jeudi 31 décembre 2009, par
Nancy Huston développe l’idée d’une fonction cérébrale spécifiquement humaine : la "capacité fabulatrice" ! Comme elle l’écrit dans "L’espèce fabulatrice", « Aucun groupement humain n’a jamais été découvert circulant tranquillement dans le réel à la manière des autres animaux : sans religion, sans tabou, sans rituel, sans généalogie, sans contes, sans magie, sans histoires, sans recours à l’imaginaire, c’est-à-dire sans fictions.(...) C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates.(...) Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle - sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même - nous aurions déjà disparu. »
"Notre cerveau nous raconte des bobards. Un exemple : les saccades. Plusieurs fois par seconde, nos yeux "sautent", interrompant brièvement leur captage du monde pour que notre cerveau puisse en construire une image continue. Quand nous marchons dans la rue, par exemple, notre tête change constamment de hauteur ; sans saccades nous verrions ce que l’on voit à l’écran pendant les scènes de "caméra à l’épaule" !"
Dans L’Espèce fabulatrice, Nancy Huston explique que sans être fictives, nos identités sont des fictions. C’est parce que nous percevons nos vies comme des romans que nous avons besoin de littérature.
Voir : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser aux rapports que nous entretenons à la fiction ? Comment avez-vous découvert que nous sommes, au fond, une "espèce fabulatrice" ?
Nancy Huston : "Déjà, Lignes de faille parlait de la construction de l’identité, c’était donc visiblement quelque chose qui me travaillait, à cause de ma propre trajectoire. Et puis, il y a eu une série d’événements récents : la maladie de mon père avec ces étranges symptômes d’hyper-mémoire qui lui donnaient l’impression de vivre un perpétuel déjà-vu, une question sur l’utilité de la littérature que m’a posée une femme alors que j’animais un atelier dans une prison. Tout ça m’a poussée à écrire ce livre. J’ai découvert à quel point le cerveau pouvait nous raconter des bobards. Que c’est même une partie de sa fonction de base."
Vous avez donc étudié la mécanique du cerveau ?
"Oui, j’ai beaucoup lu sur le cerveau mais je n’ai pas voulu alourdir mon essai en rentrant dans des détails scientifiques. Un livre en particulier, Le Nouvel Inconscient de Lionel Naccache, un neurologue à Paris, m’a beaucoup marquée. Naccache s’intéresse à la constitution de fictions par le cerveau. J’ai beaucoup aimé son emploi du mot "fiction" pour des choses qui ne sont pas du tout des fictions littéraires mais plutôt des façons d’interpréter le monde qui nous entoure. Je me suis rendu compte qu’il y avait là une notion centrale pour moi. Ça m’a poussée à me demander en quoi la fiction littéraire est différente de nos autres fictions."
Ces autres fictions sont ce que vous appelez des arché-textes, des fictions sociales, en bref les croyances et les discours qui nous unissent. Il y a quelque chose d’angoissant à penser que tout ce qui nous définit est, en quelque sorte, inventé.
"Les non-lecteurs sont des gens qui ont des certitudes, qui sont certains d’être dans le réel, d’être "qui ils sont". En lisant, on peut se rendre compte que la plupart de ces certitudes que nous avons sont des fictions. Personnellement, je ressens cette angoisse même si je ne suis pas à la recherche de mon identité. Je la reconnais comme multiple. J’ai la chance de maîtriser quatre ou cinq mini-cultures dans la culture occidentale mais je n’ai pas du tout la prétention de comprendre comment fonctionnent les êtres humains en Chine ou en Afrique."
Si les fictions sont nos ciments, que pensez-vous des romans qui, au lieu de s’attaquer aux arché-textes, renforcent plutôt la culture dominante ?
"Les discours religieux et politiques suffisent pour ça ! Nous n’avons pas besoin d’un roman pour enfoncer cette porte ouverte."
Vous dites qu’au fond, nous élevons nos enfants un peu comme un auteur construit ses personnages...
"Les mamans singes ne suivent pas la destinée de leur progéniture toute leur vie, elles ne planifient pas leur avenir. Alors que nous, êtres humains, sommes des êtres de fiction qui voient leurs vies comme des trajectoires. C’est pourquoi nous nous soucions tant du parcours de nos enfants. Ils injectent une grosse dose de sens à nos vies. Je suis certaine que c’est pour ça qu’on les aime."
Et créer des personnages, est-ce alors un peu comme avoir des enfants ?
"Créer des personnages, je dirais que c’est, pour moi, la possibilité d’avoir plus d’une existence, de ne pas me contenter de la donne qui se trouve être la mienne. Oui, créer des personnages, c’est un peu comme faire des enfants. Je suis prête à tout pour enrichir leur vie à eux. Je suis prête à passer des heures en bibliothèque, à voyager pour enrichir leur biographie. Je trouve souvent leur vie plus intéressante que la mienne."
Si nous sommes des fictions, comment alors savoir qui l’on est vraiment ?
""Qui on est vraiment", c’est une phrase que je ne prononce jamais, parce que nous ne sommes jamais qu’une seule chose. Nous sommes tout ce que nous avons absorbé. J’aime beaucoup la phrase d’Amin Maalouf à ce sujet : "Je suis mon chemin." On ne naît pas tout constitué. On a beaucoup de mal à se débarrasser de cette notion judéo-chrétienne qu’on est une âme placée dans un corps. En réalité, c’est tout le contraire."
Lire un roman, c’est donc s’ouvrir aux autres ?
"Le roman nous introduit dans l’intériorité de l’autre, nous laisse suivre ses pensées, connaître son passé. Comparativement, les autres arts restent à la surface. Le théâtre, le cinéma, c’est vécu collectivement. On le reçoit dans un temps donné (même si on ne peut pas vraiment dire que Shakespeare, c’est du superficiel !). Alors que le roman nous donne le temps de réfléchir, de relire, de laisser mijoter et retentir les propos de l’auteur. Sur le plan éthique, ça peut apporter beaucoup."
L’Espèce fabulatrice
de Nancy Huston
Éd. Leméac, 2008, 208 p.
Nancy Huston écrit dans « L’espèce fabulatrice » :
« Dans son état normal, notre cerveau se livre (à notre insu) à des activités tout à fait étranges et étonnantes.
Dans ce domaine comme dans bien d’autres, c’est l’anormal qui nous éclaire sur le normal.
Chez certains patients atteints d’épilepsie grave, avant le développement de médicaments pour empêcher la transmission des crises d’une moitié du cerveau à l’autre, l’on intervenait chirurgicalement pour sectionner le corpus calleum qui les reliait ; du coup, les deux hémisphères ne pouvaient plus communiquer entre eux. Or l’on sait que, chez les droitiers (et nombre de gauchers aussi), seul l’hémisphère gauche peut constituer les informations en savoir verbal.
Dans les années 1980, le psychologue Michael Gazzaniga a réalisé des expériences fascinantes avec ces patients dits « calleux » ou « callotomisés ». En voici un exemple : on montre au patient un écran et on lui demande d’en fixer le centre. Ensuite, sur la partie gauche de l’écran apparaît fugitivement le mot « Marchez ». Seul l’œil gauche capte ce message ; il le transmet à l’hémisphère droit, qui en comprend le sens mais ne peut l’enregistrer consciemment. Aussitôt, le patient se lève et se dirige vers la porte. « Où allez-vous ? » demande le médecin. « J’ai soif, répond le patient sans la moindre hésitation, je vais chercher quelque chose à boire. »
Puisqu’il s’est dirigé vers la porte, il devait bien avoir une motivation pour le faire ; la soif est une motivation plausible ; le cerveau gauche lui a fourni spontanément cette réponse, qu’il a reçue et traitée comme une vérité.
Il ne mentait pas, car il croyait fermement à ce qu’il venait de dire. Il fabulait.
Tous, nous fabulons ainsi, en toute bonne foi, sans le savoir.
Si l’on y prête attention, on peut pour ainsi dire « surprendre » notre cerveau en train de nous raconter des bobards. (…) Je vois une femme accroupie (…) Elle a eu besoin de s’accroupir, me dis-je, pour fouiller dans son sac à la recherche d’une clef. L’important ici, c’est que mon cerveau n’a pas d’abord constaté la posture inhabituelle de ma voisine pour spéculer ensuite quant aux raisons pouvant l’expliquer. (…) Nous sommes incapables, nous autres humains, de ne pas chercher du Sens. C’est plus fort que nous. (…)
Un exemple flagrant : les saccades. Plusieurs fois par seconde, nos yeux « sautent », interrompant brièvement leur captage du monde pour que notre cerveau puisse en recevoir une image continue. Quand nous marchons dans la rue, par exemple, notre tête change constamment de hauteur ; sans saccades, nous verrions ce qu’on voit à l’écran pendant les scènes de « caméra à l’épaule » !
Mais les bobards du cerveau normal n’attirent pas l’attention, car ils sont précisément conçus pour donner le change et passer inaperçus. (…)
C’est ainsi que nous, humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle – sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même – nous aurions déjà disparu, comme ont disparu les dinosaures. »