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Ce qu’était le front populaire en Espagne et pourquoi il menait inéluctablement à la victoire du fascisme ?

mercredi 15 mars 2017, par Robert Paris

« Le Front populaire contre la lutte des classes et la révolution sociale

C’est en Espagne que le Front populaire atteint son extension maximale et a possédé intégralement le pouvoir ; qu’il s’est trouvé, sans savoir comment, à la tête du secteur révolutionnaire d’un pays plongé dans la guerre civile ; qu’il a bénéficié d’une situation exceptionnellement favorable au triomphe du socialisme ; et qu’il a joui de la sympathie de centaines de millions d’opprimés à travers le monde. Ayant été directement inspiré par les intérêts de la bureaucratie stalinienne de Moscou, c’est aussi sur le Front populaire espagnol que Moscou exerça le contrôle le plus étroit. Si l’on met à nu le Front populaire espagnol, on met aussi à nu ceux qui, en trahissant la révolution russe, ne cessent de trahir le prolétariat mondial depuis vingt ans.

Grâce à un enchaînement d’événements internationaux, la crise révolutionnaire en Espagne se transforma en la clé qui pouvait donner une solution socialiste à la corruption totalitaire et décadente du capitalisme mondial. Après la défaite de la révolution espagnole, la bourgeoisie se retrouva désormais seule face à elle-même, libre de tenter de résoudre ses problèmes avec ses propres moyens et dans son seul intérêt. Puisqu’une implacable rivalité économique opposait les principaux noyaux des bourgeoisies nationales, leurs problèmes ne pouvaient être résolus que par la guerre, afin de détruire leurs concurrents. Sans la défaite de la révolution espagnole, nous ne vivrions pas aujourd’hui une nouvelle guerre impérialiste, mais une révolution internationales. (…) Tant que les masses ne rejetteront pas les méthodes du front populaire, elles seront irrémédiablement condamnées à la défaite et à l’asservissement. Et, à l’avenir, les staliniens et les sociaux-démocrates n’hésiteront pas à leur tendre le même piège, fût-il doté d’un nom différent. C’est pourquoi il est d’autant plus important de révéler à la face du monde la misère du Front populaire espagnol. (…) Partout, où le principe de la collaboration de classes, fondement et finalité aussi bien du front populaire que de l’union nationale, a été imposé aux masses ouvrières, la révolution a été défaite et le front populaire a lui-même cédé la place à la réaction. Le 5 octobre 1935, préparant le terrain pour la constitution du Front populaire, le journal « Pueblo » se fit occasionnellement l’avocat du stalinisme, en écrivant : « Aujourd’hui, l’expression « classe contre classe » ne convient plus, car le conflit oppose désormais la culture à la barbarie. » (…) Si l’expression « classe contre classe », c’est-à-dire prolétariat contre bourgeoisie, ne convient plus, alors la formule qui en découle, révolution socialiste contre réaction capitaliste, est elle aussi erronée. Il s’ensuit que le prolétariat doit renoncer à prendre le pouvoir. (…) En niant le mot d’ordre « classe contre classe », le stalinisme indiquait clairement, bien avant qu’éclate la guerre civile, sa décision d’empêcher que les travailleurs suivent cette voie. Et il n’a reculé devant aucun crime pour y parvenir.

(…) A la veille de la guerre civile, alors que les partis staliniens étaient totalement engagés dans la collaboration de classes décrétée par le septième congrès, tous les talents de l’économiste Jenö Varga furent déployés pour affirmer qu’en Espagne la question de la révolution socialiste ne se posait même pas. La revue « Correspondance internationale » consacra un numéro spécial à cette question, le 16 juin 1936. Utilisant des données universellement connues, Varga démontra ce que tout le monde savait : l’Espagne était un pays industriel arriéré, affligé de beaucoup de tares féodales, parce que la révolution bourgeoise y était inachevée. Cette vérité élémentaire, évidente, qui aurait pu servir à un parti révolutionnaire pour organiser l’alliance entre le prolétariat urbain, le prolétariat rural et les paysans pauvres, fut utilisée par Varga et le parti stalinien pour mettre ces trois classes à la remorque d’une révolution bourgeoise aussi mensongère qu’objectivement impossible. Le document en question, comme n’importe quel autre texte de l’époque que l’on peut prendre la peine de consulter, tourne autour du thème suivant : étant donné que la révolution démocratique (bourgeoise) n’a pas eu lieu, le prolétariat ne peut aspirer à prendre le pouvoir et commencer sa révolution ; la révolution socialiste n’est pas pour aujourd’hui, les conditions historiques ne sont pas mures ; il faut d’abord faire la révolution bourgeoise. (…) Les staliniens voulaient uniquement brandir le mot de « révolution » pour ensuite tromper les masses, en donnant toutes les assurances à la bourgeoisie ; ils souhaitaient contenir le développement pratique immédiat de la révolution socialiste, que redoutait Moscou, et gagner des alliés pour l’URSS en vue de la future guerre mondiale. (…) Le secrétaire général du parti stalinien espagnol, José Diaz en personne, s’est chargé de donner au capitalisme des assurances sur l’appui permanent que lui offrira son parti. (…) Les courants plus « à gauche » en paroles (le caballerisme, l’anarchisme, le poumisme) qui, craignant le mécontentement de leurs partisans, expliquaient que leur soutien au front populaire était circonstanciel et uniquement motivé par la nécessité urgente de libérer des milliers de prisonniers politiques. Le stalinisme, au contraire, promit dès le départ une fidélité constante aux finalités capitalistes du front populaire. C’est dire à quel point son orientation anti-révolutionnaire était parfaitement consciente.

Néanmoins, le PCE devait employer également une certaine dose de démagogie. Vu la méfiance des militants de base envers la collaboration de classes, le stalinisme était obligé de mentir, en présentant le front populaire comme un front unique d’action. C’est le masque classique de tous les artifices « gauchistes » dirigés contre la révolution. Ses auteurs appellent « front unique » le front politique et programmatique avec la bourgeoisie ; ils dissimulent le fait que la première condition du front unique est l’indépendance de programme et de critique des organisations qui en font partie.

Elargissant l’amplitude de la coalition socialo-républicaine antérieure et renforçant son contenu, le front populaire enchaînait différents partis ouvriers à des partis bourgeois, autour d’un programme de gouvernement strictement capitaliste. Le chef stalinien le reconnaît dans son discours, en présentant une fois de plus la « révolution démocratique bourgeoise » comme l’objectif maximum de la nouvelle coalition. (…) Le programme mesquin du font populaire prônait des réformes timides, sans une once de contenu ou d’esprit révolutionnaire. (…) Parmi les mesures correspondant à cette révolution, le texte n’en cite qu’une, l’expropriation des terres et leur remise aux paysans, mais c’est pour la rejeter catégoriquement ! Et la « révolution démocratique bourgeoise » ne se réduit pas seulement à cet aspect : elle implique la destruction de l’état féodal, y compris son armée, et celle du pouvoir de l’Eglise ; elle organise l’armement du peuple et la démocratisation effective des relations sociales. (…)

Les forces conservatrices ne virent aucun danger dans le front populaire. Au contraire, elles le considérèrent comme une garantie, étant donnée la profonde poussée révolutionnaire qu’elles attendaient des masses. Miguel Maura remarquait : « Il me semble que le front populaire ne pourrait pas être plus modéré qu’il ne l’est. » Et Portela Valladeres, l’homme de confiance d’Alacala Zamora, (…) cachait à peine sa satisfaction : « Le manifeste des républicains n’est pas déplacé. Le programme tracé dans ce document par la gauche de la république ne peut faire peur à personne. » Valladeres avait parfaitement raison, du point de vue des intérêts de sa classe, mais ce programme fait frissonner d’indignation, si on considère les intérêts du prolétariat et de la paysannerie. Lorsqu’il définit l’objectif du front populaire, Martinez Barrio se montra encore plus clair : il doit « canaliser juridiquement les aspirations du prolétariat », pour « ne pas l’exclure de la communauté constitutionnelle et ne pas le rejeter sur la route tourmentée de la révolution. (...) Le front populaire et chacun des partis signataires faisaient avaler à la classe ouvrière un programme et une politique en contradiction absolue avec les besoins de l’alternative historique extrêmement urgente posée par la crise sociale : réaction capitaliste ou révolution prolétarienne. (...) Le front populaire, au contraire, lui imposait une coalition avec les partis de la bourgeoisie démocratique. Non seulement cette politique entravait les progrès révolutionnaires ultérieurs du prolétariat, mais elle était expressément dirigée contre eux.

Si la CNT avait pris l’initiative de proposer un front exclusivement électoral et dénoncé le contenu réactionnaire du front populaire, elle aurait probablement fait échouer sa constitution, laissant aux masses une perspective d’évolution positive. (...) Malgré les expressions ronflantes qui fusaient continuellement dans leur presse et leurs réunions, les anarchistes étaient déjà travaillés intérieurement par des ferments d’évolution droitière. Leur soutien au conglomérat du front populaire fut d’abord discret. (...) Mais, hélas, la CNT ne tarderait pas à entrer dans le front populaire, en recevant tous les honneurs dus aux convertis. Ce n’est pas par hasard si, durant la guerre civile, ce syndicat rappela souvent à ses collaborateurs du gouvernement ses services durant la campagne électorale. En effet, le front populaire n’aurait pas réussi son plan antiprolétarien sans la complaisance de la CNT et de la FAI.

L’attitude du POUM ressemble beaucoup à celui de l’anarchisme. Mais ce parti alla plus loin sur le plan formel, apposant sa signature au bas du pacte. Pour une organisation qui se considérait comme marxiste révolutionnaire, le pas franchi était, sur le plan idéologique, plus grave que pour l’anarchisme. Les anarchistes cédaient à un opportunisme logique, qui découlait de leur négation du caractère de classe de la politique et de l’Etat (...) Le POUM, un pied à l’intérieur et un autre à l’extérieur du marxisme, effectua, avec le pacte du front populaire, une rupture formelle et catégorique avec le marxisme. Sceller un pacte de collaboration de classe et pratiquer sans limites la lutte des classes sont deux actes incompatibles. (...) A ce moment-là, la clef de la politique révolutionnaire consistait à assurer l’indépendance de classe d’une organisation ouvrière, aussi petite fût-elle : rejetées par le futur gouvernement, les masses y auraient trouvé l’instrument nécessaire pour lancer une offensive radicale contre le capitalisme. En rejoignant la conjuration frontiste, le POUM trompa les masses et les poussa dans les bras des traîtres. Quand, une fois installé au pouvoir, le premier gouvernement de front populaire dévoila sa nature consciemment anti-prolétaire, (...) Le POUM n’entreprit rien de sérieux contre le front populaire. Il n’osa même pas rompre catégoriquement avec lui, ni orienter les masses vers la constitution de leurs propres organes de pouvoir. Il continua à apparaître comme la gauche du front populaire, absolument pas comme un élément différent.

Le succès électoral du front populaire fut formidable. Il vainquit le bloc des droites jusque dans les circonscriptions les plus conservatrices (...) mais c’est le front populaire lui-même qui transforma complètement la volonté des masses et fit pencher le scrutin à droite. (...) Des 270 élus de la coalition qui venait de triompher, 162 étaient affiliés aux Républicains, résultat totalement opposé à l’appartenance politique des votants, qui étaient en majorité écrasante membres ou sympathisants du PSOE, de la CNT, de PCE ou communistes indépendants. (...) Se conformant dans les actes aux paroles de Prieto : "Du pouvoir, nous cédons intégralement l’administration de la victoire", les organisations ouvrières commencèrent à céder la majorité de leurs votes aux républicains bourgeois. Mauvais augure pour le prolétariat et les paysans !

Ils se jetèrent sur les urnes, le bulletin de vote du front populaire à la main, non pas parce que les vieilles illusions démocratiques survivaient ou ressurgissaient massivement, mais parce que les organisations ouvrières ne leur donnaient pas l’opportunité d’un meilleur choix.

Le front populaire présentait aux masses exploitées une imposture politique sous la forme d’un ultimatum : vous avez le choix entre la réaction monarchique et fascisante, ou bien l’"administration" bourgeoise de la victoire. Coincées dans une impasse, les masses votèrent en faveur des candidatures artificielles qui leur étaient offertes, mais montrèrent bruyamment quels étaient leur volonté réelle et le but de leur élan, dès le lendemain de la victoire. La libération des prisonniers politiques constitua la première action volontaire des masses. les partis du front populaire s’efforcèrent en vain de la différer jusqu’à ce qu’elle soit légalement votée par le nouveau parlement. Les combattants d’octobre occupèrent la rue à la tête d’une foule qui força les portes des prisons sans que les autorités ne se risquent à opposer une résistance. A ce moment-là, dans les cellules vidées de leurs occupants, les masses auraient jeté le gouvernement, le front populaire, lui-même, si ce dernier avait osé s’y opposer. Dans l’esprit du prolétariat et des paysans, les prisonniers politiques étaient des combattants de la révolution socialiste. En leur rendant la liberté par le seul décret de leur action, les masses affichaient une déclaration de principe et une affirmation déterminée de leur projets socialistes.

Les partis socialiste et stalinien, ainsi que la centrale syndicale UGT, essayaient désespérément de calmer les masses et de les maintenir dans la légalité - celle du programme de front populaire. Ceux qui avaient incité à l’action furent immédiatement traités d’"agents provocateurs". (...) Malgré les directives conservatrices des partis socialiste et stalinien, leurs militants madrilènes s’emparèrent de la compagnie des tramways de Canillas et un conseil ouvrier prit en charge son fonctionnement. Les paysans et les ouvriers menaient des actions convergentes. (...) La révolution permanente, la simultanéité entre les moyens de la révolution démocratique et ceux de la révolution sociale, réalisée en Russie par le gouvernement bolchevique, commençait à se manifester en Espagne sous l’action empirique des masses. Ce processus dévoilait l’escroquerie politique commise par les partis du front populaire. (...) Entre le programme de la gauche et l’action des exploités s’ouvrait un abîme.

(…) Comme la coalition républicaine socialiste auparavant, le front populaire se mit tout de suite à faire ample usage des prisons gouvernementales contre l’extrême gauche ouvrière. Pendant ce temps-là, les responsabilités de la répression et des assassinats réactionnaires d’octobre s’estompaient et le gouvernement flattait par de bons traitements et des promotions les généraux qui préparaient déjà leur conjuration, parmi lesquels Franco lui-même.

D’un côté, l’action du gouvernement contre les assauts révolutionnaires des masses, de l’autre, sa passivité ou sa complicité face à la réaction permirent à cette dernière de récupérer rapidement du coup reçu en février 1936. La bourgeoisie, les militaires, la noblesse et le clergé, qui jusque-là s’étaient tenus à distance de la Phalange espagnole, appuyèrent ouvertement ses bandes de tueurs qui se lancèrent dans une vaste campagne de terreur et de provocation contre les masses. Des groupes de grévistes, ou simplement d’ouvriers qui se promenaient, se faisaient tirer dessus par les fascistes, qui disposaient de voitures, de mitrailleuses et de bombes. (…) Les affrontements entre les fascistes et les ouvriers devinrent quotidiens. Désormais la réaction avait redressé la tête et ne se cachait plus ; elle exploitait à fond toutes les opportunités que lui donnait le front populaire, elle le savait réduit à l’impuissance et manifestait sans la moindre réserve son allégresse à l’approche de son nouveau coup d’Etat. Manifestement, le pays entrait dans la guerre civile. (…)

L’offensive réactionnaire n’était pas seulement favorisée par le gouvernement. Les organisations socialiste et stalinienne partageaient la responsabilité des agissements du gouvernement contre les masses, s’efforçaient de leur côté de donner ses lettres de noblesse à l’expression « maintien de l’ordre ». Fidèles à la bourgeoisie comme jamais elles ne l’avaient été au prolétariat, elles s’efforcèrent, par tous les moyens, de ne pas créer de difficultés au gouvernement. Elles cessèrent, y compris dans leur discours, de prôner des objectifs de classe et, de par leur position dans le gouvernement, elles les combattirent comme s’il s’agissait de crimes. Elles freinèrent le mouvement spontané de grèves aussi loin que leurs tentacules bureaucratiques pouvaient parvenir. Elles combattirent les grèves déclenchées sans leur consentement, ou par décision de la CNT, en s’alliant directement avec la police et en ordonnant à leurs militants de les saboter.

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