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Pourquoi la notion de continu fait de la résistance ?

lundi 16 mai 2016, par Robert Paris

John Archibald Wheeler :

"Il n’y a pas de continu. La logique mathématique moderne nie l’existence du continu conventionnel des nombres. La physique ne fait rien d’autre que de confirmer cela. Aucune voie naturelle n’est offerte pour procéder autrement que de tout fonder sur des phénomènes quantiques élémentaire (…) Difficulté numéro un : Si le monde est basé sur le discret, pourquoi faut-il que sa description de chaque jour s’appuie sur le continu ? (…) Il n’existe pas et il ne peut exister quelque chose de pareil au temps continu, il faut nous attendre à un principe plus profond le remplaçant. Des événements, oui ; une continuité d’événements, non."

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La discontinuité est partout, autour de nous comme en nous, et la continuité n’est qu’un artefact, une apparence ou une moyenne. Ce que l’on a constaté pour la molécule, l’atome, la particule de matière ou de lumière gagne sans cesse des domaines divers. Et tout d’abord l’ensemble des phénomènes matériels sont, à un niveau ou à un autre, discontinus. Ils ne le sont pas marginalement puisque tout changement et tout mouvement ne progresse que par sauts. Et ce n’est pas seulement vrai à l’échelle microscopique. Une surface, une ligne, une forme, un contenu, une évolution, un mouvement ne sont continus qu’en apparence. La physique des fractales de Mandelbrot révèle les discontinuités des côtes, des interfaces, des limites, des frontières, des membranes, etc… La physique des transitions de phase étend la discontinuité aux changements qualitatifs. Ceux-ci existent non seulement entre échelles du réel mais également façonnent l’histoire de la matière et de la lumière. L’astrophysicien Michel Cassé souligne dans « Du vide et de la création » que « Les transitions de phase marquent des réorganisations radicales de structure. (...) L’Univers épouse une succession d’états dynamiques. Il est emporté par le changement. (...) L’histoire du refroidissement de l’Univers sera scandé par les transitions fondamentales qui font apparaître sous une forme radicalement nouvelle la matière ou bien les forces qui gouverne son comportement, c’est-à-dire les brisures de symétrie. » La physique du vide découvre la discontinuité la plus fondamentale, celle du sous-univers qui fonde matière et lumière. L’image continue d’une transformation provient du fait que, lors des sauts qualitatifs, une ou plusieurs variables conservent une allure régulière ou quasi-régulière. Par exemple, lors d’une transition de phase de la matière, certaines quantités ne sont pas affectées par le saut, parce qu’à certaines échelles il n’y a apparemment pas de changement qualitatif. Et cependant, le changement brutal va affecter la matière dans son ensemble. Par exemple, lors du passage de l’état solide au liquide ou au gaz, la molécule ne change pas individuellement. Ce sont les interactions qui se modifient et, du coup, les lois statistiques fondées sur des interactions collectives.

La découverte de l’existence de l’antimatière est l’un des exemples que donne l’astrophysicien Michel Cassé de l’importance des discontinuités, des sauts qualitatifs, dans le fonctionnement de la nature. Le préjugé en faveur de la continuité a longtemps bloqué l’idée d’une particule d’énergie négative qui s’est révélée indispensable à la compréhension du fonctionnement de la matière. Michel Cassé écrit ainsi : « Habituellement, la solution d’énergie négative était écartée comme non physique, aberrante. (...) Ainsi, une particule placée dans une situation normale d’énergie positive devrait opérer une transition discontinue, un saut (...) pour atteindre les états d’énergie sous zéro (...) Mais une transition discontinue de ce type est interdite en mécanique classique. Aussi, dans le cadre de pensée traditionnel, était-il naturel de postuler que si, à un instant donné dans le passé toutes les particules étaient dans un état d’énergie positive, alors elles le resteraient indéfiniment. Les états d’énergie négative étaient par conséquent relégués dans l’absurde, et cela sans appel. En matière quantique, pourtant, la situation est moins simple car les transitions discontinues sont des phénomènes courants et, même, naturels. » Mais la physique quantique ne se contente pas de constater l’existence de matière et d’antimatière, de remarquer le saut entre eux, elle constate également que les contraires, matière et antimatière, se couplent comme la vie et la mort.

En effet, la discontinuité naturelle la plus reconnue est celle de la mort, mais la naissance en est une autre aussi importante. La vie et la mort sont couplées en permanence. Notre vie commence par la naissance et se termine par la mort, deux discontinuités fondamentales, deux transitions de phase, déterminantes de notre existence. Ce ne sont pas des phénomènes individuels mais le résultat de l’action collective de quantité de molécules et d’organes, même si c’est l’individu qui meurt comme un tout. Naissance et vie sont fondés sur des couplages de contraires. Par exemple, la naissance est une rupture de symétrie entre les contraires, l’homme et la femme. La naissance est un phénomène aussi brutal que la mort, même s’il ne se déroule pas en un instant. Les physiologistes parlent du « cataclysme physiologique qui provoque la naissance » [1]. Et pourtant, comme le remarquait Jean-Claude Ameisen dans « Qu’est-ce que mourir », par les rites de la mort, par notre mémoire de leur présence, nous cherchons « à construire jour après jour, une continuité toujours nouvelle, qui les intègre (...) ». Ce besoin de continuité de la psychologie humaine est une constante de notre comportement. Nous ne cessons pas de transformer intellectuellement du discontinu, naturel, en continu, pensé. Notre cerveau nous présente des images apparemment continues, un temps et un espace qui semblent aussi l’être, et nos représentations sont entachées par cet a priori. En réalité, cette croyance dans le continu est le produit de notre éducation et de notre vie sociale.

Lorsque nous représentons une évolution quantitative, nous ne faisons que des mesures ponctuelles, puis nous les relions dans une représentation graphique par des droites, par des courbes, par du continu, comme si cela suffisait pour affirmer que la dynamique est passée par toutes les valeurs intermédiaires. La physique n’a pas cessé de décrire la réalité par des fonctions continues. Cela a un fondement qui est surtout lié à l’outil lui-même : les mathématiques peinent à représenter des phénomènes discontinus [2]. Par contre, elles n’ont pas cessé d’offrir des outils pour des descriptions du continu : trajectoires, fonction continue de variable réelle (continue), dérivée et intégrale de fonction continue. Même la mathématique de la physique quantique, une physique du discontinu, est fondée sur la continuité (l’équation de Schrödinger, par exemple, est continue) alors que la description quantique est fondamentalement discontinue. La théorie de la relativité reste fondée sur un univers espace-temps-matière qui serait continu. Pourtant les particules sont des singularités et le vide est polarisé. C’est que l’outil mathématique décrivant la discontinuité est très loin d’être au point. Le mathématicien René Thom dit ainsi : « Rien ne met plus mal à l’aise le mathématicien qu’une discontinuité » dans « Modèles mathématiques de la morphogenèse ». Le philosophe des sciences Alain Boutot commente cette limite de l’outil mathématique : « D’une façon générale, les modèles physiques se révèlent impuissants à formaliser les discontinuités empiriques et cela pour une raison bien simple : ils font intervenir des fonctions régulières qui sont, par nature, continues. Ce primat du continu se trouve du reste renforcé et légitimé par la nécessité où se trouve le savant, pour pouvoir agir sur le monde, de prédire avec précision l’évolution des phénomènes. (...) La science dispose pour cela d’un outil remarquablement efficace, le calcul différentiel et intégral, inventé au 16ème siècle. Son utilisation a pour conséquence l’élimination du discontinu, qui est soit purement et simplement ignoré, soit considéré comme une sorte de « cas limite » du continu lui-même. » Les miracles du calcul différentiel et intégral n’ont plus besoin d’être loués pour leur efficacité technique, mais il convient de se demander s’ils n’ont pas limité la compréhension des phénomènes de nombreux domaines. L’astrophysicien Laurent Nottale répond ainsi dans « La complexité, vertiges et promesses » : « Le calcul différentiel consiste à prendre la limite d’un petit intervalle de temps, d’espace ou d’autres variables et à les faire tendre vers zéro. Dans le calcul différentiel, on présuppose que cette limite du zéro existe. Or, en physique, rien n’indique que cela soit vrai. Au contraire, à chaque fois que l’on a essayé de voir ce qui se passait à des échelles plus petites, on a toujours trouvé des choses nouvelles ; on n’a jamais découvert un domaine où les choses deviendraient plus simples. Quand on définit une vitesse, une dérivée, on présuppose que cela va se simplifier lorsqu’on se dirigera vers les petites échelles. Or, ce n’est pas le cas. (...) On a longtemps cru que la méthode ordinaire de calcul différentiel devait réaliser en physique l’idée de Descartes. On allait décomposer l’objet à étudier en des parties très petites pour faire en sorte que chacune de ces parties tende vers zéro. L’espoir était de rendre simple l’objet considéré à partir de ses éléments extrêmement simples et où rien ne bougeait ; il n’y avait plus ensuite qu’à intégrer sur tout l’objet de manière à obtenir ses propriétés globales. Dans la réalité, ça ne marche pas ainsi, car, quand on observe les sous-parties de plus en plus petites d’un objet, on voit apparaître des choses constamment nouvelles. On peut très bien avoir des objets plus compliqués vers les petites échelles que vers les grandes, ce qui prouve que l’identification « naïve » de la méthode cartésienne au calcul différentiel ne marche pas. Un objet, comme l’électron, vu classiquement comme un simple point, devient compliqué vers les petites échelles : il émet des photons, les réabsorbe, ces photons deviennent eux-mêmes des paires électrons-positons, etc… A l’intérieur de l’électron, il y a une espèce de foisonnement de particules virtuelles qu’on ne voit pas à grande échelle. (...) Un électron est objet élémentaire qui contient toutes les particules élémentaires existantes. (...) Donc, on ne va pas se contenter d’observer des déplacements dans l’espace et le temps comme dans la physique ordinaire, on va également observer les déplacements dans les changements d’échelle (...). » Or, qui dit changement d’échelle au sein de toute modification et de tout déplacement, dit aussi discontinuité. Et pourtant, le présupposé de la continuité est si fort que Laurent Nottale affirme dans le même texte : « Je garde la continuité spatio-temporelle et je garde la continuité des changements d’échelle. Contrairement, là aussi, à la présentation habituelle des fractales comme un phénomène discontinu produit par un générateur, je fais en sorte d’avoir des changements continus, comme avec un télescope ou un zoom. »

Le mathématicien René Thom, lui aussi, est connu pour avoir affirmé le caractère déterministe des discontinuités (appelées catastrophes [3]) tout en conservant la continuité fondamentale de l’univers : son espace-temps est continu et ses fonctions qui permettent l’apparition des « catastrophes » sont des fonctions continues de paramètres également continus (des nombres réels qui évoluent sans rupture). Toute sa conception consiste à affirmer que les formes (des géométries continues) permettent d’interpréter les discontinuités : « Il (Aristote) avait ainsi réalisé (au moins partiellement) le rêve que j’ai toujours entretenu de développer une mathématique du continu qui prenne le continu comme notion de départ. Aristote a été pendant des siècles (et peut-être pendant des millénaires) le seul penseur du continu ; c’est là à mes yeux son mérite essentiel. » (dans « Esquisse d’une sémiophysique ») Alain Boutot fait ainsi remarquer que « La théorie de Thom est une théorie continuiste des discontinuités. » Et, malgré la découverte de la discontinuité fondamentale du quanta, de nombreux physiciens continuent d’utiliser une mathématique du continu, mais avec une certaine gêne. « Nous avons découvert de nombreuses opérations mathématiques non-calculables, ce qui amène les physiciens à jeter quelques soupçons sur la partie des mathématiques couramment mise à contribution dans la description du monde. (...) Donc, si au niveau le plus fondamental les choses étaient discrètes et discontinues, nous nous engagerions dans les sables mouvants du non-calculable. » dit John Barrow dans « La grande théorie ». « Les mathématiciens n’aiment pas les discontinuité, parce que les seules fonctions connues dans la nature, qu’on peut réellement calculer, sont des fonctions analytiques, qui sont continues. Si vous prétendez que tout est calculable dans la nature, vous êtes pratiquement amenés à nier la discontinuité. » explique le mathématicien René Thom dans « Stabilité structurelle et catastrophe ». Si René Thom affirme qu’il ne peut pas savoir si le monde est continu ou discontinu et même que personne ne pourra jamais le savoir, son a priori est quand même celui du continu. D’un côté, il déclare que « Savoir si le fond de la nature est continu et discontinu, c’est un problème métaphysique, et je ne crois pas quiconque dispose d’une réponse. » D’un autre côté, comme le relève le physicien Jean Perdijan, « René Thom considère que cette discrétisation de l’Univers n’est qu’une hypothèse imposée par la pensée algorithmique et il avoue sa préférence pour une pensée continue de l’Univers. » Comme on le voit, il s’agit bien d’une préférence philosophique choisie alors que l’on affirme par ailleurs qu’on ne pourra jamais trancher ? C’est ce que l’on appelle un a priori.


[1Revue « Science et avenir », juin 2005

[2C’est au point que la mathématique a parfois dicté ses conclusions en imposant ses outils. Par exemple, les lois non-linéaires n’ayant généralement pas de solution on a opté pour une description par des lois linéaires comme l’explique le mathématicien Régis Ferrière dans « Les mathématiques de l’évolution », exposé de l’Université de tous les savoirs en 2000 : « Rapprocher mathématiques et biologie relèverait-il d’une gageure ? (...) Une raison générale s’impose : les relations entre les variables d’un système biologique sont typiquement non-linéaires (...) »

[3« Pour moi, il y a catastrophe dès qu’il y a discontinuité phénoménologique. » dit René Thom dans « Prédire n’est pas expliquer ». « L’apparence macroscopique, la forme au sens usuel du terme, provient de l’agrégation d’un grand nombre de (catastrophes élémentaires), et la statistique de ces catastrophes locales, les corrélations qui régissent leur apparition au cours d’un processus donné, sont déterminées par la structure topologique de la dynamique interne (...) » explique René Thom « Stabilité structurelle et morphogenèse ». Et il exposait dans « L’évidence biologique » que « La théorie des catastrophes consiste à dire qu’un phénomène discontinu peut émerger en quelque sorte spontanément à partir d’un milieu continu. »

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