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Comment combattre le fascisme

dimanche 30 août 2009, par Robert Paris

Déclaration des délégués appartenant à l’Opposition de Gauche pour le congrès de lutte contre le fascisme

Léon Trotsky

avril 1933

La victoire de Hitler en Allemagne démontre que le capitalisme ne peut vivre dans les conditions de la démocratie ni même se couvrir de guenilles démocratiques. Ou la dictature du prolétariat ou la dictature du capital financier. Ou les soviets ouvriers ou les bandes armées de la populace petite‑bourgeoise déchaînée.

Le fascisme n’a pas et ne peut avoir de programme pour sortir de la crise du capitalisme. Mais cela ne signifie pas que le fascisme tombera automatiquement, victime de sa propre inconscience. Non, il maintiendra l’exploitation capitaliste en ruinant le pays, en abaissant la civilisation et en apportant toujours plus de sauvagerie dans les mœurs. La victoire du fascisme est le résultat de l’incapacité du prolétariat à prendre en mains le sort de la société. Le fascisme vivra tant que le prolétariat ne se lèvera pas.

La social‑démocratie a livré à la bourgeoisie la révolution prolétarienne de 1918 et sauvé ainsi une fois encore le capitalisme déclinant. C’est elle, et elle seule, qui a ainsi donné à la bourgeoisie la possibilité de s’appuyer à l’étape suivante sur le banditisme fasciste. Descendant de marche en marche à la recherche du « moindre mal », la social‑démocratie a fini par voter pour le feld‑marschall réactionnaire Hindenburg [1], lequel, à son tour, a appelé Hitler au pouvoir. Démoralisant les masses ouvrières par les illusions de la démocratie dans le capitalisme pourrissant, la social­-démocratie a privé le prolétariat de toutes ses forces de résistance.

Les tentatives pour rejeter cette responsabilité fondamentale sur le communisme sont absurdes et malhonnêtes. Sans le communisme, le prolétariat se serait depuis longtemps engagé dans la voie de l’anarchisme, du syndicalisme, du terrorisme, ou, tout simplement, serait allé grossir les détachements de combat du fascisme. L’exemple autrichien montre avec trop de preuves que là où, devant l’extrême faiblesse du communisme, la social-démocratie règne sans partage dans les rangs de la classe ouvrière, dans le cadre de l’état démocratique qu’elle a elle-même créé, sa politique prépare pas à pas le triomphe du fascisme [2].

Les sommets du réformisme allemand essaient maintenant de s’adapter au régime de Hitler pour conserver les restes de leurs positions légales et les bénéfices qui y sont liés [3]. En vain, car le fascisme amène avec lui des nuées de criquets affamés et voraces qui exigent pour eux-mêmes, et obtiendront, le monopole des fonctions et des revenus. Le limogeage de la bureaucratie réformiste, résultat secondaire de la défaite des organisations prolétariennes, constitue le paiement pour la chaîne ininterrompue des trahisons de la social‑démocratie depuis le 4 août 1914.

Les chefs des autres partis social‑démocrates essaient maintenant de se délimiter de leurs frères allemands. Il serait cependant d’une inadmissible légèreté que de croire sur parole ces critiques « de gauche » de l’Internationale réformiste dont toutes les sections se trouvent à différents degrés sur la même voie [4]. Comme au temps de la guerre impérialiste, dans le processus d’écroulement de la démocratie bourgeoise, chaque parti de la II° Internationale est prêt à refaire sa réputation sur le dos d’un autre parti national. Mais, au fond, tous font le même travail. Léon Blum soutient le gouvernement de la France impérialiste et militariste. Vandervelde, président de la II° Internationale, n’a pas, autant que nous le sachions, retiré sa signature au bas de cette même paix de Versailles qui a donné au fascisme allemand ses dimensions actuelles.

Toutes les thèses principales et fondamentales des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste sur le caractère pourrissant du capitalisme, sur l’inévitabilité de la décomposition de la démocratie bourgeoise, sur l’impasse du réformisme, sur la nécessité de la lutte révolutionnaire pour la dictature du prolétariat, ont trouvé dans les événements d’Allemagne une confirmation inébranlable. Mais leur justesse a été démontrée par l’absurde, non par la victoire, mais par la catastrophe. Si, malgré bientôt quinze ans d’existence de l’I.C., la social-démocratie a été capable de réussir à mener la politique du « moindre mal » jusqu’au résultat final, c’est‑à‑dire jusqu’au plus grand mal qu’on puisse concevoir dans l’histoire actuelle, il faut en chercher la cause dans le fait que le communisme des épigones s’est montré incapable de remplir sa mission historique.

Jusqu’en 1923, presque sans arrêt, l’I.C. a progressé dans tous les pays, affaiblissant et évinçant la social‑démocratie. Dans les dix dernières années, non seulement elle n’a pas fait de conquêtes quantitatives, mais elle a subi une profonde dégénérescence qualitative. Le naufrage du parti communiste officiel en Allemagne est l’aboutissement fatal de la « ligne générale » qui passa par les aventures de Bulgarie et d’Esthonie [5], par la théorie et la pratique du « socialisme dans un seul pays » [6], par la capitulation honteuse devant le Kuomintang en Chine [7] et par la non moins honteuse capitulation devant la bureaucratie trade‑unioniste en Angleterre [8], par l’aventure de Canton [9], par les convulsions de la « troisième période » [10], par la scission avec les syndicats de masse, par la théorie et la pratique du « social‑fascisme », par la politique de la « libération nationale » ou de la « révolution populaire » [11], par le refus du front unique [12], par le bannissement et la persécution de l’Opposition de gauche, enfin par le complet étouffement de l’indépendance de l’avant‑garde prolétarienne et par la substitution au centralisme démocratique de la toute puissance d’un appareil sans principes et obtus [13].

L’essence du bureaucratisme réside dans la méfiance vis‑à‑vis des masses et dans la tendance à remplacer leur activité révolutionnaire consciente par des combinaisons de sommets ou par de simples ordres. En Allemagne, comme dans les autres pays, la bureaucratie stalinienne n’a cessé de lancer des ultimatums à la classe ouvrière. Elle lui a fixé d’en‑haut des dates pour les grèves ou pour la « conquête de la rue », elle lui a fixé arbitrairement des « journées rouges » ou des « mois rouges » [14]. Elle lui a intimé d’accepter sans critique tous ses mots d’ordre et tous ses zigzags ; elle a exigé que le prolétariat reconnaisse d’avance et sans réplique sa direction dans le front unique, et c’est sur cet ultimatum monstrueux qu’elle a basé sa lutte, fausse d’un bout à l’autre, et impuissante devant le fascisme.

Les erreurs sont inévitables dans la lutte du prolétariat. C’est à partir de leurs propres erreurs que les partis s’instruisent, sélectionnent leurs cadres et éduquent leurs dirigeants. Mais, dans l’I.C. actuelle, il ne s’agit pas d’erreurs. mais de l’ensemble d’un système erroné qui rend impossible une politique juste. Les représentants de ce système sont de larges couches bureaucratiques, armées d’énormes moyens matériels et techniques, indépendantes de fait des masses, et qui mènent une lutte acharnée pour leur propre conservation au prix de la désorganisation de l’avant‑garde prolétarienne et de son affaiblissement face à l’ennemi de classe. Telle est l’essence du stalinisme dans le mouvement ouvrier mondial.

Au cours des dernières années, l’Opposition de gauche (bolcheviks‑léninistes) a suivi pas à pas, devant le monde entier, toutes les étapes de la montée du flot fasciste, et tracé une politique de véritable réalisme révolutionnaire. Déjà à l’automne 1929, c’est­à‑dire il y a trois ans et demi, au commencement même de la crise mondiale, l’Opposition de gauche écrivait :

« De même qu’il est arrivé plus d’une fois que, du conflit entre le libéralisme et la monarchie, se développe une situation révolutionnaire qui devait, par la suite, déborder les deux adversaires, de même, du conflit entre la social‑démocratie et le fascisme ‑ deux fondés de pouvoir antagonistes de la bourgeoisie ‑ peut se développer une situation révolutionnaire qui, par la suite, les dépassera tous les deux. Que vaudrait un révolutionnaire prolétarien qui, dans une époque de révolution bourgeoise, ne saurait apprécier ni comprendre le conflit entre les libéraux et la monarchie et qui, au lieu d’exploiter ce conflit dans un sens révolutionnaire, mettrait les antagonistes dans le même sac ? Que vaut le communiste qui, placé en face du conflit entre le fascisme et la social‑démocratie, les recouvre tout simplement sous la même formule de social‑fascisme, vide de tout contenu ? »

Il fallait bâtir une politique de front unique sur cette perspective stratégique générale. Pas à pas, au cours de ces trois dernières années, l’Opposition de gauche a suivi le développement de la crise politique en Allemagne. Dans ses publications périodiques et dans une série de brochures, elle a soumis à l’analyse tous les stades de la lutte, dévoilé le caractère ultimatiste de la formule « à la base seulement » et, là où elle l’a pu, pris sur elle l’initiative de comités unis de défense, soutenu l’initiative des travailleurs dans ce sens, et inlassablement exigé l’extension à tout le pays de ces initiatives. Si le P.C. s’était engagé résolument sur cette voie, la bureaucratie réformiste se serait montrée impuissante à contenir la pression des ouvriers vers le front unique. Se heurtant à chaque pas à une barrière, le fascisme se serait ouvert à toutes ses coutures. Les organes de défense locaux se seraient affermis de façon irrésistible, se transformant en fait en conseils ouvriers. Marchant sur cette voie, le prolétariat allemand aurait à coup sûr jeté le fascisme à terre, et, d’un dernier coup, aurait balayé l’oligarchie dirigeante. L’ensemble de la situation posait les bases de la victoire du prolétariat allemand.

Mais la bureaucratie stalinienne s’est engagée dans la voie du sabotage inconscient, mais d’autant plus effectif, de la révolution. Elle interdisait strictement les accords des communistes avec des organisations social­-démocrates, détruisait les organes de défense communs créés par les ouvriers, et, sous le nom de « contre-révolutionnaires », excluait de ses rangs tous les défenseurs d’une juste politique révolutionnaire. On dirait qu’une telle façon d’agir fut spécialement adoptée pour isoler les communistes, pour resserrer les rangs entre les ouvriers social‑démocrates et leurs chefs, semer le trouble et la décomposition dans les rangs du prolétariat et préparer l’ascension sans obstacle des fascistes au pouvoir. Les résultats sont là.

Le 5 mars, quand le sort du prolétariat allemand était déjà décidé, le C.E. de l’I.C. s’est proclamé non seulement prêt à faire le front unique au sommet ‑ à l’échelle nationale, il est vrai, pas internationale ‑ mais encore à consentir, pour apaiser la bureaucratie réformiste, à renoncer à la critique mutuelle pendant la période du front unique. Un saut, d’une brusquerie incroyable, de la présomption ultimatiste à la conciliation sans caractère ! Ayant étouffé la critique à l’intérieur de son propre parti, la bureaucratie stalinienne a évidemment perdu la compréhension du rôle de la critique dans la lutte politique. La critique révolutionnaire détermine l’attitude de l’avant‑garde prolétarienne, c’est‑à-­dire de la partie la plus critique de la société contemporaine vis‑à‑vis de tous les événements et programmes, toutes les classes, partis et groupes. Un véritable parti communiste ne peut, ne fût‑ce qu’un jour, renoncer à la critique, pas plus qu’un organisme vivant à respirer. La politique du front unique n’exclut en aucun cas la critique mutuelle, au contraire, elle l’exige. Seuls deux appareils bureaucratiques, dont l’un est chargé de trahisons et l’autre d’une chaîne d’erreurs néfastes, peuvent être intéressés à la suppression de la critique mutuelle, en transformant ainsi le front unique en un complot silencieux contre les masses dont l’objectif est leur propre conservation. Nous, bolcheviks‑léninistes, déclarons que, jamais, et dans aucune condition, nous ne participerons à un tel complot : au contraire, nous le dénoncerons implacablement devant les ouvriers.

En même temps qu’elle consent à renoncer à la critique, la bureaucratie stalinienne s’empare de la répugnante attitude de Wels, Leipart [15] et Cie rampant devant Hitler, pour ressusciter la théorie du social‑fascisme. Cette théorie est aujourd’hui aussi fausse qu’hier. Ceux qui étaient encore récemment les maîtres de l’Allemagne, tombés sous la botte du fascisme, lèchent cette botte pour mériter l’indulgence des fascistes : c’est tout à fait conforme à la méprisable nature de la bureaucratie réformiste. Mais cela ne signifie pas du tout que, pour les réformistes, il n’y ait pas de différence entre la démocratie et la botte fasciste, ni que la masse social‑démocrate soit incapable de lutter contre le fascisme si, au moment opportun, on lui ouvre une issue dans l’arène du combat.

La politique du fascisme s’appuie sur la démagogie, le mensonge, la calomnie. La politique révolutionnaire ne peut se bâtir que sur la vérité. C’est pourquoi nous sommes obligés de condamner fermement le bureau d’organisation en vue de la convocation du présent congrès, qui, dans son appel, a donné un tableau faussement optimiste de la situation en Allemagne, y parlant du « puissant développement de la lutte antifasciste ». En réalité, pour le moment, les ouvriers allemands reculent sans combattre et en complet désordre. Tel est le fait amer qu’on ne peut masquer par des mots. Pour se redresser, se regrouper et récupérer ses forces, le prolétariat, représenté par son avant‑garde, doit bien comprendre ce qui s’est passé. A bas les illusions ! Ce sont précisément les illusions qui ont conduit à la catastrophe. Il faut dire clairement, honnêtement, ouvertement, ce qui est.

La situation en Allemagne est profondément tragique. Le bourreau n’a fait que commencer son travail. Les victimes seront innombrables. Des centaines et des milliers d’ouvriers du parti communiste sont emprisonnés. De rudes épreuves attendent ceux qui restent fidèles à leur drapeau. Tous les ouvriers honnêtes du monde entier accordent leur entière sympathie aux victimes du bourreau fasciste. Mais ce serait le comble de l’hypocrisie que d’exiger le silence sur la politique funeste du stalinisme sous prétexte que ses représentants allemands en sont devenus aussi les victimes. Les grands problèmes historiques ne se résolvent pas par le sentimentalisme. Se conformer au but, c’est la loi suprême de la lutte. Seule l’explication marxiste de tout ce qui s’est passé peut rendre à l’avant‑garde prolétarienne sa confiance en elle-même. Il ne suffit pas d’exprimer sa sympathie aux victimes, il faut devenir plus forts, pour renverser et étouffer le bourreau.

Le fascisme allemand suit servilement l’exemple italien. Cela ne signifie cependant pas que le pouvoir soit assuré à Hitler pour un grand nombre d’années, comme il l’a été à Mussolini. L’Allemagne fasciste commence son histoire dans les conditions d’une décomposition avancée du capitalisme, d’une misère des masses sans précédent dans l’histoire moderne, et d’une tension menaçante des rapports internationaux. Le dénouement peut arriver beaucoup plus tôt que ne le pensent les maîtres du jour. Cependant il ne viendra pas de lui-même, il lui faudra un choc révolutionnaire.

La presse social‑démocrate fonde de grands espoirs sur l’existence de fissures dans le bloc gouvernemental en Allemagne. C’est sur la même voie que marche la Pravda de Moscou, qui niait hier encore les antagonismes entre fascisme et social‑démocratie et compte aujourd’hui sur les antagonismes entre Hitler et Hugenberg [16]. Les contradictions à l’intérieur du camp dirigeant sont indéniables. Mais, en elle-même, elles sont impuissantes à arrêter le développement victorieux de la dictature fasciste, déterminé par l’ensemble de la situation du capitalisme allemand. Il ne faut pas attendre de miracles. Seul le prolétariat peut en finir avec le fascisme. Pour lui donner une issue sur la grande voie de l’Histoire, il faut un tournant décisif dans la direction révolutionnaire. Il faut revenir à la politique de Marx et de Lénine.

Nous, bolcheviks‑léninistes, nous ne venons pas à ce congrès pour entretenir des illusions ni pour sauver des réputations imméritées. Notre but, c’est de déblayer le chemin pour l’avenir. Nous ne doutons évidemment pas que des dizaines et peut-être même des centaines de milliers d’ouvriers sincèrement prêts à la lutte seront représentés au congrès. Nous sommes également prêts à croire que les délégués, dans leur majorité, seront sincèrement disposés à tout faire pour briser le fascisme. Néanmoins le congres lui‑même, tel qu’il est conçu et convoqué, ne peut pas ‑ c’est notre conviction profonde ‑ avoir une signification révolutionnaire sérieuse. Le fascisme est un ennemi redoutable. Pour lutter contre lui, il faut les masses compactes de millions et de dizaines de millions d’ouvriers, bien organisés et bien dirigés : il faut des bases solides dans les entreprises et dans les syndicats, il faut la confiance des masses dans une direction éprouvée dans l’expérience, au combat. Le problème ne se résoud pas par des séances solennelles et des discours à effet. Le congrès, improvisé dans la hâte, représente des groupes isolés, sans liens entre eux, qui, après le congrès, seront aussi isolés qu’avant des millions de prolétaires.

Les personnalités « isolées » des milieux intellectuels bourgeois coloreront le congrès antifasciste comme elles ont coloré le congrès d’Amsterdam. Ce n’est pas une couleur stable. Les ouvriers avancés, c’est vrai, apprécient beaucoup la sympathie qu’éprouvent pour leur cause les meilleurs représentants de la science, de la littérature et de l’art. Mais il ne s’en suit nullement que les savants ou les artistes avancés puissent remplacer les organisateurs de masse ou prendre la direction du prolétariat. Et pourtant ce congrès prétend à la direction ! Ceux des représentants des intellectuels bourgeois qui désirent vraiment participer à la lutte révolutionnaire doivent commencer par définir clairement leur programme et par se lier à une organisation ouvrière. Autrement dit, pour avoir le droit de voter au congrès du prolétariat en lutte, les personnalités « isolées » doivent cesser d’être des isolés.

Ni la réaction contre la guerre, ni la marche contre le fascisme ne représentent un quelconque art spécial qui serait situé hors de la lutte générale du prolétariat. L’organisation qui n’est pas capable d’examiner la situation avec précision, de mener les combats quotidiens défensifs et offensifs, de rassembler autour d’elle les masses les plus larges, d’assurer l’unité des actions défensives avec les ouvriers réformistes, tout en les débarrassant des préjugés du réformisme ‑ une telle organisation fera inévitablement naufrage aussi bien face à la guerre que face au fascisme.

Le congrès d’Amsterdam a déjà démontré son inconsistance lors de l’attaque des bandits japonais contre la Chine [17]. Même dans le domaine de l’agitation, l’alliance de la bureaucratie stalinienne avec des personnalités pacifistes isolées n’a rien donné de sérieux. Il faut le dire ouvertement : le congrès antifasciste, plutôt un meeting de hasard par sa composition internationale, est appelé à faire un simulacre d’action, là où c’est précisément l’action qui fait défaut. Si, conformément aux intentions de ses organisateurs, ce congrès se contente d’un appel vide, il risque d’être dans l’histoire de la lutte contre le fascisme, non pas un zéro, mais une quantité négative, car le crime le plus grave, dans les conditions actuelles, est d’induire les ouvriers en erreur sur leurs forces réelles et sur les véritables méthodes de lutte.

Le congrès de lutte contre le fascisme ne pourrait jouer un rôle positif qu’à une seule condition : s’il secouait l’hypnose de son régisseur bureaucratique en coulisses et mettait à son ordre du jour une discussion libre sur les causes de la victoire du fascisme allemand, sur la responsabilité des organisations prolétariennes dirigeantes et sur un véritable programme de lutte révolutionnaire. C’est dans cette voie, et dans cette voie seulement, que le congrès serait un facteur de renaissance révolutionnaire.

La plate‑forme de l’Opposition de gauche internationale est la seule à donner des directives justes pour la lutte contre le fascisme. Comme mesures les plus immédiates et les plus urgentes, nous, bolcheviks-­léninistes, proposons ce qui suit :

1. Accepter immédiatement les propositions de la IIº Internationale pour un accord à l’échelle internationale, cet accord n’excluant pas, mais exigeant, que soient concrétisés pour chaque pays les mots d’ordre et les méthodes ;
2. Condamner sur le plan des principes la formule du front unique " à la base seulement " qui signifie le refus du front unique en général ;
3. Rejeter et condamner la théorie du social fascisme ;
4. Ne renoncer en aucun cas et dans aucune condition au droit de critiquer l’allié provisoire ;
5. Rétablir la liberté de critique à l’intérieur des partis communistes et de toutes les organisations qu’ils contrôlent, y compris le congrès antifasciste ;
6. Renoncer à la pratique des organisations syndicales communistes indépendantes ; participer de façon active aux syndicats de masse ;
7. Renoncer à la concurrence indigne avec le fascisme sous les mots d’ordre de " libération nationale " et de " révolution populaire " ;
8. Renoncer à la théorie du socialisme dans un seul pays qui nourrit les tendances du nationalisme petit bourgeois et affaiblit la classe ouvrière dans sa lutte contre le fascisme ;
9. Mobiliser le prolétariat européen contre le chauvinisme versaillais et anti versaillais sous le drapeau des États Unis soviétiques d’Europe ;
10. Préparer par une discussion amicale, ouverte et honnête, et convoquer, dans le délai d’un mois, un congrès extraordinaire de chaque section de l’I.C. pour examiner l’expérience de la lutte contre la contre-révolution et élaborer un programme d’action pour l’avenir ;
11. Convoquer dans un délai de deux mois un congrès de l’I.C. démocratiquement préparé ;
12. Réintégrer l’Opposition de gauche dans l’I.C., ses sections, et toutes les organisations qu’elle contrôle.

Les pourparlers entre la II° et la III° Internationale, il faut les entreprendre en mettant au premier plan la question de l’Autriche. Tout est encore loin d’être perdu dans ce pays. En s’engageant tout de suite sur la voie de la défense active, le prolétariat autrichien, soutenu par celui de tous les pays d’Europe, pourrait, en développant son offensive de façon conséquente et courageuse, arracher le pouvoir des mains de ses ennemis [18] : le rapport des forces à l’intérieur garantit sa victoire. L’Autriche rouge deviendrait tout de suite un point d’appui pour les ouvriers allemands. Toute la situation se modifierait brutalement au profit de la révolution. Le prolétariat d’Europe sentirait qu’il représente une force invincible. Et il ne lui manque que cette conscience pour écraser tous ses ennemis.

C’est l’U.R.S.S. qui occupe la position centrale dans la lutte contre la contre‑révolution mondiale. Dans ce domaine, moins que dans tout autre, nous, bolcheviks‑léninistes, nous n’admettons pas la politique de l’optimisme officiel. Pour la bureaucratie stalinienne, tout va toujours bien, cinq minutes avant la catastrophe. Il en fut ainsi en Allemagne, et c’est la même méthode que l’on applique en Union soviétique. Cependant la situation, dans le premier état ouvrier, n’a jamais été aussi tendue qu’aujourd’hui. La politique foncièrement mensongère de la bureaucratie incontrôlée a imposé au pays des privations insupportables, a dressé la paysannerie contre le prolétariat, a semé le mécontentement au sein des masses ouvrières, a lié le parti pieds et poings, a affaibli les fondements et les points d’appui de la dictature. La révolution d’Octobre n’a pas besoin d’« amis » qui chantent des hymnes faux et qui répètent en chœur chaque mot de la bureaucratie dirigeante. La révolution d’Octobre a besoin dé militants qui disent la vérité, même si elle est dure, mais qui, par contre, conservent à l’approche du danger une fidélité inébranlable.

Devant tout le prolétariat mondial, nous lançons le signal d’alarme : la patrie soviétique est en danger ! Seule une réforme politique fondamentale peut la sauver. Le programme d’une telle réforme, c’est le programme de l’Opposition de gauche en U.R.S.S. Des milliers de ses meilleurs combattants, à leur tête C.G. Rakovsky, emplissent actuellement les prisons et les lieux de déportation d’Union soviétique. De la tribune de ce congrès, nous envoyons notre salut fraternel à nos vaillants partisans. Leur nombre augmente. Aucune persécution n’ébranlera leur courage. Dans les jours difficiles qui viennent, la dictature du prolétariat trouvera en eux, non seulement des conseillers perspicaces, mais aussi des soldats dévoués.

Le développement du mouvement ouvrier mondial, et avant tout européen, est arrivé à un moment décisif. Le parti communiste allemand est brisé. Songer à le rétablir sur ses anciennes bases et sous son ancienne direction constitue une utopie sans espoir. Il est des défaites qui ne peuvent être pardonnées. Le parti du communisme allemand s’édifiera maintenant sur des bases nouvelles. Seuls pourront prendre place parmi ses constructeurs les éléments de l’ancien parti qui se libèreront de l’héritage du stalinisme. La continuité d’organisation sera‑t‑elle préservée dans les autres sections de l’I.C. et dans l’I.C. dans son ensemble ? Sur ce point, l’histoire, apparemment, n’a pas encore rendu définitivement son verdict. Il n’y a que ceci qui soit évident : il reste très peu de temps pour corriger de monstrueuses erreurs. Si ce temps là devait être perdu, l’Internationale communiste entrerait dans l’Histoire avec un commencement léniniste glorieux et une fin stalinienne infâmante.

Nous, bolcheviks‑léninistes, nous proposons de prendre l’expérience de l’écroulement du communisme allemand comme point de départ pour la renaissance de toutes les autres sections. Nous sommes prêts à y consacrer toutes nos forces. Au nom de cette tâche, nous tendons la main à nos adversaires d’hier les plus acharnés. Il est inutile de dire que, dans la bataille contre le fascisme, dans la défense comme dans l’attaque, les bolcheviks-léninistes occuperont leurs postes de combat dans les rangs communs, comme ils les ont occupés, partout et toujours.

Sous le drapeau de Marx et Lénine, pour la révolution prolétarienne mondiale, en avant !

Notes

[1] Paul von HINDENBURG (1837‑1934), feld‑marschall et ancien commandant en chef de l’armée impériale allemande, avait joué un rôle décisif dans la répression de la révolution des conseils d’ouvriers et de soldats en 1918‑19. Elu président de la République en 1925, comme candidat de la droite, réélu en 1932, avec le soutien, au second tour, du parti social‑démocrate, contre Hitler, il avait appelé Hitler à la chancellerie.

[2] Marqué dès sa naissance par un profond sectarisme, le P.C. autrichien n’avait jamais pu acquérir d’influence réelle, et la classe ouvrière était tout entière derrière le parti social‑démocrate dont Trotsky pensait que sa politique « légaliste » et opportuniste ouvrait la voie au fascisme en Autriche.

[3] Le 23 mars 1933, la fraction parlementaire du parti social‑démocrate avait voté contre le gouvernement de Hitler. Mais aussitôt après, ses dirigeants essayèrent de démontrer au gouvernement leur volonté de respecter la légalité nouvelle ; les résistances à cette ligne furent sévèrement chàtiées. C’est ainsi que la direction des jeunesses de Berlin, pour avoir pris des mesures afin de faire passer l’organisation dans l’illégalité, fut révoquée, et que le délégué du parti alla jusqu’à menacer ses membres qui refusaient de restituer l’argent engagé dans l’opération, de dénoncer publiquement les coupables ainsi que le motif de leur exclusion. L’épuration qui suivit visait à intimider les militants dont les initiatives pouvaient compromettre les efforts de conciliation avec le nouveau régime (R. Black, Fascism in Germany, t. II, pp. 1020-­21). Les dirigeants social‑démocrates des syndicats avaient pris la même attitude. Le 25 mars, Leipart avait assuré à Hitler que « les syndicats ne chercheraient pas à influencer dans l’immédiat la politique de l’Etat », et qu’ils proposaient de mettre à son service et à celui du ... parlement leurs connaissances et leur expérience en matière économique et sociale ...

[4] La victoire sans combat des bandes hitlériennes avait provoqué à la base de tous les partis social‑démocrates une vague d’indignation. Les dirigeants de ces partis se gardaient bien, hors d’Allemagne, de paraître solidaires de leurs collègues allemands et multipliaient des déclarations les critiquant d’un point de vue de « gauche ». On peut cependant penser que quelques‑uns de ces néophytes étaient sincères, comme devait le démontrer, par exemple l’évolution ultérieure du dirigeant espagnol Largo Caballero.

[5] Allusion à des tentatives d’insurrection communistes aux allures de putsch déclenchées en septembre 1923 en Bulgarie et en décembre 1924 en Esthonie.

[6] C’est en 1926 qu’à la suite de Staline, la direction de l’I.C. avait commencé à développer l’idée, jusque‑là étrangère au bolchevisme, suivant laquelle il était possible de construire le socialisme dans un seul pays, en l’occurrence en Russie. Trotsky estimait que cette affirmation, totalement erronée, ne servait qu’à justifier l’aménagement d’une coexistence pacifique avec le monde capitaliste, souhaitée par la bureaucratie stalinienne au pouvoir en U.R.S.S., et àsubordonner les P.C. aux intérêts de la diplomatie soviétique et de ses alliances.

[7] Le P.C. chinois était entré en 1923 dans le parti nationaliste Kuomintang et était resté soumis à sa discipline pendant les années décisives de la deuxième révolution chinoise. L’Opposition de gauche en Russie avait vainement réclamé que le P.C. Chinois reprenne son indépendance et combatte les projets de coup d’Etat de l’armée du Kuomintang et de son chef Chang Kai‑chek, lesquels, comme on sait, avaient finalement abouti au massacre des militants ouvriers de Shanghaï en avril 1927.

[8] Allusion à l’existence, de 1924 à 1928, du « Coriiité syndical anglo‑russe » qui donnait aux dirigeants syndicaux britanniques la caution des syndicats russes dans une période marquée par ce que Trotsky considérait précisément comme le sabotage par eux de la lutte de classes en Grande‑Bretagne, la grève générale de mai 1926 et la grève des mineurs. Voir à ce sujet l’étude de Daniel F. CALHOUN, The United Front. The TUC and the Russians, op. cit.

[9] Allusion au soulèvement organisé précipitamment dans le port de Canton par des émissaires de l’I.C. à des fins de « propagande interne » et pour laver la direction stalinienne des accusations d’opportunisme. Le soulèvement, parfois appelé « Commune de Canton », éclata le 11 mars 1927 et fut liquidé le 14, ouvrant une période de répression sanglante.

[10] Trotsky appelle « troisième période d’erreurs de l’Internationale communiste » la période de politique ultra‑gauchiste qui commence en 1928.

[11] Allusion aux thèmes utilisés par le K.P.D. en Allemagne durant la période de la montée du nazisme : la social‑démocratie était qualifiée de « social‑fasciste », et les communistes proclamaient que, comme les nazis, ils avaient pour objectif la « révolution populaire » et la « libération nationale ».

[12] La politique de l’I.C. avait consisté à préconiser le « front unique à la base » avec les ouvriers socialistes contre leurs chefs, ce qui équivalait à un refus du front unique.

[13] Trotsky fait ici allusion non seulement aux persécutions qui avaient frappé en U.R.S.S. dirigeants et partisans de l’Opposition de gauche, exclus, emprisonnes ou exilés, mais à la chasse aux militants qui faisaient écho à ses idées dans tous les P.C. du monde.

[14] Trotsky fait allusion notamment à la « journée rouge » du 29 août 1929 où tous les P.C. s’étaient vus assigner la « conquête de la rue » et qui se termina, là où elle fut organisée, par une répression sévère.

[15] Theodor LEIPART (1867-1947), dirigeant des ouvriers syndiqués du bois, puis vice-président des syndicats allemands, avait succédé à Legien à leur tête en 1920. Il cherchait désespérément un accord qui permettrait à son organisation de survivre dans les conditions de la dictature hitlérienne.

[16] Alfred HUGENBERG (1865‑1951), ancien directeur des usines Krupp, se lança en 1919 dans l’action politique en fondant le Deutschnationale Volkspartei, parti conservateur de droite, et construisit un empire de presse. Il était le ministre de l’économie dans le premier gouvernement de Hitler.

[17] Le 18 septembre 1931, une patrouille japonaise ayant découvert un « sabotage » de la voie ferrée près de Moukden, les chefs militaires japonais accusèrent les Chinois de l’avoir organisé. L’incident fournit prétexte à l’occupation de la Mandchourie par l’armée japonaise et à la proclamation de son « indépendance » sous le nom de Manchukuo. La S.D.N. avait constitué une commission qui conclut à l’agression nipponne et en resta là. Le congrès d’Amsterdam s’était contenté d’une déclaration pacifiste.

[18] Le gouvernement autrichien du chancelier Dollfuss s’orientait vers une forme fascisante de l’Etat, mais les forces ouvrières étaient encore intactes.

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