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La grève générale en Angleterre en 1926

vendredi 2 octobre 2009, par Robert Paris

Comme Macdonald n’était pas en état d’opposer quoi que ce soit au conservatisme, il rivalisa avec lui dans sa haine contre la Révolution, la guerre civile et la lutte de classes. Les chefs des trois partis proclamaient que les institutions de l’Angleterre suffisaient complètement pour assurer la collaboration pacifique des classes. Naturellement,, le pronostic contenu dans ce livre sur l’avenir de l’Empire britannique fut représenté par toute la presse britannique, depuis le Morning Post jusqu’à l’hebdomadaire de Lansbury, comme de la folie désespérée et de la fantasmagorie moscovite.

Mais aujourd’hui la situation s’est quelque peu modifiée. L’Angleterre est ébranlée par une grève formidable. Le gouvernement conservateur mène une politique d’offensive acharnée. Il fait tout pour provoquer la guerre civile. Jamais la contradiction entre les facteurs de forces sociales et le mensonge du parlementarisme périmé ne s’est manifesté en Angleterre aussi nettement qu’aujourd’hui.

La grève anglaise est issue de la contradiction existant entre la situation actuelle de l’économie britannique sur le marché mondial et les rapports traditionnels de production et de classes à l’intérieur du pays. Au point de vue formel, la question est posée de la manière suivante : diminution des salaires des mineurs, prolongation de leur journée de travail, transfert sur les épaules de la classe ouvrière d’une partie des sacrifices qui sont nécessaires pour une véritable réorganisation de l’industrie houillère. Ainsi formulée, cette question est insoluble. Il est parfaitement exact que, sans sacrifices et même sans sacrifices sérieux de la part du prolétariat anglais, l’industrie houillère comme, d’une façon générale, toute l’économie britannique ne peut pas être réorganisée. Mais seul, un imbécile fieffé peut croire que le prolétariat anglais est décidé à faire ces sacrifices sur les vieilles bases de la propriété capitaliste.

Le capitalisme a été représenté de tout temps comme un régime de progrès permanent et d’amélioration systématique du sort des masses laborieuses. Ce fut le cas tout au moins, jusqu’à une certaine limite, pour un certain nombre de pays au cours du XIXe siècle. En Angleterre, la religion du progrès capitaliste était plus forte que partout ailleurs. C’est précisément elle qui était à la base des tendances conservatrices dans le mouvement ouvrier même et particulièrement dans les trade-unions. Les illusions de la guerre furent en Angleterre, de 1914 à 1918, plus que dans les autres pays, des illusions sur la puissance du capitalisme et sur le progrès social. Ces espérances devaient être couronnées par la victoire sur l’Allemagne. Et maintenant, la société bourgeoise dit aux mineurs : " Si vous voulez vous assurer tout au moins une existence telle que vous l’avez eue jusqu’à la guerre, vous devez accepter pour un temps indéterminé une aggravation de vos conditions d’existence." A la place de la perspective que l’on proclamait tout récemment encore du progrès social constant, on propose aux mineurs de descendre d’un degré pour ne pas être forcé de descendre demain deux ou trois degrés d’un seul coup. C’est la déclaration de banqueroute du capitalisme britannique. La grève générale est la réponse du prolétariat qui ne veut pas et ne peut pas accepter que la banqueroute du capitalisme britannique signifie le commencement de la banqueroute de la nation et de la culture britanniques.

Mais cette réponse est beaucoup plus dictée par la logique de la situation que par la logique consciente. La classe ouvrière anglaise n’avait pas d’autre choix. La lutte, quelles que soient les machinations qui aient été faites dans la coulisses, fut imposée par la pression mécanique de toute la situation. La situation mondiale de l’économie britannique ne comportait aucune base matérielle pour un compromis. Les Thomas, les Macdonald, etc... sont tombés dans la situation de moulins à vent dont les ailes se meuvent, par un vent fort, mais sans fournir une livre de farine, étant donné que les grains font défaut. Le vide désespéré du réformisme britannique actuel s’est manifesté avec une telle netteté que les réformistes se sont vus contraints de participer à la grève générale du prolétariat britannique. C’est en cela que s’est manifesté la force de la grève, mais aussi sa faiblesse.

La grève générale est la forme la plus violente de la lutte de classes. Après elle, vient immédiatement l’insurrection armée. C’est précisément pourquoi la grève générale exige plus qu’aucune autre forme de la lutte de classes une direction claire, résolue, énergique, autrement dit une direction révolutionnaire. Mais le prolétariat britannique ne montre dans la grève actuelle aucune trace d’une telle direction, et l’on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle se constitue d’un seul coup, toute faite, comme sortie de terre. Le Conseil général des trade-unions commença par sa déclaration ridicule que la grève générale ne constituait pas une lutte politique et ne signifiait par conséquent pas une attaque contre la puissance d’Etat des banquiers, des industriels et des propriétaires fonciers et contre le Saint Parlement britannique. Mais cette déclaration de guerre des fidèles sujets ne paraît pas du tout convaincante au gouvernement qui sent que les instruments réels de force lui échappent des mains sous l’effet de la grève. La puissance d’Etat n’est pas une idée, mais un appareil matériel. Si l’appareil d’administration et d’oppression est paralysé, la puissance d’Etat est paralysée également. Dans la société moderne, on ne peut pas dominer sans avoir en mains les chemins de fer, la navigation maritime, les postes et télégraphes, les stations de force électrique, le charbon, etc… Le fait que Macdonald et Thomas repoussent tout but politique quelconque les caractérise eux-mêmes, mais ne caractérise en aucune façon In nature de la grève générale qui, si elle est menée jusqu’au bout, doit inévitablement placer la classe révolutionnaire devant la nécessité de l’organisation d’une nouvelle puissance d’Etat. Mais à cela s’opposent de toutes leurs forces précisément ceux qui ont été placés par le cours des événements à la tête de la grève générale. Et c’est en cela que consiste le danger principal. Des hommes qui ne veulent pas la grève générale, qui nient le caractère politique de la grève générale, qui ne redoutent rien tant que les conséquences d’une grève victorieuse, doivent inévitablement faire tous leurs efforts en vue de maintenir la grève dans les cadres d’une demi-grève semi-politique, c’est-à-dire, en fait, la priver de ses forces. Il faut voir les faits tels qu’ils sont. Les principaux efforts des chefs officiels du Labour Party et d’un nombre considérable des leaders syndicaux n’auront pas pour but de paralyser l’Etat bourgeois au moyen de la grève, mais, bien au contraire, de paralyser la grève générale au moyen de l’Etat bourgeois. Le gouvernement, dans la personne de ses éléments conservateurs les plus acharnés, veut sans aucun doute provoquer une guerre civile en miniature pour avoir la possibilité de prendre des mesures d’intimidation avant le développement de la lutte et repousser ainsi le mouvement ouvrier. En enlevant à la grève son programme politique, les réformistes sapent la volonté révolutionnaire du prolétariat, mènent le mouvement dans une impasse et obligent ainsi les différentes catégories ouvrières à mener des combats isolés. En ce sens, les réformistes se rencontrent avec les éléments fascistes du parti conservateur. Tel est le danger principal de la lutte actuelle.

Il n’est actuellement pas possible de prophétiser la durée de la lutte, son développement et, à plus forte raison, son résultat. Il faut tout faire, dans le cadre international, pour venir en aide aux combattants et leur faciliter les conditions de la victoire. Mais il faut bien se rendre compte que cette victoire n’est possible que dans la mesure où la classe ouvrière britannique, au cours du développement et du renforcement de la grève générale, réussira à changer ses chefs. Un proverbe américain dit bien qu’il ne faut pas changer de cheval quand on traverse un torrent. Mais cette sagesse pratique n’est juste que dans certaines limites, on n’a jamais réussi encore à traverser un torrent révolutionnaire sur le cheval du réformisme. Et la classe qui est allée au combat sous une direction opportuniste a été obligée de la changer au feu de l’ennemi. Cela détermine par avance l’attitude des éléments véritablement révolutionnaires du prolétariat britannique et avant tout des communistes. Ils soutiendront par tous les moyens l’unité de l’action de masse, mais ils ne permettront aucune apparence d’unité avec les chefs opportunistes du Labour Party et des trade-unions. La lutte implacable contre tout acte ou toute tentative de trahison, et la critique impitoyable des illusions réformistes, c’est là la partie la plus importante du travail des éléments véritablement révolutionnaires qui participent à la grève générale. Par là, ils ne contribueront pas seulement au travail indispensable de la formation des nouveaux cadres révolutionnaires sans lesquels toute victoire du prolétariat britannique est impossible, mais aussi au succès de la grève actuelle, en l’approfondissant, en faisant ressortir le caractère révolutionnaire, en éliminant les opportunistes et en renforçant la position des éléments révolutionnaires. Les résultats de la grève, tant les résultats immédiats que les résultats lointains, seront d’autant plus considérables que la volonté révolutionnaire des masses écartera plus énergiquement les barrières et les obstacles dressés par la direction contre-révolutionnaire.

La grève ne peut pas, par elle-même, changer la situation du capitalisme britannique, et en particulier de son industrie houillère sur le marché mondial. Pour cela une réorganisation de toute l’économie britannique est nécessaire. La grève n’est qu’une manifestation énergique de cette nécessité. Le programme de la réorganisation de l’économie britannique sera résolu parle nouveau pouvoir, le nouvel Etal, la nouvelle classe dominante. C’est en cela que consiste l’importance fondamentale de la grève générale : elle pose nettement la question du pouvoir. La véritable victoire de la grève générale ne peut se réaliser qu’au moyen de la prise du pouvoir par le prolétariat et l’instauration de sa dictature.

Dans les conditions de la situation actuelle désespérée du capitalisme britannique, la grève générale peut moins que jamais être l’instrument de réformes ou de conquêtes partielles. Ou plus exactement : si les propriétaires fonciers ou le gouvernement accordaient telle ou telle concession, sous la pression .de la grève, ces concessions, étant donnée toute la situation, n’auraient pas une importance profonde ni durable. Cela ne signifie aucunement que la grève actuelle soit placée devant l’alternative suivante : tout ou rien. Si le prolétariat britannique avait eu une direction qui eût, en quelque sorte, correspondu à sa puissance de classe et à la maturité des conditions objectives, le pouvoir serait passé en quelques semaines des mains des conservateurs aux mains du prolétariat. On peut difficilement compter sur un tel résultat. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que la grève est sans espoir. Plus elle se développera largement, plus elle ébranlera fortement les bases capitalistes, plus elle contribuera à éliminer les chefs traîtres et opportunistes, plus il sera difficile à la réaction bourgeoise de passer à la contre-offensive, moins les organisations prolétariennes auront à souffrir, et plus rapidement s’ouvrira la prochaine phase décisive de la lutte.

Les enseignements et les conséquences de la bataille de classes actuelle seront considérables, tout à lait indépendamment même de son résultat immédiat. Chaque ouvrier anglais se rendra clairement compte que le Parlement est incapable de résoudre les questions fondamentales, vitales, du pays. La question du sauvetage économique de la Grande-Bretagne sera désormais posée au prolétariat britannique comme question de la conquête du pouvoir. Le coup mortel sera porté à tout les éléments intermédiaires, médiateurs, amateurs de compromis, pseudo-pacifistes. Le parti libéral, qu’elles que soient les manœuvres et les habiletés de ses leaders, sortira encore plus affaibli de cette épreuve. A l’intérieur du parti conservateur les éléments les plus impitoyables l’emporteront. A l’intérieur du Labour Party, l’aile révolutionnaire développera son influence et trouvera une expression plus complète. Les communistes marcheront résolument de l’avant. Le développement révolutionnaire de l’Angleterre fera un bond formidable en avant.

C’est seulement maintenant que le cours des événements pose sérieusement, et sans qu’il soit possible de les ajourner politiquement, les questions qui ont été débattues il y a un an dans ce livre. A la lumière de la puissante grève actuelle les questions de l’évolution et de la Révolution, du développement pacifique et de l’emploi de la violence, des réformes et de la dictature de classe occuperont dans toute leur netteté l’esprit de centaines de milliers et de millions d’ouvriers britanniques. Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet. Le prolétariat britannique, qui a été maintenu par la bourgeoisie et ses agents fabiens dans un état idéologique effroyablement arriéré, avancera à pas de géant. Les conditions matérielles de l’Angleterre sont depuis longtemps mûres pour le socialisme. La grève a mis à l’ordre du jour le remplacement de l’Etat bourgeois par l’Etat prolétarien. Si la grève elle-même ne provoque pas directement ce remplacement, elle le rapprochera considérablement. En combien de temps, il n’est naturellement pas possible de le dire. Mais on doit se préparer également à des délais très courts.

(...)

La peur inspirée à la bourgeoisie par la Révolution n’est ni toujours ni dans toutes les conditions un facteur de " progrès ". Il ne peut faire de doute que l’économie anglaise tirerait d’immenses avantages de la collaboration de l’Angleterre avec la Russie. La peur de la bourgeoisie devant la Révolution, et l’insécurité du lendemain des capitalistes y sont des obstacles.

La peur de la Révolution incita les capitalistes anglais à des concessions et à des transformations, tant que les possibilités matérielles du capitalisme anglais furent ou parurent illimitées. Les impulsions des révolutions européennes se firent toujours sentir très nettement sur le développement social de l’Angleterre ; elles provoquèrent des réformes tant que la bourgeoisie anglaise garda entre ses mains, grâce à sa situation mondiale, de prodigieuses ressources permettant de manœuvrer. La bourgeoisie put légaliser les Trade-Unions, abolir les taxes sur le blé, augmenter les salaires, élargir les droits électoraux, accomplir des réformes sociales, etc., etc… Dans la situation actuelle, radicalement modifiée, de l’Angleterre dans le monde, la menace de la Révolution n’est déjà plus capable de pousser la bourgeoisie en avant, paralysant au contraire les derniers restes de son initiative industrielle. Il faut, maintenant, non la menace de la Révolution, mais la Révolution elle-même.

Tous les facteurs et toutes les circonstances dont nous avons fait mention ne sont ni fortuites ni transitoires. Ils se développent dans un sens unique, aggravant systématiquement la situation internationale et intérieure de la Grande-Bretagne et lui donnant le caractère d’une situation historique ne comportant pas d’issue.

Les contradictions qui minent l’organisme social de l’Angleterre s’aggraveront inévitablement. Nous ne nous chargeons pas de prédire quelle sera l’allure de ce processus, qui mettra à s’accomplir des années, à la rigueur, des lustres, mais en aucun cas des décades. La perspective générale est telle que l’on doit avant tout se poser la question suivante : " Un parti communiste assez fort, assez lié aux masses pour tirer au moment voulu toutes les conclusions pratiques nécessitées par la crise en voie d’aggravation, aura-t-il le temps de se former en Angleterre ? " Les destinées de l’Angleterre se résument en ce moment dans cette question.

L. TROTSKY.

Messages

  • Il y a un aspect commun dans le développement ou, plus exactement, dans la dégénérescence des organisations syndicales modernes dans le monde entier : c’est leur rapprochement et leur intégration au pouvoir d’Etat.

    Ce processus est également caractéristique pour les syndicats neutres, sociaux-démocrates, communistes et anarchistes. Ce fait seul indique que la tendance à s’intégrer à l’Etat n’est pas inhérente à telle ou telle doctrine, mais résulte des conditions sociales communes pour tous les syndicats.

    Léon Trotsky

    dans "Les syndicats à l’époque impérialiste"

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