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La révolution russe de 1905

mercredi 23 janvier 2008, par Robert Paris

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1- Rosa Luxemburg

2- Léon Trotsky

3- Lénine

1- Rosa Luxemburg

Extrait de "Grève de masse, partis et syndicats" de Rosa Luxemburg :

"On fait commencer à juste titre la période actuelle, pour ainsi dire officielle, de la révolution russe avec le soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg le 22 janvier 1905, ce défilé de deux cent mille employés devant le palais du tsar qui se termina par un terrible massacre. La sanglante fusillade de Saint-Pétersbourg fut, comme on sait, le signal qui déclencha la première série gigantesque de grèves de masse ; celles-ci s’étendirent en quelques jours à toute la Russie et firent retentir l’appel de la révolution dans tous les coins de l’Empire, gagnant toutes les couches du prolétariat.

Mais ce soulèvement de Saint-Pétersbourg, le 22 janvier n’était que le point culminant d’une grève de masse qui avait mis en mouvement tout le prolétariat de la capitale du tsar, en janvier 1905. A son tour, cette grève de janvier à Saint-Pétersbourg était la conséquence immédiate de la gigantesque grève générale qui avait éclaté peu auparavant, en décembre 1904, dans le Caucase, à Bakou et tint longtemps toute la Russie en haleine. Or, les événements de décembre à Bakou n’étaient eux-mêmes qu’un dernier et puissant écho des grandes grèves qui, en 1903 et 1904, tels des tremblements de terre périodiques, ébranlèrent tout le sud de la Russie, et dont le prologue fut la grève de Batoum dans le Caucase en mars 1902. Au fond cette première série de grèves, dans la chaîne continue de éruptions révolutionnaires actuelles, n’est elle-même distante que de cinq ou six ans de la grève générale de. ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897. On peut croire que quelques années d’une accalmie apparente et d’une réaction sévère séparent le mouvement d’alors de la révolution d’aujourd’hui ; mais si l’on connaît tant soit peu l’évolution politique interne du prolétariat russe jusqu’au stade actuel de sa conscience de classe et de son énergie révolutionnaire, on ne manquera pas de faire remonter l’histoire de la période présente des luttes de masse aux grèves générales de Saint-Pétersbourg. Celles-ci sont importantes pour le problème de la grève de masse parce qu’elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves de masse qui suivirent. Au premier abord, la grève générale de 1896 à Saint-Pétersbourg apparaît comme une lutte revendicative partielle aux objectifs purement économiques. Elle fut provoquée par les conditions intolérables de travail des fileurs et de. tisserands de Saint-Pétersbourg : journées de travail de 13, 14 et 15 heures, salaire aux pièces misérable ; à cela s’ajoute tout l’ensemble des vexations patronales. Cependant, les ouvriers textiles supportèrent longtemps cette situation jusqu’à ce qu’un incident en apparence minime fit déborder la mesure. En mai 1896, en effet, eut lieu le couronnement du tsar actuel. Nicolas II, que l’on avait différé pendant deux ans par peur des révolutionnaires ; à cette occasion les chefs d’entreprise manifestèrent leur zèle patriotique en imposant à leurs ouvriers trois jours de chômage forcé, se refusant par ailleurs, point notable, à payer les salaires pour ces journées. Les ouvriers textiles exaspérés s’agitèrent. Une délibération eut lieu au jardin d’Ekaterinev, à laquelle participèrent environ trois cents ouvriers parmi les plus mûrs politiquement, la grève fut décidée et les revendications suivantes formulées : 1° les journées du couronnement devraient être payées ; 2° durée de travail réduite à dix heures ; 3° augmentation du salaire aux pièces. Cela se passait le 24 mai. Une semaine plus tard toutes les usines de tissage et les filatures étaient fermées et quarante mille ouvriers étaient en grève. Aujourd’hui, cet événement, comparé aux vastes grèves de la révolution, peut paraître minime. Dans le climat de stagnation politique de la Russie à cette époque, une grève générale était une chose inouïe c’était toute une révolution en miniature. Naturellement la répression la plus brutale s’ensuivit : un millier d’ouvriers environ furent arrêtés et renvoyés dans leur pays d’origine, la grève générale fut écrasée. Nous voyons déjà ici se dessiner tous les caractères de la future grève de masse : tout d’abord l’occasion qui déclencha le mouvement fut fortuite et même accessoire, l’explosion en fut spontanée. Mais dans la manière dont le mouvement fut mis en branle se manifestèrent les fruits de la propagande menée pendant plusieurs années par la social-démocratie ; au cours de la grève générale les propagandistes social-démocrates restèrent à la tête du mouvement, le dirigèrent et en firent le tremplin d’une vive agitation révolutionnaire. Par ailleurs, si les grèves semblaient, extérieurement, se borner à une revendication purement économique touchant les salaires, l’attitude du gouvernement ainsi que l’agitation socialiste en firent un événement politique de premier ordre. En fin de compte, la grève fut écrasée, les ouvriers subirent une « défaite ». Néanmoins, dès le mois de janvier de l’année suivante (1897), les ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg recommencèrent la grève générale, obtenant cette fois un succès éclatant : l’instauration de la journée de onze heures trente dans toute la Russie. Résultat plus important encore : après la première grève générale de 1896, qui fut entreprise sans l’ombre d’organisation ouvrière et sans caisse de grève s’organisa peu à peu dans la Russie proprement dite, une lutte syndicale intensive qui bientôt s’étendit de Saint-Pétersbourg au reste du pays, ouvrant à la propagande et à l’organisation de la social-démocratie des perspectives toutes nouvelles. C’est ainsi qu’un travail invisible et souterrain préparait, dans l’apparent silence sépulcral des années qui suivirent, la révolution prolétarienne. La grève du Caucase en mars 1902 explosa de manière aussi fortuite que celle de 1896 et semblait, elle aussi, être le résultat de facteurs purement économiques, s’attacher à des revendications partielles. Elle est liée à la dure crise industrielle et commerciale qui précéda en Russie la guerre russo-japonaise, et contribua fortement à créer, ainsi que cette guerre, la fermentation révolutionnaire. La crise engendra un chômage énorme, alimentant le mécontentement dans la masse des prolétaires. Aussi, le gouvernement entreprit-il, pour apaiser la classe ouvrière, de ramener progressivement la « main-d’œuvre inutile » dans son pays d’origine. Cette mesure, qui devait toucher environ quatre cents ouvriers du pétrole, provoqua précisément à Batoum une protestation massive. Il y eut des manifestations, des arrestations, une répression sanglante et, finalement, un procès politique au cours duquel la lutte pour des revendications partielles et purement économiques prit le caractère d’un événement politique et révolutionnaire. Cette même grève de Batoum, qui ne fut pas couronnée de succès et qui aboutit à une défaite, eut pour résultat une série de manifestations révolutionnaires de masse à Njini-Novgorod, à Saratov, en d’autres villes ; elle fut donc à l’origine de la vague révolutionnaire générale. Dès novembre 1902, on en voit la première répercussion véritable sous la forme d’une grève générale à Rostov-sur-le-Don. Ce mouvement fut déclenché par un conflit à propos des salaires qui s’éleva dans les ateliers du chemin de fer de Vladicaucase. L’administration voulant réduire les salaires, le Comité social-démocrate du Don publia un manifeste appelant à la grève et faisant état des revendications suivantes : journée de neuf heures, augmentation des salaires, suppression des punitions, renvoi d’ingénieurs impopulaires, etc. Tous les ateliers de chemin de fer se mirent en grève. Toutes les autres branches d’activité se joignirent au débrayage, et Rostov connut soudain une situation sans précédent il avait un arrêt de travail général dans l’industrie, tous les jours se tenaient en plein air des meetings monstres de 15 à 20 000 ouvriers, les manifestants y étant cernés souvent par un cordon de Cosaques : des orateurs social-démocrates y prenaient, pour la première fois, publiquement la parole ; des discours enflammés sur le socialisme et la liberté politique y étaient tenus et accueillis avec un enthousiasme extraordinaire ; des tracts révolutionnaires étaient diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires. Au milieu de la Russie figée dans son absolutisme, le prolétariat de Rostov conquiert, pour la première fois, dans le feu de l’action, le droit de réunion, la liberté de parole. Certes, la répression sanglante ne se fit pas attendre. En quelques jours, les revendications salariales dans les ateliers de chemin de fer de Vladicaucase avaient pris les proportions d’une grève générale politique et d’une bataille révolutionnaire de rues. Une seconde grève générale suivit immédiatement la première, cette fois à la station de Tichoretzkaïa, sur la même ligne de chemin de fer. Là encore, elle donna lieu à une répression sanglante, puis à un procès, et Tichoretzkaïa prit place à son tour dans la chaîne ininterrompue des épisodes révolutionnaires. Le printemps de 1903 apporta une revanche aux défaites des grèves de Rostov et de Tichoretzkaïa : en mai, juin, juillet, tout le sud de la Russie est en feu. Il y a littéralement grève générale à Bakou, Tiflis, Batoum, Elisabethgrad, Odessa, Kiev, Nicolaiev, Ekaterinoslav. Mais là non plus le mouvement n’est pas déclenché à partir d’un centre, selon un plan conçu à l’avance : il se déclenche en divers points pour des motifs divers et sous des formes différentes pour confluer ensuite. Bakou ouvre la marche : plusieurs revendications partielles de salaires dans diverses usines et diverses branches finissent par aboutir à une grève générale. A Tiflis ce sont deux mille employés de commerce, dont la journée de travail va de six heures du matin à onze heures du soir, qui commencent la grève ; le 4 juillet, à huit heures du soir, ils quittent tous leurs magasins et défilent en cortège à travers la ville pour obliger les boutiquiers à fermer. La victoire est complète : les employés de commerce obtiennent la journée de travail de huit heures à huit heures et demie ; le mouvement s’étend aussitôt aux usines, aux ateliers, aux bureaux. Les journaux cessent de paraître, les tramways ne circulent que sous la protection de la troupe. A Elisabethgrad, la grève se déclencha le 10 juillet dans toutes les usines, avec pour objectif des revendications purement économiques. Celles-ci sont acceptées pour la plupart et la grève cesse le 14 juillet. Mais deux semaines plus tard elle éclate à nouveau ; ce sont cette fois les boulangers qui donnent le mot d’ordre suivis par les carriers, les menuisiers, les teinturiers, les meuniers, et finalement par tous les ouvriers d’usine. A Odessa, le mouvement débute par une revendication salariale, à laquelle participe l’association ouvrière « légale », fondée par les agents du gouvernement d’après le programme du célèbre policier Zoubatov. C’est là encore une des plus belles ruses de la dialectique historique. Les luttes économiques de la période précédente - entre autres la grande grève générale de Saint-Pétersbourg (en 1896) - avaient amené la social-démocratie russe à exagérer ce qu’on appelle « l’économisme », préparant par là dans la classe ouvrière le terrain aux menées démagogiques de Zoubatov. Mais un peu plus tard le grand courant révolutionnaire fit virer de bord l’esquif aux cent pavillons et le força à voguer à la tête de la flottille prolétarienne révolutionnaire. Ce sont les associations de Zoubatov qui donnèrent au printemps de 1904 le mot d’ordre de la grande grève générale d’Odessa, comme en janvier 1905 de la grève générale de Saint-Pétersbourg. Les travailleurs d’Odessa, que l’on avait jusqu’alors bercés dans l’illusion de la bienveillance du gouvernement à leur égard et de sa sympathie en faveur d’une lutte purement économique voulurent tout à coup en faire l’épreuve : ils contraignirent l’ « Association ouvrière » de Zoubatov à proclamer la grève avec des objectifs revendicatifs modestes. Le patronat les jeta tout simplement à la rue, et lorsqu’ils réclamèrent au chef de l’Association l’appui gouvernemental promis, ce personnage s’esquiva, ce qui mit le comble à la fermentation révolutionnaire. Aussitôt les social-démocrates prirent la tête du mouvement de grève, qui gagna d’autres fabriques. Le 1° juillet, grève de 2 500 ouvriers des chemins de fer ; le 4 juillet, les ouvriers du port se mettent en grève, réclamant une augmentation de salaires allant de 80 kopeks à deux roubles et une réduction d’une demi-heure de la journée de travail. Le 6 juillet les marins se joignent au mouvement. Le 13 juillet, débrayage du personnel des tramways. Un rassemblement de tous les grévistes - 7 à 8 000 personnes - a lieu ; le cortège se forme, allant de fabrique en fabrique, grossit comme une avalanche jusqu’à compter une masse de 40 à 50000 personnes, et se rend au port pour organiser un débrayage général. Bientôt, dans toute la ville, règne la grève générale. A Kiev, débrayage le 21juillet dans les ateliers de chemin de fer. Là encore, ce qui déclenche la grève, ce sont les conditions misérables de travail et les revendications salariales. Le lendemain les fonderies suivent l’exemple. Le 23 juillet se produit un incident qui donne le signal de la grève générale. Dans la nuit, deux délégués des cheminots sont arrêtés ; les grévistes réclament leur mise en liberté immédiate ; devant le refus qui leur est opposé, ils décident d’empêcher les trains de sortir de la ville. A la gare, tous les grévistes avec leurs femmes et leurs enfants se postent sur les rails, véritable marée de têtes humaines. On menace d’ouvrir le feu sur eux. Les ouvriers découvrent leurs poitrines en criant : « Tirez ! » On tire sur la foule, on compte trente à quarante morts parmi lesquels des enfants et des femmes. A cette nouvelle, tout Kiev se met en grève. Les cadavres des victimes sont portés à bout de bras et accompagnés par un cortège imposant.

Réunions, prises de parole, arrestations, combats de rue isolés - Kiev est en pleine révolution. Le mouvement s’arrête vite ; mais les typographes ont gagné une réduction d’une heure de la journée de travail ainsi qu’une augmentation de salaire d’un rouble ; on accorde la journée de huit heures dans une fabrique de porcelaine ; les ateliers de chemins de fer sont fermés par décision ministérielle ; d’autres professions continuent une grève partielle pour leurs revendications. Par contagion, la grève générale gagne Nicolaiev, sous l’influence immédiate des nouvelles d’Odessa, de Bakou, de Batoum et de Tiflis, et malgré la résistance du comité social-démocrate, qui voulait retarder le déclenchement du mouvement jusqu’au moment où la troupe sortirait de la ville pour les manœuvres : il ne put freiner le mouvement de masse ; les grévistes allaient d’atelier en atelier ; la résistance de la troupe ne fit que jeter de l’huile sur le feu. Bientôt on vit se former des cortèges énormes qui entraînaient au son de chants révolutionnaires tous les ouvriers, les employés, le personnel des tramways, hommes et femmes. Le débrayage était total. A Ekaterinoslav les boulangers commencent la grève le 5 août ; le 7 ce sont les ouvriers des ateliers de chemin de fer ; puis toutes les autres usines ; le 8 août la circulation des tramways s’arrête, les journaux cessent de paraître. C’est ainsi que se forma la grandiose grève générale du sud de la Russie au cours de l’été 1903. Mille conflits économiques partiels, mille incidents « fortuits » convergèrent, confluant en un océan puissant ; en quelques semaines tout le sud de l’Empire tsariste fut transformé en une étrange République ouvrière révolutionnaire.

« Accolades fraternelles, cris d’enthousiasme et de ravissement, chants de liberté, rires joyeux, gaieté et transports de joie : c’était tout un concert qu’on entendait dans cette foule de milliers de personnes allant et venant à travers la ville du matin au soir. Il régnait une atmosphère d’euphorie ; on pouvait presque croire qu’une vie nouvelle et meilleure commençait sur la terre. Spectacle profondément émouvant et en même temps idyllique et touchant. » Ainsi écrivait alors le correspondant d’Osvobojdenié, organe libéral de M. Pierre de Struve.

Dès le début de l’année 1904, ce fut la guerre, ce qui pour un temps provoqua une interruption du mouvement de grève générale. Au commencement, on vit se répandre dans le pays une vague trouble de manifestations « patriotiques » organisées par la police. Le chauvinisme tsariste officiel commença par abattre la société bourgeoise « libérale ». Mais bientôt la social-démocratie reprit possession du champ de bataille ; aux manifestations policières de la canaille patriotique s’opposent des manifestations ouvrières révolutionnaires. A la fin les honteuses défaites de l’armée tsariste tirent la société libérale elle-même de son sommeil. L’ère des congrès, des banquets, des discours, des adresses et des manifestes libéraux et démocratiques commence. Momentanément diminué par la honte de la défaite, l’absolutisme dans son désarroi laisse faire ces messieurs qui voient s’ouvrir déjà devant eux le paradis libéral. Le libéralisme occupe le devant de la scène politique pour six mois, le prolétariat rentre dans l’ombre. Seulement, après une longue dépression, l’absolutisme se redresse, la camarilla rassemble ses forces ; il suffit de faire taper du pied les Cosaques pour chasser les libéraux dans leur trou, et ceci dès le mois de décembre. Et les discours, les congrès sont taxés de « prétention insolente » et interdits d’un trait de plume, le libéralisme se trouve subitement au bout de son latin. Mais au moment même où le libéralisme est désorienté commence l’action du prolétariat. En décembre 1904 éclate à la faveur du chômage la gigantesque grève générale de Bakou : la classe ouvrière occupe de nouveau le champ de bataille. La parole interdite est réduite au silence, l’action recommence. A Bakou, pendant plusieurs semaines, en pleine grève générale, la social-démocratie domine entièrement la situation ; les événements étranges de décembre dans le Caucase auraient provoqué une émotion extraordinaire s’ils n’avaient été rapidement débordés par le flot montant de la révolution dont ils étaient eux-mêmes l’origine. Les nouvelles fantaisistes et confuses sur la grève générale de Bakou n’étaient pas encore parvenues à toutes les extrémités de l’Empire, lorsqu’en janvier 1905 éclata la grève générale de Saint-Pétersbourg. Là encore, l’occasion qui déclencha le mouvement fut, comme on le sait, minime. Deux ouvriers des chantiers de Poutilov avaient été licenciés parce qu’ils appartenaient à l’association « légale » de Zoubatov. Cette mesure de rigueur provoqua le 16 janvier une grève de solidarité de tous les ouvriers de ces chantiers, au nombre de 12 000. La grève fut l’occasion pour les social-démocrates d’entreprendre une propagande active pour l’extension des revendications : ils réclamaient la journée de huit heures, le droit de coalition, la liberté de la parole et de la presse, etc. L’agitation qui animait les ateliers de Poutilov gagna rapidement les autres usines et, quelques jours après, 140 000 ouvriers étaient en grève. Après des délibérations en commun et des discussions orageuses fut élaborée la charte prolétarienne des libertés civiques, mentionnant comme première revendication la journée de huit heures ; c’est en portant cette charte que, le 22 janvier, 200 000 ouvriers, conduits par le prêtre Gapone[1], défilèrent devant le palais du tsar. En une semaine, le conflit provoqué par le licenciement de deux ouvriers des chantiers de Poutilov devenait le prologue de la plus puissante révolution des temps modernes. Les événements qui suivirent sont connus : la répression sanglante de Saint-Pétersbourg donnait lieu, en janvier et en février, dans tous les centres industriels et les villes de Russie, de Pologne, de Lituanie, des provinces baltes, du Caucase, de la Sibérie, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, à de gigantesques grèves de masse et à des grèves générales. Mais si l’on examine les choses de plus près, les grèves de masse prennent des formes différentes de celles de la période précédente cette fois ce sont partout les organisations social-démocrates qui appelèrent à la grève, partout c’est la solidarité révolutionnaire avec le prolétariat de Saint-Pétersbourg qui fut expressément désignée comme le motif et le but de la grève générale, partout il y eut dès le début des manifestations, des discours, des affrontements avec la troupe. Pourtant, là non plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse ; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut. Autre différence, les grèves de masse et les grèves générales antérieures avaient leur origine dans la convergence des revendications salariales partielles ; celles-ci, dans l’atmosphère générale de la situation révolutionnaire et sous l’impulsion de la propagande social-démocrate, devenaient vite des manifestations politiques ; l’élément économique et l’éparpillement syndical en étaient le point de départ, l’action de classe concertée et la direction politique en étaient le résultat final. Ici le mouvement est inverse. Les grèves générales de janvier-février éclatèrent tout d’abord sous la forme d’une action révolutionnaire concertée sous la direction de la social-démocratie ; mais cette action s’éparpilla bientôt en une infinité de grèves locales, parcellaires, économiques, dans diverses régions, villes, professions, usines. Pendant tout le printemps de 1905 jusqu’au plein été on vit dans cet Empire gigantesque sourdre une lutte politique puissante du prolétariat entier contre le capital ; l’agitation gagne par en-haut les professions libérales et petites-bourgeoises, les employés de commerce, de banque, les ingénieurs, les comédiens, les artistes, et pénètre par en-bas jusque chez les gens de maison, les agents subalternes de la police, jusque même dans les couches du « sous-prolétariat », s’étendant en même temps dans les campagnes et frappant même aux portes des casernes. Voici la fresque immense et variée de la bataille générale du travail contre le capital ; nous y voyons se refléter toute la complexité de l’organisme social, de la conscience politique de chaque catégorie et de chaque région ; nous y voyons se développer toute la gamme des conflits depuis la lutte syndicale en bonne et due forme menée par l’armée d’élite bien entraînée du prolétariat industriel jusqu’à l’explosion anarchique de révolte d’une poignée d’ouvriers agricoles et au soulèvement confus d’une garnison militaire, depuis la révolte distinguée et discrète en manchettes et en col dur au comptoir d’une banque jusqu’aux protestations à la fois timides et audacieuses de policiers mécontents secrètement réunis dans un poste enfumé, obscur et sale.

Les partisans de « batailles ordonnées et disciplinées » conçues selon un plan et un schéma, ceux qui en particulier veulent toujours exactement savoir de loin comment « il aurait fallu faire », ceux-là estiment que ce fut une « grave erreur » que de morceler la grande action de grève générale politique de janvier 1905 en une infinité de luttes économiques, car cela aboutit à leurs yeux à paralyser cette action et à en faire un « feu de paille ». Même le parti social-démocrate russe, qui certes participa à la révolution, mais n’en fut pas l’auteur, et qui doit en apprendre les lois au fur et à mesure de son déroulement, se trouva quelque temps un peu désorienté par le reflux apparemment stérile de la première marée de grèves générales. L’histoire cependant, qui avait commis cette « grande erreur » accomplissait par là même un travail révolutionnaire gigantesque aussi inévitable qu’incalculable dans ses conséquences, sans se soucier des leçons de ceux qui s’instituaient eux-mêmes maîtres d’école.

Le brusque soulèvement général du prolétariat en janvier, déclenché par les événements de Saint-Pétersbourg, était dans son action extérieure, un acte politique révolutionnaire, une déclaration de guerre à l’absolutisme. Mais cette première lutte générale et directe des classes déclencha une réaction d’autant plus puissante à l’intérieur qu’elle éveillait pour la première fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’hommes. Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. Aussitôt se déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaînes. Sous mille formes les souffrances du prolétariat moderne ravivent le souvenir de ces vieilles plaies toujours saignantes. Ici on lutte pour la journée de huit heures, là, contre le travail aux pièce. Ici on emmène sur des charrettes à bras les maîtres brutaux après les avoir ligotés dans un sac ; ailleurs, on combat l’infâme système des amendes ; partout on lutte pour meilleurs salaires, ici et là pour la suppression du travail à domicile. Les métiers anachroniques et dégradés des grandes villes, les petites villes provinciales assoupies jusque-là dans un sommeil idyllique, le village avec son système de propriété hérité du servage - tout cela est tiré brusquement du sommeil par le coup de tonnerre de janvier, prend conscience de ses droits et cherche fiévreusement à réparer le temps perdu. Ici la lutte économique fut donc en réalité non un morcellement, non un émiettement de l’action, mais un changement de front : la première bataille générale contre l’absolutisme devient soudain et tout naturellement un règlement de comptes général avec le capitalisme, et celui-ci, conformément à sa nature, revêt la forme de conflits partiels pour les salaires. Il est faux de dire que l’action politique de classe janvier fut brisée parce que la grève générale s’émietta en grèves économiques. C’est le contraire qui est vrai : une fois épuisé le contenu possible de l’action politique, compte tenu de la situation donnée, et de la phase où se trouvait la révolution, celle-ci s’émietta ou plutôt se transforma en action économique. En fait, que pouvait obtenir de plus la grève générale de janvier ? Il fallait être inconscient pour s’attendre à ce que l’absolutisme fût écrasé d’un coup par une seule grève générale « prolongée » selon le modèle anarchiste. C’est par le prolétariat que l’absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche. D’ailleurs, l’absolutisme ne peut pas être renversé n’importe quand, à l’aide simplement d’une dose suffisante « d’efforts » et de « persévérance ». La chute de l’absolutisme n’est qu’un signe extérieur de l’évolution intérieure des classes dans la société russe. Auparavant, pour que l’absolutisme soit renversé, il faut que la structure interne de la future Russie bourgeoise soit établie, que sa structure d’Etat moderne de classes soit constituée. Cela implique la division et la diversification des couches sociales et des intérêts, la constitution, non seulement du parti prolétarien révolutionnaire, mais encore des divers partis : libéral, radical, petit-bourgeois, conservateur et réactionnaire ; cela implique l’éveil à la connaissance, la conscience de classe non seulement des couches populaires, mais encore des couches bourgeoises ; mais ces dernières ne peuvent se constituer et mûrir que dans la lutte au cours de la révolution en marche, à l’école vivante des événements, dans l’affrontement avec le prolétariat et entre elles dans un frottement continuel et réciproque. Cette division et cette maturation des classes dans la société bourgeoise, ainsi que leur action dans la lutte contre l’absolutisme, sont à la fois entravées et gênées d’une part, stimulées et accélérées d’autre part, par le rôle dominant et particulier du prolétariat et par son action de classe. Les divers courants souterrains du processus révolutionnaire s’entrecroisent, se font obstacle mutuellement, avivent les contradictions internes de la révolution, ce qui a pour résultat cependant de précipiter et d’intensifier la puissante explosion. Ainsi ce problème en apparence si simple, si peu complexe, purement mécanique : le renversement de l’absolutisme, exige tout un processus social très long ; il faut que le terrain social soit labouré de fond en comble, que ce qui est en bas apparaisse à la surface, que ce qui est en haut soit enfoui profondément, que « l’ordre » apparent se mue en chaos et qu’à partir de « l’anarchie » apparente soit créé un ordre nouveau. Or, dans ce processus du bouleversement des structures sociales de l’ancienne Russie, ce n’est pas seulement le coup de tonnerre de la grève générale de janvier, mais bien plus encore le grand orage du printemps et de l’été suivants et les grèves économiques qui jouèrent un rôle irremplaçable. La bataille générale et acharnée du salariat contre le capital a contribué à la fois à la différenciation des diverses couches populaires et à celle des couches bourgeoises, à la formation d’une conscience de classe dans le prolétariat révolutionnaire, comme aussi dans la bourgeoisie libérale et conservatrice. Si, dans les villes, les revendications salariales ont contribué à la création du grand parti monarchique des industriels de Moscou, la grande révolte paysanne de Livonie a entraîné la rapide liquidation du fameux libéralisme aristocrate et agrarien des Zemtvos. Mais en même temps la période des batailles économiques du printemps et de l’été 1905 a, grâce à la propagande intense menée par la social-démocratie et grâce à sa direction politique, permis au prolétariat des villes de tirer après coup les leçons du prologue de janvier et de prendre conscience des tâches futures de la révolution. A ce premier résultat s’ajoute un autre de caractère social durable : l’élévation générale du niveau de vie du prolétariat sur le plan économique, social et intellectuel. Les grèves du printemps 1905 ont presque toutes eu une issue victorieuse. Citons seulement, à titre d’exemple choisi parmi une collection de faits énormes et dont on ne peut pas encore mesurer l’ampleur, un certain nombre de données sur quelques grèves importantes, qui se sont toutes déroulées à Varsovie sous la conduite de la social-démocratie polonaise et lituanienne. Dans les plus grandes entreprises métallurgiques de Varsovie : Société anonyme Lilpop, Rau et Löwenstein, Rudzki et Cie, Bormann Schwede et Cie, Handtke, Gerlach et Pulst, Geisler frères, Eberhard, Wolski et Cie, Société anonyme Conrad et Jarmuskiescicz, Weber et Daehm, Gwizdzinski et Cie, Tréfileries Wolanoski, Société anonyme Gostynski et Cie, K. Brun et fils, Fraget, Norblin, Werner, Buch, Kenneberg frères, Labor, fabrique de lampes Dittmar, Serkowski, Weszynski, en tout 22 établissements, les ouvriers obtinrent, après une grève de 4 à 5 semaines (commencée le 25 et le 26 janvier) la journée de travail de 9 heures ainsi qu’une augmentation de salaires de 15 à 25 % ; ainsi que diverses améliorations de moindre importance. Dans les plus grands chantiers de l’industrie du bois de Varsovie, notamment chez Karmanski, Damiecki, Gromel, Szerbinski, Trenerovski, Horn, Bevensee, Twarkovski, Daab et Martens, en tout dix établissements, les grévistes obtinrent dès le 23 février, la journée de 9 heures ; ils ne s’en contentèrent pas cependant et maintinrent l’exigence de la journée de 8 heures, qu’ils réussirent à obtenir une semaine plus tard en même temps qu’une augmentation de salaires. Toute l’industrie du bâtiment se mit en grève le 27 février, réclamant, selon le mot d’ordre donné par la social-démocratie, la journée de huit heures ; le 11 mars, elle obtenait la journée de 9 heures, une augmentation de salaires pour toutes le catégories, le paiement régulier du salaire par semaine, etc. Les peintres en bâtiment, les charrons, les selliers, et le forgerons obtinrent ensemble la journée de 8 heures sans réduction de salaire. Les ateliers de téléphone furent en grève pendant dix jours et obtinrent la journée de 8 heures ainsi qu’une augmentation de salaire de 10 à 15 %. La grande usine de tissage de lin de Hielle et Dietrich (10 000 ouvriers) obtint après neuf semaines de grève une réduction d’une heure de la journée de travail et des augmentations de salaire allant de 5 à 10 %. On constate des résultats analogues avec des variantes infinies dans toutes les autres industries de Varsovie, de Lodz, de Sosnovice.

Dans la Russie proprement dite, la journée de 8 heures fut obtenue :
en décembre 1904, par plusieurs catégories des ouvriers du naphte à Bakou,
en mai 1905, par les ouvriers des sucreries du district de Kiev ;
en janvier, dans l’ensemble des imprimeries de la ville de Samara (en même temps qu’une augmentation des salaires aux pièces et la suppression des amendes) ;
en février, dans la fabrique d’instruments de médecine de l’armée, dans une ébénisterie et dans la fabrique de cartouches de Saint-Pétersbourg. - De plus, on instaura dans les mines de Vladivostok un système de travail par équipes de huit heures ;
en mars, dans l’atelier mécanique de l’imprimerie des papiers d’Etat, appartenant à l’Etat ;
en avril, chez les forgerons de la ville de Bodroujsk ;
en mai, chez les employés des tramways électriques à Tiflis ; en mai fut introduite également la journée de 8 heures et demie dans l’énorme entreprise de tissage de laine de Morosov (en même temps qu’on supprimait le travail de nuit et qu’on augmentait les salaires de 8 %) ;
en juin, on introduisait la journée de 8 heures dans plusieurs moulins à huile de Saint-Pétersbourg et de Moscou ;
la journée de huit heures et demie en juillet chez les forgerons du port de Saint-Pétersbourg ;
en novembre, dans toutes les imprimeries privées de la ville d’Orel, ainsi qu’une augmentation de 20 % des salaires à l’heure et de 100 % des salaires aux pièces, on instituait également un comité d’arbitrage composé en nombre égal de patrons et d’ouvriers.
La journée de neuf heures dans tous les ateliers de chemins de fer en février ; dans beaucoup d’arsenaux nationaux de guerre et de chantiers navals ; dans la plupart des usines de Berdjansk ; dans toutes les imprimeries de Poltava et de Minsk ; la journée de neuf heures et demie dans les bassins maritimes, le chantier et la fonderie mécanique de Nicolaiev ; en juin, après une grève générale des garçons de café de Varsovie, elle fut introduite dans la plupart des restaurants et cafés en même temps qu’une augmentation de salaires de 20 à 40 % et un congé de quinze jours par an.
La journée de dix heures dans presque toutes les fabriques de Lodz, Sosnovice, Riga, Kovno, Reval, Dorpat, Minsk, Kharkov ; chez les boulangers d’Odessa ; dans les ateliers artisanaux à Kichinev, dans plusieurs fabriques de chapeaux de Saint-Pétersbourg ; dans les fabriques d’allumettes de Kovno (en même temps qu’une augmentation de salaire de 10 %), dans tous les chantiers navals de l’Etat et chez tous les ouvriers des ports.

Les augmentations de salaires sont généralement moins considérables que la réduction du temps de travail, mais néanmoins importantes ainsi, à Varsovie, dans le courant du mois de mars 1905, les ateliers municipaux instaurèrent une augmentation de salaire de 15 %, à Ivanovo-Voznessensk, centre d’industries textiles, les augmentations de salaire atteignirent entre 7 et 15 % ; à Kovno, 75 % de la population ouvrière totale bénéficièrent des augmentations de salaire. On instaura un salaire minimum fixe dans un certain nombre de boulangeries d’Odessa, dans les chantiers maritimes de la Néva à Saint-Pétersbourg, etc. A la vérité, ces avantages ont été plus d’une fois retirés tantôt à un endroit, tantôt à un autre. Mais cela ne fut que l’occasion de nouvelles batailles, de revanches plus acharnées encore ; c’est ainsi que la période des grèves du printemps de 1905 introduisit elle-même une série infinie de conflits économiques toujours plus vastes et plus enchevêtrés qui durent encore à l’heure actuelle. Dans les périodes d’accalmie extérieure de la révolution, où les dépêches ne font parvenir aucune nouvelle sensationnelle du front russe, où le lecteur d’Europe occidentale repose son journal quotidien en constatant avec déception qu’il n’y a « rien de neuf » en Russie, en réalité la révolution poursuit sans trêve, jour après jour, heure après heure, son immense travail souterrain, minant les profondeurs de l’empire tout entier. La lutte économique intense fait passer rapidement, par des méthodes accélérées, du stade de l’accumulation primitive de l’économie patriarcale fondée sur le pillage, au stade de la civilisation plus moderne. Actuellement la Russie est en avance, en ce qui concerne la durée réelle du travail, non seulement sur la législation russe qui prévoit une journée de travail de onze heures et demie, mais sur les conditions effectives du travail en Allemagne. Dans la plupart des branches de la grande industrie russe on pratique aujourd’hui la journée de huit heures, qui constitue, aux yeux-mêmes de la social-démocratie allemande, un objectif inaccessible. Bien plus, ce « constitutionnalisme industriel » tant souhaité en AIlemagne, objet de tous les vœux, au nom duquel les adeptes d’une tactique opportuniste voudraient garder les eaux stagnantes du parlementarisme - seule voie possible du salut - à l’abri de tout souffle d’air un peu vif, a vu le jour en Russie, en pleine tempête révolutionnaire, en même temps que le « constitutionnalisme » politique. En réalité, ce qui s’est produit, ce n’est pas seulement une élévation générale du niveau de vie de la classe ouvrière, ni non plus de son niveau de civilisation. Le niveau de vie, sous une forme durable de bien-être matériel, n’a pas de place dans la révolution. Celle-ci est pleine de contradictions et de contrastes, elle entraîne tantôt des victoires économiques surprenantes, tantôt les revanches les plus brutales du capitalisme : aujourd’hui la journée de huit heures, demain les lock-out en masse et la famine totale pour des centaines de milliers de gens. Le résultat le plus précieux, parce que permanent dans ce flux et reflux brusque de la révolution est d’ordre spirituel : la croissance par bonds du prolétariat sur le plan intellectuel et culturel donne une garantie absolue de son irrésistible progrès futur dans la lutte économique aussi bien que politique.

Mais ce n’est pas tout les rapports mêmes entre ouvriers et patrons sont bouleversés : depuis la grève générale de janvier et les grèves suivantes de 1905, le principe du capitaliste maître chez lui est pratiquement supprimé. On a vu se constituer spontanément dans les plus grandes usines de tous les centres industriels importants des Comités ouvriers, seules instances avec qui le patron traite et qui arbitrent tous les conflits. Et enfin, plus encore les grèves en apparence chaotiques et l’action révolutionnaire « inorganisée » qui ont suivi la grève générale de janvier deviennent le point de départ d’un précieux travail d’organisation. L’histoire se moque des bureaucrates amoureux des schémas préfabriqués, gardiens jaloux du bonheur des syndicats. Les organisations solides conçues comme des forteresses inexpugnables, et dont il faut assurer l’existence avant de songer éventuellement à entreprendre une hypothétique grève de masse en Allemagne, - ces organisations au contraire sont issues de la grève de masse elle-même. Et tandis que les gardiens jaloux des syndicats allemands craignent avant tout de voir se briser en mille morceaux ces organisations, comme de la porcelaine précieuse au milieu du tourbillon révolutionnaire, la révolution russe nous présente un tableau tout différent ce qui émerge des tourbillons et de la tempête, des flammes et du brasier des grèves de masse, telle Aphrodite surgissant de l’écume des mers, ce sont ... des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents. Ne citons encore une fois qu’un petit exemple, mais typique pour tout l’Empire. Au cours de la deuxième conférence des syndicats russes, qui eut lieu à la fin de février 1906 à Saint-Pétersbourg, le délégué des syndicats pétersbourgeois présenta un rapport sur le développement des organisations syndicales dans la capitale des tsars, rapport dans lequel il disait :

« Le 22 janvier 1905, qui a balayé l’association de Gapone, a marqué une étape. La masse des travailleurs a appris par la force des événements à apprécier l’importance de l’organisation et ils ont compris qu’ils pouvaient seuls créer ces organisations. C’est en liaison directe avec le mouvement de janvier que naît à Saint-Pétersbourg le premier syndicat : celui des typographes. La commission élue pour l’étude des tarifs a élaboré les statuts et le 19 juin fut le premier jour de l’existence du syndicat. Les syndicats des comptables et teneurs de livres virent le jour à peu près en même temps. A côté de ces organisations dont l’existence était presque publique (et légale) on vit surgir entre janvier et octobre 1905 des syndicats semi-légaux et illégaux. Citons parmi les premiers celui des aides pharmaciens et celui des employés de commerce. Parmi les syndicats légaux il faut mentionner l’Union des horlogers dont la première séance secrète eut lieu le 24 avril. Toutes les tentatives pour convoquer une Assemblée Générale publique échouèrent contre la résistance obstinée de la police et des patrons représentés par la Chambre de Commerce. Cet échec n’a pas empêché l’existence du syndicat qui tint des assemblées secrètes de ses adhérents le 9 juin et le 14 août, sans compter les séances du bureau des Syndicats. Le Syndicat des tailleurs et tailleuses fut fondé au printemps de 1905 au cours d’une réunion secrète tenue en pleine forêt à laquelle assistaient 70 tailleurs. Après avoir discuté du problème de la fondation, une Commission élue fut chargée d’élaborer les statuts. Toutes les tentatives de la Commission pour assurer au syndicat une existence légale sont restées sans effet. Son action se limita à la propagande ou au recrutement dans les différents ateliers. Un sort pareil était réservé au Syndicat des cordonniers. En juillet une réunion secrète fut convoquée la nuit dans un bois hors de la ville. Plus de cent cordonniers furent réunis ; on présenta un rapport sur l’importance des syndicats, sur leur histoire dans l’Europe occidentale, et leur mission en Russie. Là-dessus, on décida de fonder un syndicat, une commission de 12 membres fut élue et chargée de rédiger les statuts et de convoquer une Assemblée générale des cordonniers. Les statuts furent rédigés, mais on n a pu jusqu’ici ni les imprimer ni convoquer l’Assemblée générale. »
Tels furent les difficiles débuts des syndicats. Puis vinrent les journées d’octobre, la deuxième grève générale, l’ukase du 30 octobre, et la courte « période constitutionnelle ». Les travailleurs se jetèrent avec enthousiasme dans les flots de la liberté politique, afin de l’utiliser au travail d’organisation A côté des activités politiques quotidiennes - réunions, discussions, fondations de groupes - on se mit immédiatement au travail d’organisation des syndicats. En octobre et novembre quarante syndicats nouveaux furent créés à Saint-Pétersbourg. Tout de suite on fonda un « bureau central », c’est-à-dire une union de syndicats ; plusieurs journaux syndicaux paraissent, et même à partir de novembre un organe central Le Syndicat. La description de ce qui s’est passé à Saint-Pétersbourg s’applique à Moscou et à Odessa, à Kiev et à Nicolaiev, à Saratov, et à Voronej, à Samara et à Nijni-Novgorod, à toutes les grandes villes de la Russie et plus encore à la Pologne. Les syndicats de toutes ces villes cherchent à prendre contact entre eux ; ils tiennent des conférences. La fin de la « période constitutionnelle » et le retour à la réaction de décembre 1905 mettent provisoirement fin à l’activité publique large des Syndicats, sans pour autant amener leur dépérissement. Ils se maintiennent clandestinement en tant qu’organisations et poursuivent en même temps officiellement les revendications salariales. C’est un mélange original d’activité syndicale à la fois légale et illégale correspondant aux contradictions de la situation révolutionnaire. Mais au milieu même de la lutte, le travail d’organisation se poursuit avec sérieux, voire avec pédantisme. Les syndicats de la social-démocratie polonaise et lituanienne, par exemple, qui, au dernier Congrès du Parti (en juillet 1906) étaient représentés par cinq délégués, et comprenaient dix mille membres cotisants, sont pourvus de statuts réguliers, de cartes d’adhérents imprimées, de timbres mobiles, etc. Et ces mêmes boulangers et cordonniers, métallurgistes et typographes, de Varsovie et de Lodz, qui en juin 1905 étaient sur les barricades et, en décembre, n’attendaient qu’un mot d’ordre de Saint-Pétersbourg pour descendre dans la rue, trouvent le temps de réfléchir sérieusement entre deux grèves, entre la prison et le lock-out, en plein état de siège, et de discuter à fond et attentivement des statuts syndicaux. Bien plus, ceux qui se battaient hier et qui se battront demain sur les barricades ont plus d’une fois au cours des réunions blâmé sévèrement leurs dirigeants et les ont menacés de quitter le Parti parce qu’on n’avait pu imprimer assez vite les cartes syndicales - dans des imprimeries clandestines et sous la menace constante de poursuites policières. Cet enthousiasme et ce sérieux durent encore jusqu’à ce jour. Au cours des deux premières semaines de juillet 1906 furent créés - pour citer un exemple - quinze nouveaux syndicats à Ekaterinoslav ; à Kostroma six, d’autres à Kiev, Poltava, à Smolensk, à Tcherkassy, Proskourov, - et jusque dans les plus petites localités des districts provinciaux. A la séance tenue le 5 juin dernier (1906) par l’Union des Syndicats de Moscou, il fut décidé, conformément aux conclusions des rapports des délégués de chaque syndicat que les syndicats devraient veiller à la discipline de leurs adhérents, et les empêcher de prendre part à des combats de rue, parce que la grève de masse est considérée comme inopportune. En face de provocations éventuelles du gouvernement ils doivent veiller à ce que la masse ne descende pas dans la rue. Enfin l’Union a décidé que pendant tout le temps où un syndicat mène une grève, les autres doivent s’abstenir de revendications salariales. La plupart des luttes économiques sont désormais dirigées par les syndicats [2].

C’est ainsi que la grande lutte économique dont le point de départ a été la grève générale de janvier et qui continue jusqu’à ce jour, constitue l’arrière-plan de la révolution, d’où l’on voit tantôt jaillir des explosions isolées, tantôt éclater d’immenses batailles du prolétariat tout entier - sous l’influence conjuguée et alternée de la propagande politique et des événements extérieurs. Citons quelques-unes de ces explosions successives : à Varsovie, le 1° mai 1905, à l’occasion de la fête du travail, une grève générale totale sans exemple jusque-là, accompagnée d’une manifestation de masse parfaitement pacifique, se termina par un affrontement sanglant de la foule désarmée avec la troupe. A Lodz, en juin, la dispersion par l’armée d’un rassemblement de masse donna lieu à une manifestation de cent mille ouvriers, à l’occasion de l’enterrement de quelques victimes de la soldatesque, à un nouvel accrochage avec l’armée, et finalement à la grève générale -celle-ci aboutissant les 23, 24 et 25 mai à un combat de barricades, le premier de l’Empire des tsars. C’est en juin également qu’éclata dans le port d’Odessa à propos d’un petit incident à bord du cuirassé Potemkine la première grande révolte de matelots de la flotte de la mer Noire qui provoqua en contrecoup une immense grève de masse à Odessa et à Nicolaiev. Cette mutinerie eut d’autres répercussions encore : une grève et des révoltes de marins à Cronstadt, Libau, et Vladivostok.

En octobre eut lieu à Saint-Pétersbourg l’expérience révolutionnaire de l’instauration de la journée de 8 heures. Le Conseil des délégués ouvriers décide d’introduire par des méthodes révolutionnaires la journée de 8 heures. C’est ainsi qu’à une date déterminée tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg déclareront à leurs patrons qu’ils refusent de travailler plus de 8 heures par jour et quitteront leurs lieux de travail à l’heure ainsi fixée. Cette idée fut l’occasion d’une campagne intense de propagande, fut accueillie et exécutée avec enthousiasme, par le prolétariat qui ne regarda pas aux plus grands sacrifices. C’est ainsi par exemple que pour les ouvriers du textile, qui jusqu’alors étaient payés aux pièces, et dont la journée de travail était de onze heures, la journée de huit heures représentait une perte de salaire énorme, qu’ils acceptèrent cependant sans hésitation. En l’espace d’une semaine on avait introduit dans toutes les usines et ateliers de Saint-Pétersbourg la journée de huit heures, et la joie de la classe ouvrière ne connaît plus de bornes. Bientôt cependant, le patronat, d’abord désemparé, se prépare à la riposte partout on menace de fermer les usines. Un certain nombre d’ouvriers acceptent de négocier, obtenant ici la journée de dix heures, là la journée de neuf heures. Cependant, l’élite du prolétariat de Saint-Pétersbourg, les ouvriers des grandes usines nationales de métallurgie, restent inébranlables il s’ensuit un lock-out, 45 à 50 000 ouvriers sont mis à la rue pour un mois. De ce fait, le mouvement en faveur de la journée de huit heures se poursuit dans la grève générale de décembre, déclenchée en grande partie par le lock-out. Cependant dans l’intervalle survient en octobre, en riposte au projet de Douma de Boulygine [3], la seconde et très puissante grève générale déclenchée sur un mot d’ordre des cheminots et qui s’étend à l’Empire tout entier. Cette seconde grande action révolutionnaire du prolétariat revêt un caractère sensiblement différent de la première grève de janvier. La conscience politique y joue un rôle beaucoup plus important. Certes, l’occasion qui déclencha la grève de masse fut ici encore accessoire et apparemment fortuite il s’agit du conflit entre les cheminots et l’administration, à propos de la Caisse des Retraites. Mais le soulèvement général du prolétariat industriel qui suivit est soutenu par une pensée politique claire. Le prologue de la grève de janvier avait été une supplique adressée au tsar afin d’obtenir la liberté politique ; le mot d’ordre de la grève d’octobre était : « Finissons-en avec la comédie constitutionnelle du tsarisme ! » Et grâce au succès immédiat de la grève générale qui se traduisit par le manifeste tsariste du 30 octobre, le mouvement ne reflue pas en lui-même comme en janvier pour revenir au début de la lutte économique mais déborde vers l’extérieur, exerçant avec ardeur la liberté politique nouvellement conquise. Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants, pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations, tel est le tableau mouvementé des journées de novembre et de décembre. En novembre, à l’appel de la social-démocratie, est organisée à Saint-Pétersbourg la première grève démonstrative de protestation contre la répression sanglante et la proclamation de l’état de siège en Livonie et en Pologne. Le rêve de la Constitution est suivi d’un réveil brutal. Et l’agitation sourde finit par déclencher en décembre la troisième grève générale de masse, qui s’étend à l’Empire tout entier. Cette fois, le cours et l’issue en sont tout autres que dans les deux cas précédents. L’action politique ne cède pas la place à l’action économique comme en janvier, mais elle n’obtient pas non plus une victoire rapide comme en octobre. La camarilla tsariste ne renouvelle pas ses essais d’instaurer une liberté politique véritable, et l’action révolutionnaire se heurte ainsi pour la première fois dans toute son étendue à ce mur inébranlable : la force matérielle de l’absolutisme. Par l’évolution logique interne des événements en cours, la grève de masse se transforme en révolte ouverte, en lutte armée, en combats de rue et de barricades à Moscou. Les journées de décembre à Moscou sont le point culminant de l’action politique et du mouvement de grèves de masse, clôturant ainsi la première année laborieuse de la révolution. Les événements de Moscou montrent en une image réduite l’évolution logique et l’avenir du mouvement révolutionnaire dans son ensemble : son aboutissement inévitable en une révolte générale ouverte ; celle-ci cependant ne peut se produire qu’après un entraînement acquis par une série de révoltes partielles et préparatoires, aboutissant provisoirement à des « défaites » extérieures et partielles, pouvant apparaître chacune comme « prématurée ».

L’année 1906 est celle des élections et de l’épisode de la Douma. Le prolétariat, animé d’un puissant instinct révolutionnaire lui permettant d’avoir une vue claire de la situation, boycotte la farce constitutionnelle tsariste. Le libéralisme occupe de nouveau pour quelques mois le devant de la scène politique. Il semble que ce soit la situation de 1904 qui revienne l’action cède la place à la parole et le prolétariat rentre dans l’ombre pour quelque temps, pour se consacrer avec plus d’ardeur encore à la lutte syndicale et au travail d’organisation. Les grèves de masse cessent, tandis que jour après jour les libéraux font jaillir les fusées de leur éloquence. Enfin le rideau de fer s’abaisse brusquement, les acteurs sont dispersés, des fusées d’éloquence libérale, il ne reste que la fumée et la poussière. Une tentative de la social-démocratie pour appeler à manifester par une quatrième grève de masse en faveur de la Douma et du rétablissement de la liberté de parole tombe à plat. La grève politique de masse a épuisé son rôle en tant que telle, et le passage de la grève au soulèvement général du peuple et aux combats de rue n’est pas mûr. L’épisode libéral est fini, l’épisode prolétarien n’a pas encore recommencé. La scène reste provisoirement vide.


Notes

[1] GAPONE (1870-1906) : prêtre russe, organisa en accord avec la police de Zoubatov, le “dimanche rouge” de Pétersbourg qui marqua le début de la révolution de 1905.

[2] Rien que dans les deux premières semaines de juin 1906, les syndicats ont mené les luttes revendicatives suivantes :
. les typographes de Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, Minsk, Vima, Saratov, Moghilev, Tambov, pour la journée de huit heures et le repos hebdomadaire ;
. grève générale des marins à Odessa, Nicolaiev,Kertch, la Crimée, le Caucase, la flotte du Volga, à Cronstadt, à Varsovie et à Plock, pour la reconnaissance du syndicat et la libération des délégués arrêtés ;
. les ouvriers des ports à Saratov, Nicolaiev, Tsaritslma, Archangelsk, Nijnl-Novgorod, Rybinsk ;
. grève des boulangers à Kiev, Arkhangelsk, Bialystok, Vilna, Odessa, Kharkov, Brest-Litovsk, Radom, Tiflis ;
. les ouvriers agricoles dans les districts de Verkhné-Dnieprovsk, Borinsovsk, Simferopol, dans les gouvernements de Todolsk, Toula, Koursk, dans les districts de Kozlov, Lipovitz, en Finlande, dans le gouvernement de Kiev, dans le district d’Elisabethgrad ;
. dans plusieurs villes la grève s’étendit dans cette période à presque tous les métiers en même temps ; par exemple à Saratov, Arkhangelsk, Kertch, Krementchoug ;
. à Backhmout, grève générale des mineurs dans tout le bassin ; dans d’autres villes le mouvement revendicatif toucha au cours de ces deux semaines tous les métiers successivement, par exemple à Saint-Pétersbourg, Varsovie, Moscou, dans toute la province d’Ivanovo-Vosnesensk.
La grève avait partout pour objectifs : la réduction du temps de travail, le repos hebdomadaire, des revendications relatives aux salaires. La plupart des grèves aboutirent à la victoire, les rapports locaux font ressortir qu’elles touchèrent partiellement des catégories d’ouvriers qui participaient pour la première fois à une lutte revendicative.

[3] BOULYGINE (1851-1919) : ministre de l’Intérieur russe en février 1905, rédigea face à la montée révolutionnaire, une promesse de régime constitutionnel. La première Douma qui siégea après la révolution de 1905 porte son nom.

2- Léon Trotsky

La Russie révolutionnaire en 1905

« Notre grand avantage en 1905, à l’époque du prologue révolutionnaire, fut en ceci que nous autres, marxistes, étions dès lors armés dune méthode scientifique pour l’étude de l’évolution historique. Cela nous permettait d’établir une explication théorique des relations sociales que le mouvement de l’histoire ne nous présentait que par indices et allusions. Déjà, la grève chaotique de juillet 1903, dans le Midi de la Russie, nous avait fourni l’occasion de conclure que la méthode essentielle de la révolution russe serait une grève générale du prolétariat, transformée bientôt en insurrection. Les événements du 9 janvier, en confirmant d’une manière éclatante ces prévisions, nous amenèrent à poser en termes concrets la question du pouvoir révolutionnaire. Dès ce moment, dans les rangs de la social-démocratie russe, on se demande et on recherche activement quelle est la nature de la révolution russe et quelle est sa dynamique intérieure de classe. C’est précisément dans l’intervalle qui sépare le 9 janvier de la grève d’octobre 1905 que l’auteur arriva à concevoir le développement révolutionnaire de la Russie sous l’aspect qui fut ensuite fixé par la théorie dite de la " révolution permanente ". Cette désignation quelque peu abstruse voulait exprimer que la révolution russe, qui devait d’abord envisager, dans son avenir le plus immédiat, certaines fins bourgeoises, ne pourrait toutefois s’arrêter là. La révolution ne résoudrait les problèmes bourgeois qui se présentaient à elle en premier lieu qu’en portant au pouvoir le prolétariat. Et lorsque celui ci se serait emparé du pouvoir, il ne pourrait s’en tenir aux limites d’une révolution bourgeoise. Tout au contraire et précisément pour assurer sa victoire définitive, l’avant garde prolétarienne devrait, dès les premiers jours de sa domination, pénétrer profondément dans les domaines interdits de la propriété aussi bien bourgeoise que féodale. Dans ces conditions, elle devrait se heurter à des démonstrations hostiles de la part des groupes bourgeois qui l’auraient soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, et de la part aussi des masses paysannes dont le concours l’aurait poussée vers le pouvoir. Les intérêts contradictoires qui dominaient la situation d’un gouvernement ouvrier, dans un pays retardataire où l’immense majorité de la population se composait de paysans, ne pourraient aboutir à une solution que sur le plan international, dans l’arène d’une révolution prolétarienne mondiale. Lorsque, en vertu de la nécessité historique, la révolution russe aurait renversé les bornes étroites que lui fixait la démocratie bourgeoise, le prolétariat triomphant serait contraint de briser également les cadres de la nationalité, c’est à dire qu’il devrait consciemment diriger son effort de manière à ce que la révolution russe devînt le prologue de la révolution mondiale. Bien qu’un intervalle de douze ans se place entre ce jugement et les faits, l’appréciation que nous venons d’exposer s’est trouvée complètement justifiée. La révolution russe n’a pas pu aboutir à un régime de démocratie bourgeoise. Elle a dû transmettre le pouvoir à la classe ouvrière. Si celle ci s’est révélée trop faible en 1905 pour conquérir la place qui lui revenait, elle a pu s’affermir et mûrir non point dans la république de la démocratie bourgeoise, mais dans les retraites cachées où la confinait le tsarisme du 3 juin. Le prolétariat est arrivé au pouvoir en 1917 grâce à l’expérience acquise par 1905. Les jeunes ouvriers ont besoin de posséder cette expérience, ils ont besoin de connaître l’histoire de 1905. » Léon Trotsky dans Préface de 1922 à « 1905 »

Le soviet en 1905 « L’histoire du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, c’est l’histoire de cinquante journées. Le 13 octobre, l’assemblée constitutive du soviet tenait sa première séance. Le 3 décembre, la séance du soviet était interrompue par les soldats du gouvernement. Il n’y avait à la première séance que quelques dizaines d’hommes ; dans la seconde moitié de novembre, le nombre des députés s’élevait à cinq cent soixante deux, dont six femmes. Ils représentaient cent quarante sept entreprises et usines, trente-quatre ateliers et seize syndicats. La majorité des députés – trois cent cinquante et un – représentaient l’industrie métallurgique. Ils jouaient un rôle décisif dans le soviet. L’industrie textile donna cinquante sept députés, celle du papier et de l’imprimerie trente deux ; les employés de commerce étaient représentés par douze députés, les comptables et les pharmaciens par sept. Le comité exécutif du soviet lui servait de ministère. Lorsque ce comité fut constitué, le 17 octobre, il se composa de trente et un membres : vingt deux députés et neufs représentants des partis (six pour les deux fractions de la social démocratie, trois pour les socialistes révolutionnaires). Quel était le caractère essentiel de cette institution qui, très vite, conquit une place si importante dans la révolution et marqua d’un trait distinctif l’apogée de sa puissance ? Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms. Mais d’autres organisations révolutionnaires remplirent la même tâche avant lui, à côté de lui et après lui : elles n’eurent pourtant pas l’influence dont jouissait le soviet. Le secret de cette influence réside en ceci que cette assemblée sortit organiquement du prolétariat au cours de la lutte directe, prédéterminée par les événements que mena le monde ouvrier pour la conquête du pouvoir. Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de “gouvernement prolétarien”, c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. Le soviet personnalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait ; il luttait directement pour la conquête du pouvoir, dans la mesure où celui ci restait encore entre les mains d’une monarchie militaire et policière. Avant l’existence du soviet, nous trouvons parmi les ouvriers de l’industrie de nombreuses organisations révolutionnaires à direction surtout social démocrate. Mais ce sont des formations à l’intérieur du prolétariat ; leur but immédiat est de lutter pour acquérir de l’influence sur les masses. Le soviet devient immédiatement l’organisation même du prolétariat ; son but est de lutter pour la conquête du pouvoir révolutionnaire. En devenant le foyer de concentration de toutes les forces révolutionnaires du pays, le soviet ne se laissait pas dissoudre dans l’élément de la démocratie révolutionnaire ; il était et restait l’expression organisée de la volonté de classe du prolétariat. Dans sa lutte pour le pouvoir, il appliquait les méthodes qui procèdent naturellement du caractère du prolétariat considéré en tant que classe – ces méthodes sont liées au rôle du prolétariat dans la production, à l’importance de ses effectifs, à son homogénéité sociale. Bien plus, en combattant pour le pouvoir à la tête de toutes les forces révolutionnaires, le soviet n’en guidait pas moins à chaque instant et de toutes les manières l’action spontanée de la classe ouvrière : non seulement il contribuait à l’organisation des syndicats, mais il intervenait même dans les conflits particuliers entre ouvriers et patrons. Et c’est précisément parce que le soviet, en tant que représentation démocratique du prolétariat pendant la période révolutionnaire, se tenait à la croisée de tous ses intérêts de classe qu’il subit dès le début l’influence toute puissante de la social démocratie. Ce parti eut là, du premier coup, la possibilité de réaliser les immenses avantages que lui donnait son initiation au marxisme ; capable d’orienter sa pensée politique dans le vaste “ chaos ”, il n’eut pour ainsi dire aucun effort à faire pour transformer le soviet, qui n’appartenait formellement pas à tel ou tel parti, en appareil de propagande et d’organisation. La principale méthode de lutte appliquée par le soviet fut la grève politique générale. L’efficacité révolutionnaire de ce genre de grève réside en ceci que, dépassant le capital, elle désorganise le pouvoir gouvernemental. Plus l’ “anarchie” qu’elle entraîne est multiple et variée en ses objectifs, plus la grève se rapproche de la victoire. Il y faut cependant une condition indispensable : cette anarchie ne doit pas être suscitée par des moyens anarchiques. La classe qui, en suspendant momentanément tout travail, paralyse l’appareil de production et en même temps l’appareil centralisé du pouvoir, en isolant l’une de l’autre les diverses régions du pays et en créant une ambiance d’incertitude générale, cette classe doit être par elle même suffisamment organisée pour ne pas être la première victime de l’anarchie qu’elle aura provoquée. Dans la mesure où la grève abolit l’organisation gouvernementale existante, les organisateurs mêmes de la grève sont forcés d’assumer les fonctions gouvernementales. Les conditions de la grève générale, en tant que méthode prolétarienne de lutte, étaient les conditions mêmes qui permirent au soviet des députés ouvriers de prendre une importance illimitée. Par la pression de la grève, le soviet réalise la liberté de la presse. Il organise un service régulier de patrouilles dans les rues pour la protection des citoyens. Il s’empare plus ou moins des postes, des télégraphes et des chemins de fer. Il intervient d’autorité dans les conflits économiques entre ouvriers et capitalistes. Il tente, par l’action révolutionnaire directe, d’établir le régime des huit heures. En paralysant l’activité de l’autocratie par l’insurrection gréviste, il instaure un ordre nouveau, un libre régime démocratique dans l’existence de la population laborieuse des villes. Après le 9 janvier, la révolution avait montré qu’elle avait pour elle les masses ouvrières conscientes. Le 14 juin, par la révolte du Potemkine, elle montrait qu’elle pouvait devenir une force matérielle. Par la grève d’octobre, elle prouvait qu’elle était en mesure de désorganiser l’ennemi, de paralyser sa volonté et de le réduire au dernier degré de l’humiliation. Enfin, en organisant de tous côtés des soviets ouvriers, elle démontrait qu’elle savait constituer un pouvoir. Le pouvoir révolutionnaire ne peut s’appuyer que sur une force révolutionnaire active. Quelque opinion que nous ayons du développement ultérieur de la révolution russe, c’est un fait que, jusqu’à présent, aucune classe sociale, à l’exception du prolétariat, ne s’est montrée capable de servir d’appui au pouvoir révolutionnaire, ni disposée à le faire. Le premier acte de la révolution, ce fut l’affrontement dans la rue entre le prolétariat et la monarchie ; la première victoire sérieuse de la révolution fut remportée par un moyen d’action qui appartient exclusivement au prolétariat, par la grève politique ; enfin, comme premier embryon du pouvoir révolutionnaire, on voit apparaître une représentation du prolétariat. Le soviet, c’est le premier pouvoir démocratique dans l’histoire de la nouvelle Russie. Le soviet, c’est le pouvoir organisé de la masse même au dessus de toutes ses fractions. C’est la véritable démocratie, non falsifiée, sans les deux chambres, sans bureaucratie professionnelle, qui conserve aux électeurs le droit de remplacer quand ils le veulent leurs députés. Le soviet par l’intermédiaire de ses membres, les députés que les ouvriers ont élus, préside directement à toutes les manifestations sociales du prolétariat dans son ensemble ou dans ses groupes, organise son action, lui donne un mot d’ordre et un drapeau. » Léon Trotsky dans Conclusions de « 1905 »

3- Lénine


1906
Lénine tire les leçons de l’un des épisodes importants de la révolution de 1905...

Les enseignements de l’insurrection de Moscou

V. Lénine
« Prolétari » n° 2, 29 août 1906

Le livre Moscou en décembre 1905 (M. 1906) vient on ne peut plus à son heure. La tâche immédiate du parti ouvrier est de s’assimiler l’expérience de l’insurrection de décembre. Mais un peu de fiel gâte beaucoup de miel : cet ouvrage contient une documentation fort intéressante, bien qu’incomplète, et malheureusement des conclusions incroyablement négligées, incroyablement banales. Nous reviendrons sur ces conclusions [1] ; pour l’instant, interrogeons la grande actualité politique, les leçons de l’insurrection de Moscou.

Les formes essentielles du mouvement de décembre, à Moscou ont été la grève pacifique et les manifestations. L’immense majorité des ouvriers n’a participé activement qu’à ces formes de lutte. Mais précisément le mouvement de décembre, à Moscou, a montré de façon éclatante que la grève générale, comme forme indépendante et principale de lutte, a fait son temps ; que le mouvement déborde avec une force spontanée, irrésistible, ces cadres trop étroits, donnant naissance à la forme suprême de la lutte : l’insurrection.

Tous les partis révolutionnaires, tous les syndicats de Moscou, en déclarant la grève, avaient conscience et sentaient même qu’elle se transformerait inéluctablement en insurrection. Le 6 décembre, le Soviet des députés ouvriers décidait qu’on « s’efforcerait de transformer la grève en insurrection armée ». Mais aucune des organisations ne s’y était préparée. Même le Conseil de coalition des groupes de combat [2] parlait (le 9 décembre !) de l’insurrection comme d’une affaire encore lointaine, et il est certain que les batailles de rue se livraient sans qu’il y fût pour quelque chose, sans même qu’il y prît part. Les organisations s’étaient laissé devancer par la croissance et l’extension du mouvement.

C’est avant tout sous la pression des circonstances objectives apparues après octobre que la grève allait se transformer en insurrection. On ne pouvait plus prendre le gouvernement au dépourvu par une grève générale ; il avait déjà monté une contre révolution prête à agir militairement..Le cours général de la révolution russe après octobre et la succession des événements à Moscou lors des journées de décembre ont confirmé, de façon saisissante, une des grandes thèses de Marx : la révolution progresse en suscitant une contre-révolution forte et unie, c’est à dire qu’elle oblige à recourir à des moyens de défense de plus en plus extrêmes et élabore ainsi des moyens d’attaque de plus en puissants [3].

Les 7 et 8 décembre : grève pacifique, grandes manifestations pacifiques. Le 8 au soir : siège de l’Aquarium [4]. Le 9, dans la journée : place Strastnaïa les dragons chargent la foulle. Le soir, mise à sac de la maison Fidler [5]. L’exaltation monte. La foule inorganisée de la rue dresse, tout à fait spontanément sans trop d’assurance, les premières barricades.

Le 10 : l’artillerie ouvre le feu sur les barricades et sur la foule dans les rues. Maintenant on dresse, sans hésitation, des barricades non pas isolément, mais absolument en masse. Toute la population est dans la rue ; les principales artères de la ville se couvrent de barricades. Pendant plusieurs jours, c’est une guerre de partisans obstinée entre les groupes de combat et la troupe épuisée ; Doubassov [6] se voit obligé d’implorer du renfort. Le 15 décembre seulement, les forces gouvernementales l’emportent définitivement et, le 17, le régiment Séménovski [7] écrase la Presnia, dernier rempart de l’insurrection.

De la grève et des manifestations l’on passe à la construction de barricades isolées. Des barricades isolées, à la construction de barricades en masse et aux batailles de rue contre la troupe. Par dessus la tête des organisations, la lutte prolétarienne de masse est passée de la grève à l’insurrection. Là est la grande acquisition historique de la révolution russe, acquisition due aux événements de décembre 1905 et faite, comme les précédentes, au prix de sacrifices immenses. De la grève politique générale le mouvement s’est élevé à un degré supérieur. Il a forcé la réaction à aller jusqu’au bout dans sa résistance : c’est ainsi qu’il a formidablement rapproché le moment où la révolution elle aussi ira jusqu’au bout dans l’emploi de ses moyens d’offensive. La réaction ne peut aller au delà du bombardement des barricades, des maisons et de la foule. La révolution, elle, peut aller au delà des groupes de combat de Moscou, elle a du champ, et quel champ en étendue et en profondeur. Et la révolution a fait du chemin depuis décembre. La crise révolutionnaire a maintenant une base infiniment, plus large ; il n’y a plus qu’à affiler encore le tranchant du glaive.

Le changement des conditions objectives de la lutte, qui imposait la nécessité de passer de la grève à l’insurrection, fut ressenti par le prolétariat bien avant que par ses dirigeants. La pratique, comme toujours, a pris le pas sur la théorie. La grève pacifique et les manifestations avaient cessé aussitôt de satisfaire les ouvriers, qui demandaient : Et après ? exigeant une action plus décidée. L’ordre de dresser des barricades parvint dans les quartiers avec un retard sensible, au moment où au centre de la ville on les élevait déjà. En masse les ouvriers se mirent à l’ouvrage, mais ils ne s’en contentèrent pas, ils demandaient : Et après ?. Ils réclamaient une action décidée. Nous, dirigeants du prolétariat social démocrate, nous nous identifiâmes, en décembre, à ce capitaine qui avait si absurdement disposé ses bataillons que la majeure partie de ses troupes ne put participer activement au combat. Les masses ouvrières cherchaient des directives pour une action de masse décidée, et ils n’en trouvaient point.

Ainsi, rien de plus myope que le point de vue de Plékhanov, repris par tous les opportunistes et selon lequel il ne fallait pas entreprendre cette grève inopportune, « il ne fallait pas prendre les armes ». Au contraire, il fallait prendre les armes d’une façon plus résolue, plus énergique et un esprit plus agressif ; il fallait expliquer aux masses l’impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d’une lutte armée, intrépide et implacable. Aujourd’hui nous devons enfin reconnaître ouvertement et proclamer bien haut l’insuffisance des grèves politiques ; nous devons faire de l’agitation dans les masses les plus profondes faveur de l’insurrection armée, sans escamoter la question en prétextant la nécessité de « degrés préliminaires », sans jeter un voile là-dessus. Cacher aux masses la nécessité d’une guerre exterminatrice, sanglante et acharnée, comme objectif immédiat de l’action future, c’est se duper soi-même et duper le peuple.

Telle est la première leçon des événements de décembre. La seconde concerne le caractère de l’insurrection, la façon de la conduire, les conditions dans lesquelles la troupe passe au peuple. Sur ce dernier point, une opinion très étroite s’est accréditée dans l’aile droite de notre Parti. Il est impossible, paraît il, de lutter contre une armée moderne ; il faut que l’armée devienne révolutionnaire. Bien entendu, si la révolution ne gagne pas les masses et l’armée elle-même, il ne saurait même être question de lutte sérieuse. Bien entendu, l’action dans l’armée est nécessaire. Mais il ne faut pas se figurer cette volte face de la troupe comme un acte simple et isolé, résultant de la persuasion, d’une part, et du réveil de la conscience, de l’autre. L’insurrection de Moscou montre à l’évidence ce que cette conception a de routinier et de stérile. En réalité, l’indécision de la troupe, inévitable dans tout mouvement vraiment populaire, conduit, lorsque la lutte révolutionnaire s’accentue, à une véritable lutte pour la conquête de l’armée. L’insurrection de Moscou nous montre précisément la lutte la plus implacable, la plus forcenée de la réaction et de la révolution pour conquérir l’armée. Doubassov a déclaré lui même que 5 000 hommes seulement sur les 15 000 de la garnison de Moscou étaient sûrs. Le gouvernement cherchait à retenir les hésitants par les mesures les plus diverses, les plus désespérées : on les persuadait, on les flattait, on les achetait en leur distribuant des montres, de l’argent, etc. ; on les enivrait d’eau de vie, on les trompait, on les terrorisait ; on les consignait dans les casernes, on les désarmait, on isolait par la trahison ou la violence les soldats dont doutait le plus. Et il faut avoir le courage d’avouer en toute franchise que sous ce rapport, nous nous sommes laissé devancer par la gouvernement. Pour conquérir les troupes qui hésitaient, nous n’avons pas su utiliser les forces nous disposions, dans une lutte aussi active, hardie, entreprenante et irrésistible que celle engagée et menée à bonne fin par le gouvernement. Nous nous sommes attachés et nous nous attacherons encore avec plus de ténacité à « travailler » idéologiquement l’armée. Mais nous ne serions que de pitoyables pédants, si nous oublions qu’au moment de l’insurrection il faut aussi employer la force pour gagner l’armée.

Le prolétariat de Moscou nous a fourni, dans les journées de décembre, d’admirables leçons de « persuasion » idéologique de la troupe : par exemple, le 8 décembre, place Strastnaïa, lorsque la foule cerna les cosaques, se mêla à eux, fraternisa avec eux et les décida à se retirer. Ou encore le 10, à Presnia, lorsque deux jeunes ouvrières, portant le drapeau rouge au milieu d’une foule de 10 000 personnes, se jetèrent au devant des cosaques en criant : « Tuez nous ! Nous vivantes, vous n’aurez pas notre drapeau ! » Et les cosaques, décontenancés, tournèrent bride, tandis que la foule criait : « Vivent les cosaques ! » Ces exemples de vaillance et d’héroïsme doivent rester gravés à jamais dans la conscience des prolétaires.

Mais voici des exemples illustrant notre infériorité par rapport à Doubassov. Le 9 décembre, rue Bolchaïa Serpoukhovskaïa, des soldats défilent au chant de la Marseillaise : ils vont se joindre aux insurgés. Les ouvriers leur envoient,, des délégués. Malakhov en personne s’élance vers eux à bride abattue. Les ouvriers arrivent trop tard, Malakhov les avait prévenus. Il y va d’un discours ardent, fait hésiter, les soldats, les fait cerner par des dragons, conduire à la caserne où ils seront enfermés. Malakhov est arrivé à temps, nous en retard. Et pourtant en deux jours, 150 000 hommes s’étaient levés à notre appel, qui auraient pu et dû organiser un service de patrouilles dans les rues. Malakhov a fait cerner les soldats par des dragons ; nous, nous n’avons pas fait cerner les Malakhov par des lanceurs de bombes. Nous aurions pu et dû le faire : depuis longtemps déjà la presse social démocrate (l’ancienne Iskra [8]) avait dit qu’en temps d’insurrection, notre devoir est d’exterminer impitoyablement les chefs civils et militaires. Ce qui s’est produit rue Bolchaïa Serpoukhovskaïa s’est renouvelé apparemment, dans les grandes lignes, devant les casernes Nesvijskié et Kroutitskié, et lorsque le prolétariat tenta d’« enlever » les hommes du régiment d’Iékatérinoslav, et lors de l’envoi de délégués auprès des sapeurs d’Alexandrov, et lors de la réexpédition de l’artillerie de Rostov, qui avait été dirigée sur Moscou, et pendant le désarmement des sapeurs à Kolomna, et ainsi de suite. Au moment de l’insurrection nous n’avons pas été à la hauteur de notre tâche dans la lutte pour gagner à nous les troupes indécises.

Décembre a confirmé une autre thèse profonde de Marx, oubliée des opportunistes : l’insurrection est un art, et la principale règle de cet art est l’offensive [9] une offensive d’un courage à tout épreuve et d’une inébranlable fermeté. Cette vérité, nous ne l’avons pas suffisamment comprise. Nous n’avons pas assez appris nous-mêmes ni enseigné aux masses cet art, cette règle de l’offensive à tout prix. Maintenant nous devons, de toute notre énergie, rattraper le temps perdu. Il ne suffit pas de se grouper sur les mots d’ordre politiques, il faut aussi se grouper sur le problème de l’insurrection armée. Quiconque s’y oppose, ou refuse de s’y préparer, doit être impitoyablement chassé des rangs des partisans de la révolution, renvoyé dans le camp de ses adversaires, des traîtres ou des lâches, car le jour approche où la force des événements et les circonstances de la lutte nous obligeront à distinguer, à ce signe, nos amis et nos ennemis. Ce n’est pas la passivité que nous devons prêcher, ni simplement l’« attente » du moment où la troupe « passera » à nous ; non, nous devons, comme on sonne le tocsin, proclamer la nécessité d’une offensive intrépide et d’une attaque à main armée, la nécessité d’exterminer les chefs et de lutter de la façon la plus énergique pour gagner à nous les troupes indécises.

La troisième grande leçon que nous a donnée Moscou a trait à la tactique et à l’organisation de nos forces en vue de l’insurrection. La tactique militaire dépend du niveau de la technique militaire c’est Engels [10] qui a répété cette vérité et l’a mise toute mâchée dans la bouche des marxistes. La technique militaire n’est plus ce qu’elle était au milieu du XIX° siècle. Opposer la foule à l’artillerie et défendre les barricades avec des revolvers serait une sottise. Et Kautsky avait raison lorsqu’il écrivait qu’il est temps, après Moscou, de réviser les conclusions d’Engels, et que Moscou a promu « une nouvelle tactique des barricades [11] ». Cette tactique était celle de la guerre de partisans. L’organisation qu’elle supposait, c’étaient de tout petits détachements mobiles : groupes de dix, de trois et même de deux hommes. On rencontre souvent aujourd’hui, chez nous, des social démocrates qui ricanent quand on parle de ces groupes de cinq ou de trois. Mais ricaner n’est qu’un moyen facile de fermer les yeux sur ce nouveau problème de la tactique et de l’organisation requises pour les batailles de rues, face à la technique militaire moderne. Lisez attentivement le récit de l’insurrection de Moscou, messieurs, et vous comprendrez quel rapport ont les « groupes de cinq » avec le problème de la « nouvelle tactique des barricades ».

Cette tactique Moscou l’a promue, mais il s’en faut de beaucoup qu’elle lui ait donné un développement, une extension assez large, qu’elle en ait fait une véritable tactique de masse. Les combattants n’étaient pas assez nombreux ; la masse ouvrière n’avait pas reçu le mot d’ordre d’attaques audacieuses et n’a pas agi dans ce sens ; le caractère des détachements de partisans était trop uniforme, leur armement et leurs procédés insuffisants ; ils ne savaient guère diriger les foules. Nous devons remédier à tout cela et nous y remédierons en étudiant l’expérience de Moscou, en la diffusant dans les masses, en éveillant l’initiative créatrice des masses elles mêmes dans le sens du développement de cette expérience. Et la guerre de partisans, la terreur générale qui en Russie se répandent partout presque sans discontinuer depuis décembre, contribueront incontestablement à enseigner aux masses la juste tactique, au moment de l’insurrection. Cette terreur exercée par les masses, la social démocratie doit l’admettre et l’incorporer à sa tactique ; elle doit, bien entendu, l’organiser et la contrôler, la subordonner aux intérêts et aux nécessités du mouvement ouvrier et de la lutte révolutionnaire générale ; elle doit écarter, éliminer sans merci la tendance à faire tourner la guerre de partisans en « gueuserie », déformation dont les Moscovites ont si bien, si implacablement fait justice lors de l’insurrection, et les Lettons pendant les fameuses Républiques lettones [12].

La technique militaire, en ces tout derniers temps, enregistre de nouveaux progrès. La guerre japonaise a fait paraître la grenade à main. Les manufactures d’armes ont jeté sur le marché le fusil automatique. L’une et l’autre sont employés avec succès dans la révolution russe, mais dans des proportions qui sont loin d’être suffisantes. Nous pouvons et devons profiter des perfectionnements techniques, apprendre aux détachements ouvriers la fabrication en grand des bombes, les aider, ainsi que nos groupes de combat, à se pourvoir d’explosifs, d’amorces et de fusils automatiques. Si la masse ouvrière prend part à l’insurrection dans les viIles ; si nous attaquons l’ennemi en masse ; si nous menons une lutte adroite et décidée pour conquérir la troupe, qui hésite encore davantage après l’expérience de la Douma, depuis Sveaborg et Cronstadt ; si la participation des campagnes à la lutte commune est assurée, la victoire sera à nous lors de la prochaine insurrection armée de toute la Russie !

Développons donc plus largement notre activité et définissons nos tâches avec plus de hardiesse, en nous assimilant les enseignements des grandes journées de la révolution russe. Notre activité se base sur une juste appréciation des intérêts des classes et des nécessités du développement du peuple à l’heure présente. Autour du mot d’ordre : renversement du pouvoir tsariste et convocation de l’Assemblée constituante par un gouvernement révolutionnaire, nous groupons et grouperons une partie toujours plus grande du prolétariat, de la paysannerie et de l’armée. Développer la conscience des masses reste, comme toujours, la base et contenu principal de tout notre travail. Mais n’oublions pas qu’aux moments comme celui que traverse la Russie, à ce devoir général, constant et essentiel, s’ajoutent des devoirs particuliers, spéciaux. Ne soyons pas des pédants et philistins, ne tournons pas le dos à ces tâches particulières du moment, à ces tâches spéciales qu’impliquent les formes actuelles de lutte, en invoquant vainement des devoirs constants et immuables, quels que soient les temps et les circonstances.

Rappelons nous que la jour approche de la grande lutte de masse. Ce sera l’insurrection armée. Elle doit être, dans la mesure du possible, simultanée. Les masses doivent savoir qu’elles vont à une lutte armée implacable et sanglante. Le mépris de la mort doit se répandre parmi les masses et assurer la victoire. L’offensive contre l’ennemi doit être des plus énergiques : l’attaque et non la défense doit devenir le mot d’ordre des masses ; l’extermination implacable de l’ennemi deviendra leur objectif ; l’organisation de combat sera mobile et souple ; les éléments hésitants de l’armée seront entraînés dans la lutte active. Le Parti du prolétariat conscient est tenu de remplir son devoir dans cette grande lutte.


Notes

[1] Voir l’article de Lénine : « Bas les pattes ! » - 8 sept. 1906.

[2] Le Conseil de coalition des groupes de combat apparut à Moscou fin octobre 1905. Fondé, à l’origine pour lutter en pratique contre les Cent Noirs, cet organe fut maintenu pendant l’insurrection de décembre. Le Conseil comprenait des représentants des groupes de combat du parti du Comité de Moscou du P.O.S.D.R., du groupe social démocrate de Moscou, du Comité de Moscou du parti socialiste-révolutionnaire, ainsi que des représentants des groupes de combat suivants : « Volnaïa Raïounaïa », « Ouniversitetskaia », « Tipografskaïa » et « Kavkazskaïa ».
La majorité socialiste révolutionnaire et menchevique de ce Conseil semait la désorganisation dans ses activités ; au moment de l’insurrection armée de décembre, le Conseil se laissa dépasser par les événements révolutionnaires et ne sut pas remplir le rôle d’état major général opérationnel de l’insurrection.

[3] Lénine cite une thèse de l’ouvrage de Marx, La lutte des classes en France de 1848 à 1850.

[4] Le soir du 8 (21) décembre 1905, la troupe et la police cernaient le jardin de l’ « Aquarium » où un grand meeting avait lieu dans les locaux du théâtre. On réussit à éviter une effusion de sang, grâce au dévouement du groupe de combat ouvrier qui assurait la protection du meeting ; ceux qui avaient des armes sur eux purent s’enfuir par une palissade démontée, tandis que les autres assistants qui sortaient par les portes, étaient fouillés, battus et arrêtés en grand nombre.

[5] Le bâtiment de l’Ecole Fidler servait régulièrement de lieu de réunions et de meetings au Parti. Le soir du 9 (22) décembre 1905, la maison Fidler, où un meeting avait lieu, fut encerclée par la troupe. Lorsque les assistants, en majorité des membres de groupes de combat, eurent refusé de se rendre et se furent barricadés dans le local, la troupe soumit l’établissement à un tir d’artillerie et de mitrailleuses. Pendant la destruction du bâtiment, plus de trente personnes furent tuées ou blessées ; on procéda à cent vingt arrestations.

[6] F. Doubassov (1845 1912), gouverneur général de Moscou en 1905 1906. Dirigea l’écrasement de l’insurrection armée de Moscou en décembre 1905.

[7] Le régiment Séménovski, formé de soldats de la Garde qui furent envoyés de Saint Pétersbourg à Moscou pour y réprimer l’insurrection des ouvriers moscovites en décembre 1905.

[8] « Iskra » [L ’Etincelle], premier journal illégal marxiste pour toute la Russie, fondé par Lénine en 1900 ; joua un rôle décisif dans la formation d’un parti révolutionnaire marxiste de la .classe ouvrière de Russie.
Le premier numéro parut en décembre 1900, à Leipzig les numéros suivants parurent à Munich, puis à Londres et Genève.
Après la scission qui se produisit dans le parti au II° Congrès du P.O.S.D.R. en 1903 entre bolcheviks révolutionnaires et mencheviks opportunistes, le journal Iskra passa aux mains des mencheviks et prit le nom de nouvelle « Iskra » pour le distinguer de l’ancienne « Iskra » de Lénine.

[9] Allusion à l’ouvrage d’Engels Révolution et contre révolution en Allemagne. Cet ouvrage fut publié en 1851 1852 dans le NewYork Daily Tribune sous forme d’articles signés du nom de Marx ; celui ci avait eu à l’origine l’intention d’écrire l’ouvrage lui même, mais pris par des recherches sur l’économie, il confia à Engels le soin de rédiger les articles. Durant son travail Engels eut constamment recours aux conseils de Marx et lui donnait ses articles à corriger avant de les remettre à la presse., Ce n’est qu’en 1913, quand la correspondance de Marx et d’Engels fut publiée, qu’on apprit que Révolution et contre révolution en Allemagne était l’œuvre d’Engels.

[10] Cette thèse a été maintes fois développée par Engels dans plusieurs de ses oeuvres, notamment l’Anti Dühring.

[11] Lénine a donné plus de détails à ce sujet dans « La révolution russe et les objectifs du prolétariat » - 20 mars 1906.

[12] En décembre 1905, certaines villes de Lettonie furent investies par des détachements armés d’ouvriers, de journaliers et de paysans insurgés. Ce fut le début d’une guerre de partisans contre les armées tsaristes. En janvier 1906, ces insurrections furent écrasées par des expéditions punitives dirigées par des généraux du tsar.


Messages

  • « Ce n’était pas la bourgeoisie libérale, ni la démocratie petite-bourgeoise, ni l’intelligentsia radicale, ni la paysannerie millionnaire, mais le prolétariat en Russie qui a ouvert avec sa lutte la nouvelle période de historique de la Russie. C’est un fait. Et de cette base, nous, sociaux-démocrates, tirons nos conclusions et forgeons nos tactiques. Le 9 janvier, un prêtre, Georgi Gapone, a été jusqu’à être à la tête des travailleurs de Pétersbourg. C’était une figure fantastique, combinant dans son personnage l’aventurisme, l’hystérie et la charlatanerie. Ses robes de prêtre reliaient toujours, comme un cordon ombilical, les travailleurs au passé de « la Russie sainte [Rus] ». Mais, neuf mois plus tard, lors de la grève politique d’octobre, la plus grande grève politique que l’histoire ait jamais connue, les travailleurs de Pétersbourg étaient derrière leur propre organisation, élue et autonome : le Conseil [Soviet] des députés des travailleurs. Ses membres comprenaient de nombreux travailleurs qui avaient été auparavant dans l’entourage de Gapone, mais dans ces quelques mois de révolution, ils avaient considérablement mûri, tout comme la classe entière qu’ils représentaient avait mûri. Gapone, qui était retourné secrètement en Russie, a essayé de relancer son organisation et d’en faire une arme pour Witte. Les partisans « fidèles » de Gapone se sont réunis plusieurs fois dans Solyanoi gorodok , au centre de Pétersbourg, juste à côté du Conseil des députés ouvriers, et pendant nos séances, les chants de « Mémoire éternelle » sont souvent arrivés jusqu’à nous : mais après les oraisons funèbres pour les victimes du 9 janvier, les partisans de Gapone ne sont pas partis.

    Dans la première période de la révolution, les activités du prolétariat ont rencontré la sympathie et même le soutien de la société libérale. Les Milioukov pensaient que les travailleurs infligeraient au tsarisme une correction bien sonore et qu’il serait enclin à un compromis avec l’opposition bourgeoise. Mais la bureaucratie tsariste, qui s’était accoutumée pendant des siècles à dominer le peuple, n’était nullement pressée de partager son pouvoir avec les libéraux. En octobre 1905, la bourgeoisie s’est même convaincue qu’elle ne pouvait arriver au pouvoir qu’en brisant l’épine dorsale du tsarisme. Apparemment, cette noble cause ne pouvait être réalisée que par une révolution victorieuse.

    Mais essentiellement, la révolution a placé la classe ouvrière à l’avant-garde, l’a unie et l’a endurcie d’une hostilité irréconciliable non seulement avec le tsarisme, mais aussi avec le capitalisme. Au temps du Soviet des députés ouvriers, au cours des mois d’octobre, novembre et décembre 1905, nous avons observé comment chaque nouvelle mesure révolutionnaire du prolétariat rejetait les libéraux vers la monarchie. Les espoirs de la collaboration révolutionnaire entre la bourgeoisie et le prolétariat s’avèrent être une utopie sans espoir. Quiconque n’a pas réussi à voir cela, et ne l’a pas compris plus tard, celui qui rêve encore d’un soulèvement "national" contre le tsarisme - pour lui, la révolution et la lutte des classes sont un livre fermé de sept sceaux.

    À la fin de 1905, la question était devenue urgente. La monarchie s’était déjà convaincue en pratique qu’au moment de la bataille révolutionnaire décisive, la bourgeoisie ne soutiendrait pas les ouvriers. La monarchie a alors décidé d’attaquer ceux-ci de toutes ses forces. Les jours sinistres de décembre commencèrent. Le Conseil des députés ouvriers de Pétersbourg fût arrêté par le régiment des gardes Izmailov, qui était resté fidèle au gouvernement. Une riposte grandiose a suivi : la grève à Pétersbourg, le soulèvement à Moscou, des mouvements révolutionnaires tempétueux dans toutes les villes et centres industriels, des soulèvements dans le Caucase et dans les régions lettones. Le mouvement révolutionnaire a été écrasé. Et beaucoup de quasi-"socialistes" se sont empressés de conclure de notre défaite de décembre que la révolution en Russie était impossible sans le soutien de la bourgeoisie libérale. Si c’était vrai, cela signifierait que toute révolution en Russie serait complètement impossible.

    Notre grande bourgeoisie industrielle - elle seule a un vrai pouvoir - est séparée du prolétariat par une hostilité de classe insurmontable et a besoin de la monarchie comme pilier de l’ordre. Les Guchkov, Krestovnikov et Riabushinskys ne peuvent manquer de voir le prolétariat révolutionnaire comme leur ennemi mortel. La bourgeoisie industrielle et commerciale petite et moyenne a peu d’importance dans la vie économique de notre pays et est enchevêtrée de la tête aux pieds dans les filets de sa dépendance du grand capital. Les Milioukov, les dirigeants de la classe moyenne inférieure, ne jouent un rôle politique que dans la mesure où ils exercent leurs fonctions d’agents de la grande bourgeoisie. C’est précisément pour cette raison que le chef des cadets a appelé la bannière de la révolution un « chiffon rouge », y renonçant à plusieurs reprises et, tout récemment, pendant la guerre, a déclaré que, si une révolution était nécessaire pour assurer la victoire sur les Allemands, alors il renoncerait à la victoire.

    La paysannerie occupe une énorme place dans la vie russe. En 1905, elle a été ébranlée jusqu’à ses couches les plus profondes. Les paysans chassaient les propriétaires fonciers, brûlaient leurs domaines et saisissaient les terres de la l’aristocratie terrienne. Mais le fléau de la paysannerie est qu’elle est dispersée et arriérée. En outre, les intérêts des différentes couches de la paysannerie diffèrent considérablement. Ils se dressèrent courageusement contre leurs propriétaires locaux, mais ils s’arrêtèrent avec une crainte révérencieuse devant le seigneur de toute la Russie. De plus, les paysans sous l’uniforme ne comprenaient pas que les prolétaires étaient en train de verser leur sang non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour eux. Arme aveugle du pouvoir tsariste, ils ont écrasé le soulèvement ouvrier de décembre 1905.

    Quiconque réfléchit attentivement à l’expérience de 1905 et en tire les fils jusqu’à aujourd’hui, comprendra combien sont sans espoir et pitoyables les espoirs des social-patriotes pour la collaboration révolutionnaire du prolétariat avec la bourgeoisie libérale. Au cours des douze dernières années, le grand capital a étendu énormément ses conquêtes en Russie. La petite et moyenne bourgeoisie est plus dépendante des banques et des financiers. Le prolétariat, qui s’est développé numériquement, est séparé des classes bourgeoises par un abîme encore plus grand qu’en 1905. Si une révolution "nationale" n’a pas réussi pas il y a douze ans, il y a encore moins d’espoir que cela arrive maintenant. Pendant ce temps, il est vrai, le niveau culturel et politique de la paysannerie russe a beaucoup progressé. Mais encore une fois, il y a incomparablement moins d’espoir à avoir pour un rôle révolutionnaire de la paysannerie, en tant que classe indépendante, qu’en 1905. Le prolétariat industriel ne peut trouver un allié vraiment fiable que dans les couches prolétariennes et semi-prolétariennes à la campagne. "Mais dans ce cas, y a-t-il des chances de victoire de la révolution en Russie ?" - peut demander le sceptique. C’est une question importante, et nous allons essayer de montrer dans les pages de Novy Mir [Monde Nouveau] que de telles chances existent et qu’elles sont assez solides. Mais avant d’aborder cette question, nous devons écarter toutes les superstitions concernant la possibilité d’une collaboration révolutionnaire entre les travailleurs et le capital dans la lutte contre le tsarisme.

    L’expérience de 1905 nous enseigne qu’une telle collaboration est une pitoyable utopie. Se familiariser avec cette expérience, l’étudier, c’est le devoir de tout travailleur conscient qui veut éviter de telles erreurs. C’est précisément en ce sens que nous avons écrit plus haut que, pour nous, les anniversaires révolutionnaires ne sont pas tant des jours de souvenirs, que des jours de formidables études. »

    Léon Trotsky, Novy Mir, 20 janvier 1917

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