INSEE est crée en 1946. On le voit l’Etat prend en charge la responsabilité de l’économie non seulement pour reconstruire le pays, mais par la même occasion pour moderniser le vieux capitalisme français, l’Etat doit donc se substituer à l’initiative privée, mais le plus important c’est le rôle que vont jouer les entreprises nationales dans la modification de la mentalité du vieux capitalisme français en l’orientant vers des notions qui lui étaient jadis étrangères, comme l’investissement, la productivité, la gestion rationnelle... Cependant la condition préalable à la mise en place de cette politique, c’est l’adhésion massive des forces politiques à ce projet, dans cette perspective le PCF et la CGT vont jouer un rôle précieux... Le parti communiste a le vent en poupe. Par ses effectifs : près de 800 000 à la fin de l’année 1946, il retrouve son audience d’avant guerre et s’installe avec satisfaction à la première place des parti politiques. Par ses modes d’actions : la lutte clandestine a reconstitué l’appareil, l’euphorie de l’automne 44 permet de mettre définitivement au point les techniques d’encadrements des masses. Son influence se déploie également à travers la mise en place d’organisation satellites, l’union des femmes françaises par exemple ou des associations de jeunesse ou d’anciens combattants. Il peut également ajouter un argument moral à ses armes classiques : son action pendant la résistance « le parti des fusillés » selon la formule qu’il affectionne alors peut se parer dans son patriotisme élargi par le prestige dont jouit l’armée rouge. Les hésitations du Pacte germano soviétique et la reparution de l’Humanité sous occupation allemande sont ainsi promptement évacués. C’est sur cette base morale plus que sur une base politique qu’il attire tant de français, c’est au nom des sacrifices consentis par les combattants de la résistance se réclamant de son influence (FTP, MOI...) qu’il s’érige en censeur des autres formations politiques. Il ne faut pas sous estimer ce point, le-parti-de-la-classe-ouvrière devient le porte-parole des pauvres et des purs, son moralisme valant toutes les théories. Alors lorsque Thorez est de retour de Moscou où il s’était réfugié pendant la guerre, il a les coudées franches pour appliquer les consignes données par Staline : le devoir du parti est de renforcer l’union nationale pour activer le combat contre Hitler et les nazis et ainsi soulager l’Union Soviétique. Légalisme, patriotisme, unitarisme c’est la ligne exposée par le mot d’ordre du comité central d’Ivry de janvier 1945 « Unir, combattre, travailler ». A l’évidence il y eu des flottements dans l’application de cette stratégie, nombre de militants semblaient plutôt convaincus que la révolution était au bout du fusil, des responsables comme Guingouin dans le Limousin possèdent un réel pouvoir sur les zones qu’ils ont libérées. C’est aussi dans cet esprit qu’il faut comprendre les succès de l’extrême gauche notamment trotskyste. Le PCF fait donc le pari d’être le Grand Parti Populaire issu de la Résistance, pour être selon le mot d’ordre de Thorez « l’initiateur et le conducteur de l’effort populaire pour la reconstruction de la France » et bâtir le « un socialisme à la française » (formule promise à un bel avenir). Dans ce sens la CGT va servir de pierre angulaire dans la construction de cette politique. Au bureau confédéral c’est Benoît Frachon qui mène le jeu même après le retour de Léon Jouhaux, son élection au poste secrétaire général révèle l’efficacité du travail accompli à tous les niveaux de l’organisation en clair les communistes sont les maîtres le recrutement s’accentue et à la fin de 1945 le cap des 5 millions de cartes est franchi. En octobre 1946 au terme d’une série de grèves les fonctionnaires se voient enfin dotés d’un droit syndical pour tous et d’un Statut de la Fonction publique qui reprend pour l’essentiel les dispositions élaborées par la centrale syndicale. Mais en acceptant de jouer le jeu de la « bataille de la production » le syndicalisme va tourner une page de son histoire, en acceptant de devenir un partenaire social par la cogestion des organismes sociaux et entreprenariales, la CGT concourt à la modification des règles du jeu social, à l’encadrement de la lutte de classes et a la disciplinarisation du prolétariat par la définition d’un intérêt commun entre employeurs et salariés. L’institutionnalisation du syndicalisme -dans le droit fil des ambitions de 1936-dessine un terrain neutre où l’affrontement entre capital et travail perd ses élans révolutionnaires. On peut affirmer que les staliniens ont sacrifié la CGT dans leur tactique politique. Les deux principales scissions qui auront lieu en témoignent (création de la CNT-F en mai 1946, décembre 1947 amorce de la scission CGT-FO)

La double fracture de 1947

La première fracture, celle des débuts de la guerre froide et de la marche vers la décolonisation, est plutôt accidentelle, la France subit une évolution mondiale et ne peut agir. La seconde fracture est illustrée par le renvoi des ministres communistes, voit la toute nouvelle république menacée d’une révolution sociale. En 1946, la tension s’est accrue entre les USA et l’URSS : la possession de l’arme atomique du côté américain ne suffit pas à compenser les positions de l’Armée Rouge en Europe. Churchill lâche sont mot célèbre de « rideau de fer » à Fulton, pour tenter de rompre l’isolationnisme américain. Trumann répond par l’élaboration de sa doctrine et de la politique de « containment », le principe en est simple, les peuples soumis ou en cours de soumission en Europe de l’Est sont abandonnés à leur sort car leur libération causerait une nouvelle guerre mondiale mais tout doit être mis en oeuvre pour contenir Staline et empêcher le « monde libre » de basculer dans le giron soviétique. Dans cette stratégie la France est considérée comme une pièce de choix. En juin 1946 le plan Marshall, achètera ce que la diplomatie n’a pu obtenir. L’URSS répliquera par la création du Kominform en octobre 1947. Le deuxième point international c’est la question de la décolonisation, la Libération du territoire français ne signifiant pas la Libération pour tous. Pourtant le chemin semblait avoir été montré par d’autres, la Grande Bretagne (Inde et Pakistan) et les Pays Bas sont en passe de réussir. La France, elle est incapable de résoudre les contradictions de son empire et s’enlise dans la guerre en Indochine. A Madagascar, elle révèle son visage répressif, dont bien des traits réapparaîtront plus tard en Algérie. Le soulèvement des insurgés malgaches (29/30 mars 1947) pêche par excès de confiance en un soutien américain. La répression est terrible : 89 000 morts annoncés par l’Etat Major français, carte blanche laissée aux troupes d’élites et paras, amorce de guerre psychologique (tortures, corvées de bois...). En Afrique du Nord ce n’est pas mieux, massacre de Sétif en Algérie, fusillade a Tunis et blocage au Maroc. En Indochine la sale guerre s’installe. Aux difficultés de l’extérieur vont s’ajouter les troubles intérieurs. En janvier et février le gouvernement Blum décrète une baisse autoritaire des prix de 5%. C’est une lueur d’espoir : l’hiver est terrible, depuis décembre des usines ont fermé, faute de matières premières. Ces décrets tentent en vain d’enrayer les échecs de la politique de contrôle des augmentations des prix et des salaires : entre 1945 et 1947, les prix alimentaires triplent pendant que les salaires et les prix industriels doublent (entre 1944 et 1948, le pouvoir d’achat moyen a reculé de 30% environ.). Après quatre années de privations sous l’occupation et de long mois d’efforts pour la reconstruction les travailleurs sont à cran et ilss ne supportent plus la vie chère. Une étincelle peut enflammer la prairie. Si les premières grèves de janvier ont été rapidement circonscrites, la grève de la régie Renault est d’une nature différente. Elle est déclenchée le 25 avril par des militants trotskistes de l’Union Communiste (trotskyste) sur des revendications salariales, il y a aussi dans le comité de grève des militants du PCI, des anars et des bordiguistes. L’affaire, bien menée, est très fortement suivie par la base et oblige la CGT après avoir violemment dénoncé le mouvement à en prendre la direction, le travail reprendra trois semaines plus tard avec de substantielles augmentations. Le 1er Mai multiplie d’imposants cortèges et à Paris la foule hue le ministre du travail Daniel Mayer (SFIO). Les gaziers, les électriciens, et les cheminots menacent de cesser le travail. Le gouvernement Ramadier accorde un relèvement du salaire minimal mais développe un discours du complot en arguant d’un « chef d’orchestre clandestin ». Certes il y a plusieurs facteurs qui explique le mouvement giratoire de grèves, mais la pugnacité de la CGT n’est pas feinte. Ses dirigeants communistes découvrent dans le péril gauchiste les signes d’impatience d’une classe ouvrière qu’il ne faut plus décevoir. Accompagnant cette nouvelle ligne le 4 mai, dans le vote sur la question de confiance sur la politique salariale du gouvernement aux usines Renault, tous les députés communistes, y compris les ministres, votent contre le gouvernement. Le 5 Ramadier renvoie les ministres communistes. Désormais « libres » ils encouragent les mouvements, ajoutant aux revendications des thèmes politiques, notamment contre le plan Marshall, répondant à cela aux injonctions de Moscou. Profitant de la confusion et des troubles sociaux qu’il transforme en menace communiste, de Gaulle fonde le RPF et signe la mort du tripartisme (PCF/SFIO/MRP) qui avait jusqu’alors dominé l’Assemblée Nationale.

La grande peur de l’automne 1947

Petit à petit les grèves font tache d’huile, partit du secteur public elles vont gagner la métallurgie, les banques, les grands magasins et les transports. La vague de mai juin est elle à peine désamorcée par des accords passées entre la CGT et le CNPF, qui prévoient une augmentation de 11%, qu’elle repartent en septembre chez les fonctionnaires qui exigent les mêmes avantages. Les actions naissent le plus souvent à la base la CGT s’empressant d’encadrer quand elle le peut. Si les revendications semblent en premier lieu strictement économiques elles traduisent une profonde lassitude devant la poursuite des efforts demandés. Mais c’est le gouvernement qui va faire monter la tension en politisant la crise sociale par l’évocation d’un complot communiste. Il est appuyé dans son propos par l’attitude du PCF. En effet depuis Moscou, Staline accélère le processus de domination sur l’Europe de l’Est et lance dans la Guerre Froide les partis communistes occidentaux. Tenue en secret du 22 au 27 septembre, la réunion de neuf responsables de PC européen à Szlarska-Poreba, en Pologne, prépare le lancement du Kominform. Au cours ce cette réunion un violent réquisitoire est prononcé contre la politique menée par les français et les italiens qui se voient taxée de « crétinisme parlementaire ». Les effets de la remontrance ne sont font pas attendre et dès octobre les communistes passent dans l’opposition, à l’opposé De Gaulle dénonce « le parti séparatiste » et alimente la peur des rouges. Résultat les élections législatives portent à la présidence du conseil Robert Shuman qui charge Jules Moch, ministre de l’Intérieur SFIO de rétablir l’ordre. Car les situation frise l’insurrection. Dans leur troisième temps de novembre- décembre les grèves ont pris l’allure d’affrontements politiques. A Marseille, du 10 au 12 novembre, une grève généralisée à l’occasion d’une hausse des tarifs du tramway décidée par la municipalité dégénère en émeute, tandis que la compagnie de CRS (où les communistes sont nombreux) fraternisent avec la foule, le maire Carlini est blessé, les bâtiments public sont envahis (la mairie est saccagée) et un jeune sympathisant communiste est tué. Le 15 novembre la grève éclate dans les Houillères du Nord après la révocation de Delfosse, secrétaire de la fédération CGT du Sous-sol, une dure bataille s’engage entre les mineurs, qui retrouvent les réflexes de la Résistance et les CRS, vite remplacés par l’armée mobilisée par Moch. Le 3 décembre le train Paris Tourcoing déraille causant 21 victimes, faisant suite à une longue série de sabotages. Le 28 novembre 20 fédérations CGT en lutte forment un « Comité central de grève » distinct de la confédération. La grève générale insurrectionnelle serait elle à l’ordre du jour ?

La République décidée à écarter le danger social décide alors de sortir les grands moyens pour organiser la riposte. Le gouvernement mobilise toutes les forces de l’ordre, rappelle les réservistes et le contingent de la classe 1943, et fait voter, après 6 jours débats ininterrompus, le 4 décembre, des mesures de « défense républicaines » qui sous le prétexte de garantir « la liberté du travail » restreignent les droits des grévistes, on le voit Sarkozy n’a rien inventé. Mais l’échec du mouvement tient plus aux dissensions entre les grévistes. Des délégations de syndicats autonomes, des groupes F.O de la CGT demandent l’arrêt de l’action et proposent des votes à bulletins secrets pour ou contre la poursuite de la grève. La direction communiste sentant le vent tourner et refusant la confrontation ultime ordonne le 10 décembre l’arrêt des grèves et la reprise générale du travail. La IVème république est sauvée. La classe ouvrière peut retourner à la production.

Conclusion

Le syndicalisme sort brisé de cet affrontement, le rôle déterminant du secteur public fortement syndicalisé, transforme le syndicat en groupe de pression et non plus en instrument de transformation sociale. En avril 1948 les groupes « Forces Ouvrière » autour de Léon Jouhaux formeront la CGT-FO, ils seront largement financés et appuyés par la SFIO, les syndicats américains et même la CIA, qui voient d’un bon oeil l’anticommunisme affiché par son leader. Au même moment la Fédération de l’Education Nationale se constitue entraînée par le Syndicat national des instituteurs. Le parti communiste suivant sa droite ligne réformiste de 1936 maintient son audience électorale, forge une nouvelle génération de militants, vérifie l’état des transmissions des directives du parti vers la classe ouvrière par le canal syndical, il ne vise plus qu’un seul but (s’il en avait déjà visé d’autres), préserver le parti et son pouvoir, peaufiner sa stratégie de la grève, sacraliser son identification à la nation et à la classe ouvrière. Arrivé à l’apogée de son existence, il amorce son long et lent déclin jusqu’à la mort clinique dans laquelle il se trouve actuellement. "

Collectf Anarkhia

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La nouvelle CGT
P. Monatte

Il faudrait faire vite pour dresser la nouvelle CGT. Le temps presse. Non seulement la troisième tentative insurrectionnelle stalinienne, mais le danger de guerre, mais le danger de Gaulle. Malheureusement, deux conceptions semblent s’affronter.

D’après l’une, la nouvelle Confédération ne doit être rien d’autre que le morceau réformiste de la CGT qui vient de se détacher. La situation est la même qu’en 1922. On recommencera ce qu’on a fait alors et l’on espère réussir de même. Ce n’est pas sans intention que ces jours-ci Bothereau a parlé de la tradition du plan de 1918 et Jouhaux de la communauté française de 1940.

D’après l’autre conception, il s’agit de faire une maison nouvelle avec tous les matériaux disponibles, avec tous les courants syndicaux qui sentent le besoin de se rassembler et de se renforcer mutuellement. Une maison adaptée aux besoins présents, ceux de la lutte journalière comme ceux de la révolution qui vient sur nous. Ce n’est pas avec le jusqu’au-boutisme de 1918 ni avec le collaborationnisme de 1940 qu’il faut renouer, mais avec la véritable tradition syndicaliste française, celle de la CGT d’avant 1914.

Evidemment, c’est en vertu de la première conception que le groupe central de Force ouvrière s’est regardé comme le bureau et la commission administrative de la nouvelle CGT et qu’il y a mis son enseigne. Force ouvrière, cela sonne bien, ne discutons pas, disent quelques camarades. Cela ne sonne pas mal, en effet ; cependant, discutons tout de même. Le bureau de l’Union des cercles syndicalistes (l’UCES) a dit, à mon avis, ce qu’il fallait dire :

Il regrette la décision prise par le groupe central de Force ouvrière de se considérer comme la commission administrative de la centrale en construction, cette décision restreignant singulièrement les contours de la nouvelle organisation, en tendant à écarter des tâches responsables de la reconstruction syndicale ceux des syndicalistes qui ont les premiers engagé une lutte conséquente pour la liberté et la démocratie syndicale.

Depuis, le groupe central de Force ouvrière s’est adjoint trois militants des organisations autonomes. Trois sur une vingtaine, c’est peu. Surtout quand il n’y a personne de la Fédération syndicaliste des postiers ni des syndicats autonomes du métro.

Il paraît qu’on prévoit un sixième secrétaire confédéral, venu des autonomes. Lucot ou Lafond. C’est peu et marqué de trop de réserve.

Encore tout cela n’est-il rien à côté du fait qu’au bout d’un mois l’accord n’est toujours pas réalisé entre les deux Fédérations syndicalistes des postiers et des cheminots et les éléments de Force ouvrière. La Fédération des postiers, sans attendre, était allée frapper à la porte de Force ouvrière. " Attendez un peu, lui a-t-on dit : vous entrerez quand nous aurons mis sur pied notre propre fédération. Alors nous pourrons procéder à une fusion, dont nous vous dirons les conditions. "

On a dit à peu près la même chose à la Fédération syndicaliste des cheminots, et sur un ton qu’Ouradou et Clerc auraient pu teinter d’un peu plus de camaraderie.

Si le groupe central de Force ouvrière avait eu vraiment le souci de constituer vite deux solides Fédérations de postiers et de cheminots, ce n’est pas ainsi qu’il aurait procédé. Au lieu de prendre un mois et plus — et quel mois ! -, il aurait, dès le premier jour, réuni les militants de la Fédération syndicaliste et ceux des groupes de FO sous la présidence d’un de ses gros bonnets et leur aurait dit : " Vous ne sortirez pas de cette réunion avant de vous être mis d’accord et d’avoir établi un bureau provisoire prêt à faire le grand rassemblement dans votre corporation. Deux fédérations en haut, deux syndicats à la base, c’est vouloir que les syndiqués ne sachent où adhérer. La pagaille dans une période pareille serait une faute impardonnable. "

Cette faute, on l’a commise de gaieté de cœur. Je suppose qu’on avait ses raisons à Force ouvrière. De fortes raisons sans doute. On tient à avoir sa CGT réformiste et non la CGT réformiste et révolutionnaire des syndiqués de tous les courants.

Je répéterai tant qu’il faudra qu’une CGT réformiste ne tiendra pas le coup devant les staliniens, encore moins devant les événements. Ce n’est pas une CGT réformiste, une CGT socialiste, une CGT gouvernementale, une CGT où domineront les fonctionnaires, qu’il faut construire. C’est une CGT lutte de classes, où réformistes et révolutionnaires pourront travailler sans se donner trop de crocs-en-jambe. Elle sera mise à l’épreuve avant trois mois.

3- Grèves de 1948

Une grève générale trahie

Huit semaines de lutte des mineurs français

par F. Moreau

Pendant huit semaines, les mineurs de France ont mené une grève qui constitue une des pages les plus héroïques de l’histoire du prolétariat de ce pays. Témoignage d’une combativité extraordinaire, d’une ténacité remarquable, en face d’un gouvernement déchaîné et de l’aide ouvertement apportée à ce gouvernement par les syndicats réformistes et chrétiens, cette lutte de près de 400.00 travailleurs, conduite par une direction stalinienne, qui exploita leur combativité mais les engagea dans une impasse, ne peut être bien comprise que dans le développement général de la lutte des classes en France.

C’est en France que se fait sentir à présent le plus vivement le déclin de l’Europe occidentale, sa mise à la portion congrue. Depuis les journées de 1934, qui ont mis fin à la période de démocratie classique, ce ne sont que grands soubresauts de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, sans pouvoir parvenir à un équilibre ; le grand capital n’arrive pas aisément à construire un outil réactionnaire fasciste pour imposer son "Etat fort", tandis que le prolétariat reste enfermé par ses directions dans le cadre de la société capitaliste. En 1944-45, à la "libération", ce sont littéralement les staliniens qui ont remis debout l’Etat capitaliste et renvoyé les ouvriers qui avaient confiance dans "leurs" ministères aux usines pour y "produire"... de la plus-value. Au printemps 1947, les masses dont le standard de vie s’abaissait constamment ont commencé à se dégager du carcan stalinien. A partir d’avril, les grèves se multiplièrent. Le mouvement culmina vers les mois de novembre-décembre. Les staliniens qui, avec la création du Cominform, avaient entre-temps fait un tournant "à gauche", firent échouer ce mouvement en raison des mots d’ordre, des formes d’organisation et de la tactique, qu’ils mirent en avant (voir Quatrième Internationale, novembre-décembre, 1947). L’année 1948 s’ouvrit avec la scission syndicale de "Force Ouvrière", et avec une offensive du gouvernement et des patrons contre les conditions de vie et de travail des ouvriers. Mais l’échec de 1947 n’avait pas profondément entamé les forces du prolétariat et les difficultés de plus en plus grandes de la vie quotidienne, la montée des prix, stimulèrent la résistance des travailleurs. D’abord de petits mouvements, sans unité apparente ; puis une résistance plus massive. Le recours aux CRS par le gouvernement pour faire évacuer les grévistes de l’usine Bergougnan à Clermont-Ferrand souleva aussitôt cette ville et fut le point de départ d’une résistance des travailleurs se généralisant dans tout le pays.

La contre-offensive ouvrière mûrissait. Dès la fin de l’été, un grand mouvement des travailleurs pointait à l’horizon. L’échec de l’an dernier et la division syndicale étaient des facteurs objectifs rendant moins aisées la généralisation des luttes et leur culmination en une bataille d’ensemble. Dans ces conditions, le rôle de la direction ouvrière devenait d’une importance exceptionnelle. Une direction révolutionnaire disposant d’une autorité sur une large partie de la classe ouvrière aurait, par une vaste campagne, popularisé devant tous les travailleurs les objectifs communs à toutes les catégories et la nécessité de se préparer à une lutte d’ensemble comme le seul moyen pour obtenir ces revendications. Une telle politique aurait d’une part éveillé l’attention des couches les plus retardataires, les aurait préparées pour le combat, et d’autre part, évité dans une certaine mesure des mouvements prématurés dans quelques industries. En tout cas, au moment où des mouvements auraient englobé un certain nombre d’industries importantes ou bien à la faveur d’événements donnés dans la lutte des classes, le mot d’ordre de la grève générale aurait trouvé logiquement sa place et un terrain favorable à sa réalisation. La contre-offensive ouvrière aurait pu alors se transformer en une grande offensive pour le pouvoir des ouvriers et des paysans.

Mais la direction qui, en France, avait et a encore le plus d’autorité sur la classe ouvrière et sur ses couches les plus décisives, la direction stalinienne, avait une tout autre perspective et une tout autre stratégie. Elle ne songeait pas à une lutte pour la conquête du pouvoir par les travailleurs, elle visait à exercer une pression sur la bourgeoisie pour lui faire accepter une certaine politique définie au Comité Central du PCF tenu à Gennevilliers en mai 1948, et dont le point le plus important est une nouvelle orientation de la politique extérieure du capitalisme français. Le mouvement des travailleurs allait être utilisé par cette direction en vue d’obtenir ce résultat. Le rythme propre du mouvement des masses fut négligé. Pour exercer une pression, il fallait aux dirigeants staliniens une série de mouvements séparés, se succédant ou se juxtaposant, mais jamais coordonnés par l’objectif du renversement du pouvoir bourgeois, d’où la tactique des "grèves tournantes". La direction stalinienne freinait ici, accélérait là. La pièce maîtresse dans ce combat de harcèlement de la bourgeoisie devait être la grève des mineurs. Comme toute tactique de harcèlement opposée à un ennemi qui se place sur le plan d’une lutte décisive (à la mesure de ses propres forces, bien entendu), elle devait aboutir à l’inverse du résultat cherché.

Les revendications et le déclenchement de la grève

L’autorité des staliniens chez les mineurs était particulièrement grande. Ils avaient, à la "libération", fait nationaliser les mines (les anciens actionnaires en tirent néanmoins un milliard et demi de dividendes par an) et ils avaient assuré aux mineurs toute une série d’avantages par rapport aux autres catégories de travailleurs (salaires, nourriture, etc.), car il fallait "produire". Thorez faisait de la démagogie sur son passé de mineur et allait aussi souvent que possible parler, en patois à l’occasion, aux mineurs pour qu’ils se dépensent sans compter pour produire, produire et produire encore plus de charbon. La production des mines de France s’est rapidement relevée, mais la productivité des mineurs, comme dans tous les pays, n’a pas atteint celle de 1938. Comme tous les travailleurs, les mineurs - malgré quelques avantages reçus au lendemain de la guerre par rapport aux autres catégories - ont des salaires insuffisants. Leurs plus importantes revendications étaient un minimum vital (fixé par les staliniens au chiffre dérisoire de 15.000 francs), la garantie du pouvoir d’achat et une augmentation des retraites. A cela venaient s’ajouter des revendications contre les décrets du ministre socialiste Lacoste qui remettaient aux mains de l’Etat-patron tout un système de sanctions portant atteinte au statut des mineurs, tel qu’il avait été établi après de nombreuses années de lutte.

Pour donner le caractère le plus strictement corporatif au mouvement, les staliniens mirent au premier plan les revendications contre les décrets Lacoste ; c’est seulement aux points 3 et 4 que venaient les revendications communes aux mineurs et à toute la classe ouvrière. Dans un référendum qui précéda le déclenchement du mouvement, une écrasante majorité des mineurs se prononça pour la grève. Les dirigeants réformistes et chrétiens eux-mêmes à ce moment-là n’osèrent pas s’opposer ouvertement à celle-ci ; ils se prononcèrent pour une grève de deux jours et laissèrent aux ouvriers appartenant à leurs syndicats la liberté d’agir à leur guise par la suite. Dès le démarrage de ce mouvement, qui engloba tous les mineurs de tous les bassins de France, la classe ouvrière comprit que cette lutte était sa propre lutte. Bien que lancée sans tenir compte des développements dans les autres industries, cette grève allait par son existence même et par ses péripéties hâter la maturation d’un mouvement d’ensemble de tous les travailleurs de France.

Les fusillades

Commencée le 4 octobre, la grève se poursuivit dans un calme apparent pendant une dizaine de jours. Mais les manoeuvres et les préparatifs gouvernementaux se poursuivaient dans l’ombre. Le gouvernement ayant fait entrer la troupe sur les territoires miniers, la Fédération des Mineurs décida de supprimer pendant 24 heures les services de sécurité. Le gouvernement prit prétexte de cette décision pour faire intervenir ses forces de répression afin de faire évacuer les puits occupés par les mineurs en grève. La Fédération des Mineurs se refusa alors à toute mesure de sécurité ; des chocs sanglants étaient prévisibles.

Les forces gouvernementales, les CRS ne pouvaient procéder à une large attaque ; le gouvernement concentra ses forces sur quelques points particuliers, négligeant au début le principal bassin, celui du Nord et du Pas-de-Calais, car il n’avait que des forces limitées, malgré tous ses efforts pour les utiliser au maximum. C’est dans la Loire et dans le Gard plus spécialement qu’il chercha à marquer des points. Une attaque ainsi concentrée sur quelques points commença par susciter une riposte vigoureuse des mineurs. Ceux-ci délogés des puits en chassaient à leur tour les CRS. De véritables épisodes de guerre civile se produisaient. On vit les mineurs rester maîtres du terrain, faire prisonniers des centaines de gardes, avec un colonel à leur tête ; les CRS en plusieurs endroits s’enfuyaient, abandonnant leur matériel (camions, etc.). Une arrestation dans le Pas-de-Calais entraînait l’occupation de la sous-préfecture de Béthune. Le Ministre de l’Intérieur, Jules Moch, grand stratège, avait échoué dans son entreprise visant à "assurer la sécurité" et la "liberté du travail" sans faire usage des armes, ainsi qu’il s’était vanté de le faire. Fidèle à la tradition sinon de Jaurès, du moins de Noske, il n’hésita pas à donner l’ordre de tirer. Les journaux et la radio répandirent quelques mensonges pour semer la panique, et le 19 octobre, les fusillades commencèrent. Des mineurs furent tués dans la Loire, dans le Gard ; les arrestations se multiplièrent, un régime de terreur fut instauré qui interdisait les réunions, qui terrorisait ceux qui sortaient de chez eux, la troupe occupait les points stratégiques importants. Le gouvernement donnait à son activité le caractère d’opérations militaires ; chaque jour un communiqué indiquait le nombre de kilomètres carrés de "territoire libéré".

Il faut à présent examiner séparément les conséquences des fusillades sur toute la classe ouvrière et celles qui en résultèrent par la suite chez les mineurs.

L’aspiration à la grève générale

L’assassinat de grévistes déchaîna la colère des travailleurs dans toute la France. L’idée de la grève générale qui faisait jusqu’alors peu à peu son chemin s’imposa très rapidement à de très larges couches de la classe ouvrière. Partant des usines, cette revendication s’éleva jusqu’aux sommets de l’appareil de la CGT. Les syndicats, les unions départementales, les fédérations recevaient des résolutions demandant la grève générale, et ce, quelques jours après la fin du 27e Congrès de la CGT où la direction avait fait repousser la proposition présentée par les délégués de la minorité révolutionnaire. Au Bureau Confédéral, Frachon lui-même dut recevoir des délégations d’usines insistant pour que la direction de la CGT prit la responsabilité de donner l’ordre de la grève générale. La direction stalinienne s’opposa obstinément à ce mot d’ordre. Elle recourut à toutes sortes d’explications. Aux uns, elle dit que c’était les gaullistes qui la voulaient. A d’autres que la classe ouvrière n’était pas mûre pour un tel mouvement. A d’autres aussi que les mineurs poursuivaient un mouvement corporatif, qu’ils n’avaient besoin, pour vaincre, que de la solidarité financière et matérielle. A certains, que les grèves économiques ne pouvaient culminer en une grève générale qui, étant politique, ne pouvait être lancée que sur un mot d’ordre politique, etc. Le document le plus expressif de cette hostilité fut la "lettre ouverte de B. Frachon aux ouvriers de chez Chenard et Walker" ; le secrétaire général de la CGT intervint de tout son poids au moment où, de partout, s’exprimait la volonté d’une lutte d’ensemble. Cette lettre n’était alors pas tant destinée à convaincre qu’à semer le désarroi dans les esprits des militants et ainsi à prévenir un débordement de la direction.

Tous les dirigeants staliniens ne trouvaient que des obstacles à la grève générale ; aujourd’hui encore, plusieurs semaines après la défaite des mineurs, ils sont encore contraints de chercher à répondre aux inquiétudes de leurs militants sur ce point. C’est ainsi que l’organe théorique du parti stalinien, les Cahiers du Communisme, reproduit dans son numéro de janvier 1949 un article de Thorez vieux de 20 ans sur la grève politique de masses.

Notre article n’a pas pour objet de discuter tous les arguments staliniens, mais de faire comprendre la place de la grève des mineurs dans la lutte du prolétariat français. A ceux qui peuvent se demander si la classe ouvrière était mûre pour une lutte générale, répondons simplement par ce tableau forcément incomplet des luttes ouvrières pendant cette période, tableau dressé à partir des informations de l’Humanité.

Tout cela, en une période où tous les dirigeants écoutés parlaient contre la grève générale. Tout cela, en une période où la politique stalinienne était que les ouvriers pouvaient arracher les revendications par des mouvements partiels. Aucun doute qu’une propagande qui aurait mis en avant la nécessité d’une lutte générale aurait rencontré un écho formidable et préparé un mouvement d’une ampleur extraordinaire.

Le déclin de la grève des mineurs

La grève générale fut ainsi évitée par les dirigeants staliniens et les mineurs poursuivirent leur grève aidés par la solidarité matérielle des travailleurs (collectes à chaque paye, évacuation et hébergement d’enfants de mineurs), mais dans des conditions où la guerre d’usure ne pouvait tourner qu’à leur désavantage.

Les versements, les souscriptions, l’aide matérielle, malgré toute la bonne volonté des travailleurs, se trouvaient limités par les possibilités limitées de ceux-ci. Une chose est de soutenir 5 ou 10.000 grévistes et leur famille ; une autre est de soutenir 400.000 grévistes et leur famille. A 1.000 francs par semaine, chiffre insuffisant, il eut fallu recueillir 400 millions par semaine ! Par contre, le gouvernement français recevait l’aide des Américains qui ne regardaient pas au prix du charbon.

Mais il n’y eut pas que les difficultés matérielles, la faim et le régime de terreur, pour amoindrir la capacité de résistance des mineurs. La tactique de la direction stalinienne vint se combiner à toutes ces difficultés.

Revenons à la question de la suppression des équipes de sécurité. La mesure décidée pour 24 heures fut, par le développement de la lutte, prolongée sans limite. Mais une telle tactique, extrêmement rare dans cette corporation, même au cours de grèves très prolongées, apparaissait visiblement disproportionnée aux objectifs de la lutte tels que les staliniens les présentaient. Dans une lutte décisive pour le pouvoir, où se joue tout le sort de la société, les mesures les plus extrêmes et les plus audacieuses sont justifiées et comprises par tous les travailleurs ; mais on ne peut concevoir une direction proposant des objectifs limités au cadre d’une corporation, refusant de recourir à une grève générale et appelant aux moyens de lutte les plus extrêmes. Le gouvernement et les réformistes de tout poil exploitèrent cette discordance entre les moyens et les buts. La propagande dénonçant les dirigeants staliniens comme ayant d’autres buts que les intérêts des mineurs se basait dans ce cas sur quelque chose de très réel ; aussi, en l’absence d’une organisation révolutionnaire susceptible d’être entendue avec assez d’autorité pour montrer une issue révolutionnaire, en présence de l’étranglement du mouvement pour la grève générale, un nombre grandissant de mineurs, dont les familles étaient affamées et qui ne voyaient pas d’issue au mouvement, reprenait le chemin des puits.

Ce n’était pas tout. La politique stalinienne favorisait d’une part le retour au travail des moins combatifs ; mais elle engendrait d’autre part chez les plus combatifs, chez eux qui continuaient la grève, des sentiments de colère et de désespoir qui se tournèrent à plusieurs reprises en actes terroristes contre ceux qui avaient repris le travail. La violence contre les jaunes est légitime, mais se livrer à des actes de violence (bris de carreau, coups, etc...) envers ceux qui, après plusieurs semaines de lutte, ont repris le travail parce qu’ils n’avaient plus la force de tenir et parce que la direction, pour des raisons qu’elle ne peut honnêtement donner, se refuse à poser la question de la cessation de la grève, ne peut enrayer le déclin d’un mouvement ; au contraire, cette tactique (si on peut employer ce mot) ne peut qu’aggraver la défaite en engendrant des sentiments de haine au sein des travailleurs.

Dans la dernière période de la grève, non seulement tous les petit bassins n’étaient plus en lutte, mais même dans le Nord et le Pas-de-Calais il n’y avait guère qu’un tiers des mineurs encore en grève. C’est le 29 novembre, au moment où une dé-sagrégation complète menaçait ce qui restait du mouvement, que la Fédération des Mineurs donna l’ordre de reprise du travail, vingt-quatre heures après avoir appelé à une lutte jusqu’au bout et sans même consulter ceux qui restaient en lutte.

Les suites de la défaite

Sur le plan de la corporation minière, ce fut une défaite très lourde. Près de deux mille mineurs ont été emprisonnés et condamnés, notamment presque tous les délégués à la sécurité qui constituent l’armature du mouvement syndical dans les mines. Le gouvernement s’est aussi livré à la plus odieuse des répressions contre les ouvriers immigrés qui avaient fait leur devoir de classe ; pour l’internationalisme des Moch et Cie, ils sont tout juste bons à produire et à se taire. Les dirigeants réformistes de "Force Ouvrière" et des syndicats chrétiens ne tireront pas grand profit de cette défaite des mineurs, en dépit ou à cause de l’aide scandaleuse que leur donne le gouvernement et du vote par l’Assemblée nationale d’un crédit de 50 millions en faveur de ceux qui ont subi des actes de violence des grévistes.

Il y a encore peu d’indices pour apprécier exactement l’état d’esprit chez les mineurs et la profondeur de leur défaite. Cependant, tout récemment, à Firminy, où un travailleur fut assassiné, il y eut une élection pour un délégué mineur, dans laquelle sur près d’un millier d’ouvriers, le candidat de la CGT bat très largement les candidats "Force Ouvrière" et du syndicat chrétien, mais dans laquelle aussi près de la moitié des mineurs s’est abstenue de participer au vote.

En ce qui concerne l’ensemble de la classe ouvrière de France, cette défaite a eu pour conséquence une nouvelle offensive contre les conditions de vie des travailleurs et, ce qui est très important, un nouvel affaiblissement du mouvement syndical. La reprise des cartes pour 1949 à la CGT a été très faible ; ni "Force Ouvrière", ni la CFTC (chrétiens) n’en ont d’ailleurs bénéficié ; en même temps commencent à pulluler les syndicats autonomes où règne la confusion la plus grande et où se sont camouflés des éléments gaullistes, avec la consigne de ne pas se dévoiler. On peut dire qu’il n’y a presque plus de syndicats de masse en France ; il y a plusieurs centrales rivales, qui sont plutôt les expressions de partis ou de courants politiques dans le domaine des revendications ouvrières. N’y adhèrent en général que les membres des partis et les sympathisants les plus proches.

La classe ouvrière française a encore des ressources de combativité très grandes ; des industries entières (la métallurgie et d’autres) n’ont pas été vaincues dans ce combat ; les besoins les plus élémentaires des travailleurs les pousseront vers de nouvelles batailles pour défendre leur standard de vie. La défensive actuelle tout à fait sporadique ne manquera pas de se développer, sans que rien ne permette pour l’instant d’en prévoir le rythme. Mais il est certain qu’une lutte d’ensemble sera beaucoup plus difficile à obtenir, que des corporations entières ou des usines soit ne bougeront plus, soit ne démarreront pas tant que le mouvement n’atteindra pas une ampleur énorme et que l’unité de front des travailleurs ne sera pas réalisée. Et ce front unique est d’autant plus nécessaire que la menace gaulliste s’est accentuée sur la base même de la défaite ouvrière.

Depuis la fin de la grève des mineurs, les dirigeants staliniens ont été plus prudents par la force même des choses ; sachant qu’ils ne rencontreraient que peu d’écho, ils se sont rabattus sur les plus petites revendications, non pas tant pour provoquer des mouvements immédiats que pour renforcer les syndicats de la CGT sur la base d’une agitation autour de ces revendications ; mais le plus grave est qu’ils ont conservé leur tactique des "grèves tournantes" qui, pour les besoins de la diplomatie du Kremlin, a mené la grève des mineurs à la défaite et qui risque de nuire à l’avenir successivement à toute une série d’industries.

L’activité du PCI

Avec des forces réduites, quasi inexistantes chez les mineurs, la section française de la IVème Internationale a porté l’essentiel de ses efforts sur l’agitation pour la grève générale et sur la nécessité pour les travailleurs, en face d’une direction défaillante, de créer eux-mêmes une nouvelle direction capable de préparer et de diriger le mouvement.

La politique du PCI a trouvé un écho parmi les travailleurs. La proposition d’envoi de délégations d’usines au Bureau Confédéral pour lui demander de donner l’ordre de grève générale fut souvent bien accueillie et même réalisée dans l’usine Chenard et Walker, par les dirigeants de la cellule du PCF et de la section syndicale, en l’absence de tout trotskyste organisé. Cette délégation qui y est allée avec pleine confiance dans les chefs de la CGT, a exprimé ce qui se pensait dans toute la métallurgie parisienne, comme en témoigne le compte-rendu d’une réunion de la Commission exécutive du syndicat des métaux de la région parisienne, publié par La Vérité. C’est cette action qui a forcé le secrétaire de la CGT, Benoit Frachon, le plus qualifié des dirigeants syndicaux de la bureaucratie stalinienne, à écrire sa "lettre ouverte aux ouvriers de chez Chenard et Walker", dans laquelle il a dû ouvertement se démasquer et montrer l’hostilité des dirigeants du PCF à la grève générale. Cette lettre a souvent été le point de départ de larges discussions parmi les travailleurs. Malgré la faiblesse des moyens de propagande du PCI, la direction du parti stalinien a cru nécessaire de rééditer une brochure ancienne contre les trotskystes, en y ajoutant une quarantaine de lignes pour dénoncer leur action en faveur de la grève générale. Immédiatement après la fin de la grève, dans le climat de la défaite, une offensive stalinienne s’est déclenchée en vue d’exclure les trotskystes de la CGT ou des postes qu’ils avaient dans les syndicats. Mais, les mesures bureaucratiques ne peuvent ni arrêter l’activité des trotskystes ni mettre fin à la profonde crise du parti stalinien. Le Parti Communiste Internationaliste est sorti renforcé de cette grande lutte du prolétariat français ; des travailleurs, en petit nombre certes, ont rejoint ses rangs ; son enracinement dans la classe ouvrière se poursuit ; sa campagne de front unique se développe. Ses militants ont, malgré les dangers qui menacent la classe ouvrière, une confiance accrue dans les possibilités de leur parti dans les batailles de demain.

Des mouvements de travailleurs en septembre-octobre 1948

En septembre (avant la grève des mineurs)
1er septembre - Débrayage et manifestation chez les métallos de Nantes, Saint-Nazaire, Montargis, Bagnolet. - Débrayage partiel à Dôle. Manifestations dans le 15e.
3 septembre - Grève de 2 heures à Marseille.
5 septembre - Débrayage et manifestation à Tulle.
7 septembre - Grève de 24 heures à Troyes. Débrayage et manifestation à Strasbourg. Débrayage dans le Rhône. Débrayage à Pont-de-l’Arche.
8 septembre - Débrayage à Aubusson.
9 septembre - Débrayage au Blanc-Mesnil. Grève de 24 heures à La Rochelle et dans la Somme.
10 septembre - Débrayage et manifestation à Boulogne, Saint-Ouen, Puteaux, Courbevoie, Clichy, Saint-Denis et Issy. Débrayage dans les Ardennes, la Haute-Garonne, le Cher et à Saint-Etienne.
11 septembre - Débrayage et grève dans plusieurs endroits : métallos, bâtiment, textile et papeteries, dans l’Ariège ; dans l’Aisne ; papeteries de Saint-Girons. Débrayage à Levallois.
12 septembre - Débrayage à Arras et à Boulogne.
14 septembre - Débrayage à Hagondange. Débrayage et manifestation à Gennevilliers, Asnières, Saint-Cloud. Grève d’une heure à Alès et à Nîmes. Grève générale dans le Doubs.
16 septembre - Débrayage et manifestation à Tarbes et en Charente.
17 septembre - Débrayage à Orléans et dans la Sarthe.
21 septembre - Débrayage dans le Haut-Rhin, à Lorient et à Grenoble (obsèques de l’ouvrier Voitrin, assassiné par les gaullistes).
25 septembre - Grève générale de 2 heures dans toute la France, à l’appel de toutes les centrales syndicales (CGT, "Force Ouvrière", CFTC, Cadres).
28 septembre - Débrayage au Havre.
A partir du 1er octobre :
1er octobre - Grève de 24 heures du personnel du gaz et de l’électricité dans toute la France.
5 octobre - grève des taxis à Paris et Bordeaux. Journée d’agitation des communaux (CGT et CFTC) dans toute la France. Début de la grève des chemins de fer du Nord-Est et des métallurgistes de Lorraine (qui durera jusqu’au 16).
8 octobre - Grève de 24 heures de toute la marine marchande.
11 octobre - Grève de 24 heures dans la Moselle. Grève de 48 heures des métallurgistes de Moselle.
13 octobre - Grève de 24 heures de tous les ports de France.
15 octobre - Grève de 24 heures des métallurgistes de Bordeaux. Grève du textile à Troyes, Sedan, Vendôme.
20 octobre - Grève de 24 heures des cheminots de la région méditerranéenne. Grève générale dans le Tarn.
21 octobre - Grève de 48 heures des cheminots du Mans, d’Alençon et de Château-du-Loir.
22 octobre - Grève de 24 heures des cheminots de Toulouse, de Nîmes, d’Alès, d’Avignon, de Sète et du Teil. Refus des dockers de Calais et de Boulogne de décharger du charbon. Débrayage de solidarité dans toute la métallurgie parisienne.
25 octobre - Grève de 24 heures dans la Loire. Débrayage à Lyon, Marseille, Limoges, Saint-Julien, etc... Nombreuses grèves dans tout le pays.
26 octobre - Débrayage à Marseille, Rouen, Dieppe, Montpellier, Béziers, Sète, Clermont-Ferrand, La Rochelle.
27 octobre - Débrayage à Marseille, La Bocca, Toulon, Brignolles, Périgueux.
28 octobre - Grève de 24 heures dans le Gard. Débrayage dans la Vienne, à Mantes, chez les métallos de Denain.
29 octobre - Débrayage à Boulogne-sur-Mer.
1er novembre - Grève des marins de Marseille.

4- 1953 : Grèves, notamment celle des mineurs

L’année 1953 et les luttes ouvrières

5- 1955 Grève de Nantes

"Socialisme ou Barbarie" n°18 (janvier-mars 1956). Source : Site Ensemble

Les ouvriers face à la bureaucratie Cornelius Castoriadis

Les textes qui précèdent donnent une description qu’on a voulu aussi complète que possible des principales luttes ouvrières de 1955, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n’est pas un souci d’information qui justifie leur étendue, ni le nombre des participants à ces luttes, leur combativité physique ou les concessions arrachées. C’est que ces luttes revêtent à nos yeux une signification historique de par leur contenu. Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui précèdent, ce n’est pas anticiper sur les conclusions de cet article que de dire qu’en cet été 1955 le prolétariat s’est manifesté, d’une façon nouvelle. Il a déterminé de façon autonome ses objectifs et ses moyens de lutte ; il a posé le problème de son organisation autonome ; il s’est enfin défini face à la bureaucratie et séparé de celle-ci d’une manière grosse de conséquences futures.

Le premier signe d’une nouvelle attitude du prolétariat devant la bureaucratie a été sans doute la révolte du prolétariat de Berlin­-Est et d’Allemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie stalinienne au pouvoir. Pendant l’été 1955, la même séparation entre le prolétariat et la bureaucratie “ ouvrière ” est clairement apparue dans les principaux pays capitalistes occidentaux. L’important, c’est qu’il s’agit désormais d’une séparation active. Le prolétariat ne se borne plus à refuser la bureaucratie par l’inaction, à comprendre passivement l’opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou même d’entrer en lutte. malgré les direc­tives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n’existait pas, en la réduisant à l’insignifiance et à l’impuissance par l’énorme poids de sa présence active (France).

Un court retour en arrière est nécessaire pour situer les événe­ments dans leur perspective. Il y a quelques années, les “ marxistes ” de tout acabit étaient en gros d’accord pour ignorer en fait le pro­blème des rapports du prolétariat et de la bureaucratie “ ouvrière ”. Les uns considéraient, qu’il n’y a pas de prolétariat en dehors des organisations bureaucratisées, donc en dehors de la bureaucratie. D’autres, que les ouvriers ne pouvaient que suivre servilement la bureaucratie, ou autrement se résigner dans l’apathie, et qu’il fallait en prendre son parti. D’autres encore, plus vaillants, prétendaient que les ouvriers avaient tout oublié, qu’il fallait rééduquer leur conscience de classe. Différente dans sa motivation, mais non dans ses conséquences pratiques, était la paranoïa des trotskistes “ ortho­doxes ”, pour qui la bureaucratie n’était que le produit d’un concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entre­raient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux mots d’ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndicat “ honnêtes ”.

On a toujours affirmé, dans cette Revue, face à la conspi­ration des mystificateurs de toutes les obédiences, que le véritable problème de l’époque actuelle était celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratie : qu’il s’agissait pour le prolétariat, d’une expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie “ ouvrière ”, fortement enracinée dans le développe­ment économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s’écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pou­vait pas être question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d’organisation traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi que cette expérience, historiquement nécessaire, amènerait la prolétariat à concrétiser définitivement les formes de son organisation et de son pouvoir.

Le développement de la société contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et l’opposition croissante entre le prolétariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les formes d’organisation permettant aux ouvriers d’abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu’ils soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce processus n’est encore qu’à sa phase embryon­naire ; mais ses premiers éléments apparaissent déjà. Après les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l’automobile de Detroit en 1955 ont clairement montré qu’ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour lutter contre l’exploitation. La signification de la grève de Nantes

Pour comprendre les luttes ouvrières de l’été 1955, en particu­lier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du dévelop­pement du prolétariat en France depuis 1945.

Par opposition à la première période consécutive à la “ Libé­ration ”, où les ouvriers suivent en gros la politique des organi­sations bureaucratiques et en particulier du P.C., on constate dès 1947-48 un “ décollement ” de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. A partir de son expérience de leur attitude réelle, le prolétariat soumet à une critique silencieuse les organi­sations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce “ décollement ”, ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :

1. De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d’ordre bureaucratiques s’exprime par l’inaction et l’apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu’il s’agit de grèves “ politiques ”, mais même dans le cas de grèves revendi­catives. II ne s’agit pas simplement de découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le P.C., et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où “ l’unité d’action ” entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action - non pas parce qu’ils atta­chent une valeur à cette unité comme telle - mais parce qu’ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu’ils ne s’y trouveront pas divisés entre eux-mêmes. 2. En août 1953, des millions de travailleurs entrent sponta­nément en grève, sans directives dès bureaucraties syndicales ou à l’encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est “ pas­sive ” [1] ; les cas d’occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autre­ment que par ses votes. 3. En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte sponta­nément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint-­Nazaire, en d’autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d’occuper les locaux. Ils passent à l’attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moment culminants de la lutte, à Nantes, ils exer­cent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu’un rôle de commis, mieux : de porte-voix [2]. et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes.

II est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives. Leur est commun le détachement par rap­port aux directions traditionnelles ; mais la conscience de l’opposition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif. Exprimée au départ par un simple refus conduisant à l’inaction, elle s’est concrétisée en 1955 dans une action ouvrière tendant à contrôler sans intermédiaire tous les aspects de la lutte. On peut le voir en clair en réfléchissant sur les événements de Nantes.

On a voulu voir dans les grèves de Nantes et de Saint-Nazaire essentiellement une manifestation de la violence ouvrière, les uns pour s’en féliciter, les autres pour s’en affliger. Et certes on peut, on doit même, commencer par constater que des luttes ouvrières atteignant un tel niveau de violence sont rares en période de stabi­lité du régime. Mais, beaucoup plus que le degré de violence, importe la manière dont cette violence a été exercée, son orientation, les rapports qu’elle a traduits entre les ouvriers d’un côté, l’appareil de l’Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales de l’autre. Plus exactement, le degré de la violence en a modifié le contenu, et a porté l’ensemble de l’action ouvrière à un autre niveau, Les ouvriers de Nantes n’ont pas agi violemment en suivant les ordres d’une bureaucratie - comme cela s’était produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des mineurs [3]. Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence perma­nente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas d’exercer un contrôle sur les syndi­cats, mais de dépasser carrément ceux-ci d’une manière absolument imprévue. Il n’y a le moindre doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans l’espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes employées, d’obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire tout rentrer dans l’ordre. Pourtant devant 15.000 métallos occupant constamment la rue, ces “ chefs ” irremplaçables se sont faits tout petits ; leur “ action ” pendant la grève est invi­sible à l’œil nu, et ce n’est que par des misérables manœuvres de coulisse qu’ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négo­ciations mêmes, ils n’ont rien été de plus qu’un fil téléphonique, transmettant à l’intérieur d’une salle de délibérations des revendications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes - jusqu’au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à rien et ont fait irruption dans la salle.

Certes, on ne peut ignorer les carences ou les côtés négatifs du mouvement de Nantes. Dépassant dans les faits les syndicats, le mou­vement ne les a pas éliminés comme tels. Il y a dans l’attitude des ouvriers nantais une contestation radicale des syndicats, puisqu’ils ne leur font confiance ni pour définir les revendications, ni pour les défendre, ni pour les négocier, et qu’ils ne comptent que sur eux-mêmes. Cette méfiance totale, exprimée dans les actes, est infiniment plus importante de ce que ces mêmes ouvriers pouvaient “ penser “ ou “ dire ” au même moment (y compris ce qu’ils ont pu voter au cours des élections législatives récentes). N’empêche qu’il y a des contradictions dans l’attitude des ouvriers : d’abord, entre cette “ pensée ” qui se manifeste lors de discussions, de votes syndicaux ou politiques antérieurs ou ultérieurs à la grève, et cette “ action ”, qui est la grève même. Là, le syndicat est ne serait-ce que toléré comme moindre mal, - ici, il est ignoré. Même au sein de l’action, des contradictions subsistent ; les ouvriers sont pour ainsi dire à la fois “ en deçà ” et “ au-delà ” du problème de la bureaucratie. En deçà, dans la mesure où ils laissent la bureaucratie en place, ne l’attaquent pas de front, ne lui substituent pas leurs propres organes élus. Au-delà, car sur le terrain où ils se placent d’une lutte totale faite de leur présence permanente, le rôle de la bureaucratie devient mineur. A vrai dire, ils s’en préoccupent très peu : occupant massi­vement la scène, ils laissent la bureaucratie s’agiter comme elle peut dans les coulisses. Et les coulisses ne comptent guère pendant le pre­mier acte. Les syndicats ne peuvent pas encore nuire ; les ouvriers en sont trop détachés.

Ce détachement n’aboutit pas pourtant, dira-t-on, à se cristalliser positivement dans une forme d’organisation propre, indépen­dante des syndicats ; il n’y a même pas de comité de grève ­élu représentant les grévistes, responsable devant eux, etc.

On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n’ont qu’une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n’est pas parvenu à une forme d’organisation autonome ; mais c’est qu’on a une certaine idée de l’organisation autonome derrière la tête. Il n’y a aucune forme d’organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la rue. Mais, dira-t-on encore, en n’élisant pas un comité de grève, directement responsable devant eux et révocable, les ouvriers ont laissé les bureaucrates syndicaux libres de manœuvrer. Et c’est vrai. Mais comment ne pas voir que même sur un comité de grève élu les ouvriers n’auraient pas exercé davantage de contrôle qu’ils n’en ont exercé sur les repré­sentants syndicaux le 17 août, qu’un tel comité n’aurait alors rien pu faire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression des ouvriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul corps, sachant clairement ce qu’elle veut et décidée à tout pour l’obtenir, est constamment présente sur le lieu de l’action, que peut offrir de plus un comité de grève élu ?

L’importance d’un tel comité se trouverait ailleurs : il pourrait d’un côté essayer d’étendre la lutte en dehors de Nantes, d’un autre, pendant la période de recul du mouvement, permettre aux ouvriers de mieux se défendre contre les manœuvres syndicales et patronales. Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur le rôle réel qu’il aurait pu jouer : l’extension du mouvement dépendait beaucoup moins des appels qu’aurait pu lancer un comité de Nantes et beaucoup plus d’autres conditions qui ne se trouvaient pas réunies. La conduite des négociations pendant la phase de déclin du mouvement avait relativement une importance secondaire, c’était le rapport de forces dans la ville qui restait décisif et celui-ci devenait de moins en moins favorable.

Nous sommes loin, évidemment, de critiquer la notion d’un comité de grève élu en général, ou même dans le cas de Nantes. Nous disons simplement que, dans ce dernier cas et vu le niveau atteint par la lutte ouvrière, l’importance de son action aurait été de toute façon secondaire. Si l’action des ouvriers de Nantes n’a pas été couronnée par une victoire totale, c’est qu’elle se trouvait placée devant des contradictions objectives, auxquelles l’élection d’un comité de grève n’aurait rien changé.

La dynamique du développement de la lutte à Nantes avait abouti en effet à une contradiction que l’on peut définir ainsi : des méthodes révolutionnaires ont été utilisées dans une situation et pour des buts qui ne l’étaient pas. La grève a été suivie de l’occu­pation des usines ; les patrons ripostèrent en faisant venir des régi­ments de C.R.S. ; les ouvriers ripostèrent en attaquant ceux-ci. Cette lutte pouvait-elle aller plus loin ? Mais qu’y avait-il plus loin ? La prise du pouvoir à Nantes ? Cette contradiction serait en fait portée au paroxysme par la constitution d’organismes qui ne pouvaient, dans cette situation, qu’avoir un contenu révolutionnaire. Un comité qui aurait envisagé sérieusement la situation se serait démis, ou alors il aurait entrepris méthodiquement l’expulsion des C.R.S. de la ville - avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette sagesse après coup était dans la tête des ouvriers nantais ; nous disons que la logique objective de la situation ne donnait pas grand sens à une tentative d’organisation permanente des ouvriers.

Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c’était l’extension du mouvement. C’est encore une fois introduire subrepticement ses propres idées dans une situation réelle qui ne s’y conforme pas. Pour les ouvriers de Nantes, il s’agissait d’une grève locale, avec un objectif précis : les 40 francs d’augmentation. Elle n’était pas pour eux le premier acte d’une Révolution, il ne s’agissait pas pour eux de s’y installer. Ils ont cultivé des moyens révolutionnaires pour faire aboutir cette revendication - c’est là l’essence même de notre époque ; mais cela ne veut pas dire que la révolution est possible à tout instant.

On a pourtant prétendu que cette extension était “ objectivement possible ”. Et certes, s’il a fallu à là bourgeoisie 8.000 C.R.S. pour résister à grande peine à 15.000 métallos de Nantes, on ne voit pas où elle aurait trouvé les forces nécessaires pour résister à cinq millions d’ouvriers dans le pays. Mais le fait est que la classe ouvrière française n’était pas prête à entrer dans une action déci­sive, et elle n’y est pas entrée. Les traits que nous avons analysés plus haut ne se rencontrent nettement que dans le mouvement de Nantes. Ils n’apparaissent, sous une forme embryonnaire, que dans quelques autres localités et forment un contraste impressionnant avec l’absence de tout mouvement important dans la région pari­sienne. Au moment même où se déroulent les luttes à Nantes, Renault à Paris donne l’image la plus classique de la dispersion et de l’im­possibilité de surmonter le sabotage en douce des directions syndi­cales.

Dire, dans ces conditions, que le manque d’extension du mouve­ment est dû à l’attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien. C’est dire que ces centrales ont accompli leur rôle. Aux trotskistes de s’en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu’aussi longtemps que les ouvriers n’ont pas atteint le degré de clarté et de décision néces­saires pour agir d’eux-mêmes. Si les ouvriers parisiens avaient voulu entrer en lutte, les syndicats auraient-ils pu les en empêcher ? Pro­bablement non. La preuve ? Précisément - Nantes.

Il y a en fin de compte deux façons de voir la relation de l’action des ouvriers nantais et de l’inaction de la majorité du pro­létariat français. L’une c’est d’insister sur l’isolement du mouvement de Nantes, et d’essayer à partir de là d’en limiter la portée. Cette vue est correcte s’il s’agit d’une appréciation de la conjoncture : il faut mettre en garde contre les interprétations aventuristes, rap­peler que le prolétariat français n’est pas à la veille d’entreprendre une lutte totale. Mais elle est fausse s’il s’agit de la signification des modes d’action utilisés à Nantes, de l’attitude des ouvriers face à la bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans la classe ou­vrière. De ce point de vue, un révolutionnaire dira toujours : si les ouvriers nantais, isolés dans leur province, ont montré une telle maturité dans la lutte, alors, la majorité des ouvriers français, et en particulier les ouvriers Parisiens, créeront, lorsqu’ils entreront en mouvement, des formes d’organisation et d’action encore plus élevées, plus efficaces et plus radicales.

En agissant comme ils l’ont fait, comme masse cohérente, comme collectivité démocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes ont réalisé pendant un long moment une forme autonome d’organisation qui contient en embryon, la réponse à la question : quelle est la, forme d’organisation prolétarienne capable- de venir à bout de la bureaucratie et de l’état capitaliste ? La réponse est qu’au niveau élémentaire, cette forme n’est rien d’autre que la masse totale des travailleurs eux-mêmes. Cette masse n’est pas seulement, comme on a voulu le croire et le faire croire pendant longtemps, la puissance de choc, l’ “ infanterie ” de l’action de classe. Elle développe, lorsque les conditions sont données, des capacités étonnantes d’auto-organi­sation et d’auto-direction ; elle établit en son sein les différenciations nécessaires des fonctions sans les cristalliser en différenciations de structure, une division de tâches qui n’est pas une division du travail : à Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des “ bombes ” pendant que d’autres effectuaient des liaisons, mais il n’a pas eu d’ “ état-major ”, ni officiel, ni occulte. Ce “ noyau élémentaire ” de la masse ouvrière s’est révélé à la hauteur des problèmes qui se posaient à lui, capable de maîtriser presque toutes les résistances qu’il rencontrait.

Nous disons bien : embryon de réponse. Non seulement parce que Nantes a été une réalité et non un modèle, et que donc, à côté de ces traits on en rencontre d’autres, traduisant les difficultés et les échecs de la masse ouvrière ; cela est secondaire, pour nous est en premier lieu important dans la réalité actuelle ce qui y préfigure l’avenir. Mais parce que les limitations de cette forme d’organisation dans le temps, dans l’espace et par rapport’ à des buts universels et permanents sont clairs. Aujourd’hui cependant, notre objet n’est pas là : avant d’aller plus loin, il faut assimiler la signification de ce qui s’est passé.

Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de s’élever à ce niveau ?

La condition fondamentale a été l’unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas être confondue avec l’unité d’action des staliniens ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu’elle prétend se préoccuper de la base, n’est en fait que l’unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l’unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s’en soient occupés un instant, aient ”demandé ” à leurs directions de s’unir ; ils les ont en fait ignorés, et ont agi dans l’unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter “ unis ”.

L’unanimité ouvrière s’est manifestée d’abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait “ qui ” a mis en avant le mot d’ordre de quarante francs d’augmentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l’encontre de tous les programmes syndicaux. L’una­nimité qui s’est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations fortement différenciées sur la demande d’une augmentation uniforme pour tous n’en est que plus remarquable.

L’unanimité s’est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation “ tactique ”, les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée, de l’occu­pation des usines, à l’action contre les C.R.S.

L’unanimité enfin a été totale sur le rôle propre des ouvriers : il n’y a rien à attendre de personne, sauf ce qu’on peut conquérir soi-même. De personne, y compris les syndicats et partis “ ouvriers ” : Ceux-ci ont été condamnés en bloc par les ouvriers de Nantes dans leur action.

Cette attitude face à la bureaucratie est évidemment le résultat d’une expérience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons pas insister ici sur ce point, qui mérite à lui seul un long examen. Disons simplement que les conditions de cette expérience en France sont données dans un fait élémentaire : après 10 ans d’ “ action ” ­et de démagogie syndicales, les ouvriers constatent qu’ils n’ont pu limiter la détérioration de leur condition que pour autant qu’ils se sont mis en grève. Et ajoutons que le succès, même partiel, des mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, fera faire un bond en avant à cette expérience, parce qu’il fournit une nouvelle contre-­épreuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quelques semaines, davantage que ne l’ont fait dix années de “ négociations ” syndicales.

L’analyse de ces conditions montre que la forme prise par le mouvement de Nantes n’est pas une forme aberrante, encore moins un reste de traits “ primitifs ”, mais le produit de facteurs qui sont partout à l’œuvre et donnent à la société actuelle le visage de son avenir. La démocratie des masses à Nantes découlait de l’unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d’une conscience des intérêts élémentaires et d’une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prémisses sont amplifiées jour après jour par l’action même des capitalistes et des bureaucrates. Les traits communs des grèves en France, en Angleterre et aux Etats-Unis

Une analyse analogue à celle qu’on a tentée plus haut serait nécessaire dans le cas des grèves des dockers anglais et des ouvriers américains de l’automobile. Elle permettrait de dégager d’autres caractéristiques de ces mouvements également profondes et grosses de conséquences ; pour n’en citer qu’une, l’importance croissante que prennent au fur et à mesure du développement concomitant du capitalisme et du prolétariat, des revendications autres que celles de salaire, et en premier lieu, celles relatives aux conditions de tra­vail, qui mènent directement à poser te problème de l’organisation de la production et en définitive de la gestion. Nous ne pouvons pas entreprendre ici cette analyse, le lecteur pourra se reporter aux articles consacrés à ces luttes dans les pages qui précèdent.

Il importe cependant de définir, dès maintenant, les traits communs. à tous ces mouvements. Le principal est évident : c’est l’opposition ouverte et militante des ouvriers à la bureaucratie, c’est leur refus de “ se laisser représenter ” . Il a pris la forme la plus explicite possible en Angleterre : les dockers anglais ont fait grève pendant sept semaines contre la bureaucratie syndicale elle-même et personne d’autre. De même que les ouvriers d’Allemagne Orientale en 1953, les dockers anglais attaquèrent la bureaucratie - ici “ socia­liste ”, là “ communiste ” - en tant qu’ennemi direct. L’attaque a été à peine moins explicite aux Etats-Unis : les grèves des ouvriers de l’automobile, consécutives à la signature des accords C.I.O.-Ford-­General Motors sur le salaire annuel garanti, étaient certes dirigées contre les patrons par le contenu des revendications posées, mais en même temps formaient une manifestation éclatante de la répudia­tion de la politique syndicale par’ les ouvriers. Elles équivalaient à dire aux syndicats : Vous ne nous représentez pas, ce qui vous préoccupe ne nous intéresse pas et ce qui nous intéresse, vous l’igno­rez. On a vu enfin, qu’en. France, les ouvriers nantais ont “ laissé de côté ” la bureaucratie pendant leur lutte, ou l’on “ utilisée ” dans des emplois mineurs.

En deuxième lieu, il n’y a pas trace de “ débordement ” de la bureaucratie par les ouvriers dans aucun de ces mouvements. Ces luttes ne sont pas contenues pour ainsi dire au départ dans un cadre bureaucratique au sein duquel elles se développeraient et qu’elle fini­raient par “ déborder ”. La bureaucratie est dépassée ― le mouve­ment se situe d’emblée sur un terrain autre. Ceci ne veut pas dire que la bureaucratie est abolie, que le prolétariat évolue dans un monde où il ne peut plus la rencontrer ; elle est toujours là, et ses rapports avec elle sont non seulement complexes, mais confus : elle est à la fois mandataire, ennemi, objet de pression immédiat, quan­tité négligeable. Mais il y a une chose qu’elle n’est plus : direction acceptée et suivie lors des luttes, même à leur début : la conception trotskiste du débordement (théorisation de la pratique de Lénine face à la social-démocratie et en particulier de l’expérience de 1917) présupposait que les masses se situent au départ sur le même terrain que les directions “ traîtres ” et restent sous l’emprise de celles-ci jusqu’à ce que l’expérience acquise à l’aide du parti révolutionnaire au cours des luttes les en dégage : Or, l’expérience contemporaine - celle de 1955 en premier lieu, montre que les masses entrent en action à partir d’une expérience de la bureaucratie préalable à cette action elle-même, donc indépendamment de la bureaucratie - sinon, même contre celle-ci. C’est que la bureaucratie a entre temps acquis une existence objective comme partie intégrante du système d’exploitation. Le menchévisme en 1917 n’était qu’un discours ; le stalinisme, le travaillisme, le C.I.O. sont, à des degrés divers, des pouvoirs.

On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuis­sants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire définitivement l’expérience des directions bureaucratiques qu’au cours de la lutte ; mais l’existence même et l’emprise de ces directions signi­fiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit qu’elles étaient défaites, soit enfin qu’elles restaient jusqu’au bout sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. Ce n’est pas là une théorie, mais la description condensée et fidèle des trente dernières années de l’histoire du mouvement ouvrier. L’existence même et l’emprise du stalinisme par exemple, empêchait que l’expérience du prolétariat au cours d’une crise ne se fasse dans un sens révolutionnaire. Qu’on dise que cela était dû à l’absence d’un parti révolutionnaire ne change rien : l’emprise stalinienne signifiait la suppression de la possibilité d’un parti révolutionnaire, tout d’abord la suppression physique de ses militants éventuels [4].

Or, les luttes de l’été 1955 sont un premier signe que ce cercle vicieux est rompu. Il est rompu par l’action ouvrière, à partir d’une expérience accumulée non pas tant du rôle de la bureaucratie comme direction “ traître ” des luttes révolutionnaires, mais de son activité quotidienne comme garde-chiourme de l’exploitation capitaliste. Pour que cette expérience se développe, il n’est pas indispensable que la bureaucratie accède au pouvoir ; le processus économique d’un côté, la lutte de classes élémentaire et quotidienne dans l’usine de l’autre, la poussent inexorablement à s’intégrer au système d’exploitation et dévoilent sa nature devant les ouvriers. Autant il était impossible de constituer une organisation révolutionnaire en expliquant aux ouvriers français la trahison stalinienne en Chine en 1927, autant il est possible de le faire en les aidant à organiser leur lutte quoti­dienne contre l’exploitation et ses instruments syndicaux et politiques “ ouvriers ”.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse pour ce qui est du problème de l’organisation du prolétariat et de l’avant-garde ?

Aussi bien la grève de Nantes que la grève des dockers anglais montrent la forme adéquate d’organisation des ouvriers pendant l’action. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de cette forme, ni sur ses limitations éventuelles. Mais, par la nature même des choses et jusqu’à nouvel ordre, de telles formes ne sont ni ne peuvent être permanentes sous le régime capitaliste. Le problème de l’organisation de minorités ouvrières pendant les périodes d’inaction subsiste. Il se pose cependant de façon différente.

Il faut d’abord constater que le degré de maturation qu’ont révélé les luttes de 1955 interdit de poser les problèmes “ revendi­catifs ” et “ politiques ” séparément les uns des autres. Il y a longtemps que l’on sait qu’ils sont indissociables objectivement. Ils le seront de plus en plus dans la conscience des ouvriers. Une mino­rité organisée dans une entreprise, qu’elle prenne la forme d’un comité de lutte, d’un groupe réuni autour d’un journal ouvrier, ou d’un syndicat autonome, devra dès le départ affirmer clairement cette unité. Nous n’entendons pas par là qu’elle devra se livrer aux pres­tidigitations trotskistes, tendant à faire surgir d’une demande d’aug­mentation de 5 francs la grève générale et la révolution, comme un lapin d’un haut-de-forme : elle devra au contraire soigneusement les éviter, et condamner, s’ils se présentent, les saltimbanques qui s’y livrent. 999 fois sur 1.000, une grève pour cinq francs est une grève pour 5 fr. et rien de plus. Ou plutôt, le plus qu’elle contient ne vient pas de ce qu’elle conduit à la lutte pour le pouvoir, mais de ce qu’elle se heurte, sous une forme ou sous une autre, à l’appareil de domination capitaliste intérieur à l’usine et incarné par la bureaucratie “ ou­vrière ”. L’organisation de la lutte contre celle-ci est impossible si on ne met pas en lumière sa nature totale, à la fois économique, poli­tique et idéologique. Simultanément, les ouvriers ne peuvent se mouvoir efficacement au milieu des multiples contradictions que sus­cite même la lutte revendicative la plus élémentaire dans les condi­tions du capitalisme décadent - contradictions qu’on a indiquées plus haut sur l’exemple de Nantes - que s’ils arrivent à situer leurs luttes dans une perspective plus générale. Apporter cette perspective est la fonction essentielle des minorités organisées.

Mais il faut également comprendre que, même lorsqu’il s’agit de luttes élémentaires, les minorités organisées ont pour tâche d’aider l’éclosion des formes d’organisation collectives-démocratiques de la masse des ouvriers, dont Nantes a fourni l’exemple, formes d’orga­nisation qui s’avèrent déjà les seules efficaces, et qui s’avéreront de plus en plus les seules possibles.

Notes de l’auteur

[1] A l’exception de quelques localités, dont Nantes est la plus importante.

[2] Nous nous référons ici à la phase ascendante du mouvement : son déclin a signifié une certaine “ reprise en mains ” de la part des bureaucrates - toute relative d’ailleurs.

[3] II y a eu alors, dans certains endroits, de véritables opérations de guerre civile entre les mineurs et la police.

[4] Au reste, les tenants trotskistes de cette position pourraient bien se demander - une fois n’est pas coutume - pourquoi un tel parti n’a pu se constituer pendant trente ans. Ils seraient ainsi ramenés, comme on dit, au problème précédent.

1955 Grève de Nantes

"Socialisme ou Barbarie" n°18 (janvier-mars 1956). Source : Site Ensemble

Les ouvriers face à la bureaucratie Cornelius Castoriadis

Les textes qui précèdent donnent une description qu’on a voulu aussi complète que possible des principales luttes ouvrières de 1955, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n’est pas un souci d’information qui justifie leur étendue, ni le nombre des participants à ces luttes, leur combativité physique ou les concessions arrachées. C’est que ces luttes revêtent à nos yeux une signification historique de par leur contenu. Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui précèdent, ce n’est pas anticiper sur les conclusions de cet article que de dire qu’en cet été 1955 le prolétariat s’est manifesté, d’une façon nouvelle. Il a déterminé de façon autonome ses objectifs et ses moyens de lutte ; il a posé le problème de son organisation autonome ; il s’est enfin défini face à la bureaucratie et séparé de celle-ci d’une manière grosse de conséquences futures.

Le premier signe d’une nouvelle attitude du prolétariat devant la bureaucratie a été sans doute la révolte du prolétariat de Berlin­-Est et d’Allemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie stalinienne au pouvoir. Pendant l’été 1955, la même séparation entre le prolétariat et la bureaucratie “ ouvrière ” est clairement apparue dans les principaux pays capitalistes occidentaux. L’important, c’est qu’il s’agit désormais d’une séparation active. Le prolétariat ne se borne plus à refuser la bureaucratie par l’inaction, à comprendre passivement l’opposition entre ses intérêts et ceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou même d’entrer en lutte. malgré les direc­tives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureaucratie en personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mène sa lutte comme si la bureaucratie n’existait pas, en la réduisant à l’insignifiance et à l’impuissance par l’énorme poids de sa présence active (France).

Un court retour en arrière est nécessaire pour situer les événe­ments dans leur perspective. Il y a quelques années, les “ marxistes ” de tout acabit étaient en gros d’accord pour ignorer en fait le pro­blème des rapports du prolétariat et de la bureaucratie “ ouvrière ”. Les uns considéraient, qu’il n’y a pas de prolétariat en dehors des organisations bureaucratisées, donc en dehors de la bureaucratie. D’autres, que les ouvriers ne pouvaient que suivre servilement la bureaucratie, ou autrement se résigner dans l’apathie, et qu’il fallait en prendre son parti. D’autres encore, plus vaillants, prétendaient que les ouvriers avaient tout oublié, qu’il fallait rééduquer leur conscience de classe. Différente dans sa motivation, mais non dans ses conséquences pratiques, était la paranoïa des trotskistes “ ortho­doxes ”, pour qui la bureaucratie n’était que le produit d’un concours fortuit des circonstances, voué à éclater dès que les ouvriers entre­raient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieux mots d’ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndicat “ honnêtes ”.

On a toujours affirmé, dans cette Revue, face à la conspi­ration des mystificateurs de toutes les obédiences, que le véritable problème de l’époque actuelle était celui des relations entre les ouvriers et la bureaucratie : qu’il s’agissait pour le prolétariat, d’une expérience inédite qui allait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie “ ouvrière ”, fortement enracinée dans le développe­ment économique, politique et social du capitalisme, ne pouvant pas s’écrouler du jour au lendemain ; que les ouvriers traverseraient nécessairement une période de maturation silencieuse, car il ne pou­vait pas être question de reprendre purement et simplement contre la bureaucratie les méthodes de lutte et les formes d’organisation traditionnellement utilisées contre le capitalisme ; mais aussi que cette expérience, historiquement nécessaire, amènerait la prolétariat à concrétiser définitivement les formes de son organisation et de son pouvoir.

Le développement de la société contemporaine sera de plus en plus dominé par la séparation et l’opposition croissante entre le prolétariat et la bureaucratie, au cours de laquelle émergeront les formes d’organisation permettant aux ouvriers d’abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu’ils soient, et de reconstruire la société sur des nouvelles bases. Ce processus n’est encore qu’à sa phase embryon­naire ; mais ses premiers éléments apparaissent déjà. Après les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les métallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers de l’automobile de Detroit en 1955 ont clairement montré qu’ils ne comptaient que sur eux-mêmes pour lutter contre l’exploitation. La signification de la grève de Nantes

Pour comprendre les luttes ouvrières de l’été 1955, en particu­lier celles de Nantes, il faut les placer dans le contexte du dévelop­pement du prolétariat en France depuis 1945.

Par opposition à la première période consécutive à la “ Libé­ration ”, où les ouvriers suivent en gros la politique des organi­sations bureaucratiques et en particulier du P.C., on constate dès 1947-48 un “ décollement ” de plus en plus accentué entre les ouvriers et ces organisations. A partir de son expérience de leur attitude réelle, le prolétariat soumet à une critique silencieuse les organi­sations et traduit cette critique dans la réalité en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce “ décollement ”, ce refus prennent des formes bien distinctes qui se succèdent dans le temps :

1. De 1948 à 1952, le refus total et obstiné des ouvriers de suivre les mots d’ordre bureaucratiques s’exprime par l’inaction et l’apathie. Les grèves décidées par les staliniens ne sont pas suivies dans la grande majorité des cas, non seulement lorsqu’il s’agit de grèves “ politiques ”, mais même dans le cas de grèves revendi­catives. II ne s’agit pas simplement de découragement ; il y a aussi la conscience de ce que les luttes ouvrières sont utilisées par le P.C., et détournées de leurs buts de classe pour servir la politique russe. La preuve en est que, dans les rares cas où “ l’unité d’action ” entre syndicats staliniens, réformistes et chrétiens se réalise, les ouvriers sont prompts à entrer en action - non pas parce qu’ils atta­chent une valeur à cette unité comme telle - mais parce qu’ils y voient la preuve que la lutte considérée pourra difficilement être détournée vers des buts bureaucratiques et qu’ils ne s’y trouveront pas divisés entre eux-mêmes. 2. En août 1953, des millions de travailleurs entrent sponta­nément en grève, sans directives dès bureaucraties syndicales ou à l’encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grève, ils en laissent la direction effective aux syndicats et la grève elle-même est “ pas­sive ” [1] ; les cas d’occupation des locaux sont rarissimes, aux réunions des grévistes la base ne se manifeste presque jamais autre­ment que par ses votes. 3. En été 1955, les ouvriers entrent à nouveau en lutte sponta­nément ; mais ils ne se limitent plus à cela. A Nantes, à Saint-­Nazaire, en d’autres localités encore, ils ne sont pas simplement en grève, ni même ne se contentent d’occuper les locaux. Ils passent à l’attaque, appuient leurs revendications par une pression physique extraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S. Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucrates syndicaux ; aux moment culminants de la lutte, à Nantes, ils exer­cent par leur pression collective directe, un contrôle total sur les bureaucrates syndicaux, à tel point que dans les négociations avec le patronat ceux-ci ne jouent plus qu’un rôle de commis, mieux : de porte-voix [2]. et que les véritables dirigeants sont les ouvriers eux-mêmes.

II est impossible de confondre les significations différentes de ces attitudes successives. Leur est commun le détachement par rap­port aux directions traditionnelles ; mais la conscience de l’opposition entre les intérêts ouvriers et la politique bureaucratique, en se développant, se traduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif. Exprimée au départ par un simple refus conduisant à l’inaction, elle s’est concrétisée en 1955 dans une action ouvrière tendant à contrôler sans intermédiaire tous les aspects de la lutte. On peut le voir en clair en réfléchissant sur les événements de Nantes.

On a voulu voir dans les grèves de Nantes et de Saint-Nazaire essentiellement une manifestation de la violence ouvrière, les uns pour s’en féliciter, les autres pour s’en affliger. Et certes on peut, on doit même, commencer par constater que des luttes ouvrières atteignant un tel niveau de violence sont rares en période de stabi­lité du régime. Mais, beaucoup plus que le degré de violence, importe la manière dont cette violence a été exercée, son orientation, les rapports qu’elle a traduits entre les ouvriers d’un côté, l’appareil de l’Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales de l’autre. Plus exactement, le degré de la violence en a modifié le contenu, et a porté l’ensemble de l’action ouvrière à un autre niveau, Les ouvriers de Nantes n’ont pas agi violemment en suivant les ordres d’une bureaucratie - comme cela s’était produit dans une certaine mesure en 1948, pendant la grève des mineurs [3]. Ils ont agi contre les consignes syndicales. Cette violence a signifié la présence perma­nente et active des ouvriers dans la grève et dans les négociations, et leur a ainsi permis non pas d’exercer un contrôle sur les syndi­cats, mais de dépasser carrément ceux-ci d’une manière absolument imprévue. Il n’y a le moindre doute sur la volonté des directions syndicales, pendant toute la durée de la grève, de limiter la lutte dans le temps, dans l’espace, dans la portée des revendications, dans les méthodes employées, d’obtenir le plus rapidement possible un accord, de faire tout rentrer dans l’ordre. Pourtant devant 15.000 métallos occupant constamment la rue, ces “ chefs ” irremplaçables se sont faits tout petits ; leur “ action ” pendant la grève est invi­sible à l’œil nu, et ce n’est que par des misérables manœuvres de coulisse qu’ils ont pu jouer leur rôle de saboteurs. Pendant les négo­ciations mêmes, ils n’ont rien été de plus qu’un fil téléphonique, transmettant à l’intérieur d’une salle de délibérations des revendications unanimement formulées par les ouvriers eux-mêmes - jusqu’au moment où les ouvriers ont trouvé que ce fil ne servait à rien et ont fait irruption dans la salle.

Certes, on ne peut ignorer les carences ou les côtés négatifs du mouvement de Nantes. Dépassant dans les faits les syndicats, le mou­vement ne les a pas éliminés comme tels. Il y a dans l’attitude des ouvriers nantais une contestation radicale des syndicats, puisqu’ils ne leur font confiance ni pour définir les revendications, ni pour les défendre, ni pour les négocier, et qu’ils ne comptent que sur eux-mêmes. Cette méfiance totale, exprimée dans les actes, est infiniment plus importante de ce que ces mêmes ouvriers pouvaient “ penser “ ou “ dire ” au même moment (y compris ce qu’ils ont pu voter au cours des élections législatives récentes). N’empêche qu’il y a des contradictions dans l’attitude des ouvriers : d’abord, entre cette “ pensée ” qui se manifeste lors de discussions, de votes syndicaux ou politiques antérieurs ou ultérieurs à la grève, et cette “ action ”, qui est la grève même. Là, le syndicat est ne serait-ce que toléré comme moindre mal, - ici, il est ignoré. Même au sein de l’action, des contradictions subsistent ; les ouvriers sont pour ainsi dire à la fois “ en deçà ” et “ au-delà ” du problème de la bureaucratie. En deçà, dans la mesure où ils laissent la bureaucratie en place, ne l’attaquent pas de front, ne lui substituent pas leurs propres organes élus. Au-delà, car sur le terrain où ils se placent d’une lutte totale faite de leur présence permanente, le rôle de la bureaucratie devient mineur. A vrai dire, ils s’en préoccupent très peu : occupant massi­vement la scène, ils laissent la bureaucratie s’agiter comme elle peut dans les coulisses. Et les coulisses ne comptent guère pendant le pre­mier acte. Les syndicats ne peuvent pas encore nuire ; les ouvriers en sont trop détachés.

Ce détachement n’aboutit pas pourtant, dira-t-on, à se cristalliser positivement dans une forme d’organisation propre, indépen­dante des syndicats ; il n’y a même pas de comité de grève ­élu représentant les grévistes, responsable devant eux, etc.

On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n’ont qu’une portée limitée. On peut dire en effet que le mouvement n’est pas parvenu à une forme d’organisation autonome ; mais c’est qu’on a une certaine idée de l’organisation autonome derrière la tête. Il n’y a aucune forme d’organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unanimement dans la rue. Mais, dira-t-on encore, en n’élisant pas un comité de grève, directement responsable devant eux et révocable, les ouvriers ont laissé les bureaucrates syndicaux libres de manœuvrer. Et c’est vrai. Mais comment ne pas voir que même sur un comité de grève élu les ouvriers n’auraient pas exercé davantage de contrôle qu’ils n’en ont exercé sur les repré­sentants syndicaux le 17 août, qu’un tel comité n’aurait alors rien pu faire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression des ouvriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul corps, sachant clairement ce qu’elle veut et décidée à tout pour l’obtenir, est constamment présente sur le lieu de l’action, que peut offrir de plus un comité de grève élu ?

L’importance d’un tel comité se trouverait ailleurs : il pourrait d’un côté essayer d’étendre la lutte en dehors de Nantes, d’un autre, pendant la période de recul du mouvement, permettre aux ouvriers de mieux se défendre contre les manœuvres syndicales et patronales. Mais il ne faut pas se faire d’illusions sur le rôle réel qu’il aurait pu jouer : l’extension du mouvement dépendait beaucoup moins des appels qu’aurait pu lancer un comité de Nantes et beaucoup plus d’autres conditions qui ne se trouvaient pas réunies. La conduite des négociations pendant la phase de déclin du mouvement avait relativement une importance secondaire, c’était le rapport de forces dans la ville qui restait décisif et celui-ci devenait de moins en moins favorable.

Nous sommes loin, évidemment, de critiquer la notion d’un comité de grève élu en général, ou même dans le cas de Nantes. Nous disons simplement que, dans ce dernier cas et vu le niveau atteint par la lutte ouvrière, l’importance de son action aurait été de toute façon secondaire. Si l’action des ouvriers de Nantes n’a pas été couronnée par une victoire totale, c’est qu’elle se trouvait placée devant des contradictions objectives, auxquelles l’élection d’un comité de grève n’aurait rien changé.

La dynamique du développement de la lutte à Nantes avait abouti en effet à une contradiction que l’on peut définir ainsi : des méthodes révolutionnaires ont été utilisées dans une situation et pour des buts qui ne l’étaient pas. La grève a été suivie de l’occu­pation des usines ; les patrons ripostèrent en faisant venir des régi­ments de C.R.S. ; les ouvriers ripostèrent en attaquant ceux-ci. Cette lutte pouvait-elle aller plus loin ? Mais qu’y avait-il plus loin ? La prise du pouvoir à Nantes ? Cette contradiction serait en fait portée au paroxysme par la constitution d’organismes qui ne pouvaient, dans cette situation, qu’avoir un contenu révolutionnaire. Un comité qui aurait envisagé sérieusement la situation se serait démis, ou alors il aurait entrepris méthodiquement l’expulsion des C.R.S. de la ville - avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette sagesse après coup était dans la tête des ouvriers nantais ; nous disons que la logique objective de la situation ne donnait pas grand sens à une tentative d’organisation permanente des ouvriers.

Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c’était l’extension du mouvement. C’est encore une fois introduire subrepticement ses propres idées dans une situation réelle qui ne s’y conforme pas. Pour les ouvriers de Nantes, il s’agissait d’une grève locale, avec un objectif précis : les 40 francs d’augmentation. Elle n’était pas pour eux le premier acte d’une Révolution, il ne s’agissait pas pour eux de s’y installer. Ils ont cultivé des moyens révolutionnaires pour faire aboutir cette revendication - c’est là l’essence même de notre époque ; mais cela ne veut pas dire que la révolution est possible à tout instant.

On a pourtant prétendu que cette extension était “ objectivement possible ”. Et certes, s’il a fallu à là bourgeoisie 8.000 C.R.S. pour résister à grande peine à 15.000 métallos de Nantes, on ne voit pas où elle aurait trouvé les forces nécessaires pour résister à cinq millions d’ouvriers dans le pays. Mais le fait est que la classe ouvrière française n’était pas prête à entrer dans une action déci­sive, et elle n’y est pas entrée. Les traits que nous avons analysés plus haut ne se rencontrent nettement que dans le mouvement de Nantes. Ils n’apparaissent, sous une forme embryonnaire, que dans quelques autres localités et forment un contraste impressionnant avec l’absence de tout mouvement important dans la région pari­sienne. Au moment même où se déroulent les luttes à Nantes, Renault à Paris donne l’image la plus classique de la dispersion et de l’im­possibilité de surmonter le sabotage en douce des directions syndi­cales.

Dire, dans ces conditions, que le manque d’extension du mouve­ment est dû à l’attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien. C’est dire que ces centrales ont accompli leur rôle. Aux trotskistes de s’en étonner, et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peuvent jouer leur jeu, qu’aussi longtemps que les ouvriers n’ont pas atteint le degré de clarté et de décision néces­saires pour agir d’eux-mêmes. Si les ouvriers parisiens avaient voulu entrer en lutte, les syndicats auraient-ils pu les en empêcher ? Pro­bablement non. La preuve ? Précisément - Nantes.

Il y a en fin de compte deux façons de voir la relation de l’action des ouvriers nantais et de l’inaction de la majorité du pro­létariat français. L’une c’est d’insister sur l’isolement du mouvement de Nantes, et d’essayer à partir de là d’en limiter la portée. Cette vue est correcte s’il s’agit d’une appréciation de la conjoncture : il faut mettre en garde contre les interprétations aventuristes, rap­peler que le prolétariat français n’est pas à la veille d’entreprendre une lutte totale. Mais elle est fausse s’il s’agit de la signification des modes d’action utilisés à Nantes, de l’attitude des ouvriers face à la bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans la classe ou­vrière. De ce point de vue, un révolutionnaire dira toujours : si les ouvriers nantais, isolés dans leur province, ont montré une telle maturité dans la lutte, alors, la majorité des ouvriers français, et en particulier les ouvriers Parisiens, créeront, lorsqu’ils entreront en mouvement, des formes d’organisation et d’action encore plus élevées, plus efficaces et plus radicales.

En agissant comme ils l’ont fait, comme masse cohérente, comme collectivité démocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes ont réalisé pendant un long moment une forme autonome d’organisation qui contient en embryon, la réponse à la question : quelle est la, forme d’organisation prolétarienne capable- de venir à bout de la bureaucratie et de l’état capitaliste ? La réponse est qu’au niveau élémentaire, cette forme n’est rien d’autre que la masse totale des travailleurs eux-mêmes. Cette masse n’est pas seulement, comme on a voulu le croire et le faire croire pendant longtemps, la puissance de choc, l’ “ infanterie ” de l’action de classe. Elle développe, lorsque les conditions sont données, des capacités étonnantes d’auto-organi­sation et d’auto-direction ; elle établit en son sein les différenciations nécessaires des fonctions sans les cristalliser en différenciations de structure, une division de tâches qui n’est pas une division du travail : à Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des “ bombes ” pendant que d’autres effectuaient des liaisons, mais il n’a pas eu d’ “ état-major ”, ni officiel, ni occulte. Ce “ noyau élémentaire ” de la masse ouvrière s’est révélé à la hauteur des problèmes qui se posaient à lui, capable de maîtriser presque toutes les résistances qu’il rencontrait.

Nous disons bien : embryon de réponse. Non seulement parce que Nantes a été une réalité et non un modèle, et que donc, à côté de ces traits on en rencontre d’autres, traduisant les difficultés et les échecs de la masse ouvrière ; cela est secondaire, pour nous est en premier lieu important dans la réalité actuelle ce qui y préfigure l’avenir. Mais parce que les limitations de cette forme d’organisation dans le temps, dans l’espace et par rapport’ à des buts universels et permanents sont clairs. Aujourd’hui cependant, notre objet n’est pas là : avant d’aller plus loin, il faut assimiler la signification de ce qui s’est passé.

Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de s’élever à ce niveau ?

La condition fondamentale a été l’unanimité pratiquement totale des participants. Cette unanimité, la véritable unité ouvrière, ne doit évidemment pas être confondue avec l’unité d’action des staliniens ou des trotskistes. Celle-ci, même lorsqu’elle prétend se préoccuper de la base, n’est en fait que l’unité des bureaucraties ; elle a existé à Nantes, mais elle a été le résultat de l’unité ouvrière, elle a été imposée à la bureaucratie par les ouvriers. Non pas que ceux-ci s’en soient occupés un instant, aient ”demandé ” à leurs directions de s’unir ; ils les ont en fait ignorés, et ont agi dans l’unanimité. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule chance de garder un minimum de contact avec le mouvement était de se présenter “ unis ”.

L’unanimité ouvrière s’est manifestée d’abord sur le plan de la définition de la revendication. Personne à ce jour, sauf erreur, ne sait “ qui ” a mis en avant le mot d’ordre de quarante francs d’augmentation pour tous. En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs programmes un tel objectif. Plus même, par son caractère non hiérarchisé, la revendication des ouvriers de Nantes va directement à l’encontre de tous les programmes syndicaux. L’una­nimité qui s’est réalisée parmi des travailleurs aux rémunérations fortement différenciées sur la demande d’une augmentation uniforme pour tous n’en est que plus remarquable.

L’unanimité s’est manifestée également sur les moyens, et ceci tout au long de la lutte : à chaque transformation de la situation “ tactique ”, les travailleurs ont spontanément et collectivement apporté la réponse adéquate, passant de la grève illimitée, de l’occu­pation des usines, à l’action contre les C.R.S.

L’unanimité enfin a été totale sur le rôle propre des ouvriers : il n’y a rien à attendre de personne, sauf ce qu’on peut conquérir soi-même. De personne, y compris les syndicats et partis “ ouvriers ” : Ceux-ci ont été condamnés en bloc par les ouvriers de Nantes dans leur action.

Cette attitude face à la bureaucratie est évidemment le résultat d’une expérience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons pas insister ici sur ce point, qui mérite à lui seul un long examen. Disons simplement que les conditions de cette expérience en France sont données dans un fait élémentaire : après 10 ans d’ “ action ” ­et de démagogie syndicales, les ouvriers constatent qu’ils n’ont pu limiter la détérioration de leur condition que pour autant qu’ils se sont mis en grève. Et ajoutons que le succès, même partiel, des mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, fera faire un bond en avant à cette expérience, parce qu’il fournit une nouvelle contre-­épreuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quelques semaines, davantage que ne l’ont fait dix années de “ négociations ” syndicales.

L’analyse de ces conditions montre que la forme prise par le mouvement de Nantes n’est pas une forme aberrante, encore moins un reste de traits “ primitifs ”, mais le produit de facteurs qui sont partout à l’œuvre et donnent à la société actuelle le visage de son avenir. La démocratie des masses à Nantes découlait de l’unanimité ouvrière ; celle-ci à son tour résultait d’une conscience des intérêts élémentaires et d’une expérience commune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prémisses sont amplifiées jour après jour par l’action même des capitalistes et des bureaucrates. Les traits communs des grèves en France, en Angleterre et aux Etats-Unis

Une analyse analogue à celle qu’on a tentée plus haut serait nécessaire dans le cas des grèves des dockers anglais et des ouvriers américains de l’automobile. Elle permettrait de dégager d’autres caractéristiques de ces mouvements également profondes et grosses de conséquences ; pour n’en citer qu’une, l’importance croissante que prennent au fur et à mesure du développement concomitant du capitalisme et du prolétariat, des revendications autres que celles de salaire, et en premier lieu, celles relatives aux conditions de tra­vail, qui mènent directement à poser te problème de l’organisation de la production et en définitive de la gestion. Nous ne pouvons pas entreprendre ici cette analyse, le lecteur pourra se reporter aux articles consacrés à ces luttes dans les pages qui précèdent.

Il importe cependant de définir, dès maintenant, les traits communs. à tous ces mouvements. Le principal est évident : c’est l’opposition ouverte et militante des ouvriers à la bureaucratie, c’est leur refus de “ se laisser représenter ” . Il a pris la forme la plus explicite possible en Angleterre : les dockers anglais ont fait grève pendant sept semaines contre la bureaucratie syndicale elle-même et personne d’autre. De même que les ouvriers d’Allemagne Orientale en 1953, les dockers anglais attaquèrent la bureaucratie - ici “ socia­liste ”, là “ communiste ” - en tant qu’ennemi direct. L’attaque a été à peine moins explicite aux Etats-Unis : les grèves des ouvriers de l’automobile, consécutives à la signature des accords C.I.O.-Ford-­General Motors sur le salaire annuel garanti, étaient certes dirigées contre les patrons par le contenu des revendications posées, mais en même temps formaient une manifestation éclatante de la répudia­tion de la politique syndicale par’ les ouvriers. Elles équivalaient à dire aux syndicats : Vous ne nous représentez pas, ce qui vous préoccupe ne nous intéresse pas et ce qui nous intéresse, vous l’igno­rez. On a vu enfin, qu’en. France, les ouvriers nantais ont “ laissé de côté ” la bureaucratie pendant leur lutte, ou l’on “ utilisée ” dans des emplois mineurs.

En deuxième lieu, il n’y a pas trace de “ débordement ” de la bureaucratie par les ouvriers dans aucun de ces mouvements. Ces luttes ne sont pas contenues pour ainsi dire au départ dans un cadre bureaucratique au sein duquel elles se développeraient et qu’elle fini­raient par “ déborder ”. La bureaucratie est dépassée ― le mouve­ment se situe d’emblée sur un terrain autre. Ceci ne veut pas dire que la bureaucratie est abolie, que le prolétariat évolue dans un monde où il ne peut plus la rencontrer ; elle est toujours là, et ses rapports avec elle sont non seulement complexes, mais confus : elle est à la fois mandataire, ennemi, objet de pression immédiat, quan­tité négligeable. Mais il y a une chose qu’elle n’est plus : direction acceptée et suivie lors des luttes, même à leur début : la conception trotskiste du débordement (théorisation de la pratique de Lénine face à la social-démocratie et en particulier de l’expérience de 1917) présupposait que les masses se situent au départ sur le même terrain que les directions “ traîtres ” et restent sous l’emprise de celles-ci jusqu’à ce que l’expérience acquise à l’aide du parti révolutionnaire au cours des luttes les en dégage : Or, l’expérience contemporaine - celle de 1955 en premier lieu, montre que les masses entrent en action à partir d’une expérience de la bureaucratie préalable à cette action elle-même, donc indépendamment de la bureaucratie - sinon, même contre celle-ci. C’est que la bureaucratie a entre temps acquis une existence objective comme partie intégrante du système d’exploitation. Le menchévisme en 1917 n’était qu’un discours ; le stalinisme, le travaillisme, le C.I.O. sont, à des degrés divers, des pouvoirs.

On est ainsi conduit à une troisième considération. De 1923 à 1953, les révolutionnaires en étaient réduits à contempler impuis­sants un cercle vicieux. La classe ouvrière ne pourrait faire définitivement l’expérience des directions bureaucratiques qu’au cours de la lutte ; mais l’existence même et l’emprise de ces directions signi­fiait soit que les luttes tout simplement ne démarraient pas, soit qu’elles étaient défaites, soit enfin qu’elles restaient jusqu’au bout sous le contrôle de la bureaucratie et utilisées par elle. Ce n’est pas là une théorie, mais la description condensée et fidèle des trente dernières années de l’histoire du mouvement ouvrier. L’existence même et l’emprise du stalinisme par exemple, empêchait que l’expérience du prolétariat au cours d’une crise ne se fasse dans un sens révolutionnaire. Qu’on dise que cela était dû à l’absence d’un parti révolutionnaire ne change rien : l’emprise stalinienne signifiait la suppression de la possibilité d’un parti révolutionnaire, tout d’abord la suppression physique de ses militants éventuels [4].

Or, les luttes de l’été 1955 sont un premier signe que ce cercle vicieux est rompu. Il est rompu par l’action ouvrière, à partir d’une expérience accumulée non pas tant du rôle de la bureaucratie comme direction “ traître ” des luttes révolutionnaires, mais de son activité quotidienne comme garde-chiourme de l’exploitation capitaliste. Pour que cette expérience se développe, il n’est pas indispensable que la bureaucratie accède au pouvoir ; le processus économique d’un côté, la lutte de classes élémentaire et quotidienne dans l’usine de l’autre, la poussent inexorablement à s’intégrer au système d’exploitation et dévoilent sa nature devant les ouvriers. Autant il était impossible de constituer une organisation révolutionnaire en expliquant aux ouvriers français la trahison stalinienne en Chine en 1927, autant il est possible de le faire en les aidant à organiser leur lutte quoti­dienne contre l’exploitation et ses instruments syndicaux et politiques “ ouvriers ”.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette analyse pour ce qui est du problème de l’organisation du prolétariat et de l’avant-garde ?

Aussi bien la grève de Nantes que la grève des dockers anglais montrent la forme adéquate d’organisation des ouvriers pendant l’action. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de cette forme, ni sur ses limitations éventuelles. Mais, par la nature même des choses et jusqu’à nouvel ordre, de telles formes ne sont ni ne peuvent être permanentes sous le régime capitaliste. Le problème de l’organisation de minorités ouvrières pendant les périodes d’inaction subsiste. Il se pose cependant de façon différente.

Il faut d’abord constater que le degré de maturation qu’ont révélé les luttes de 1955 interdit de poser les problèmes “ revendi­catifs ” et “ politiques ” séparément les uns des autres. Il y a longtemps que l’on sait qu’ils sont indissociables objectivement. Ils le seront de plus en plus dans la conscience des ouvriers. Une mino­rité organisée dans une entreprise, qu’elle prenne la forme d’un comité de lutte, d’un groupe réuni autour d’un journal ouvrier, ou d’un syndicat autonome, devra dès le départ affirmer clairement cette unité. Nous n’entendons pas par là qu’elle devra se livrer aux pres­tidigitations trotskistes, tendant à faire surgir d’une demande d’aug­mentation de 5 francs la grève générale et la révolution, comme un lapin d’un haut-de-forme : elle devra au contraire soigneusement les éviter, et condamner, s’ils se présentent, les saltimbanques qui s’y livrent. 999 fois sur 1.000, une grève pour cinq francs est une grève pour 5 fr. et rien de plus. Ou plutôt, le plus qu’elle contient ne vient pas de ce qu’elle conduit à la lutte pour le pouvoir, mais de ce qu’elle se heurte, sous une forme ou sous une autre, à l’appareil de domination capitaliste intérieur à l’usine et incarné par la bureaucratie “ ou­vrière ”. L’organisation de la lutte contre celle-ci est impossible si on ne met pas en lumière sa nature totale, à la fois économique, poli­tique et idéologique. Simultanément, les ouvriers ne peuvent se mouvoir efficacement au milieu des multiples contradictions que sus­cite même la lutte revendicative la plus élémentaire dans les condi­tions du capitalisme décadent - contradictions qu’on a indiquées plus haut sur l’exemple de Nantes - que s’ils arrivent à situer leurs luttes dans une perspective plus générale. Apporter cette perspective est la fonction essentielle des minorités organisées.

Mais il faut également comprendre que, même lorsqu’il s’agit de luttes élémentaires, les minorités organisées ont pour tâche d’aider l’éclosion des formes d’organisation collectives-démocratiques de la masse des ouvriers, dont Nantes a fourni l’exemple, formes d’orga­nisation qui s’avèrent déjà les seules efficaces, et qui s’avéreront de plus en plus les seules possibles.

Notes de l’auteur

[1] A l’exception de quelques localités, dont Nantes est la plus importante.

[2] Nous nous référons ici à la phase ascendante du mouvement : son déclin a signifié une certaine “ reprise en mains ” de la part des bureaucrates - toute relative d’ailleurs.

[3] II y a eu alors, dans certains endroits, de véritables opérations de guerre civile entre les mineurs et la police.

[4] Au reste, les tenants trotskistes de cette position pourraient bien se demander - une fois n’est pas coutume - pourquoi un tel parti n’a pu se constituer pendant trente ans. Ils seraient ainsi ramenés, comme on dit, au problème précédent.

5- La grève de Saint-Nazaire de 1955

1955
Extraits de « Les ouvriers de Saint-Nazaire » de Nicolas Faucier :
« 1950 : année noire
1950 devait voir une des plus grandes grèves que Saint-Nazaire ait connues. Cette année-là, une loi du 11 février rendait la liberté de discussion des salaires entre employeurs et salariés. Aussi, devant la montée incessante des prix, les syndicats revendiquaient une augmentation des salaires de 15%. Les patrons offraient 5%. (…) Après 40 jours de grève, les syndicats appelaient à la reprise du travail, sans plus de résultats. Une fois de plus, le patronat, spéculant sordidement sur la misère ouvrière, avait eu ses exploités à l’usure. (…) Le patronat en profitait fin 1950 pour dénoncer la convention collective et déclassait certaines catégories du personnel. (…) Nouvelle tentative ouvrière, en août 1953, lorsque éclatèrent les grèves des travailleurs des services publics contre le mauvais coup du président du conseil, Joseph Laniel, lequel voulait profiter de la période des vacances pour réaliser des économies sur leur dos. La riposte avait été immédiate de la part des postiers, entraînant rapidement tout le secteur public et même dans certaines régions le secteur privé. Ce fut le cas des métallurgistes nantais, rejoints peu après par ceux de Saint-Nazaire, un moment hésitants, ayant gardé un souvenir cuisant de l’échec de 1950 (…) Ce ne fut qu’un coup de semonce et les choses en restèrent là.

1955 : l’année explosive

(…) En février s’était opérée – favorisée par le gouvernement en vue d’un meilleur rendement dans la compétition internationale – la fusion des chantiers de Penhoët et de la Loire en un bloc puissant : les Chantiers de l’Atlantique, groupant de ce fait, sous une même direction, plus de 10 000 ouvriers et employés.
Ce nouveau trust était surtout l’œuvre du baron René Fould, grand patron de Penhoët (…) De fait, après ce regroupement, un vaste effort de spécialisation des ateliers et de rationalisation des outillages était entrepris (…) Quant aux militants syndicalistes, (…) ils découvraient que, pour 1 700 millions de salaires, la société enregistrait 2 232 millions de bénéfices bruts, alors que les réserves et provisions atteignaient 7 600 millions pour un capital de 1 050 millions, soit sept fois le capital. Ils avaient calculé que, tandis que l’indice des salaires était passé de 100 à 548 (de 1946 à 1953), celui des dividendes avait bondi de 100 à 3 502. (…) Aux Chantiers de l’Atlantique, les esprits s’échauffaient à la suite de mesures abusives de la direction aboutissant à des réductions de salaires. (…)
Les syndicats convoquaient à un meeting d’information, le 25 mars, les métallos nazairiens, qui débrayaient à la quasi unanimité pour y assister (…)
Déjà, le 23 mars, on avait enregistré une grève de 24 heures chez les soudeurs, les plus atteints par les mesures restrictives. (…) Le 7 avril, à la SNCASO (aviation), les ouvriers rejoignaient ceux des chantiers dans une manifestation de rue pour gagner la population à leurs légitimes exigences. Défilé impressionnant et inhabituel de 12 000 travailleurs envahissant la chaussée, sans pancartes, sans slogans déclamatoires, mais, à l’inverse, silencieux, inquiétant pour le patronat par la ferme volonté qu’on lisait sur les visages de lutter jusqu’au bout pour faire aboutir les revendications.
C’est cette volonté qui s’exprimait au meeting suivant la manifestation où la décision fut prise unanimement de continuer l’action par le refus des heures supplémentaires. (…) Le 27 mai, l’ensemble des travailleurs manifestait de nouveau leur mécontentement à travers les principales artères de la ville. A ce moment, il eût suffi de peu de choses pour que la violence ouvrière se déchaînât. Ce qui eut lieu le 20 juin, lorsque les soudeurs, apprenant que leurs bonis avaient été baissés, réduisant leur salaire horaire de 15 à 20 francs, envahissaient la direction (…)

Les raisons de la colère

Le lendemain, n’ayant pas eu satisfaction, ils se fâchaient et appelaient à la rescousse leurs camarades des autres ateliers, pour manifester devant la direction qui fut de nouveau occupée. La nouvelle se répandit et, à l’embauche de l’après-midi, la totalité des entreprises de la métallurgie avait débrayé. A l’intérieur des Chantiers, l’effervescence grandissait, les travailleurs s’introduisaient dans les bureaux : dossiers, machines à écrire, mobilier volaient par les fenêtres, et, malgré les appels au calme des responsables syndicaux, débordés, la direction elle-même était mise à sac et le directeur séquestré. (…)
A 21 heures, les ouvriers se disposaient à passer la nuit à la direction, avec le directeur retenu prisonnier, refusant de rendre leur otage malgré les objurgations de leurs délégués. Il fallut l’intervention des CRS pour déloger les 200 irréductibles et rendre à la liberté un homme qui pouvait alors méditer sur les inconvénients de mépriser la colère ouvrière trop longtemps contenue. (…)
Au cours de la nuit, plusieurs centaines de CRS étaient restées à l’intérieur des Chantiers et en gardaient toutes les issues. (…) Bientôt des cris hostiles, des huées s’élevaient à leur adresse. Echauffés, les jeunes d’abord puis tous les gars des Chantiers commençaient un bombardement en règle de leurs adversaires casqués et de leurs cars avec tout ce qui leur tombait sous la main : cailloux, boulons, morceaux de ferraille, pavés de la chaussée, rapidement défoncée, entreprenant même de faire basculer la lourde porte qui finit par céder sous une énorme poussée. Ce fut alors la charge brutale des CRS et une mêlée furieuse où, se protégeant à coups de grenades lacrymogènes, le dessus devait finalement revenir aux « forces de l’ordre » qui avaient reçu des renforts.
Après ce corps à corps,on dénombrait des dizaines de blessés de part et d’autre, certains assez gravement. Plusieurs emprisonnés furent relâchés quelques jours plus tard, compte tenu du climat tendu, et sur intervention des syndicats après un meeting monstre en leur faveur.
Revenons aux discussions patronat-syndicats, poursuivis malgré la bagarre. (…) Après une longue attente, les syndicats revinrent pour annoncer que les nouvelles propositions faites par les patrons, quoique ne donnant pas entièrement satisfaction, permettaient la reprise du travail si les ouvriers leur faisaient confiance pour continuer à débattre des questions restées en suspens : ce qui fut accepté.

Récidive

Ce ne devait être là qu’un court intermède. En effet, les réunions paritaires qui suivirent furent décevantes et, consultés par leurs mandataires, les ouvriers repoussaient à 85% les offres mesquines des patrons. (…) Cela faisait presque six mois que durait le conflit quand, au retour des vacanciers de Penhoët, Saint-Nazaire allait vivre, le 1er août, une journée tragique comme jamais le mouvement ouvrier nazairien n’en avait connue.
Ce jour-là, à Penhoët, des débrayages avaient été prévus pour protester contre le refus patronal de réunir de nouveau la commission mixte et exiger la reprise des pourparlers. La réunion acceptée, et tandis qu’elle se déroulait, les ouvriers rassemblés devant les bureaux, groupaient toutes les lettres individuelles que leur avaient adressées les directions pour tenter de leur faire accepter leurs dernières propositions et en faisaient un feu (…) a direction ayant fait appel aux pompiers et aux gardes mobiles, ceux-ci arrivaient en force au moment où les ouvriers s’attaquaient au bâtiment de la direction dont les vitres volaient en éclats. Un violent accrochage eut lieu avec les CRS arrivés en renfort tandis que, de même qu’en juin, les ouvriers arrachaient la grille d’entrée et dressaient une barricade formée de deux wagons plate-forme interdisant aux CRS l’accès aux ateliers.
Soudain, les sirènes retentissaient en un bruit assourdissant, mises en marche par quelques lascars pour alerter les ouvriers des usines environnantes qui, peu à peu, venaient grossir les rangs prolétariens, les portant à environ douze mille hommes. Douze mille hommes dont beaucoup se lancèrent dans la bagarre quand les CRS et les gardes mobiles se décidèrent à charger à la matraque, usant en outre, cette fois, de grenades d’exercice dont les éclats allaient faire de nombreux blessés parmi les ouvriers. Ces derniers ne demeuraient d’ailleurs pas en reste : ayant mis les poinçonneuses et les cisailleuses en marche, ils fabriquaient sans répit des projectiles (…)
Les fils rejoignaient les pères dans le combat contre l’adversaire commun. C’était devenu une véritable émeute, une lutte titanesque et sans merci où les forces de répression, enfoncées par le nombre, avaient réclamé des renforts, reçus par avions. (…) Un moment refoulés par la masse ouvrière déchaînée, les CRS, sous une furieuse poussée, étaient précipités vers une cale de radoub où certains d’entre eux prenaient un bain forcé.
A ce moment, depuis plusieurs heures que durait la mêlée, une courte trêve se produisit, mise à profit par les responsables syndicaux qui, prévoyant le pire, cherchaient une occasion d’y mettre fin. Réussissant à s’interposer à grand peine entre les antagonistes (…) ils entraînaient les ouvriers sur le terre-plein (…) la dislocation se faisait sans autre incident.
Le bilan : de nombreux blessés de part et d’autre, (…) des dizaines d’ouvriers arrêtés, kidnappés par les CRS, arrestations qui ne furent pas maintenues (…) dans un but d’apaisement.

Les fruits de la colère

Les délibérations furent laborieuses et durèrent une bonne semaine. Mais les délégués, qui jouaient leur dernière carte, faisaient valoir que le patronat avait laissé la situation s’envenimer (…) En conséquence, ils entendaient ne pas revenir devant leurs camarades les mains vides. (…) Le 16 août, le protocole d’accord, approuvé par la grande majorité des ouvriers, contenait entre autres résultats : une majoration générale des salaires, primes et indemnités comprises, de 22% soit 30 à 40 francs d’augmentation horaire (…) revalorisation des bonis et de la prime annuelle (…) cinq jours fériés par an. (…) Cet accord ouvrait la voie à une vague de revendications de salaires au plan national. Et déjà, ce qu’avait craint le patronat et motivé sa résistance se produisait. Sans plus attendre, les responsables syndicaux des chantiers de Dunkerque, de Bordeaux, du Havre, etc, soutenus par le personnel ouvrier, déposaient des cahiers de revendications dont l’objectif était l’alignement sur Saint-Nazaire.
Par répercussion, le ministre du Travail dut promettre au personnel de la SNCASO les mêmes avantages qu’aux ouvriers des Chantiers. Ce qui, dans le secteur nationalisé, amorçait le même processus. Et l’on peut dire que les accords Renault, en septembre 1955, sur les salaires et les trois semaines de congés payés, furent indirectement la conséquence de la révolte des travailleurs nazairiens.

Après la bataille

(…) Fin décembre 1955, la direction convoquait les délégués syndicaux qui se voyaient annoncer l’octroi des trois semaines de congés payés obtenus chez Renault (…) »

7- Grèves de 1967

Les grèves qui ont préparé mai 68

Saint-Nazaire 1967 : extraits de « Les ouvriers de Saint-Nazaire » de Nicolas Faucier

« Les mensuels se rebiffent
(…) Les mensuels, surtout ceux qui ne faisaient pas partie de la direction proprement dite (employés, techniciens, dessinateurs, agents de maîtrise), se trouvaient lésés, le relèvement de leurs indices de base ayant subi une dégradation depuis plusieurs années et leurs appointements un retard qu’ils chiffraient à 16% depuis 1967.
En outre, ce qu’ils contestaient, c’était le mode de calcul des salaires, et aussi la façon dont la direction procédait à leur égard. (…) Le 28 janvier, 2 400 mensuels avaient signé une lettre adressée au syndicat patronal (…) Le 17 février une grève totale d’avertissement (…) était suivie à 90%. (…) A la surprise générale, le 1er mars, la grève illimitée devenait effective.
Surprise, d’abord, de la direction, laquelle, en vertu de certaines survivances paternalistes, considérait avec condescendance ses « collaborateurs » comme plus ou moins à sa dévotion.
Surprise chez les ouvriers de voir surgir cet esprit de révolte chez les « cols blancs » qu’ils étaient habitués à considérer comme (…) des complices de l’arbitraire patronal, se situant, de par leur fonction, de l’autre côté de la barricade. (…)
Non seulement c’est le contraire qui se produisit, mais, à leur exemple, étant donné l’interdépendance de la métallurgie nazairienne, ceux des entreprises sous-traitantes et autres, même Sud-Aviation, les rejoignait dans la lutte. Au total 3 220 mensuels en grève dont 2 100 pour les Chantiers, 800 pour Sud-Aviation, etc…
Ensemble, comme l’avaient fait si souvent leurs camarades horaires, ils manifestaient maintenant dans les rues de Saint-Nazaire, et même à Nantes (…) La troisième semaine avait, en outre, vu un certain énervement des grévistes qui bloquaient la circulation des camions travaillant à la nouvelle cale des Chantiers, puis visitaient pacifiquement les Chantiers et Sud-Aviation, pour relancer les quelques « jaunes » qui s’y trouvaient.
Les horaires, eux, continuaient le « travail » - étant en réalité payés à ne rien faire – (…) On en était là quand, le 20 mars au matin, à l’embauche, trouvaient les grilles des Chantiers fermées. La direction, arguant de la désorganisation de la production causée par la grève et de quelques frictions avec des mensuels restés au travail avait décidé le lock-out des 6 000 horaires.

Au coude à coude

(…) L’après-midi du même jour, mensuels en grève et horaires lock-outés manifestaient dans les rues contre la fermeture des Chantiers. C’était un événement. Jamais, dans l’histoire sociale, on n’avait vu en France ceux qu’on appelait jadis « les prolétaires en faux-col » prendre la tête d’un tel mouvement revendicatif.
Le lendemain, (…) 3 000 femmes de grévistes et de lock-outés précédées d’une immense banderole « Pour une vie meilleure » défilaient dans les rues de la ville.

à suivre….

Mai 68 en France

Extraits de l’ouvrage "L’insubordination ouvrière dans les années 68"

de Xavier Vigna

(...) Le mouvement étudiant, né dès 1967 à la faculté de Nanterre, croît en intensité dans les premiers mois de 1968 si bien qu’au début du mois de mai, il présente un caractère national marqué. S’il louche vers les usines, les ouvriers de leur côté, mobilisés sur la question du chômage et de l’emploi depuis 1967, manifestent en mars 1968 dans huit villes, puis se mobilisent derechef dans l’Ouest le 8 mai, dans la Loire le 10, dans les Nord-pas-de-Calais et le bassin lorrain le 11. Il semble qu’alors, une convergence dans la contestation s’opère, notamment chez les ouvriers les plus hostiles au pouvoir gaulliste et les jeunes. La nuit des barricades le 10 mai précipite cette évolution. Il semble qu’alors, une convergence dans la contestation s’opère, notamment chez les ouvriers les plus hostiles au pouvoir gaulliste et les jeunes. La nuit des barricades le 10 mai précipite cette évolution.

Dès le 11 mai, le rythme des événements s’acélère. A l’initiative de la CGT, une grève générale de 24 heures est décidée pour le lundi 13 mai à laquelle s’associent l’UNEF, la CFDT, Force Ouvrière et la FEN. Cette journée de grève générale, qui secoue l’ensemble du pays, marque une étape dans la mobilisation qui est considérable : un seuil est franchi.

Ce jour-là en effet se déroulent environ 450 meetings et manifestations. Selon les comptages de la police (...) plus de 450.000 manifestants au total ont défilé, (...) avec des refus de dispersion, des barrages, des barricades et des affrontements, en particulier à Clermont-Ferrand, Nantes et au Mans, où le phénomène tend à devenir habituel après les graves incidents d’octobre 1967.

Les manifestations ne donnent cependant qu’une petite idée de la mobilisation ouvrière. (...) Selon les rapports transmis par le Ministère du travail, en Seine-Saint-Denis, sur les 36 établissements de la métallurgie contactés, 25 connaissent des grèves qui rassemblent les deux tiers de la main d’oeuvre, la totalité des cinq imprimeries est en grève et sept établissements de la chimie sur huit (...) La grève est également massive dans les Hautes Pyrénées et en Savoie. (...) Par delà les nuances régionales, le succès de la grève est réel.

A partir du 13 mai une vague de grève sans précédent grossit, qui gane tout le pays dès le 20. (...) L’usine Sud-Aviation de Bouguenais dans la banlieue nantaise joue un rôle majeur. Les ouvriers votent la grève avec occupation le 14 en même temps qu’ils séquestrent leur directeur. la nouvelle, connue le soir même, fait des émules. Le lendemain, la grève gagne l’usine Renault de Cléon, dans le cadre de la journée d’action pour l’abrogation des ordonnances sur la Sécurité Sociale, des débrayages sont lancés. Parce que la Direction refuse de recevoir les délégués du personnel dans l’après-midi, la grève avec occupation démarre et la direction est "consignée" dans ses bureaux. Le même jour, un conflit similaire éclate à l’usine Lockheed de Beauvais. (...) Grève aux établissements Claas à Woippy (Moselle) fabricant de ma chines agricoles, à l’usine Sud-Aviation de Cannes-La Bocca, aux établissements Fog à Myennes (Nièvre) et dans deux entreprises de Brest.

Le processus de grève, dès le 14 mai, ne se limite pas aux grosses unités. Dans la seule zone de défense Nord, par exemple, les papeteries La Chapelle à Saint-Etienne du Rouvray, les établissements de filature Agache à Pérenchies et la filature Dolfus Mieg à Loos-les-Lille cessent le travail dès le 13 mai et jusqu’au 4 juin.

Le 16 mai, un second palier est franchi. Le nombre d’usines occupées croit sensiblement avec l’entrrée en lice des ouvriers de Renault d’abord à Flins, mais aussi à Billancourt, Sandouville et au Mans, tandis qu’à Orléans, la filiale Unelec est occupée et son directeur enfermé. Autour de Cléon, la grève se diffuse également. (...)

De fait, à partir du 17 mai, le nombre d’entreprises en grève avec occupation connait une forte augmentation. (...) Selon les Renseignements généraux, 23 usines employant 80.000 travailleurs sont occupées le 17 au matin (...) estimation très inférieure à la réalité. (...) Il semble donc que le nombre de travailleurs dont l’entreprise est en grève approche plutôt 175.000 le 17 au soir. La seconde remarque porte sur la localisation des grèves avec occupation, où trois pôles grévistes très nets, en banlieue parisienne, en Seine-Maritime et dans l’agglomération lyonnaise, ressortent. Ailleurs, la grève montre ses premières pousses dans l’estuaire de la Loire, dans le Nord et en Moselle. (...) Le mouvement des cheminots né le 16 mai dans la banlieue lyonnaise puis le 17, à partir de la gare d’Achères et qui fait rapidement tâche d’huile. Ainsi, c’est d’abord par la paralysie progressive des chemins de fer que la grève s’étend dans de nombreux départements français. (...)

La grève se généralise à compter du 30 mai (...) Pendant la semaine, la grève se propage vers les petites usines qui s’arrêtent. (...) Il n’y a pas de mot d’ordre de grève générale ou de constitution d’un Comité central de grève, comme en novembre 1947. Le mouvement se diffuse par la base où la grève devient généralisée en fin de semaine. Dans le même temps, les grévistes suivent les faits qui se déroulent ailleurs : dans les usines à proximité, dans la ville ou le bassin d’emploi, et surtout à Paris. La scène nationale est cruciale, qui rythme d’une manière décisoire la chronologie et donne aux grèves un caractère de mouvement. Dès lors, les négociations, qui se déroulent au ministère des Affaires sociales, rue de Grenelle du 25 au 27 mai, revêtent une importance déterminante.

(...) Après deux nuits d’intenses négociations, un constat est proposé aux grévistes afin de reprendre le travail. Le présentant aux ouvriers de Renault-Billancourt qui ont déjà reconduit leur mouvement, Georges Séguy constate que les clauses du constat sont huées. Le refus de Billancourt, qui déçoit les dirigeants de la CGT, devient le symbole de la tenacité ouvrière.

Dans de nombreux départements, les ouvriers font valoir leur hostilité à un constat qu’ils jugent bien maigre. (...) Les préfets soulignent souvent que l’heure est au durcissement, en Haute-Marne, dans les Vosges, l’Hérault, le Loiret ou le Calvados. (...)

Les journées entre le 27 et le 30 traduisent donc une certaine ambivalence. Pour une minorité, elles constituent le moment de la reprise du travail. Ailleurs, elles coïncident avec un durcissement du mouvement. A cet instant, le mouvement apparait à la fois puissant et totalement ouvert. Des ouvriers participent au meeting de Charléty, durant lequel la CGT est violemment critiquée. Ils sont à la recherche d’une issue révolutionnaire. (...)

Dans le droit fil du discours de De Gaulle du 30 mai, aspirant à "ramener le pays à la liberté et à la paix" (selon lui menacée par le communisme), le ministre de l’intérieur invite ses représentants à l’action. Ils doivent réduire les grèves, notamment en s’attaquant aux occupations. (...) Le 5 au petit matin, la police évacue 150 grévistes irréductibles chez Lockheed à Beauvais et, dans le Nord, les forces de police interviennent dans trois usines le lendemain. Ainsi, les interventions policières très brutales à Flins le 6 et à Sochaux le 11 juin, provoquant au total la mort de trois personnes (...) s’inscrivent dans une stratégie gouvernementale d’explusion des grévistes des usines, afin de briser le mouvement de grèves. (...)

Parallèlement, et ce malgré un rejet massif du constat de Grenelle, les discussions se poursuivent à l’échelle des fédérations professionnelles dans les jours qui suivent.

13- Les grèves de 1995

a- Les grèves du privé

b- Les grèves du public

a-

POUR LA REPRISE DE L’INITIATIVE OUVRIERE

Chronologie de la grève des usines RENAULT -
hiver/printemps 1995

Lundi 6 mars
Journée d’action à l’appel de la CGT et de la CFDT afin de faire pression sur la
direction générale avant les négociations salariales prévues pour le lendemain.
A Lardy, centre d’études Renault, 400 travailleurs sur le millier que compte le site,
débraient et décident en assemblée générale de reconduire le mouvement pour les jours
suivants.
On observe également des débrayages massifs à Flins.
A Boulogne-Billancourt 400 salariés se mettent en grève.
Mardi 7 mars
La direction de Renault annonce une augmentation générale de 1% des salaires couplée
avec 1,2% d’augmentation individuelle et 0,3% de prime d’ancienneté.
Mercredi 8 mars
Ecoeurés par l’aumône de la direction, quelques centaines d’ouvriers de Sellerie-
Mécanique de l’usine de Flins se mettent spontanément en grève dès la prise de poste le
matin. Un cortège se forme et entraîne une partie de l’usine dans la grève.
Les syndicats CGT-CFDT-CFTC-FO, pris de court lancent un appel à une journée
d’action sur tout le groupe pour le 14 mars.
Jeudi 9 mars
Les syndicats tentent de reprendre le contrôle du mouvement à Flins en se constituant
en Intersyndicale. Des meetings ont été organisés à chaque prise d’équipe. La grève est
suivie par 2000 à 2500 travailleurs, soit le tiers des effectifs totaux de l’usine.
A Sandouville, 16% des travailleurs débraient pendant une heure.
Vendredi 10 mars
A Flins, les bonzes syndicaux proposent d’aller bloquer l’autoroute A13, type d’action
de défoulement totalement inefficace et chérie par la CGT. Pendant ce temps, la
direction de l’usine, très active, menace les intérimaires, afin de les dissuader de
rejoindre le mouvement, et mobilise la maîtrise et les cadres en vue de l’affrontement
avec les grévistes. La production est fortement perturbée (142 Clio sur 930 d’ordinaire
et 207 Twingo sur 810).
Samedi 11 mars
A Flins l’encadrement tente de redémarrer les chaînes mais il est stoppé par les
grévistes qui manifestent l’intention d’occuper l’usine.
Lundi 13 mars
Les syndicats précisent leurs revendications salariales. La CFDT réclame une hausse
générale des salaires de 5%, tandis que la CGT surenchérit à 20%, soit « 1.500 francs
pour tous ». Pour FO et la CGC, l’augmentation doit être au moins équivalente à celle
de PSA, soit 2,2% d’augmentations générales.
Mardi 14 mars
La journée d’action syndicale est suivie par quelque 26.000 salariés du groupe.
A Flins, on compte 25% de grévistes. La moitié d’entre eux ont cessé le travail pour la
journée entière, tandis que les autres débraient une heure ou deux.
Au Mans, 1817 salariés sur 4372 arrêtent le travail (41,5% de l’effectif total) et
décident de reconduire le mouvement.
A Cléon il y a 1500 grévistes.
A Lardy : Grève totale, 300 travailleurs partent rejoindre les grévistes de Rueil et
défilent dans les ateliers du centre d’études.
A Choisy-le-Roi : 450 à 500 travailleurs en grève le matin ont été rejoints par 200
ouvriers de l’équipe de l’après-midi. L’occupation totale de l’usine est décidée. C’est
un moment important de la grève, car ce site approvisionne en amortisseurs les grandes
usines de montage du groupe.
A Douai, la journée d’action est peu suivie. FO-CFDT se déclarent carrément hostiles à
La grève, tandis que la CGT appelle à deux heures de débrayages.
A Boulogne-Billancourt, 800 salariés du site sont rejoints par 1500 grévistes de Rueil
et de Lardy. Les délégués centraux de la CFDT-CGT-FO sont reçus au siège de la
direction générale, mais ils reviennent sans que celle-ci ait fait la moindre proposition
nouvelle. Devant la pusillanimité des syndicats, quelques dizaines de jeunes prolétaires
réagissent en sifflant les délégués et en proposant d’occuper le siège et de séquestrer la
direction.
Mercredi 15 mars
A Flins : 1200 ouvriers sont toujours en grève totale, des milliers d’autres débraient
sporadiquement et dans le désordre pour se rendre aux assemblées générales. LO
constitue un auto-proclamé « comité de grève en Sellerie-Mécanique qui reprend
l’essentiel des revendications de la CGT, notamment les 1.500 francs pour tous.
Au Mans : 2000 ouvriers débraient deux heures, certains agents de maîtrise les
soutiennent.
A Lardy et à Choisy, où les travailleurs débraient 4 heures par jour, le mouvement est
reconduit.
A Douai, l’usine est mise en chômage technique suite au blocage des portes de l’usine
de Choisy.
Jeudi 16 mars
A Flins : les techniciens des Méthodes débraient deux heures le matin. La direction
tente, une nouvelle fois en vain, de faire repartir les chaînes en mobilisant
l’encadrement.
Au Mans : les ETAM se joignent de plus en plus nombreux aux débrayages
sporadiques. Devant cette mobilisation inédite des ETAM, la CGC réclame la
réouverture immédiate des négociations et une nouvelle augmentation générale des
salaires dès le premier mai.
A Cléon : 18% des ouvriers cessent de travailler pendant une heure et demie.
Vendredi 17 mars
Les quotidiens patronaux Les Echos et Le Monde notamment, expriment l’inquiétude
des capitalistes et de l’Etat en titrant sur la paralysie du groupe RENAULT : « Les
usines de Renault sont prises au piège du ‘juste-à-temps’ », « Le piège des flux tendus
commence à se refermer sur Renault ». En effet, après seulement 9 jours de conflit, les
usines de Douai et de Sandouville sont arrêtés pour faute de pièces détachées.
La grève continue à Flins, où Clio et Twingo ne sortent plus des chaînes. En Sellerie-
Mécanique, 300 ouvriers sont en grève totale.
A Lardy : Le comité de grève organise le blocage des voies du RER.
Au Mans, la direction décide de mettre 1500 ouvriers de production au chômage
technique.
Lundi 20 mars
Les syndicats appellent à une nouvelle journée d’action pour le lendemain et à une
manifestation devant le siège de la société à Boulogne-Billancourt, où des nouvelles
négociations salariales sont prévues.
Au Mans : Défilé interne de 1000 ouvriers refusant le lock-out de la direction. L’usine
est partiellement bloquée.
A Choisy : 9 grévistes, dont 5 CGT, 1 FO et 3 non-syndiqués, sont convoqués par
lettre recommandée à un entretien préalable au licenciement par faute grave et assigné
en référé pour entrave à la liberté du travail devant le tribunal d’instance. Le juge
ordonne la levée des piquets sous peine d’astreinte de 500 francs par jour.
A Ingrandes (Vienne) : Les ouvriers des Fonderies du Poitou (carters, culasses), filiale
de Renault, rejoignent leurs camarades en grève. Ils réclament 500 francs
d’augmentation pour tous. La grève est suivie par la quasi-totalité des salariés et un
piquet est formé aux portes de l’usine.
Mardi 21 mars
Plusieurs milliers de travailleurs manifestent à l’appel des syndicats Quai Point-du-Jour,
où les délégués négocient avec la direction générale. Après huit heures de pourparlers,
celle-ci accorde 2,5% d’augmentations générales des salaires pour l’année ‘95, dont 1%
au 1er mars « comme ce qui avait été annoncé le 7 mars dernier », 0,5% au 1er avril et
1% au 1er octobre. A ces hausses s’ajoute une augmentation du Complément de salaire
Mensuel Uniforme (CMU). Le CMU s’élèvera à 70 francs au 1er avril et 30 francs au
1er novembre. En moyenne, cette évolution revient à une progression de 0,5%. En
outre, 1,2% est accordé au titre des augmentations individuelles. En fait, la direction
lâche en une fois ce que de toute façon elle aurait été prête à lâcher aux négociations
salariales prévues en septembre. Pour un salaire moyen, l’augmentation totale se monte
à peu près à 300 francs brut. Au regard des 15 jours de grève, c’est dérisoire.
Au Mans, 3000 travailleurs manifestent.
A Cléon, 650 grévistes débraient deux heures et manifestent dans les rues d’Elbeuf.
A Choisy, les piquets de grève sont levés. Une assemblée générale de 150 ouvriers
décide la grève pour la journée. Cependant, les camions transportant les pièces
recommencent à entrer et sortir de l’usine.
A Lardy, 300 grévistes partent en délégation à Choisy pour soutenir les travailleurs
sanctionnés.
Aux Fonderies du Poitou, la direction assigne 7 délégués pour entrave à la circulation
des camions alors que ceux-ci sont tout juste ralentis par le piquet qui ne leur interdit
nullement l’accès du site.
A Rueil, 3000 travailleurs réunis en assemblée générale se mettent en grève pour la
journée.
A Flins, une délégation de 250 ouvriers prend part à la manifestation de Boulogne-
Billancourt. A l’usine il n’y a plus que 700 grévistes environ qui s’opposent aux
tentatives répétées de la direction pour remettre en route les chaînes.
Mercredi 22 mars
Après les propositions de la direction, les syndicats manifestent une certaine prudence
craignant « une base très remontée ». La CGT, par la voix de son administrateur M.
Gérard Muteau, est partagée : « La direction a commencé à nous entendre, mais il
reste un écart énorme par rapport aux demandes des salariés. » FO, elle, semble
relativement satisfaite : « On a avancé. 3% d’augmentations générales sur l’année, ce
n’est pas négligeable... » Quant à la CFDT, dirigée par l’ex-gauchiste Daniel Richter,
elle joue la carte de la radicalité : « Dans le cadre d’une négociation salariale à froid,
cela aurait pu être acceptable. Mais aujourd’hui, c’est en deçà des attentes des
salariés. Dans une situation aussi chaude qu’aujourd’hui, avec une fracture sociale
aussi profonde, cela paraît insuffisant. »
L’inquiétude gagne les hautes sphères de l’Etat. Dans un entretien au quotidien
économique La Tribune, M. Edouard Balladur, premier ministre, déclare qu’ « il faut
augmenter les salaires quand cela est possible. »
A Choisy : Capitulation syndicale en rase campagne. Les ouvriers sont désorientés. Par
voie de tract, l’Intersyndicale les appelle à reprendre le travail avant même l’ouverture
des négociations avec la direction.
A Douai : Reprise du travail après une semaine de lock-out. La paix sociale dans cette
usine est totale.
A Flins : Reconduction de la grève pour le lendemain ; les grévistes demandent le
paiement des heures de grève.
Jeudi 23 mars
A Lardy, quelques centaines de salariés bloquent la route nationale 20.
A Flins, un millier de grévistes rejettent les propositions de la direction quant au
paiement des heures de grève (18 heures et récupération de la production perdue sur 7
samedis).
Vendredi 24 mars
A Flins, la direction tente, une fois de plus, de faire démarrer la chaîne de production de
la Twingo avec des intérimaires. Ces derniers sont menacés de renvoi s’ils
n’obtempèrent pas. La maîtrise, l’encadrement et quelques non-grévistes parviennent à
faire sortir des chaînes quelques dizaines de voitures. La négociation sur le paiement
des heures de grève est rouverte. La direction accepte de payer 44 heures pour les
travailleurs ayant fait entre 50 et 102 heures de grève. Les derniers grévistes finissent
par accepter de reprendre le travail.
A Choisy, la direction d’usine transforme les 9 procédures de licenciement en
avertissements et propose le paiement de 10 heures de grève ! Certains grévistes en
comptaient près de 65 depuis le 16 mars.
Samedi 25 mars
Reprise du travail aux Fonderies du Poitou. Les salariés obtiennent 130 francs sur le
salaire de base au 1er avril, plus 30 francs en octobre.
Lundi 27 mars
Reprise du travail à Flins.
A Lardy, l’assemblée générale décide la reconduction de la grève et la participation à
une manifestation syndicale prévue pour le lendemain à Boulogne-Billancourt.
A Rueil, un millier de salariés manifestent dans les rues de la ville.
Mardi 28 mars
Réfugiée au Palais des Congrès, la direction de Renault par la bouche de son P.D.G.,
M. Louis Schweitzer, annonce le triplement de son bénéfice net d’impôts pour l’année
‘94, soit 3,6 milliards de francs.
A Boulogne-Billancourt, 1500 salariés venant pour la plupart de Rueil et Lardy
manifestent sous le siège social de la firme.
Au Mans, 3000 travailleurs manifestent ainsi qu’à Sandouville, où le défilé rassemble
2000 personnes.
M. L. Schweitzer refuse d’aller plus loin dans les propositions salariales : « Si on va
au-delà de ces chiffres, surtout dans un système européen où la compétitivité est
modifiée par les évolutions des monnaies, nous prenons des risques pour
l’entreprise. » En outre, il annonce la perte de 35.000 voitures pour un montant global
de 200 à 300 millions de francs depuis le début des agitations ouvrières.
Mercredi 29 mars
Débrayages sporadiques d’une heure aux usines du Mans et Sandouville entraînant le
quart du personnel.
A Lardy et à Ruieil, le mouvement continue avec des arrêts du travail de deux à quatre
heures par jour.
Vendredi 30 mars
Au Mans, le directeur d’usine, M. André Roche, envoie aux 5000 salariés du site une
lettre où il stigmatise : « Ceux qui incitent à des actions illégales ou s’en rendent
responsables » et brandit la menace de sanctions. Pour action illégale, M. A. Roche,
désigne les débrayages d’une heure en relais avec l’occupation et le blocage de l’atelier.
De plus, les tentatives de la maîtrise d’empêcher ce type d’action, provoquent des
affrontements de plus en plus violents avec les ouvriers. Pour la direction d’usine,
l’ambiance est « épouvantable », les prolétaires se livrant même au simulacre de
pendaison d’un cadre non-gréviste.
Samedi 1er avril
Au Mans, la direction assigne 97 travailleurs en référé, tandis qu’à Rueil 6 grévistes
sont menacés de licenciement.
Lundi 3 avril
Au Mans, des débrayages ont été suivis par une manifestation de 1500 travailleurs au
Tribunal de grande instance, où sont jugés les 97 salariés de l’usine. Le Tribunal
ordonne l’ouverture du site aux huissiers à des fins d’identification des perturbateurs,
mais s’abstient de prononcer des sanctions.
A Rueil, 93% des 1059 grévistes qui se sont prononcés lors d’un vote à bulletin secret,
décident de reconduire le mouvement et de bloquer les huit portes du centre technique.
A Lardy, 500 des 8 à 900 salariés présents bloquent l’entrée principale pour la journée.
La CGT annonce la convocation d’une marche nationale des salariés Renault à Paris
pour le 6 avril.
Mardi 4 avril
A Lardy a lieu une réunion syndicats/direction avec la participation de délégués des
grévistes choisis en assemblée générale. Pour les salaires, la direction propose une
prime d’intéressement de 700 francs.
Au Mans, les syndicats appellent les ouvriers à cesser les débrayages. A la place... ils
organisent un pique-nique aux portes de l’usine ! Pour le quotidien Libération, c’est la
« méthode kermesse » et « un virage à 180 degrés... car tout semblait conduire au
durcissement. »
Jeudi 6 avril
La marche sur Paris de la CGT rassemble quelques milliers de manifestants qui se
dirigent vers le siège social de la firme à Boulogne-Billancourt. Hormis une délégation
conséquente de l’usine du Mans - 500 ouvriers -, la participation des autres sites,
Sandouville, Cléon et Douai, demeure symbolique. De Flins se déplacent en dix... Le
gros des troupes est composé de techniciens et d’ingénieurs de Rueil et de Lardy qui
accueillent les ouvriers du Mans avec une chaleureuse haie d’honneur.
Epilogue
La marche du 6 avril constitue le chant du cygne du mouvement de grève des usines
RENAULT initié pendant la première semaine de mars. On notait encore une semaine
après des quelques arrêts sporadiques du travail au Mans et à Flins notamment, où les
syndicats CGT-CFDT-FO appelaient le 12 avril les ouvriers à un débrayage d’une
heure contre la venue dans l’usine de M. L. Schweitzer. 90 salariés répondent à l’appel,
traduction vivante du sentiment d’écoeurement profond ressenti par les travailleurs
devant cette énième mascarade symbolique des syndicats. En revanche, à Rueil, les
travailleurs tiendront jusqu’au 15 mai, date à laquelle une majorité de grévistes décidera
d’arrêter le mouvement. Dans ce centre technique, la CGT, tente encore aujourd’hui,
diversement soutenue en cela par 3 à 400 salariés, de maintenir la pression par des
« actions » d’éclat (participation bruyante, en tant qu’actionnaires salariés, à
l’assemblée annuelle de présentation du compte d’exploitation de la firme), ou par la
multiplication de mots d’ordre de greve de moins en moins suivis. L’assemblée générale
du matin, de plus en plus réduite, est aussi formellement maintenue en vie par ce
syndicat afin de se cacher derrière un simulacre de « démocratie ouvrière ».
Courant Communiste Paris, 30.05.95.

La suite....

Messages

  • Sur la grève renault 1947
    C’est la véritable lutte pour le minimum vital qu’entament les travailleurs de chez Renault
    qui décident la grève pour arracher LES 10 FRANCS DE L’HEURE

    Les représentants de la C.G.T. ont abandonné toute défense des travailleurs devant l’offensive patronale dirigée contre leur pouvoir d’achat et leur niveau de vie.

    Même les travailleurs dont le salaire a été officiellement reconnu comme "anormalement bas" sont obligés de recourir à l’action directe pour obtenir l’augmentation de quelques francs qui leur a été, en principe, accordée ; c’est ce qui se passe pour les ouvriers blanchisseurs qui ont été obligés de faire grève pour une augmentation de 15% (leur salaire variant de 29,70 frs. à 33 francs).

    Mais l’ensemble des travailleurs ayant constaté que la "baisse des prix" n’était qu’une autre duperie pour les détourner de leurs justes revendications, restent prêts à entrer en lutte directe par l’action gréviste qui seule leur permettrait d’arracher la garantie d’un salaire minimum vital sans lequel ils sont réduits à la misère.

    Alors que le salaire des ouvriers ne leur permet même pas d’entretenir décemment leur force de travail et que le faible pouvoir d’achat des masses provoque la raréfaction des denrées de consommation (comme la crise du blé), le patronat, fort de la capitulation de la C.G.T. en ce qui concerne le relèvement général des salaires (minimum vital), poursuit, par l’intensification du rendement, son offensive pour l’abaissement des salaires au-dessous de leur niveau actuel. Comme nous l’avons montré dans l’article "IL N’Y A PAS DE TREVE" (dernier numéro de La Lutte), en prenant l’exemple de l’usine Renault.

    Mais l’offensive patronale n’est pas restée sans riposte ouvrière. Depuis plusieurs semaines, des grèves partielles éclataient dans l’usine (entretien, modelage-fonderie – une semaine de grève), artillerie (revendications équivalant à la suppression du travail au rendement). Le 23 avril, au département 6, les mille ouvriers environ du secteur Collas ont décidé à l’unanimité moins 36 voix, de se mettre en grève pour LES DIX FRANCS DE L’HEURE, qui correspondent à la revendication mise en avant par la C.G.T. pour le "minimum vital" et abandonnée par elle (le relèvement général des salaires au niveau du minimum vital revendiqué par la C.G.T. se serait traduit par une augmentation de 10 francs de l’heure pour les ouvriers de la métallurgie sur la base du salaire actuel).

    L’importance toute particulière de ce mouvement est dans le fait que les travailleurs de ce département, tirant la leçon de l’expérience faite par les autres secteurs, ont donné comme but à leur action une revendication générale et commune à tous les ouvriers, qu’ils sont passés outre à toute revendication particulière à leur propre département, qu’ils ont délibérément désigné leur lutte comme faisant partie de la lutte de l’ensemble de la classe ouvrière pour sa revendication légitime et indispensable du mi-nimum vital.

    La deuxième leçon que les travailleurs de ce département ont tirée de l’expérience de l’ensemble de leurs camarades de chez Renault, c’est la nécessité, pour les ouvriers, d’imposer leur volonté. Et cela face à ceux qui se disent leurs dirigeants, même quand ils trahissent la lutte et les intérêts ouvriers, comme le font les dirigeants actuels de la C.G.T. Les travailleurs du secteur Collas, réunis en Assemblée générale de tous les ouvriers pour décider de l’action à entreprendre, ont élu, à cet effet, dans leur sein, un Comité de Grève, c’est-à-dire qu’en fait, ils sont passés par-dessus la tête de la direction syndicale ! Ils ont ainsi prouvé que l’action de classe organisée peut être menée même quand certains dirigeants l’abandonnent. Car, des rangs mêmes de la classe ouvrière, surgissent de nouveaux éléments dévoués, énergiques et intelligents ; de son propre sein, des travailleurs, qui, autrefois, ont mené l’action gréviste et la lutte ouvrière, et que la succession des trahisons des organisations officielles avaient même rejetés hors de la C.G.T., reviennent à la lutte sous l’impulsion de la volonté ouvrière. Il est certain, et les ouvriers du secteur Collas le savent comme nous, qu’une semblable lutte ne peut aboutir dans le cadre d’un mouvement d’un seul secteur même d’une grande usine. Il faut que l’action gréviste décidée par les camarades de chez Renault s’étende aux autres secteurs de l’usine qui ont déjà soutenu récemment des mouvements isolés, et à l’ensemble de l’usine, qui, en raison de son importance, doit donner le départ de l’action ouvrière généralisée. La classe ouvrière sera victorieuse en renouant avec la tradition de juin 1936. Mais que cette généralisation de la lutte se fasse actuellement ou que les efforts de dirigeants pourris réussissent encore à la contrecarrer, les travailleurs du secteur Collas, en entrant en lutte à l’avant-garde pour la défense d’une revendication commune à tous les travailleurs et décidés à la faire aboutir, ont relevé le véritable drapeau de la lutte ouvrière, de l’initiative, du courage et de la solidarité prolétariennes.

  • Voix des Travailleurs nº 23

    Barta
    15 octobre 1947

    VIVE LA GREVE GENERALE !
    A l’heure où nous écrivons, la solidarité qui se manifeste parmi les ouvriers à l’égard des grévistes du métro, montre que toute la classe ouvrière est prête à livrer à nouveau une grande bataille.

    Après des mois de luttes partielles, les conflits qui ont éclaté ou qui menaçaient d’éclater chez les ouvriers du gaz et de l’électricité, des chemins de fer, des mines, couronnés maintenant par la grève générale du métro, montrent que la classe ouvrière est résolue à entamer un mouvement général pour mettre fin à une politique qui a réduit des millions d’hommes au désespoir.

    Aux revendications des grévistes du métro, le gouvernement répond aujourd’hui par des menaces et en employant la force policière – honteuse atteinte au droit de grève ! Plus la situation est intenable pour les ouvriers, et plus le gouvernement aux ordres des capitalistes se montre dur. Ramadier ne veut pas délibérer "sous la menace de la grève". Il ne sait délibérer qu’à la solde des capitalistes : il y a quelques jours à peine dans un discours sur les nouvelles mesures financières, il n’était question que d’un nouveau tour de vis pour les masses travailleuses et les petites gens de la ville et de la campagne ; il n’y avait pas un mot qui envisage même de loin un impôt sur le grand capital.

    Mais il serait impossible au gouvernement d’opposer la force à l’action unifiée de tous les travailleurs dans une grève générale "tout de suite et dans toute la France".

    C’EST LE MOMENT DE FAIRE CAPITULER LE GOUVERNEMENT !

    Tous les travailleurs ont, à l’heure actuelle, les mêmes revendications. S’ils mènent simultanément la lutte, ils imposeront les solutions qui seules peuvent nous sortir de la situation actuelle :

    Le contrôle ouvrier sur l’établissement des prix.

    Un salaire minimum vital garanti contre la hausse du coût de la vie, par l’échelle mobile.

    Application des 40 heures.

    Faire payer les impôts aux riches.

    Dans toutes les usines, l’action des ouvriers doit s’organiser. Les événements de Verdun, la grève du métro, montrent que le gouvernement est prêt aujourd’hui à verser le sang ouvrier pour défendre les privilèges des capitalistes. Il faut faire face aux attaques de la police et des bandes fascistes que le gouvernement est disposé à laisser agir contre les travailleurs. Les ouvriers doivent rester maîtres des usines en grève, en occupant les lieux, en élisant démocratiquement des comités de grève et des piquets qui doivent organiser et chercher les moyens matériels pour être capables de résister à toute attaque.

    VIVE LA GREVE GENERALE !


    "CE QUE LA CLASSE OUVRIERE VEUT, ELLE LE PEUT"
    Déclenchée par le "Syndicat autonome de traction" et le "Syndical général autonome", la grève du métro était, le premier jour, pour les dirigeants de la C.G.T. une nouvelle occasion de déverser les calomnies habituelles sur les grévistes et leurs organisations.

    Le troisième jour cependant, changement complet dans l’attitude de ces mêmes dirigeants. L’Humanité publie un ordre du jour dans lequel les grévistes décident une procédure entièrement démocratique pour l’élection d’un comité central de grève, et consacre l’unité d’action de toutes les organisations syndicales, C.G.T. et syndicats autonomes.

    Voilà la deuxième grande victoire ouvrière depuis juin 1936, décisive s’il en fut, car c’est à cette seule condition que le mouvement ouvrier peut non seulement battre les capitalistes, mais simplement exister !

    Le début de la grève du métro (voir compte rendu 5° colonne) prouve jusqu’à l’évidence que la nouvelle attitude des dirigeants cégétistes n’est pas due à une conversion miraculeuse à la démocratie, qu’ils ont toujours bafouée, mais à la volonté des ouvriers de ne pas se laisser mener aveuglément et de décider eux-mêmes de leur propre sort.

    Mais ceux qui ont pris l’habitude, pendant de trop longues années, de bafouer la volonté ouvrière ne manqueront pas de la bafouer à nouveau, si la vigilance des travailleurs à leur égard se relâchait, ne fût-ce qu’un instant.

    Ne pas se laisser griser par la victoire, c’est donc la première condition pour en cueillir les fruits. Pas un instant il ne faut faire confiance à ces loups déguisés en bergers !

    Si les dirigeants cégétistes sont sincèrement avec les grévistes du métro et pour l’aboutissement de ses revendications, ils ne peuvent être que pour la solidarité de toute la classe ouvrière avec ces travailleurs. Or les dirigeants cégétistes restent des briseurs de grève. Aujourd’hui, mardi, ils se sont opposés par tous les moyens en leur pouvoir à la grève de solidarité déclenchée par les ouvriers du secteur Collas, pour l’empêcher de s’étendre aux trente mille ouvriers de l’usine Renault.

    "Ce que la classe ouvrière veut, elle le peut !", écrivait La Voix, il y a quelques semaines. Elle a pu déclencher ses luttes revendicatives contre la volonté des dirigeants officiels de la C.G.T. passés au service de la bourgeoisie, elle a pu aujourd’hui leur imposer la démocratie. Elle pourra tout, si elle le veut vraiment.

    Et ce qu’il lui faut vouloir aujourd’hui, c’est s’organiser tout entière pour la bataille, fraternellement unie, en rangs serrés et disciplinés – une discipline librement déterminée et librement consentie !

    Pierre BOIS


    VIGILANCE !
    La grève du métro est générale. La C.G.T., après avoir désavoué le mouvement déclenché à son encontre, vient de s’y joindre.

    Cette grève, dont l’importance est comparable, par ses répercussions, à celle des cheminots, intéresse tous les ouvriers et trouve leur sympathie.

    Devant les légitimes revendications des travailleurs du métro, le gouvernement prend l’attitude "forte". La radio et la presse de service déversent leurs mensonges, tandis que Ramadier fait appel à la police pour expulser les piquets de grève et les ouvriers qui occupent les locaux. Les événements de Verdun, de Nancy et d’ailleurs nous ont déjà montré de quoi un gouvernement, qui ne touche pas un cheveu des trafiquants et des milliardaires, est capable contre les masses travailleuses dans la misère.

    La lutte engagée doit être menée à bien. Pour cela elle a besoin non seulement de la ferme résolution des travailleurs du métro, mais de l’appui actif et éclairé de toute la classe ouvrière.

    Il faut que les ouvriers sachent d’abord comment a été déclenchée la grève du métro.

    C’est le syndicat autonome des conducteurs (groupant la majorité des travailleurs de cette catégorie : environ 1.250 sur 1.700 à 1.800) qui, par vote secret, en assemblée générale, le vendredi 10, décide de déclencher la grève pour l’aboutissement de ses revendications.

    Le lendemain, à 10 h. 30, le Syndicat général autonome du métro, après s’être mis d’accord avec le Syndicat des conducteurs sur le cahier de revendications, décide à son tour la grève. Ainsi, dès le matin du 11 octobre, la grève du souterrain paralyse le trafic du métro, mais en partie seulement. Car la C.G.T. (de même que la C.F.T.C.) désavoue le mouvement. Elle donne l’ordre à ses adhérents de travailler et, qui plus est, de renforcer leur service sur les lignes dissidentes. Comme dans la grève Renault, elle essaie de briser le mouvement, non seulement en faisant faire à ses membres un travail de jaunes, mais en le discréditant par la calomnie et les falsifications. L’Humanité du 11 octobre écrit que c’est une minorité qui a déclenché la grève et s’insurge contre le fait que l’action de cinq cent trente-cinq employés paralyse l’activité d’une corporation de trente-quatre mille agents. Après ce petit calcul, au moyen d’une arithmétique de son cru, elle assimile aux gens de L’Epoque les grévistes qui auraient, d’après elle, mis en avant la réintégration des collaborateurs, alors que rien de pareil ne figure dans leur cahier de revendications. La section du P.C.F. de Billancourt publie un tract ronéotypé où elle accuse le syndicat autonome d’être lié avec le gouvernement pour provoquer des troubles que celui-ci réprimera par les gaz lacrymogènes...

    Cependant, comme chez Renault, "cette minorité qui paralyse" est en réalité la majorité, non seulement chez les conducteurs, mais dans le métro en général. Les ouvriers en grève dès le matin du 11, et dont le nombre dépasse trois mille, représentent la volonté de tous leurs camarades pour les mêmes revendications. Dès le 11, certaines lignes d’autobus voient leur trafic ralenti, surtout celles qui dépendent du Point-du-Jour.

    Parmi les employés adhérant à la C.G.T., l’indignation grandit contre cette organisation qui leur fait faire des heures supplémentaires pour remplacer les grévistes, en échange d’un litre de vin offert par le gouvernement. Au dépôt du Point-du-Jour par exemple, le responsable cégétiste déclare publiquement, dans une réunion du syndicat autonome, qu’il est d’accord avec les revendications de celui-ci et prend l’engagement de défendre la position en faveur de la grève à la réunion de la C.G.T., qui doit avoir lieu le soir même à la Bourse du Travail.

    A la réunion de la Bourse du travail, convoquée par la C.G.T. le 11 au soir, de nombreux délégués se prononcent en faveur de la grève et déplorent que la C.G.T. ait attendu que le syndicat autonome déclenche le mouvement. Les bonzes essaient de remettre de l’ordre en accusant le syndicat autonome d’être à la solde de Truman ! Mais l’assemblée ne se sépare qu’après avoir dû voter une résolution par laquelle la C.G.T. s’engage à donner le mot d’ordre de grève que si satisfaction n’est pas accordée aux revendications avant lundi midi.

    Le lendemain, 12 octobre, L’Humanité écrit : "Durant la journée d’hier, l’esprit de lutte des travailleurs du métro et des autobus s’est manifesté avec force." (Beau travail d’une minorité !) Par un grand titre, elle annonce l’éventualité de la grève générale. La C.G.T. cherche à reprendre la grève à son compte. Après avoir désavoué le mouvement, la C.G.T. se déclare prête à l’envisager et déplore seulement la division ! Mais, tout en déplorant la division, elle continue à faire faire à ses adhérents, pendant la journée du dimanche et du lundi, le travail de briseurs de grève.

    Comme au moment de la grève Renault, la C.G.T. se déclare aussi d’accord avec les revendications des travailleurs en lutte et entame, en leur nom, des négociations avec le gouvernement. En fait, elle essaie de limiter les objectifs de la grève. C’est ainsi que la C.G.T. ne fait figurer, dans ses revendications, ni l’application effective des quarante heures, ni la revalorisation des salaires, garantie par l’échelle mobile, qui figurent dans le cahier de revendications du syndicat général autonome et qui, seules, permettraient au mouvement d’obtenir des résultats durables.

    Il est important, pour les ouvriers, de connaître comment ont agi les dirigeants de la C.G.T. pour savoir à quoi s’attendre, non seulement de la part d’ennemis déclarés de la classe ouvrière, mais aussi de la part des "amis de la dernière heure".

    • DEUX GREVES

      Si, depuis près de dix ans, les travailleurs de chez Renault n’avaient pas fait grève, cette année ils en ont fait deux. Mais, bien que très rapprochées et ayant les mêmes objectifs : le salaire minimum vital garanti, ces deux grèves ont été totalement différentes l’une de l’autre.

      Au mois de mai, la grève contre la direction patronale et gouvernementale fut déclenchée par une poignée d’ouvriers, malgré l’hostilité ouverte des dirigeants syndicaux.

      La grève du mois de novembre, au contraire, fut déclenchée par les dirigeants cégétistes.

      Cependant, à force d’avoir endigué le mouvement gréviste général pendant des mois, c’est dans les pires conditions qu’ils furent obligés d’y entrer (l’approche de l’hiver, le manque de travail dans l’usine et la méfiance qu’à juste titre ils s’étaient attirée de la part des ouvriers).

      Mais, "au mois de mai, le mouvement avait été déclenché par une poignée de diviseurs et n’avait aucune chance d’aboutir, tandis qu’aujourd’hui c’est la grande C.G.T. qui prend ses responsabilités". Ainsi se rassuraient les fidèles. Dans leur enthousiasme, ils avaient oublié ce que disait Carn aux responsables syndicaux, huit jours avant : "Vous savez bien qu’actuellement c’est impossible de déclencher la grève.

      Les ouvriers ne nous suivraient pas".

      Les ouvriers ont suivi quand même ce mouvement déclenché d’en haut, en dehors de leur volonté, parce qu’ils savent bien que seule l’action directe peut faire aboutir leurs revendications.

      Mais il s’est avéré que la grève a été mieux conduite au mois de mai avec des ouvriers du rang, qu’aujourd’hui par la "grande" C.G.T.

      Au mois de mai, la seule grève Renault a donné le branle à tout le mouvement revendicatif de cet été, sans aucun ordre venant d’en haut. La grève générale des cheminots a fait capituler le gouvernement au bout d’une semaine.

      C’est l’unanimité de tous les travailleurs qui caractérisait le mouvement au mois de mai, que seule l’opposition farouche de la C.G.T. a empêché d’éclater en une grève générale.

      Au mois de novembre, la C.G.T., englobant des millions d’adhérents et dirigeant le mouvement, n’a pas pu empêcher la division, le manque de confiance, elle n’a pas été capable de faire renaître un nouveau juin 1936.

      Au mois de mai, le comité de grève Collas fut capable de rallier dans la grève tous les ouvriers de l’usine, y compris les cadres, qui débrayaient malgré l’opposition farouche des responsables cégétistes.

      Au mois de novembre, il a fallu que les piquets de grève emploient la force pour empêcher la maîtrise et les employés de continuer le travail.

      En mai, alors que tous les ouvriers étaient dans la grève, alors qu’ils refusaient de reprendre le travail le mardi 29 avril, à 13 heures, comme l’avait préconisé la C.G.T., celle-ci organisait un vote secret dans l’usine, pour briser le mouvement. Le résultat fut que deux tiers des ouvriers se prononcèrent pour le comité de grève.

      En novembre, la même direction cégétiste dut s’opposer de toutes ses forces à ce qu’un vote ait lieu, tant elle craignait le sentiment des ouvriers.

      Au mois de mai, les travailleurs de Collas, continuant la grève trois jours de plus que le restant de l’usine, arrachèrent à M. Mayer le paiement des heures de grève pour tous, revendication reprise depuis dans toutes les grèves. Contre les grévistes de Collas, la section syndicale C.G.T. fit alors appel à MM. Lefaucheux et Mayer pour faire respecter la "liberté du travail". Mais les grévistes avaient pour eux la sympathie de tous les travailleurs de la Régie qui, en deux jours, collectèrent plus de 60.000 francs pour les soutenir.

      Au mois de mai, les ouvriers formaient eux-mêmes leurs piquets et comités de grève, chaque travailleur pouvant ainsi librement se manifester. La démocratie ouvrière réalisait l’unité.

      Au mois de novembre, la section syndicale a rejeté du Comité central de grève les militants ouvriers du S.D.R. partisans de la grève, parce qu’ils n’étaient pas dans la C.G.T., pendant que les bureaucrates pro-grévistes (Frachon) et antigrévistes (Jouhaux) faisaient "l’unité" dans le bureau confédéral.

      Au mois de mai, les ouvriers allaient eux-mêmes faire débrayer d’autres usines et faire la propagande pour la grève générale et ses revendications.

      Au mois de novembre, le Bureau confédéral de la C.G.T., de peur de prendre ses responsabilités, s’est défendu publiquement d’avoir voulu déclencher la grève générale.

      L’échec du mouvement de novembre n’est pas une défaite directe de la classe ouvrière, mais celle d’une entreprise que les dirigeants cégétistes ont mené à sa perte, parce qu’ils sont désormais incapables de gagner la confiance des ouvriers qu’ils ont abusés.

      La grève de mai prouve que l’organisation des travailleurs du rang est capable de surmonter obstacles et difficultés, la grève de novembre prouve que les défaites sont l’oeuvre des directions bureaucratiques. Les ouvriers n’avaient pas encore suffisamment compris en mai la leçon que leur renouvelle le mouvement en novembre.

      P. BOIS

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