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Continuité du vivant ?

vendredi 25 mai 2007, par Robert Paris

BIOLOGIE ET CONTINUITÉ

"Pratiquement toutes les manifestations biologiques suivent des rythmes.
Certains rapides, d’autres lents. mais pratiquement aucun phénomène biologique ne se déroule selon une cinétique continue et linéaire."

Ladislas Robert dans "Le temps en biologie", extrait de "Le temps et sa flèche"

DARWIN ET LE GRADUALISME

« S’il pouvait être démontré qu’il existe un organe complexe qui n’aurait pas du être formé par une succession de nombreuses petites modifications, alors ma théorie s’effondrerait totalement. » affirmait Charles Darwin dans « De l’origine des espèces »

« Vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile en adoptant le précepte selon lequel ’’la nature ne fait pas de sauts’’ sans la moindre réserve. » écrivait Thomas Henry Huxley à son ami Charles Darwin

« Sur des sujets aussi fondamentaux que la philosophie générale du changement, la science et la société travaillent habituellement la main dans la main. (…) Les hommes de savoir transposèrent dans la nature le programme libéral de changement lent et ordonné qu’ils préconisaient pour la transformation de la société humaine. (…) Dans son argumentation en faveur du gradualisme comme rythme presque universel, Darwin dut employer la méthode caractéristique de Lyell : le rejet de la simple apparence et du bon sens au profit d’une réalité sous-jacente. Contrairement à ce qu’accréditent les mythes en vogue, Darwin et Lyell n’étaient pas les héros de la vraie science, défendant l’objectivité contre les élucubrations théologiques des « catastrophistes » comme Cuvier et Buckland. Les catastrophistes étaient des hommes aussi soucieux de vérité scientifique que les gradualistes. »

Stephen Jay Gould dans « Le pouce du panda »

Jean-Pierre Changeux dans « L’homme neuronal » :

« La microscopie électronique (...) permet de confirmer la thèse de la discontinuité du réseau de neurones. On constate que les neurones se juxtaposent au niveau de synapses bien individualisées. (..) La machine corticale passe donc par celle de plusieurs dizaines de milliards de « singularités » neuronales où chaque singularité elle-même inclut le répertoire de plusieurs dizaines de milliers de contacts synaptiques. (...) L’emploi de microélectrodes permet de « décomposer » une activité électrique corticale continue (apparemment) en entités discontinues, tant au niveau des générateurs – les neurones – que des impulsions qu’ils produisent donc à la fois dans l’espace et le temps. (...) On sait qu’axones et dendrites ne sont pas en continuité les uns avec les autres (...) Ils sont interrompus d’un neurone à l’autre. Comment de telles discontinuités vont-elles permettre le passage de signaux électriques d’u neurone à l’autre ? (...) Chaque fois, une onde d’apparence continue et globale se trouve « découpée » en unités discrètes et interprétée comme résultant intégralement (..) de ces entités discrètes. (..) L’objet mental est identifié à l’état physique créé par l’entrée en activité (électrique et chimique) corrélée et transitoire, d’une large population ou « assemblée » de neurones (..) Cette assemblée est discrète (..). Elle se compose de neurones possédant des singularités. »

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Extrait de Stephen Jay Gould dans "Le pouce du panda" :

"Le caractère épisodique du changement évolutif

Le 23 novembre 1859, le jour précédent la sortie de son livre révolutionnaire, Charles Darwin reçut une lettre extraordinaire de son ami Thomas Henry Huxley. Celui-ci lui offrait son soutien actif dans le combat à venir, allant même jusqu’au sacrifice suprême : « Je suis prêt à mourir sur le bûcher s’il le faut. (…) Je me prépare en aiguisant mes griffes et mon bec. » Mais il ajoutait aussi un avertissement : « Vous vous êtes encombré d’une difficulté inutile en adoptant le « Natura non facit saltum » sans la moindre réserve. » L’expression latine, généralement attribuée à Linné signifie que « la nature ne fait pas de sauts ». Darwin approuvait totalement cette devise ancienne. Disciple de Charles Lyell, apôtre du « gradualisme » en géologie, Darwin décrivait l’évolution comme un processus majestueux et régulier, agissant avec une telle lenteur que personne ne pouvait espérer l’observer pensant la durée d’une vie. Les ancêtres et leurs descendants, selon Darwin, doivent être reliés par « une infinité de liens transitoires » qui forment « une belle succession d’étapes progressives ». Seule une longue période de temps a permis à un processus si lent de réaliser une telle ouvre. Huxley avait le sentiment que Darwin creusait le fossé de sa propre théorie. La sélection naturelle n’avait besoin d’aucun postulat sur la vitesse ; elle pouvait agir tout aussi bien si l’évolution se déroulait sur un rythme rapide. (...)

De nombreux évolutionnistes considèrent qu’une stricte continuité entre micro et macro-évolution constitue un ingrédient essentiel du darwinisme et corollaire nécessaire de la sélection naturelle. (...) Thomas Henry Huxley avait séparé la sélection naturelle du gradualisme et averti Darwin que son adhésion franche et sans fondement sûr au gradualisme pouvait saper son système tout entier. Les fossiles présentent trop de transitions brutales pour témoigner d’un changement progressif et le principe de la sélection naturelle ne l’exige pas, car la sélection peut agir rapidement. Mais ce lien superflu que Darwin a inventé devint le dogme central de la théorie synthétique. Goldschmidt n’éleva aucune objection contre les thèses classiques de la microévolution. Il consacra la première moitié de son ouvrage principal « Les fondements matériels de l’évolution » au changement progressif et continu au sein des espèces. Cependant, il se démarqua nettement de la théorie synthétique en affirmant que les espèces nouvelles apparaissent soudainement par variation discontinue, ou macro-mutation. Il admit que l’immense majorité des macro-mutations ne pouvaient être considérées que comme désastreuses et il les appela « monstres ». Mais, poursuivit Goldschmidt, une macro-mutation pouvait, par le simple effet de la chance, adapter un organisme à un nouveau mode d’existence. On avait alors affaire, selon sa terminologie, à un « monstre prometteur ». La macro-évolution résulte du succès, peu fréquent, de ces monstres prometteurs, et non de l’accumulation de menus changements au sein des populations. (...) Tous les paléontologistes savent que, parmi les fossiles, on ne compte que peu de formes intermédiaires ; les transitions entre les grands groupes sont particulièrement brutales. Les gradualistes se sortent habituellement de cette difficulté en invoquant le caractère extrêmement lacunaire des fossiles que nous possédons ; même si une étape sur mille survivait sous forme de fossile, la géologie n’enregistrerait pas le changement continu. (...) Même en l’absence de témoignages directs en faveur de ces transitions sans à-coup peut-on inventer une succession raisonnable de formes intermédiaires, c’est-à-dire des organismes viables, entre les ascendants et les descendants, dans les principales transitions structurelles ? (…) A quoi sert une moitié de mâchoire et une moitié d’aile ? (...) Si l’on doit accepter de nombreux cas de transition discontinue dans la macroévolution, le darwinisme ne s’effondre-t-il pas en ne survivant que comme une théorie concernant les changements adaptatifs mineurs au sein des espèces ? L’essence même du darwinisme tient en une seule phrase : la sélection naturelle est la principale force créatrice du changement évolutif. Personne ne nie que la sélection naturelle joue un rôle négatif en éliminant les inadaptés. Les théories darwiniennes sous-entendent qu’elle crée en même temps les adaptés. La sélection doit accomplir cette tâche en mettant en place des adaptations en une série d’étapes, tout en préservant à chaque phase le rôle avantageux dans une gamme de variations génétiques dues au hasard. La sélection doit gouverner le processus de création et non pas se contenter d’écarter les inadaptés après qu’une quelque autre force a soudainement produit une nouvelle espèce complètement achevée dans une perfection primitive. On peut très bien imaginer une théorie non darwinienne du changement discontinu , c’est-à-dire d’une modification génétique profonde et brutale créant par hasard (de temps à autre) et d’un seul coup une nouvelle espèce. Hugo de Vries, le célèbre botaniste hollandais, fut le défenseur de cette théorie. Mais ces notions semblent se heurter à des difficultés insurmontables. (…) Les perturbations apportées aux systèmes génétiques dans leur totalité ne produisent pas de créatures jouissant d’avantages inconnus de leurs descendants – et elles ne sont même pas viables. Mais toutes les théories du changement discontinu ne sont pas antidarwiniennes, comme l’avait souligné Huxley il y a près de cent vingt ans. Imaginons qu’un changement discontinu dans une forme adulte naisse d’une petite modification génétique. Les problèmes d’incompatibilité avec les autres membres de l’espèce ne se posant pas, cette mutation importante et favorable peut alors se répandre dans la population à la manière darwinienne. Imaginons que ce changement de grande ampleur ne produise pas de suite une forme parfaite, mais serve plutôt d’adaptation clef permettant à son possesseur d’adopter un nouveau modèle d’existence. La poursuite de cette nouvelle vie réussie demande un large ensemble de modifications annexes, tant dans la morphologie que dans le comportement ; ces dernières peuvent survenir en suivant un itinéraire progressif, plus traditionnel, une fois que l’adaptation clef a entraîné une profonde mutation des pressions sélectives. Les partisans de la synthèse actuelle ont donné à Goldschmidt le rôle de Goldstein en associant son expression imagée – le monstre prometteur – aux notions non darwiniennes de perfection immédiate résultant d’un profond changement génétique. Mais ce n’est pas tout à fait ce que Goldschmidt soutenait En fait, l’un de ses mécanismes entraînant la discontinuité des formes adultes reposait sur la notion de petit changement génétique sous-jacent. Goldschmidt était un spécialiste du développement de l’embryon. Il passa la plus grande partie du début de sa carrière à étudier les variations géographiques de la noctuelle « Lymantria dyspar ». Il découvrit que de grandes différences dans la répartition des couleurs des chenilles provenaient de petits changements dans le rythme du développement : les effets d’un léger retard ou d’un renforcement de la pigmentation au début de la croissance augmentaient à travers l’ontogenèse et entraînaient de profondes différences chez les chenilles ayant atteint leur plein développement. Goldschmidt parvint à identifier les gènes responsables de ces petits changements de rythme et démontra que les grandes différences que l’on observe à la fin du développement proviennent de l’action d’un ou de plusieurs gènes commandant les taux de changement agissant au début de la croissance. Il codifia la notion de « gène de taux de changement » (rate genes) en 1918 et écrivit vingt ans plus tard : « Le gène mutant produit son effet (…) en changeant les taux des processus partiels de développement. Il peut s’agir des taux de croissance ou de différenciation, des taux de production des éléments nécessaires à la différenciation, des taux de réactions entraînant des situations physiques ou chimiques précises à des moments précis du développement, des taux de ces processus responsables de la ségrégation des forces embryonnaires à des moments donnés. » (…) Selon ma propre opinion, très partiale, le problème de la réconciliation entre l’évidente discontinuité de la macro-évolution et le darwinisme est en grande partie résolu si l’on observe que les changements de faible ampleur survenant tôt dans le développement de l’embryon s’accumulent pendant la croissance pour produire de profondes différences chez l’adulte. En prolongeant dans la petite enfance le rythme élevé de la croissance prénatale du cerveau du singe, on voit sa taille se rapprocher de celle du cerveau humain. (...) En réalité, si l’on n’invoque pas le changement discontinu par de petites modifications dans les taux de développement, je ne vois pas comment peuvent s’accomplir la plupart des principales transitions de l’évolution. » Peu de systèmes présentent une résistance plus grande au changement que les adultes complexes, fortement différenciés, des animaux « supérieurs ». Comment pourrait-on convertir un rhinocéros adulte ou un moustique en quelque chose de foncièrement différent ? Cependant les transitions entre les groupes principaux se sont bien produites au cours de l’histoire de la vie. D’Arcy Wentworth Thompson (…) écrit dans « Croissance et forme » : « (...) Nous ne pouvons pas transformer un invertébré en vertébré, ni un cœlentéré en vert, par n’importe déformation simple et légitime (…) La nature passe d’un type à un autre. (…) Chercher des marchepieds pour franchir les écarts séparant ces types, c’est chercher en vain à jamais. » La solution de D’Arcy Wentworth Thompson était la même que celle de Goldschmidt : la transition peut se produire dans les embryons qui sont plus simples et plus semblables entre eux que les adultes fortement divergents qu’ils forment. Personne ne songerait à transformer une étoile de mer en souris, mais les embryons de certains échinodermes et de certains protovertébrés sont presque identiques. »


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Le domaine qui a érigé le continu en dogme est certainement la théorie de l’évolution. Le paléoanthropologue Ian Tattersall l’expose ainsi dans « Petit traité de l’évolution » : « La théorie synthétique de l’évolution (...) fut le résultat des efforts de nombreux hommes de science pour réconcilier la théorie évolutionniste avec le nouveau savoir qui s’accumulait en génétique (...) le généticien Théodosius Dobzhansky (...), l’ornithologue Ernst Mayr et le paléontologue George Gaylord Simpson (...) Leur modèle, on le voit, était celui de la continuité, même si ces trois brillants naturalistes savaient pertinemment que la nature est criblée de discontinuités ; ils résolvaient la contradiction en voyant dans ces dernières des cas spécifiques de changement graduel, si bien qu’avec le temps les difficultés qui avaient tant préoccupé ces pères fondateurs disparurent peu à peu du champ de l’enquête, la théorie synthétique se transformant en dogme.(...) Pour la théorie synthétique, elles (les espèces) ne sont rien d’autre que des segments de lignée qui se transforment en permanence sous l’effet de la sélection naturelle ; elles doivent donc, à terme, se fondre insensiblement les unes dans les autres, sans rupture brutale. (...) Plus nous connaissons de fossiles, plus l’idée se précise que les espèces sont des unités réelles, distinctes les unes des autres, et qu’elles ont bel et bien une naissance, une histoire et une mort. Dans les archives paléontologiques, elles tendent à apparaître soudainement, à se perpétuer pendant des périodes d’une durée variable, mais souvent remarquablement longue, avant de disparaître aussi rapidement qu’elles étaient apparues. » Comme le dit Albert Jacquard dans son ouvrage « La légende de la vie » : « dans la mutation d’un gène entraînant une nouveauté, nous sommes en face d’une difficulté. Comment le changement d’une simple molécule peut-il entraîner la transformation du destin d’un organisme ? En réalité nous sommes ici piégés par notre habitude de croire les effets proportionnels aux causes. La biochimie est au contraire le domaine où règne l’adage : « petites causes – grands effets ». Un exemple peut l’illustrer : celui de l’hémoglobine. Sa chaîne comporte quatre cent trente huit bases. Le changement d’une de ses bases est la cause d’une maladie très répandue dans certaines régions d’Afrique, l’anémie falciforme. Ce changement est le produit d’une seule erreur sur un triplet de base qui code un acide aminé. Une seule erreur et l’organisme entier en est affecté, les globules rouges prennent une forme de faucille, finissent par s’autodétruire, des caillots se forment et la pression de l’oxygène dans le sang diminue. Contrairement à ce que croyait Aristote, la nature procède par sauts. »

La thèse darwinienne de l’évolution a tranché fermement en faveur du continu. Le terme même d’évolution des espèces suggère une très lente progressivité qui est un point essentiel de la thèse de Darwin et reste affirmée aujourd’hui par un courant important de l’évolutionnisme appelé néodarwinisme. Ernst Mayr, qui en est l’un des chefs de file, écrit dans la revue « Pour la science » de septembre 2000 un article intitulé « L’influence de Darwin sur la pensée moderne » dans lequel il note que « Darwin remarque que l’évolution était progressive et qu’elle ne présentait ni interruptions ni discontinuités importantes. (...) Un siècle plus tard, elle (la philosophie de la biologie) repose sur ces mêmes concepts darwiniens. (...) Les biologistes ont confirmé celle (la thèse) de l’ancêtre commun et du caractère progressif de l’évolution. » N’en déplaise à Mayr, la thèse continuiste de l’ancêtre commun est très contestée, notamment par le courant qui préfère à l’arbre phylogénétique (fondé sur la descendance) le cladogramme (fondé sur l’apparition de caractéristiques). Ainsi, dans la revue « Sciences et Avenir », Hors série de juillet 2006, le zoologue Stéphane Hergueta écrit : « L’ancêtre commun n’existe pas en tant que tel. » Bien sûr, les générations se succèdent et la vie ne peut provenir que de la vie, mais c’est loin d’expliquer comment les espèces changent.

La vie semblait bien devoir rester entre les mains de la continuité. Elle ne peut provenir que de la vie, que se transmettre du vivant au vivant, comme le souligne la notion de « descendance », terme que Darwin préférait à celui d’évolution. Les créationnistes ont contesté et continuent de contester la notion d’évolution des espèces car elle s’oppose à celle de création divine. Mais c’est d’un tout autre côté que Darwin a été contesté par les scientifiques. Ce n’est pas l’idée d’évolution ni même celle de sélection qui ont été remis en question par des scientifiques mais la continuité et le réductionnisme, deux idées très liées dans la conception de Darwin. L’un de ceux qui a contesté avec des arguments forts le point de vue de Darwin est Stephen Jay Gould. Sa conception, appelée celle des « équilibres ponctués », est exposée dans un énorme ouvrage d’analyse de la théorie de l’évolution intitulé « La structure de la théorie de l’évolution », Gould y montre que la continuité est un élément du raisonnement de Darwin dans son ouvrage fondamental « De l’origine des espèces ». Gould démontre d’abord que Darwin défend un véritable a priori : celui d’une sélection opérant à un seul niveau, celui des organismes individuels. Ce réductionnisme (tout ramener au niveau inférieur) de Darwin est la racine profonde, indispensable, de sa conception de l’évolution. Gould souligne ce point pour défendre, au contraire, une conception de l’évolution qu’il appelle « une thèse hiérarchique », c’est-à-dire l’idée que le vivant est constitué de nombreux niveaux d’organisation interactifs et que la sélection opère simultanément à tous les niveaux. Selon lui, seule la micro-évolution peut s’expliquer par une sélection au seul niveau des organismes. La macro-évolution a besoin également de la sélection au niveau des groupes, de l’espèce, des groupes d’espèces en co-évolution et de l’ensemble de l’environnement. Ce caractère hiérarchique entraîne inévitablement des discontinuités et des changements brutaux et qualitatifs, c’est-à-dire la « saltation » ou sauts de l’évolution.

Comme Gould le rappelle, c’est bien la discontinuité qui est le point commun des évolutionnistes non néo-darwiniens et que les néo-darwiniens ont virulemment combattu : « Darwin, recourant de nouveau à la comparaison avec la domestication, défend passionnément le rôle de la petite variation, si petite, en fait, qu’elle n’est généralement pas remarquée par la plupart des personnes. (….) La variation sous forme de saltation a toujours représenté le trait de ralliement de toutes les thèses évolutionnistes. T.H.Huxley centra ses propres critiques de la sélection naturelle sur le parti pris de Darwin en faveur du changement par étapes insensibles. Bateson (1894), en élaborant le concept d’homéose, et D’Arcy Thompson (1917) en évoquant la non-continuité dans le cas de certaines transformations évolutives de type géométrique, mirent en avant la notion de saltation en tant qu’argument explicitement antidarwinien. Les premiers mutationnistes estimèrent que l’hérédité mendélienne justifiait la notion de changement discontinu et infirmait le darwinisme strict tel qu’il était prôné par les « biométriciens ». Goldschmidt (1940) mêla quelques intéressantes conceptions sur les discontinuités du développement à une théorie génétique erronée, ce qui le conduisit précisément à formuler une théorie saltationniste, au nom de laquelle il devint la principale « tête de Turc » des fondateurs de la Synthèse moderne. » Cette « synthèse » connue sous le nom de néo-darwinisme a maintenu jusqu’à aujourd’hui la notion de continuité de l’évolution que Darwin lui-même avait effectivement choisie parce qu’elle est nécessaire à sa conception de la sélection uniquement au niveau inférieur d’organisation, théorie que Gould tente de remplacer par une nouvelle conception hiérarchique de la sélection, conception hiérarchique et discontinue, qu’il convient selon moi d’appeler « révolution des espèces ».

Pourquoi la discontinuité est-elle si contraire à la notion de transformation par sélection défendue par Darwin ? Il convient d’abord de rappeler que, dans cette conception, c’est de la sélection que vient la transformation et non de la variation qui est infime, lente, et sans conséquence visible. Cela nécessite que la variation elle-même ne donne pas une orientation à l’évolution. Cela nécessite également qu’il n’y ait aucun changement brutal, ni dans l’environnement (vivant et non vivant), ni dans l’être vivant.
En cas de co-évolution de plusieurs espèces ou groupes d’espèces, la notion de sélection à un seul niveau hiérarchique n’est plus valable. En cas de cataclysme environnemental, un grand nombre d’espèces disparaissent sans que cela puisse être attribué à une variation lente et à une sélection progressive. Si la génétique permet des changements brutaux (modification des rythmes biologiques et de l’ordre de production de l’être vivant par un ou deux changements sur des gènes homéotiques), là encore il faut revoir l’idée de l’évolution darwinienne et faire apparaître celle de révolution du vivant.

Cela ne signifie pas que Gould propose d’abandonner complètement la théorie de l’évolution : « Ainsi, T.H.Huxley a pu s’opposer au gradualisme et cependant se considérer comme un partisan de la théorie de la sélection naturelle. Et un saltationniste moderne s’appuyant sur les notions récemment acquises dans le domaine du développement pourrait peut-être se qualifier de darwinien, bien qu’en y mettant sans doute bon nombre de réserves. (…) La théorie moderne de l’évolution n’exige pas le changement progressif. (...) Il faut rejeter le gradualisme, pas le darwinisme. » Toute la conception de l’évolution de Gould va s’opposer à cette notion de continuité, de gradualité, d’évolution lente et, plus encore, à l’idée de progrès, toutes notions qui sont incluses dans l’ancien darwinisme : « La nature ne poursuit pas d’objectif d’efficacité maximale. »

Il rejette l’idée de progrès qui suppose une transformation positive dans un sens unidirectionnel prédéterminé, par un processus lent, régulier, continu, ce qui mène à la notion de directionnalité, de linéarité, de but, d’amélioration et de réalisation d’un objectif : « Il n’y a aucun progrès régulier dans le développement plus élevé de la conception des organismes vivants. Dans les trois cinquièmes ou trois sixièmes de l’histoire de la vie, seuls les unicellulaires ont habité la terre et nous ne constatons aucun progrès régulier « vers le haut » des procaryotes inférieurs. » (dans « La vie est belle ») Sur les rythmes de l’évolution, il précise « L’histoire de la vie n’est pas un continuum de développement, mais une série ponctuée par de brefs, parfois géologiquement instantanés, épisodes d’extinctions de masse et de diversification suivante. » Il rappelle que six extinctions de masse principales – il y a 600, 500, 345, 225, 180 et 63 millions d’années – (et de multiples de moindre ampleur) se sont déroulées dans un temps relativement extrêmement court devant la durée de l’immobilité qui la précédait : « Ceci peut sembler comme une longue durée dans le cadre de nos vies, mais c’est un instant géologique… si les espèces surgissent en des centaines ou milliers d’années puis persistent, en grande partie inchangées, durant plusieurs millions, la durée de leur apparition est une fraction minuscule d’un pour cent de leur durée totale. »

Gould n’est pas le seul à avoir proposé des conceptions discontinues du vivant. Le physicien Werner Heisenberg qui avait toujours défendu l’idée de la discontinuité de la nature dans son domaine, la physique quantique, a maintenu qu’il en allait de même dans le domaine du vivant. Dans un chapitre intitulé « Discussion sur la relation entre biologie, physique et chimie » de son ouvrage « La partie et le tout, le monde de la physique atomique », il rapporte le point de vue du mathématicien Von Neuman débattant avec un biologiste partisan du darwinisme : « Le mathématicien amena le biologiste à la fenêtre de son bureau et dit : « Voyez-vous là-bas sur la colline, la jolie petite maison de campagne ? Elle est née par hasard. Au cours de millions d’années, la colline a été formée par des processus géologiques, les arbres on poussé, ont vieilli, se sont décomposés. (...) Une fois, au bout d’un temps très long, ils ont produit cette maison de campagne. » Cette facétie est plus profonde qu’il n’y paraît. C’est une véritable objection contre l’idée que les grandes innovations brutales du vivant auraient été produites par des accumulations très lentes de toutes petites modifications au hasard sélectionnées par la nature. Des petites transformation au hasard auraient produit un œil, un cerveau ? Heisenberg préférait l’idée que ces transformations s’étaient produites de manière déterministe et brutale. Il prenait partie même si la biologie, bien sûr, n’était pas son domaine de recherche.

Des spécialistes du vivant, comme le prix Nobel de Médecine Christian de Duve, dans un ouvrage intitulé « Singularités, jalons sur les chemins de la vie », tout en se considérant comme darwiniens, remettent en question la linéarité, la continuité et la gradualité qui recouvre le terme d’évolution concernant les grands changements historiques des formes de la vie. De Duve s’attaque aussi à l’idée d’un « déterminisme strict » qui s’opposerait au hasard. C’est par le terme de « singularité » que De Duve oppose à « continuité », dès qu’il s’agit des changements radicaux de la spéciation (changement d’espèce à ne pas confondre avec le changement au sein d’une espèce décrit par l’évolution par sélection, darwinienne). Ces singularités sont l’innovation biochimique (apparition de l’ARN, des protéines, de l’énergie ATP des enzymes, de l’ADN, de la cellule, du noyau, des êtres pluricellulaires, etc…), l’innovation physiologique (la colonne vertébrale, l’œuf, la carapace, l’aile, l’œil, le cerveau, etc…), l’innovation fonctionnelle (la respiration, la sexualité, etc…). Le biologiste De Duve développe une conception (le pseudo-goulet) qui allie hasard et déterminisme : « celui d’une branche unique qui émerge sans qu’il y ait sélection ou restriction, suite simplement à l’extinction progressive de toutes les autres branches. Dans cette forme de singularité, la contingence historique joue un rôle beaucoup plus important que dans les goulets [1] qu’ils soient imposés par des facteurs internes ou externes. » Il examine méthodiquement les autres hypothèses explicatives de ces changements radicaux et il fait la démonstration de leur inefficacité.

L’hypothèse d’un monde vivant continu doit être, selon lui, rejetée, car il s’agit à chaque fois d’un événement unique : « Singularités, terme par lequel j’entend des événements ou des propriétés de caractère unique, singulier. L’histoire de la vie est jalonnée de telles singularités. » La gradualité n’est pas adéquate non plus, car le changement est brutal et n’est pas préparé par des étapes intermédiaires. Le changement obéit-il à des lois ou au hasard. Les deux, répond De Duve  : « Le plus souvent la tendance la tendance des biologistes a été de mettre à égalité caractère fortuit et improbabilité (...) Le hasard joue toujours à l’intérieur de certaines limites (...) Le hasard n’exclut pas l’inévitabilité, ou, pour être plus précis la quasi-inévitabilité, car il faut toujours laisser la porte ouverte à l’exception insolite. » L’auteur souligne que les contraintes produisent des goulets d’étranglement des variations. Le hasard est le mode de fonctionnement permettant de réaliser la nécessité. De Duve est amené à discuter de l’hypothèse du « dessein intelligent » [2]. Cette conception est développée par un courant de scientifiques qui réintroduisent par la bande un sens et une volonté extérieure à la nature au sein de l’histoire de la vie. « Invoquer une main invisible n’est pas une solution scientifique. (...) On ne peut suffisamment souligner que tous les événements conjecturés étaient des produits exclusifs de la chimie, c’est-à-dire des manifestations reproductibles, déterministes, entièrement dépendantes des conditions physiques et chimiques existantes. La sélection n’a pu commencer qu’après l’apparition des premières molécules réplicables (...). » De Duve renonce à l’action exclusive de la sélection pour produire les phénomènes du vivant mais il ne tombe pas dans une interprétation du type « main de dieu ». Bien évidemment, les évolutionnistes (au sens des partisans de la transformation lente, graduelle et continue uniquement fondée sur la sélection) n’ont pas cessé de clamer que toute critique de la conception purement évolutive était un retour au créationnisme. De Duve parle de « singularité » pour éviter ce terme de création. L’accusation de créationnisme n’est pas plus valable contre De Duve que contre la plupart des partisans de l’idée d’une spéciation brutale comme Stephen Jay Gould. Cette critique n’est pas plus légitime que celle qui prétendrait que tous les partisans du ment Bang seraient créationnistes. L’existence d’une discontinuité dans la formation de notre univers ne nécessite nullement un créateur. Le miracle n’est indispensable que pour canoniser le pape, mais n’est nullement nécessaire pour expliquer le monde, y compris ses discontinuités et singularités, et même l’apparition de nouveauté.

La discontinuité a longtemps été considérée comme synonyme d’absence de causalité, d’impossibilité d’explication scientifique et même de création divine. La question religieuse, aussi bien que la lutte contre l’influence de la religion en sciences, a influencé les scientifiques, les poussant à rejeter la discontinuité, et on peut dire que la plupart des scientifiques en étaient parfaitement conscients. Ainsi, Darwin, qui affirmait dans « L’origine des espèces » que « la nature ne fait pas de sauts », souhaitait au travers de sa théorie de l’évolution faire œuvre de matérialiste, et combattre la métaphysique, sans le faire ouvertement. Il explique dans un courrier : « Pour éviter de déclarer à quel point je crois au matérialisme, dire seulement que les émotions, les instincts, les degrés de talent sont héréditaires (...) » Il se sert consciemment des préjugés de son époque pour faire avancer la science. Or, pour Darwin, toute discontinuité sous-entend un miracle divin, comme le rappelle le néodarwinien Ernst Mayr dans son article de la revue « Pour la science » de septembre 2000 : « En 1850, de nombreux philosophes et scientifiques étaient chrétiens. Ils admettaient que le monde avait été créé par Dieu et que celui-ci avait institué des lois permettant une parfaite adaptation de tous les organismes les uns aux autres ainsi qu’à leur environnement. (...) La théorie de l’évolution par la sélection naturelle explique l’adaptation et la diversité du monde d’une façon matérialiste, sans faire appel à un Dieu créateur ni à un « Grand Horloger ». L’éviction de Dieu laissa la place aux explications scientifiques des phénomènes naturels (...) » Effort vers la connaissance scientifiques certes, le combat contre les a priori des religieux s’appuyait, pour des raisons sociales, sur d’autres a prioris. Darwin choisit de rejeter l’évolution discontinue par rejet de la religion, mais ce n’est pas la seule raison. Comme bien d’autres scientifiques, Darwin est un adepte du progrès technique, social et politique que suppose société bourgeoise. Il souhaite une transformation sociale graduelle. La défense de l’ordre social n’est pas le dernier motif du rejet de la discontinuité car, dans le domaine social, rupture est bel et bien synonyme de révolution. N’oublions pas que l’expression la plus courante utilisant le terme de « continuité » est celle de continuité de l’Etat, qui reste l’objectif politique de toutes les classes dirigeantes au travers des crises. Gradualisme ou transition, il n’y a pas là seulement une observation de la nature, mais aussi un point de vue, un choix. Celui qui privilégie les changements graduels, sans révolution, choisit la continuité. Celui, qui étudie la dynamique fondée sur le changement radical, recherche au sein de la dynamique les phases de rupture. Cela ne signifie pas qu’il faille être révolutionnaire pour être scientifique, bien sûr, mais que les idéologies dominantes comptent en sciences. Gould indique ainsi que « Ce gradualisme du darwinisme a été enraciné dans les vues philosophiques de la société victorienne. De cette « évolution », on élimine tous les sauts, les changements brusques et les transformations révolutionnaires. Ces perspectives anti-dialectiques (...) ont profondément enraciné dans la pensée occidentale ce biais qui nous prédispose à rechercher la continuité et le changement progressif. »


"Dans sa définition classique, une espèce est un groupe d’êtres vivants féconds entre eux et dont la descendance est féconde. Par exemple, le cheval et l’âne appartiennent à deux espèces différentes, car leur descendance croisée (mulet ou baudet) est stérile. Les choses se compliquent déjà lorsque l’on parle de végétaux, comme les crucifères, où les hybrides sont fréquents et parfois fertiles (comme le colza, par exemple). Cette définition de l’espèce étant dépendante de la reproduction sexuée, comment l’appliquer aux bactéries, qui en sont dépourvues, dont la reproduction est exclusivement clonale ?

Quand on y réfléchit, le critère d’interfécondité est en réalité inclus dans le critère vraiment important et universel, qui est le critère de “passé évolutif commun”, duquel découle une ressemblance génétique et phénotypique. En effet, deux individus appartenant à la même espèce (ou au même taxon) ont des ancêtres communs ; par conséquent, leurs génomes ne peuvent être très différents, et ils doivent en quelque sorte se ressembler. On a donc imaginé un critère qui déciderait si deux bactéries appartiennent à la même espèce ou non : ce critère est un seuil de 70% d’hybridation entre les ADN des deux bactéries. Ainsi, deux ADN relativement semblables dans leur séquence s’hybrideront facilement (attention:hybridation ne signifie pas identité de séquence, mais bien interaction physique), ce que l’on peut mesurer par l ‘absorbance de lumière ultra-violette par la solution. Ces 70% représentent donc une mesure de la ressmblance de deux génomes (donc leur proximité évolutive) et recouperaient les discontinuités observées dans la nature : il semble très difficile d’établir un continuum entre toutes les bactéries de toutes les espèces avec un seuil supérieur ou égal à 70%. "

Benjamin


La morphogenèse et la discontinuité de la transformation du vivant


[1De Duve explique que le goulet restrictif « fait référence à une situation dans laquelle des contraintes internes, imposées, par exemple par la structure des génomes ou par des plans corporels existants, forcent le parcours évolutif dans un passage de plus en plus étroit qui débouche sur une singularité. » Le goulet sélectif « s’applique à toute situation où des voies différentes sont sujettes à un processus de sélection imposé de l’extérieur qui n’en laisse subsister qu’une seule. »

[2De Duve expose : « Ce mécanisme sous-entend l’existence d’étapes évolutives qui n’auraient pu se produire sans l’intervention d’une sorte d’entité directrice surnaturelle. Strictement parlant, une telle possibilité ne mérite pas d’être mentionnée dans un contexte scientifique (...) »

Messages

  • Certes ! Il écrit dans l’Origine des espèces :

    « Enfin, envisageant cette fois non pas un temps donné, mais le temps pris dans son ensemble, il a dû certainement exister, si ma théorie est fondée, d’innombrables variétés intermédiaires reliant intimement les unes aux autres les espèces d’un même groupe ; mais la marche seule de la sélection naturelle, comme nous l’avons fait si souvent remarquer, tend constamment à éliminer les formes parentes et les chaînons intermédiaires. On ne pourrait trouver la preuve de leur existence passée que dans les restes fossiles qui, comme nous essayerons de le démontrer dans un chapitre subséquent, ne se conservent que d’une manière extrêmement imparfaite et intermittente. »

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