Luttes en Egypte : une expression de la solidarité et de la combativité ouvrières
Des grèves qui durent depuis plusieurs mois, au cours desquelles s’expriment la solidarité entre les ouvriers, une colère immense contre la dégradation de leurs conditions de vie et une combativité exemplaire, voilà ce que veut nous cacher la bourgeoisie. A peine quelques articles dans la presse ou sur Internet, nous sommes loin du compte. Quels sont les ouvriers en France ou ailleurs qui sont au courant de ce que font leurs frères de classe en Egypte ? Les luttes ouvrières continuent à se développer en Egypte
Pourtant déjà, la grève massive de décembre 2006 à l’usine textile Ghazl Al-Mahalla avait ouvert la voie à une vague de protestation sans précédent dans tout le pays. L’article de Révolution Internationale n° 380 de juin 2007 titrait « La solidarité de classe, fer de lance de la lutte » et montrait la détermination que les ouvriers ont affichée dans cette lutte mais aussi la force d’entraînement qui s’est manifestée à partir de cette lutte dans le textile.
De fait, les luttes ne se sont jamais arrêtées depuis lors. De décembre 2006 à mai 2007, il y a eu des grèves impliquant des milliers d’ouvriers d’autres usines textiles, notamment à Kafr el Dawwa (11 700 travailleurs), à Zelfia Textile Co. à Alexandrie (6000 grévistes) et à l’usine textile d’Abul Mukaren. Ce sont aussi de nombreux autres secteurs de la classe ouvrière qui étaient entrés en lutte : 3000 ouvriers en grève de deux jours à l’usine de conditionnement de volailles Cairo Poultry Co., 9000 grévistes dans une minoterie à Gizeh ainsi que les éboueurs de cette même ville, occupation de l’usine Mansoura Spanish Garment Factory par 300 ouvrières et grève des transports du Caire avec blocage de la ligne Le Caire-Alexandrie, soutenue par des conducteurs du métro du Caire. Et aussi de nombreuses actions comme un sit-in à la poste principale du Caire, des grèves de boulangers, dans des briqueteries, d’employés du Canal de Suez, de dockers, d’employés municipaux, de personnels des hôpitaux… « Fin juin, un communiqué d’un syndicat américain annonçait que 200 grèves étaient terminées, mais ne disait rien sur celles qui pouvaient encore être en cours. » Mondialism.org. Il y a eu 220 grèves spontanées en 2006 en Egypte, chiffre qui sera largement dépassé en 2007.
En réponse aux attaques, la lutte et la solidarité de classe
En effet, depuis le 23 septembre 2007, les 27 000 ouvriers et ouvrières de l’entreprise publique de textile de Ghazl Al-Mahalla, à une centaine de kilomètres du Caire, ont repris le combat quelques mois seulement après la première vague de luttes dont ils étaient déjà le cœur. La promesse du gouvernement de verser à chacun l’équivalent d’un mois et demi de salaire avait alors mis fin à la grève. Mais c’était encore trop payé pour le gouvernement qui n’a pas tenu ses engagements, cette somme n’ayant été versée que très partiellement et au compte goutte. Quel cynisme ! Des salaires de misère de 200 à 250 livres égyptiennes (soit 25 à 30 euros), des loyers d’environ 300 livres égyptiennes et des denrées de base qui ont augmenté de 48% depuis l’an dernier, voilà la réalité des ouvriers qui ne savent plus comment se loger, se nourrir, se soigner eux et leurs familles.
En juillet 2007, alors que la grève menaçait de nouveau de s’étendre, le gouvernement a immédiatement promis de payer l’équivalent de 150 jours de salaire en guise de part des bénéfices actuels de l’entreprise. Somme qu’il tardait de nouveau à payer. C’est ce qui a relancé la colère des ouvriers dont la combativité était toujours intacte. « ‘On nous a promis 150 jours de prime, nous voulons seulement faire respecter nos droits ‘ explique Mohamed el-Attar, qui a été arrêté quelques heures par la police mardi dernier. ’Nous sommes déterminés à aller jusqu‘au bout’ affirme-t-il. » (Le Figaro du 1/10/07). A la grille d’entrée de l’usine, une affiche proclame : « Vous entrez en territoire libre. » Des enfants ont rejoint leur mère car ils ont été renvoyés des écoles par défaut de paiement des frais scolaires ou impossibilité d’achat des manuels. Pour tenter une nouvelle fois de casser le mouvement, la direction a décrété une semaine de congé afin de rendre l’occupation de l’usine illégale et laisser planer la menace d’une intervention militaire.
Dans cette lutte, face aux ouvriers, le gouvernement n’est pas seul ; il est épaulé par ses fidèles chiens de garde, passés maîtres dans le sabotage : les syndicats. Mais là aussi, les ouvriers ne semblent pas vouloir se laisser manipuler si facilement : « Le représentant du syndicat officiel, contrôlé par l’Etat, venu demander à ses collègues de stopper la grève, est à l’hôpital, après avoir été passé à tabac par des ouvriers en colère. ‘Le syndicat est aux ordres, nous voulons élire nos vrais représentants’ expliquent les ouvriers » (Libération du 1/10/07).
Peu à peu, la classe ouvrière prend conscience que sa force réside dans sa solidarité et son unité, au-delà des secteurs et des corporations. Les ouvriers des usines textiles de Kafr Al-Dawar déclaraient en décembre dernier : « Nous sommes dans le même bateau que vous et embarquerons ensemble pour le même voyage » et reprenaient à leur compte les revendications de Mahalla. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’ils aient de nouveau manifesté leur solidarité dès la fin septembre et entamé une grève. Et d’autres aussi comme les ouvriers de minoterie au Caire qui ont entamé un court sit-in et ont envoyé un communiqué soutenant les revendications des ouvriers. Ils les ont qualifiées de légitimes surtout celles de la fixation par le gouvernement d’un salaire minimum qui soit indexé sur les prix actuels. Les ouvriers des usines de Tanta Linseed and Oil ont suivi l’exemple de Mahalla et posé aussi leurs revendications. La bourgeoisie a peur de la massivité de la lutte
C’est bien parce que le gouvernement redoute en premier lieu que la lutte continue à se développer qu’il apparaît aujourd’hui comme hésitant. Il agite le bâton ou la carotte suivant les situations. Au cours de ces derniers mois, il s’en est pris aux juges ou aux journalistes qui s’opposaient à lui en les menaçant ou en les emprisonnant. Mais face à des milliers d’ouvriers en lutte, il se doit d’être plus prudent (même si le recours à une répression n’est pas à exclure).
Pour le moment, face à la force montante du mouvement, le gouvernement est obligé de proposer aux ouvriers textiles de Mahalla 120 jours de prime et des sanctions contre la direction. Mais les ouvriers n’arrivent plus à croire aux promesses du gouvernement, promesses qui sont d’ailleurs inférieures à leurs revendications. Non, ces grèves ne sont pas organisées par les Frères musulmans comme l’Etat aurait aimé le faire croire, c’est une vraie lame de fond ouvrière qui secoue l’Egypte et celui-ci a bien raison d’avoir peur. La classe ouvrière d‘Egypte est la plus importante du Proche et du Moyen-Orient et ses luttes ne peuvent qu’inspirer les ouvriers de la région et du reste du monde. CCI
Au cours de ces trois dernières années, l’Egypte a connu une puissante vague de grèves, visant principalement à lutter contre la privatisation, par le gouvernement Moubarak, de plusieurs compagnies d’Etat. Toutes ces grèves sont « illégales ». Fin 2004, elles ont d’abord affecté le secteur textile, puis se sont étendues à d’autres industries, les salariés ayant été encouragés par le fait que la plupart de ces grèves se soldent par des victoires. Elles sont souvent accompagnées d’occupations. Depuis la fin de l’année 2006, cette vague de grèves a atteint un niveau particulièrement élevé.
Comme à son habitude, le gouvernement tente de trouver un bouc-émissaire. Dans un certain nombre de villes, il a pris des mesures contre le Centre de Services pour les Syndicats et les Ouvriers (CTUWS). Le CTUWS est une structure indépendante du gouvernement, qui défend les travailleurs et les informe de leurs droits.
Un article publié dans Al-Ahram, un hebdomadaire anglophone publié en Egypte, prétend qu’un « complot communiste » est derrière ce mouvement. Les bureaucrates du gouvernement, la police et les tortionnaires des services secrets souscrivent tous à cette théorie du complot. Ils accusent également les Islamistes. Pour eux, il n’est pas imaginable que des ouvriers puissent avoir d’authentiques revendications, et que la dégradation de leurs conditions de vie les pousse à se mobiliser. Il doit forcément y avoir un conspirateur secret, un agitateur communiste ou islamiste derrière tout cela !
Cependant, pour quiconque regarde les choses en face, les racines du mouvement actuel sont évidentes. La majeure partie de l’industrie égyptienne avait été nationalisée par Nasser, dans les années 60. Mais au cours des années 90, le gouvernement Moubarak, suivant les « conseils » du FMI, a mis en œuvre un programme de privatisation massive de l’industrie égyptienne. Depuis 1999, plus de 100 entreprises publiques ont été vendues. L’un des secteurs les plus touchés fut l’industrie textile : le secteur privé contrôle 58 % du filage du coton, contre 8 % avant les privatisations. Récemment, le gouvernement a lancé une deuxième vague de privatisations, qui fut la cause directe de l’actuel mouvement de grèves. Les ouvriers craignent de perdre leur statut de travailleurs du secteur public, avec les avantages et la sécurité d’emploi qui y sont associés.
Le site internet du Middle East Report Online (MERIP) a publié un compte-rendu très intéressant d’une grève qui a éclaté, en décembre 2006, dans une importante entreprise textile, à Mahallah Al-Kubra, dans le delta du Nil.
La grève a commencé lorsque les 24 000 ouvriers ont appris qu’une prime, qui leur avait été promise par le gouvernement, ne leur serait finalement pas payée. La grève a duré quatre jours et fut accompagnée d’une occupation de l’usine. Quand la police est intervenue, le deuxième jour du mouvement, les ouvriers en appelèrent à la solidarité des autres ouvriers et de la population de la localité. En réponse, 20 000 personnes encerclèrent l’entreprise pour défendre les grévistes. La police a du battre en retraite, et les grévistes l’emportèrent.
Il est intéressant de noter le rôle crucial qu’ont joué les femmes, dans cette grève. De fait, elles ont été encore plus militantes que les hommes. La grève a commencé lorsque 3000 ouvrières ont quitté leur poste et parcouru l’usine en chantant : « Où sont les hommes ? Voici les femmes ! » Un témoin relate : « les femmes étaient encore plus déterminées que les hommes. Elles ont été l’objet d’intimidations et de menaces, mais elles ont tenu bon. »
Lorsqu’un mouvement mobilise les couches les plus opprimées – et habituellement les plus passives –, c’est un indice clair de sa profondeur et de son caractère potentiellement révolutionnaire. La victoire des grévistes de Mahallah a encouragé d’autres ouvriers à passer à l’action. Dans les mois qui ont suivi, des dizaines de milliers d’ouvriers du textile se sont mobilisés, dans le delta du Nil et à Alexandrie.
Cette magnifique grève eut également des répercussions dans d’autres secteurs industriels que le textile, malgré l’absence d’une véritable coordination. En décembre, les travailleurs de cimenteries, à Helwan et Tura, se mirent en grève, de même que les salariés de l’industrie automobile, à Mahallah. En janvier, ce fut le tour des cheminots, qui bloquèrent le train de première classe reliant le Caire à Alexandrie, et furent spontanément soutenus par les conducteurs du métro du Caire. Les grévistes expliquèrent qu’ils avaient été encouragés par la victoire des travailleurs de Mahallah. Des « grèves sauvages » ont également éclaté chez les éboueurs, les conducteurs de minibus et de camions, ainsi que dans d’autres secteurs de la fonction publique.
Les grévistes ont protesté contre l’accusation du gouvernement selon laquelle les islamistes étaient derrière leur mouvement. Les ouvriers d’une usine, à Kafr EL-Dawwar, « ont énergiquement nié toute implication des Frères Musulmans », selon le compte-rendu du MERIP.
Mais l’une des caractéristiques les plus intéressantes de ces mouvements réside dans le fait que les ouvriers se rendent compte qu’ils ne luttent pas seulement pour des revendications immédiates, mais aussi, plus généralement, contre la politique du gouvernement. C’est probablement pour cette raison que, dans plusieurs endroits – y compris à Mahallah –, les travailleurs s’efforcent de construire leurs propres organisations indépendantes, défiant les « syndicats » affiliés à l’Etat.
Le MERIP rapporte : « Il y a des signes clairs indiquant que les militants ouvriers du textile travaillent à l’élaboration d’un système de coordination nationale de leurs luttes. Un mois après la victoire de la grève à Kafr Al-Dawwar, un texte signé par les Ouvriers de Kafr Al-Dawwar pour un Changement a été distribué, dans l’usine, et en appelait à " l’extension de la collaboration entre les ouvriers des entreprises qui ont fait grève, de façon à créer des liens de solidarité et de partager notre expérience" ».
Voilà ce qui inquiète le plus le gouvernement. C’est pour cela que, tout en faisant des concessions aux revendications des grévistes, il s’attaque à toute organisation susceptible de faciliter la coordination de l’action des travailleurs. Les bureaux du CTUWS, à Najaa Hamadi et Mahalah, ont été fermés, et la police a arrêté des militants ouvriers dans tout le pays.
L’image générale qui émerge de ces conflits est celle d’une classe ouvrière en plein essor, qui gagne en confiance et commence à tirer de sérieuses conclusions politiques. Selon Saber Barakat, du Comité de Coordination des Ouvriers, « l’Egypte est au seuil d’une situation révolutionnaire. Le régime est affaibli. Moubarak est occupé à organiser sa succession au profit de son fils, Gamal, mais pour la première fois depuis longtemps, nous pouvons dire avec confiance qu’une révolution ouvrière pointe à l’horizon. »
Interview de Kamal Khalil
Kamal Khalil : socialiste révolutionnaire, il a été un des leaders du mouvement étudiant égyptien durant la première moitié des années 70. Depuis, il a joué un rôle de taille dans toutes les luttes ouvrières et populaires en Égypte ; emprisonné une dizaine de fois, il est actuellement dirigeant du Centre d’études socialistes au Caire.
Pourrais-tu décrire la dynamique de grèves qui s’est développée en Egypte ces derniers mois ?
Le mouvement commença en décembre dernier et s’étendit par vagues successives, permettant dans certains cas la satisfaction partielle des revendications, et ouvrant dans certains cas sur des reconductions de grèves pour exiger davantage. Ainsi tout a commencé le 7 décembre avec une grève de 27 000 travailleurs de l’usine de textile de la ville de Mahala. Quelques jours plus tard débutèrent une grève massive des industries textiles de Chebin-el-Kom, Mansura et Alexandrie, et par intermittence, une grève des travailleurs du ciment à Helwan et Tora (banlieues sud du Caire), suivies par une grève des cheminots, des usines de fabrication de farine et de pain, des usines d’huile et de savon, puis des bus et du métro. Ce mouvement de grèves fut spontané et se choisit ses propres leaders, sans lien avec les partis politiques en place, ou avec le mouvement Kifaya. Tous les trois jours, une nouvelle grève se déclencha, avec de nouvelles revendications. Mardi 3 juillet, 27 000 travailleurs de l’usine de Mahala se remirent en grève pendant une demi-heure pour exiger que l’ensemble de leurs revendications soient satisfaites, sous peine de reconduire la grève le 21 juillet [1]. Les grèves se sont donc succédées du 7 décembre jusqu’à aujourd`hui. L’Égypte a connu deux grandes vagues de grèves ouvrières au cours de son histoire, l’une dans les années 1920, suite à la Première Guerre Mondiale et l’autre dans les années quarante, suite à la Seconde Guerre Mondiale. Nous assistons donc à la troisième vague de grèves, mais qui tire cette fois sa dynamique de la situation interne du pays plutôt qu’à des conditions extérieures comme par le passé. Il y aura certainement un second round de cette troisième vague, plus important encore que le premier, fort de l’expérience acquise ces derniers mois. En tant que socialistes, nous n’avons pas initié ces grèves, ce sont les travailleurs eux-mêmes qui l’ont fait. Mais nous avons trois tâches : unifier et coordonner le mouvement, recruter et enfin le structurer [2]. Les travailleurs en lutte fondèrent un groupe appelé « Travailleurs pour le changement ». Même si ce groupe n’est encore qu’embryonnaire, il montre la voie de ce qui est possible et il pourrait transformer la vie politique égyptienne. En effet, le mouvement « Kifaya » est composé essentiellement d’intellectuels, alors que ce nouveau groupe est composé d’ouvriers. Nous tentons, en tant que membres de « Kifaya », de nous ancrer davantage dans la classe ouvrière. Le mouvement démocratique « Kifaya » pourrait se transformer en changeant sa composition sociale.
Ce mouvement, essentiellement économique au départ, a-t-il évolué vers des revendications démocratiques, et donc plus politiques, telles que l’opposition à la police et à la répression en général ?
L’une des revendications du mouvement de Mahala exigeait la démission de l’ensemble du comité syndical (premier niveau de la bureaucratie syndicale composé essentiellement de permanents). Il faut comprendre que les syndicats sont incorporés à l’Etat égyptien, ce qui a poussé les grévistes à refuser tout contrôle de leur mouvement par les structures syndicales en place car ils les considèrent comme illégitimes. Depuis décembre, près de 250 000 travailleurs se sont mis en grève essentiellement pour des raisons économiques, mais ce n’est qu’un début ; ce n’est pas encore un mouvement politique. Cependant, le gouvernement n’a pas réagi comme à son habitude face à cette nouvelle vague de luttes. Et pour cause, il y a une nouvelle grève tous les trois jours ! En même temps, le gouvernement tente de réprimer l’organisation des Frères Musulmans. Mais il n’est pas suffisamment fort pour réprimer deux mouvements de masse simultanément.
Il parait que la police n’a pas réprimé ce mouvement comme à son habitude, pourquoi ? Dans les années 1980, nous connaissions une grève à peu près tous les deux ans. Il était possible de réprimer plus facilement. Donc tous les deux ans, ils arrêtaient une cinquantaine de grévistes. Au cours des six derniers mois nous avons connu près de 220 grèves. Pour réprimer comme par le passé, il faudrait mettre en prison environ 50 000 grévistes. C’est intenable politiquement pour le gouvernement. Si tant de travailleurs étaient mis derrière les barreaux, les usines ne pourraient plus tourner normalement ! La première étape de ce mouvement est certes économique, mais la prochaine sera certainement politique.
Les Frères Musulmans ont gagné 88 sièges lors des élections parlementaires égyptiennes en novembre 2005. Ce fut un tremblement de terre politique dans le pays. Peut-on dire que cette organisation cristallise une large hostilité de la population égyptienne pour le gouvernement de Moubarak ? Comment a-t-il réagi vis-à-vis des grèves ?
Les Frères Musulmans sont la plus grande force politique du pays. Vu la taille de l’organisation des Frères Musulmans, il est important de travailler avec eux. Car ils sont comme un éléphant, et nous ne sommes qu’une fourmi. Nous nous allions sur des questions défensives, comme contre la répression et pour les droits de l’homme, ce qui nous permet d’élargir notre audience. Nous sommes le seul groupe politique de gauche à travailler avec eux. En tant que socialistes révolutionnaires, nous sommes opposés à toute répression d’Etat, et celle-ci est actuellement principalement concentrée sur les islamistes. On soutient leur droit à se constituer en parti politique3. La gauche égyptienne nous a critiqués pour cela. Mais notre collaboration avec les Frères Musulmans a été constructive. Par exemple, les Frères Musulmans nous invitent à participer à leurs réunions publiques et à y intervenir au nom de notre organisation, pour y exprimer nos idées politiques. Nous pouvons donc défendre notre politique auprès de milliers de gens (et je peux vendre mon journal aux gens intéressés). Nous gardons toute notre indépendance politique et nous continuons par ailleurs à travailler avec les syndicats étudiants et ouvriers. Nous les invitons aussi à intervenir lors de nos meetings, mais notre capacité de rassemblement est plus faible que la leur. Le problème des Frères Musulmans, c’est qu’ils n’ont pas de revendications sociales. Nombreux sont les travailleurs dans leurs rangs, mais ces derniers ne trouvent pas de programme politique qui les concerne dans l’organisation. Dans l’usine de Mahala, il y a 27 000 travailleurs, avec parmi eux, quelque 300 ou 400 membres des Frères Musulmans ; or, pendant la grève, aucune revendication ne se référait à l’Islam. La fourmi a l’espoir et le potentiel de se transformer en éléphant si elle parvient à s’ancrer dans le mouvement de grèves. Car la fourmi, contrairement à l’éléphant, a un programme social.
Quelle a été l’attitude des Frères Musulmans pendant les grèves ? Avez-vous réussi à gagner certains Frères Musulmans aux idées socialistes révolutionnaires ?
Leur position vis-à-vis des grèves n’était pas claire, d’où ces ouvriers n’usant pas de leur appartenance politique aux Frères Musulmans pendant la grève. Je vais vous donner un exemple. Dans l’usine textile d’Espania dans la ville de Mansura, menacée de privatisation, près de 300 ouvrières, portant toutes le foulard, déclarèrent qu’elles s’y opposaient. Elles nous ont raconté qu’elles étaient allées trouver le représentant parlementaire islamiste de la ville de Mansura (élu en 2005), mais il annonça qu’il soutenait la privatisation et la vente de l’usine, donc qu’il s’opposait à leur grève. Et même si elles portaient toutes le foulard, elles lui ont dit d’aller se faire voir ! Nous avons avec les Frères Musulmans une relation de solidarité (mouvement antiguerre, pour la démocratie, contre la répression, etc.). On les défend sur certains points, mais par ailleurs on s’oppose à leurs positions réactionnaires. On leur donne ainsi une image de la gauche qui est différente, et nous sommes de ce fait en position de dialoguer, de confronter nos idées, et concrètement, nous parvenons à influencer des membres des Frères Musulmans et à les gagner à nos positions. Ils ont leurs propres idées, comme nous avons les nôtres. Donc nous travaillons ensemble, nous débattons ensemble et nous nous invitons mutuellement lors de nos évènements publics. La grande différence, c’est qu’ils rassemblent des milliers de personnes, et nous beaucoup moins. Ils représentent la majorité et nous la minorité.
Que peut-il se passer maintenant, dans une telle situation de crise ? Quel sera l’impact du mouvement de grèves sur Moubarak et qu’en est-il de sa volonté de coopter les Frères Musulmans dans les structures de l’État ?
Moubarak a fait de l’Égypte son royaume. Il veut faire de son fils le nouveau président. S’il met en place des élections, il faut qu’il soit sûr de les gagner. Durant les dernières élections présidentielles, Moubarak a cru que son concurrent Ayman Nur pourrait à l’avenir être un concurrent de taille, c’est pourquoi ce dernier est maintenant en prison. Nous vivons sous une dictature, aucune démocratisation de l’Egypte ne sera possible sous Moubarak. L’état d’urgence (loi renouvelée tous les 3 ans) est appliqué en permanence depuis 26 ans. De plus, pour entériner les pouvoirs exceptionnels de la police, la constitution a été amendée pour inclure un article sur la lutte contre le terrorisme, en faisant ainsi un principe constitutionnel. Les pouvoirs exceptionnels sont donc devenus constitutionnels. Tout ceci se passe suite à la bonne performance des Frères Musulmans au Parlement ; ils ont maintenant 88 élus. Pour empêcher qu’une telle expression démocratique se reproduise, Moubarak a changé la loi. Ainsi, aux dernières élections récentes du conseil consultatif [3], les Frères Musulmans n’ont eu cette fois qu’un élu. Nous sommes bien face à un régime dictatorial. Les américains ont fait beaucoup de battage autour de la question de la démocratie en Égypte, mais l’objectif était de mettre davantage de pression sur Moubarak pour qu’il soit plus fidèle aux US, ce qu’il a fait, et depuis les US s’accommodent très bien de ce dictateur.
La dernière conférence du Caire s’est transformée en un festival de solidarité avec le mouvement de grèves égyptien. Comment le mouvement anti-guerre a-t-il influé sur cette nouvelle vague démocratique en Égypte ?
La conférence du Caire fut co-organisée par trois groupes distincts : les socialistes, les Frères Musulmans et les Nasséristes. La conférence fut organisée pour protester contre la guerre en Irak. En amont, il y avait eu de nombreuses autres conférences contre la guerre et l’impérialisme, pour les droits de l’homme et la démocratie. Le problème, selon moi, c’est qu’il n’y a pas assez de mobilisations et de travail unitaire d’une conférence à l’autre, pour connecter ces grands évènements entre eux. Symboliquement, la conférence du Caire était en effet un festival de résistance, mais il nous faut oeuvrer plus sérieusement dans le sens de l’unité au jour le jour. Notes
[1] La revendication principale du mouvement de décembre concernait des suppléments de salaire annuels (deux mois de salaires). Elle avait été en partie satisfaite suite au mouvement de décembre : le gouvernement avait promis de négocier moyennant un arrêt du mouvement.
[2] L’organisation du mouvement à la base, par le biais de comités de grèves, permettrait de construire une alternative aux représentants.
[3] L’une des deux chambres parlementaires, sans pouvoir, dont 40 % des membres sont désignés par le président. L’assemblée du Peuple (88 élus).