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Syndicalisme et conseils

lundi 10 janvier 2011, par Robert Paris

Syndicalisme et conseils
Antono Gramsci
8 novembre 1919

Sommes-nous des syndicalistes ? Parti de Turin, le mouvement des délégués d’ateliers n’est-il pas autre chose que la énième incarnation régionale de la théorie syndicaliste ? N’est-il vraiment que le petit tourbillon avant-coureur des dévastations du cyclone syndicaliste de fabrication indigène ; de ce conglomérat fait de démagogie, de verbalisme emphatique pseudo-révolutionnaire, d’esprit d’indiscipline et d’irresponsabilité, d’agitation maniaque de quelques individus à l’intelligence limitée, pauvres d’esprit et forts en gueule, qui, jusqu’à présent, ne sont parvenus qu’à faire occasionnellement des ravages dans la volonté des masses ; de ce conglomérat qui, dans les annales du mouvement ouvrier portera pour étiquette syndicalisme italien ?

La théorie syndicaliste a complètement échoué à l’épreuve concrète des révolutions prolétariennes. Les syndicats ont fait la preuve de leur incapacité organique à incarner la dictature du prolétariat. Le développement normal du syndicat est caractérisé par une décadence continue de l’esprit révolutionnaire des masses : quand la force matérielle augmente, l’esprit de conquête s’affaiblit, ou disparaît complètement, l’élan vital s’épuise, l’intransigeance héroïque fait place à l’opportunisme, à la pratique de la politique du « beurre sur le pain ». L’accroissement quantitatif détermine un appauvrissement qualitatif et une confortable installation à l’intérieur des structures sociales capitalistes ; elle détermine l’apparition d’une mentalité ouvrière pouilleuse, étroite, digne de la petite et de la moyenne bourgeoisie. Et pourtant, c’est un devoir élémentaire du syndicat que de recruter la totalité de la masse, d’intégrer dans ses cadres tous les travailleurs de l’industrie et de l’agriculture. Le moyen n’est donc pas adapté à la fin, et puisque tout moyen n’est qu’un moment de la fin en train de se réaliser, de s’accomplir, il faut bien en conclure que le syndicalisme n’est pas un moyen d’arriver à la révolution, qu’il n’est pas un moment de la Révolution prolétarienne, que ce n’est pas la révolution en train de se réaliser, de s’accomplir : le syndicalisme n’est révolutionnaire que dans la mesure où il existe une possibilité grammaticale d’accoupler les deux expressions.

Le syndicalisme s’est révélé comme une simple forme de la société capitaliste et non comme un dépassement potentiel de la société capitaliste. Il organise les ouvriers, non en tant que producteurs, mais en tant que salariés, c’est-à-dire en tant que créatures du régime capitaliste de propriété privée ; en tant que vendeurs de la marchandise-travail. Le syndicalisme unit les ouvriers en fonction de l’outil du travail ou de la matière à transformer, ce qui revient à dire que le syndicalisme unit les ouvriers selon les formes qu’impose le régime capitaliste, le régime de l’individualisme économique. Le fait de se servir d’un outil de travail plutôt que d’un autre, de modifier une matière première donnée plutôt qu’une autre, révèle des différences d’aptitudes et de capacité à l’effort et au gain ; l’ouvrier se fige dans sa propre capacité et sa propre aptitude et il les conçoit non comme un moment de la production, mais comme un simple moyen de gagner sa vie.

Le syndicat professionnel ou le syndicat d’industrie, en l’unissant à ses camarades du même métier ou de la même industrie, avec ceux qui, dans le travail, se servent du même outil ou transforment la même matière que lui, contribue à renforcer une telle mentalité, il contribue à le rendre toujours davantage incapable de se concevoir comme un producteur, et l’amène à se considérer comme une « marchandise », offerte sur un marché national et international où s’établit, par le jeu de la concurrence, son propre prix et sa propre valeur.

L’ouvrier ne peut se concevoir lui-même comme producteur que s’il se conçoit comme une partie indissociable de tout le système de travail qui se résume dans l’objet fabriqué, que s’il ressent, vivante en lui, l’unité de ce processus industriel qui exige la collaboration du manœuvre, de l’ouvrier qualifié, de l’employé d’administration, de l’ingénieur, du directeur technique. L’ouvrier peut se concevoir comme étant lui-même producteur si, après s’être inséré psychologiquement dans le processus particulier de production d’une usine déterminée (comme, par exemple, à Turin, celui d’une usine de construction automobile) et après s’être pensé lui-même en tant que moment nécessaire et indispensable de l’activité d’un ensemble social qui produit des automobiles, il franchit une nouvelle étape et devient conscient de l’ensemble de l’activité turinoise de l’industrie automobile, et il conçoit alors Turin comme une unité de production caractérisée par l’automobile, et il réalise qu’une grande partie de l’activité laborieuse turinoise n’existe que parce qu’existe et se développe l’industrie de l’automobile, et que, par conséquent, les travailleurs de ces multiples activités générales sont, eux aussi, des producteurs de l’industrie de l’automobile, parce qu’ils sont les créateurs des conditions nécessaires et suffisantes pour que cette industrie existe. A partir de cette cellule : l’usine, considérée comme une unité, comme l’acte créateur d’un produit déterminé, l’ouvrier s’élève à la compréhension d’unités toujours plus vastes, jusqu’à la nation, qui est dans son ensemble un gigantesque appareil de production caractérisé par ses exportations, par la somme de richesses qu’elle échange contre une somme de richesses équivalentes, confluant de tous les coins du monde, venant de tous ces autres gigantesques appareils de production dans lesquels se divise le monde. Alors l’ouvrier est vraiment un producteur, parce qu’il a pris conscience de sa fonction dans le processus productif, à tous ses degrés, depuis l’usine jusqu’à la nation, puis au monde ; alors, il sent ce qu’est la classe, et il devient communiste, parce que, pour lui, la propriété privée n’est pas une fonction de la productivité ; et il devient révolutionnaire parce qu’il conçoit le capitaliste, le propriétaire privé, comme un poids mort, comme un obstacle, qu’il faut éliminer. Alors, vraiment, il conçoit « l’État », il conçoit ce qu’est une organisation complexe de la société, parce qu’elle se ramène à la forme d’un gigantesque appareil de production qui, avec tous ses rapports, avec toutes les fonctions nouvelles et supérieures qu’exige sa terrible grandeur, reflète la vie de l’usine, et représente l’ensemble, harmonisé et hiérarchisé, des conditions nécessaires pour que son industrie, pour que son usine, pour que sa personnalité de producteur vivent et se développent.

La pratique italienne du syndicalisme pseudo-révolutionnaire est repoussée par le mouvement turinois des Délégués d’ateliers, tout autant que la pratique du syndicalisme réformiste ; elle est même repoussée au second degré, puisque le syndicalisme réformiste est un dépassement du syndicalisme pseudo-révolutionnaire. En effet, si le syndicat n’est capable que de donner aux ouvriers le « pain et le beurre », si le syndicat ne peut, dans un régime bourgeois, qu’assurer un marché stable des salaires et éliminer quelques-uns des aléas les plus menaçants pour l’intégrité physique et morale de l’ouvrier, il est évident que la pratique réformiste a mieux réussi que la pratique pseudo-révolutionnaire à obtenir de tels résultats. Si l’on demande à un outil davantage que ce qu’il peut fournir, si l’on fait croire qu’un outil peut fournir davantage que ce que lui permet sa nature, on ne cesse de commettre des bévues, on exerce une action purement démagogique. Les syndicalistes pseudo-révolutionnaires d’Italie en arrivent souvent à discuter sur l’opportunité de faire du syndicat (par exemple du syndicat des cheminots) un cercle fermé, ne comptant que des « révolutionnaires », que la minorité audacieuse qui entraîne les masses froides et indifférentes ; c’est-à-dire qu’ils en arrivent à renier le principe élémentaire du syndicalisme qui est d’organiser l’ensemble de la masse1. S’ils en arrivent là, c’est qu’ils pressentent confusément, au plus profond d’eux-mêmes, l’inanité de « leur » propagande, l’incapacité du syndicat à donner une forme concrètement révolutionnaire à la conscience de l’ouvrier. C’est qu’ils ne se sont jamais posé avec clarté et précision le problème de la révolution prolétarienne ; c’est que ces fervents défenseurs de la théorie des « producteurs » n’ont jamais eu une conscience de producteurs : ce sont des démagogues et non des révolutionnaires, ce sont des agitateurs qui se contentent d’émouvoir avec le faux brillant de leurs discours et non des éducateurs, qui forment les consciences.

Le mouvement des délégués ne serait-il né, et ne se développerait-il donc que pour remplacer Buozzi ou D’Aragona par Borghi2 ? Le mouvement des délégués est le refus de toutes les formes d’individualisme ou de mise en avant des personnalités. C’est le commencement d’un grand processus historique dans lequel la masse laborieuse prend conscience de son indivisible unité, basée sur la production, basée sur l’acte concret du travail, et donne à cette conscience une forme organique en se créant une hiérarchie, en tirant cette hiérarchie du plus profond d’elle-même, afin qu’elle incarne sa volonté consciente, tendue vers un objectif précis, vers un vaste processus historique qui, malgré les erreurs que les individus pourront commettre, malgré les crises que les contingences nationales ou internationales risquent de déterminer, atteindra irrésistiblement son sommet avec l’instauration de la dictature du prolétariat, avec l’Internationale communiste.

La théorie syndicaliste n’a jamais formulé une telle conception du producteur et du processus de développement historique de la société des producteurs ; elle n’a jamais montré qu’il conviendrait de donner cette direction et ce sens à l’organisation des travailleurs. Elle a tiré une théorie d’une forme particulière d’organisation, qui est le syndicat professionnel et le syndicat d’industrie, et si elle a construit sur une réalité, c’est sur une réalité modelée par le régime capitaliste de la libre concurrence, de la propriété privée de la force-travail ; elle n’a donc construit qu’une utopie, un grand château d’abstractions.

La conception du système des Conseils, fondé sur la puissance de la masse laborieuse organisée par lieu de travail, par unité de production, a sa source dans les expériences historiques concrètes du prolétariat russe, elle est le résultat de l’effort théorique des camarades communistes russes qui ne sont pas des syndicalistes révolutionnaires, mais bien des socialistes révolutionnaires.

Sans signature, L’Ordine Nuovo, 1, 25, 8 novembre 1919.

Notes

1 Le Syndicat des cheminots n’avait pas adhéré à la C.G.L. et comprenait un fort noyau d’anarcho-syndicalistes et de syndicalistes révolutionnaires.

2 Ludovico D’Aragona, secrétaire de la C.G.L., et Bruno Buozzi, secrétaire de la FIOM (Fédération de la métallurgie), représentaient les hommes forts du réformisme dans le mouvement syndical. Anarchiste, Armando Borghi animait au contraire un syndicat révolutionnaire : l’Unione Sindacale Italiana, créée en 1914, et dont le IIIe Congrès (20-23 décembre 1919) allait se prononcer en faveur des Consigli di fabbrica.

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