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Textes de Trotsky sur le syndicalisme "pur"

mardi 26 octobre 2010, par Robert Paris

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Paru dans "la Lutte de classes", n° 17, janvier 1930.

Léon Trotsky

Les fautes fondamentales du syndicalisme

Pour servir de discussion avec Monatte et avec les syndicalistes purs en général

Quand, en octobre 1914, je suis arrivé en France, j’ai trouvé le mouvement français, socialiste et syndical, dans l’état de la démoralisation la plus complète. A la recherche des révolutionnaires, une bougie à la main, j’ai fait la connaissance de Monatte et de Rosmer. Ils n’étaient pas assujettis au chauvinisme. C’est ainsi que notre amitié naquit. Monatte était anarcho‑syndicaliste ; malgré cela, il m’était incomparablement plus proche que les guesdistes français qui jouaient un rôle lamentablement honteux. Les Cachin exploraient à cette époque les entrées de service des ministères de la III° République et des ambassades alliées. En 1915, Monatte est sorti en claquant la porte de la commission administrative de la C. G. T. Son départ du centre syndical n’était au fond qu’une scission. Mais, à cette époque‑là, Monatte croyait avec raison que les tâches historiques fondamentales du prolétariat sont à placer au‑dessus de l’unité avec les chauvins et les laquais de l’impérialisme. C’est en cela précisément que Monatte fut fidèle aux meilleures traditions du syndicalisme révolutionnaire.

Monatte, un des premiers amis de la révolution d’Octobre, se tint cependant, contrairement à Rosmer, longtemps à l’écart. Et cela correspondait bien au caractère de Monatte, je m’en suis convaincu plus tard, de rester à l’écart, d’attendre, de critiquer. Parfois, c’est absolument inévitable. Mais comme ligne de conduite permanente, cela devient une sorte de sectarisme ayant des étroites affinités avec le proudhonisme, mais rien de commun avec le marxisme.

Quand le parti socialiste français devint le parti communiste, il m’arriva maintes fois de m’entretenir avec Lénine du lourd héritage que l’Internationale avait reçu en la personne de chefs du genre Cachin, Frossard et autres héros de la Ligue des droits de l’homme, de francs-maçons, de parlementaires, de carriéristes et de bavards. Voici une de ces conversations que j’ai déjà reproduite dans la presse, si je ne me trompe ‑ Il serait bon, me disait Lénine, de chasser toutes ces girouettes et d’attirer dans le parti les syndicalistes révolutionnaires, les ouvriers combatifs, des gens qui soient vraiment dévoués à la cause de la classe ouvrière. Et Monatte ? ‑ Monatte serait naturellement dix fois mieux que Cachin et ses semblables, lui ai‑je répondu. Seulement, Monatte non seulement continue de nier l’action parlementaire, mais encore n’a pas compris jusqu’à présent la signification du parti. » Lénine fut consterné : « Pas possible ! N’a pas compris la signification du parti, après la révolution d’Octobre ? C’est un symptôme très inquiétant. »

J’entretenais avec Monatte une correspondance dans laquelle j’insistais pour qu’il vînt à Moscou [1]. Monatte se dérobait. Conformément à sa nature, il préférait encore demeurer à l’écart et attendre. Et puis, le parti communiste français ne lui plaisait pas. En cela, il avait raison. Mais au lieu de l’aider à se transformer, il attendait. Nous réussîmes durant le 4° congrès à faire les premiers pas en vue d’épurer le P.C.F. des francs‑maçons, des pacifistes et des chasseurs de mandats. Monatte entra dans le parti. Il n’est pas nécessaire de souligner que cela ne signifiait pas, à nos yeux, qu’il adoptât les positions du marxisme : nullement. Le 23 mars 1923, j’écrivais dans la Pravda : « L’entrée dans le parti de notre vieil ami Monatte fut pour nous une grande fête : les gens de cette trempe sont nécessaires à la révolution. Mais il serait certainement faux de payer le rapprochement au prix d’une confusion ou d’un manque de clarté dans les idées » . Dans cet article, je soumettais à la critique la scolastique de Louzon concernant les rapports entre la classe, les syndicats et le parti. En particulier, j’expliquais que le syndicalisme d’avant guerre avait été un embryon du parti communiste, que, depuis, cet embryon était devenu enfant et que si cet enfant souffrait de la rougeole ou du rachitisme, il fallait le soigner, mais qu’il serait absurde de rêver qu’ont pût le faire rentrer dans le sein maternel. Il me sera peut‑être permis de dire à ce propos que, défigurés, les arguments de mon article de 1923 servent encore d’armes principales contre Monatte entre les mains de Monmousseau et autres guerriers antitrotskystes.

Monatte est entré dans le parti ; mais à peine commençait‑il à en faire le tour et à s’habituer à une maison plus vaste que sa petite boutique du quai de Jemmapes [2], que le coup d’Etat dans l’Internationale s’abat sur lui : Lénine est tombé malade, la campagne contre le trotskysme et la bolchevisation zinoviéviste ont commencé. Monatte ne pouvait pas se soumettre aux arrivistes qui, s’appuyant sur l’état‑major des épigones de Moscou et disposant de moyens matériels illimités, agissaient par l’intrigue et la calomnie. Monatte s’est trouvé rejeté du parti. Cet épisode, important, mais qui n’est quand même qu’un épisode, a revêtu une importance décisive pour le développement politique de Monatte. Il a décidé que sa courte expérience du parti avait pleinement confirmé ses préjugés anarcho‑syndicalistes contre le parti en général. Monatte commença alors à revenir avec insistance sur ses pas, vers les positions qu’il avait quittées. Il commença à aller rechercher la charte d’Amiens. Pour cela il a dû se tourner vers le passé. L’expérience de la guerre, celle de la révolution russe, celle du mouvement syndical mondial ont été perdues pour lui sans presque qu’il en restât de traces. Monatte demeurait de nouveau à l’écart et attendait. Quoi ? Un nouveau congrès d’Amiens. Pendant ces dernières années, je n’eus malheureusement pas la possibilité de suivre ce retour en arrière de Monatte : l’opposition russe vivait dans le cercle du blocus.

L’unité syndicale.
De tout le trésor de la théorie et de la pratique de la lutte mondiale du prolétariat, Monatte n’a’ tiré que deux idées : l’autonomie syndicale et l’unité syndicale. Ces deux principes purs, il les a placés au‑dessus de la réalité pécheresse. C’est sur l’autonomie syndicale et l’unité syndicale qu’il a fondé son journal et la Ligue syndicaliste [3]. Hélas, ces deux idées sont vides et chacune d’elles ressemble au trou de l’anneau. Que l’anneau puisse être de fer, d’argent ou d’or, Monatte n’y fait nullement attention. L’anneau, vous savez, cela gêne toujours l’activité des syndicats. Monatte ne s’intéresse qu’au trou de l’autonomie.

Non moins vide est l’autre principe sacré : l’unité. Au nom de celle‑ci, Monatte s’est même élevé contre la dissolution du comité anglo‑russe, bien que le conseil général des trade‑unions britannique, eût brisé la grève générale [4]. Le fait que Staline, Boukharine, Cachin, Monmousseau et autres aient soutenu le bloc avec les briseurs de grève jusqu’au ‑moment où ces derniers les rejetèrent à coups de pied ne diminue certainement en rien la faute de Monatte. A mon arrivée à l’étranger, j’ai tenté d’expliquer aux lecteurs de la Révolution prolétarienne le caractère criminel de ce bloc, dont les conséquences se font sentir jusqu’à présent sur le mouvement ouvrier ; Monatte n’a pas voulu publier mon article [5]. Et comment aurait‑il pu en être autrement, puisque j’avais commis un attentat contre l’unité syndicale sacrée, qui résout toutes les questions, concilie toutes les contradictions ?

Quand des grévistes se heurtent sur leur chemin à un groupe de briseurs de grève, ils les rejettent de leur sein sans leur épargner les horions. Si les briseurs de grève sont syndiqués, on les jette dehors immédiatement, sans se préoccuper du principe sacré de l’unité syndicale. A cela Monatte n’a certainement pas d’objections ? Mais l’affaire est tout autre quand il s’agit de la bureaucratie syndicale et de son sommet. Le conseil général n’est pas composé de briseurs de grève arriérés et affamés, non, ce sont des traîtres tout à fait expérimentés et repus, qui se sont trouvés à un moment donné dans la nécessité de se mettre à la tête de la grève générale pour la décapiter d’autant plus rapidement et sûrement. Ils agissaient la main dans la main avec le gouvernement, le patronat et l’Eglise. Il semblait que les chefs des syndicats russes, qui faisaient partie d’un bloc politique avec le conseil général, auraient dû immédiatement, ouvertement, implacablement rompre avec lui dès ce moment, à la face des masses trompées, trahies par lui. Mais Monatte se cabre farouchement : défense de troubler l’unité syndicale ! De façon significative, il oublie que lui‑même troubla cette unité en 1915 en sortant du « conseil général » de la C. G. T. U.

Il faut le dire carrément : entre le Monatte de 1915 et le Monatte de 1929, il y a un abîme. A Monatte, il doit sembler qu’il demeure tout à fait fidèle à lui‑même. Formellement, c’est juste jusqu’à un certain point. Monatte répète quelques vieilles formules, mais il ignore totalement l’expérience des quinze dernières années, plus riches en enseignements que toute l’histoire précédente de l’humanité. En essayant de revenir sur ses anciennes positions, Monatte ne remarque même pas qu’elles ont depuis longtemps disparu. Quelle que soit la question soulevée, Monatte regarde en arrière.

Cela se voit de façon particulièrement claire dans la question du parti et de l’Etat.

Les dangers de l’étatisme.
Il y a quelque temps, Monatte m’accusait de sous‑estimer « les dangers de l’étatisme » [6]. Ce reproche n’est pas neuf ; il a son origine dans la lutte de Bakounine contre Marx et il démontre une conception fausse, contradictoire et finalement non prolétarienne de l’Etat.

A l’exception d’un seul pays, le pouvoir étatique dans le monde entier se trouve aux mains de la bourgeoisie. C’est en cela, ce n’est qu’en cela que consiste le danger étatique du point de vue du prolétariat. La tâche historique de celui‑ci est d’arracher des mains de la bourgeoisie l’instrument d’oppression le plus puissant. Les communistes ne nient pas les difficultés, les dangers qui sont liés à la dictature du prolétariat. Mais est‑ce que cela peut diminuer d’un iota la nécessité de s’emparer du pouvoir ? Si le prolétariat tout entier était entraîné par un élan irrésistible à la conquête du pouvoir, ou s’il l’avait déjà conquis, on pourrait, à la rigueur, comprendre tels ou tels avertissements des syndicalistes. Dans son testament, Lénine, on le sait, mettait en garde contre les abus du pouvoir révolutionnaire. La lutte contre les déformations de la dictature du prolétariat, l’opposition la mène depuis qu’elle existe et sans avoir eu besoin de faire des emprunts aux arsenaux des anarchistes.

Mais dans les pays bourgeois le malheur consiste en ce que l’écrasante majorité du prolétariat ne comprend pas comme il faudrait les dangers de l’Etat bourgeois. Par la manière qu’ils ont de traiter la question, les syndicalistes, involontairement bien sûr, concourent à cette attitude de conciliation passive des ouvriers à l’égard de l’Etat du capital. Quand les syndicalistes serinent aux ouvriers opprimés par le pouvoir bourgeois leurs avertissements quant aux dangers d’un Etat du prolétariat, ils jouent un rôle purement réactionnaire. La bourgeoisie répétera volontiers à l’adresse des ouvriers : « Ne touchez pas à l’Etat : c’est un engin plein de dangers pour vous. » Le communiste, lui, dira aux ouvriers : « Les difficultés et les dangers qui se dressent devant le prolétariat au lendemain de la conquête du pouvoir, nous apprendrons à les vaincre sur la base de l’expérience. Mais, à l’heure actuelle, les dangers les plus menaçants résident en ce que notre ennemi de classe tient dans ses mains les rênes du pouvoir et le dirige contre nous. »

Dans la société contemporaine, il n’y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire : depuis longtemps la petite bourgeoisie a perdu la possibilité économique de diriger les destins de la société moderne. Parfois, dans des accès de désespoir, elle se dresse pour la conquête du pouvoir, même les armes à la main, comme cela s’est passé en Italie en Pologne et dans d’autres pays [7]. Mais les insurrections fascistes n’aboutissent qu’à ce résultat : le nouveau pouvoir devient l’instrument du capital financier sous une forme encore plus dépouillée et brutale. Voilà pourquoi les idéologues les plus représentatifs de la petite bourgeoisie ont peur du pouvoir étatique comme tel. La petite bourgeoisie craint le pouvoir quand il est entre les mains de la grande bourgeoisie parce que celle‑ci l’oppresse et la ruine. Elle le craint aussi quand il est entre les mains du prolétariat, car il sape toutes les conditions de son existence coutumière. Enfin, elle craint le pouvoir quand il tombe dans ses propres mains parce que, de ses mains impuissantes, il passera fatalement aux mains du capital financier ou du prolétariat. Les anarchistes ne voient pas les problèmes révolutionnaires du pouvoir étatique, son rôle historique, ils ne voient que les « dangers de l’étatisme ». Les anarchistes antiétatistes sont les représentants les plus fidèles et, pour cette raison, les plus décourageants de la petite bourgeoisie dans son impasse historique.

Oui, les « dangers de l’étatisme » existent aussi sous le régime de la dictature du prolétariat, mais la substance de ces dangers consiste précisément en ce que le pouvoir risque justement de revenir aux mains de la bourgeoisie. Le danger étatique le plus connu et le plus apparent, c’est le bureaucratisme. Mais quel en est le caractère ? Si la bureaucratie ouvrière éclairée pouvait amener la société au socialisme, c’est‑à‑dire jusqu’à la liquidation de l’Etat, nous nous réconcilierions avec une telle bureaucratie. Mais elle a un caractère tout à fait opposé : en se séparant du prolétariat, en s’élevant au­-dessus de lui, la bureaucratie tombe sous l’influence des classes petites‑bourgeoises et peut, par cela même, faciliter le retour du pouvoir aux mains de la bourgeoisie. En d’autres termes, les « dangers étatiques » ne sont en dernière analyse autre chose pour le prolétariat que le danger de rendre le pouvoir à la bourgeoisie.

La question de la source de ce danger bureaucratique est non moins importante. Il serait radicalement faux de croire, de supposer que le bureaucratisme surgisse exclusivement du fait de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non, il n’en est pas ainsi. On peut voir dans les Etats capitalistes les formes les plus monstrueuses du bureaucratisme, précisément dans les syndicats. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Amérique, l’Angleterre et l’Allemagne. Amsterdam, c’est l’organisation internationale la plus puissante de la bureaucratie syndicale. C’est grâce à elle que se tient maintenant debout l’édifice tout entier du capitalisme, surtout en Europe et particulièrement en Angleterre. S’il n’y avait pas la bureaucratie des trade‑unions, la police, l’armée, les tribunaux, les lords, la monarchie n’apparaîtraient que comme des jouets pitoyables et ridicules devant les masses prolétariennes. C’est par elle que la bourgeoisie existe, non seulement dans la métropole, mais aux Indes, en Egypte et dans les autres colonies. Il faudrait être complètement aveugle pour dire aux ouvriers anglais : « Prenez garde à la conquête du pouvoir et rappelez‑vous toujours que vos syndicats sont l’antidote du danger bureaucratique. » Le marxiste leur dira au contraire : « La bureaucratie trade‑unioniste est l’instrument le plus formidable de votre oppression par l’Etat bourgeois. Il faut arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie et, pour cela, il faut renverser son principal agent : la bureaucratie trade-unioniste. » Entre parenthèses, c’est pour cette raison notamment que l’alliance de Staline avec les briseurs de grève fut à ce point criminelle.

Par l’exemple de l’Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d’opposer comme s’il s’agissait de deux principes différents l’organisation syndicale et l’organisation étatique. En Angleterre plus qu’ailleurs l’Etat repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l’écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s’appuie directement sur les ouvriers, et l’Etat indirectement, par l’intermédiaire de la bureaucratie trade‑unioniste.

Jusqu’à maintenant nous n’avons pas mentionné le Labour Party qui, en Angleterre, dans ce pays classique des syndicats, est la simple transposition de la même bureaucratie trade‑unioniste. Les mêmes chefs guident les syndicats, trahissent la grève générale, mènent la campagne électorale et siègent, après, dans les ministères. Le Labour Party, les trade‑unions, ce n’est pas deux principes, c’est la division technique du travail. Ensemble, ils constituent l’instrument fondamental de la domination de la bourgeoisie anglaise. On ne peut renverser cette dernière sans renverser la bureaucratie du Labour. Et on ne peut aboutir à ce résultat par l’opposition du syndicat en tant que tel à l’Etat en tant que tel, mais seulement par l’opposition agissante du parti communiste à la bureaucratie du Labour, dans tous les domaines de la vie sociale : dans les trade‑unions, dans les grèves, dans la campagne électorale, au Parlement et au pouvoir. La tâche principale d’un vrai parti du prolétariat consiste à se mettre à la tête des masses ouvrières, syndiquées ou non, pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie et frapper à mort les « dangers de l’étatisme » [8].


Notes

[1] Monatte devait répondre (Révolution prolétarienne n° 97, 1" février 1930, P. 3) : « S’il m’avait écrit, je m’en souviendrais. Or je ne m’en souviens pas du tout. M’a‑t‑il écrit et ses lettres ne me sont‑elles pas parvenues ? » La mémoire de Monatte le trahissait : les lettres de Trotsky ont été retrouvées dans ses archives.

[2] Le local de la Vie ouvrière.

[3]La Révolution prolétarienne en 1924 et la Ligue syndicaliste en 1926.

[4] La question du comité anglo‑russe était l’une des trois pierres de touche pour la constitution de l’opposition internationale, aux yeux de Trotsky ; plus particulièrement, le test de l’opportunisme.

[5] Dans sa réponse, Monatte plaide non coupable contre cette accusation. Il écrit en effet (R. P., n° 97, 1" février 1930) qu’il ajourna la publication afin de ne pas gêner Trotsky qui venait de demander un visa pour la Grande‑Bretagne, puis renonça définitivement après que Trotsky eût fait savoir notamment à Contre le courant, qu’il réservait sa collaboration et, par conséquent, la publication de ses articles à la seule Vérité.

[6] La Révolution prolétarienne, n° 79, 1‑ mai 1929, p. 2.

[7] Allusion aux mouvements dirigés par Pilsudski en Pologne et Mussolini en Italie.

[8] Monatte répondit : « Trotsky se méprend sur la Révolution prolétarienne comme il se méprend sur le syndicalisme, comme il se méprend sur moi. Mais je ne désespère pas de le voir obligé de reconnaître un jour qu’en France le véritable communisme, c’est le syndicalisme révolutionnaire. »



1929
Un texte essentiel sur la question des rapports entre partis et syndicats...
Source : "La Révolution prolétarienne" n°742, septembre 2003


Œuvres - octobre 1929
Léon Trotsky
Syndicalisme et communisme
14 octobre 1929


La question syndicale est une des plus importantes pour le mouvement ouvrier, et donc pour l’Opposition aussi. Sans position claire sur cette question, l’Opposition sera incapable de gagner une influence véritable dans la classe ouvrière. C’est pourquoi je crois nécessaire de soumettre ici à la discussion quelques considérations sur la question syndicale.

Le Parti communiste est l’arme fondamentale de l’action révolutionnaire du prolétariat, l’organisation de combat de son avant-garde qui doit s’élever au rôle de guide de la classe ouvrière dans toutes les sphères de sa lutte, sans exception, par conséquent mouvement syndical inclus.

Ceux qui, par principe, opposent l’autonomie syndicale au leadership du parti communiste, opposent ainsi — qu’ils le veuillent ou non — la partie la plus rétrograde du prolétariat à l’avant-garde de la classe ouvrière, la lutte pour des revendications immédiates à la lutte pour la libération totale des travailleurs, le réformisme au communisme, l’opportunisme au marxisme révolutionnaire.

Le syndicalisme français d’avant-guerre, à ses débuts et pendant sa croissance, en combattant pour l’autonomie syndicale, combattit réellement pour son indépendance vis-à-vis du gouvernement bourgeois et de ses partis, parmi lesquels celui du socialisme réformiste et parlementaire. C’était une lutte contre l’opportunisme, par une voie révolutionnaire.
Le syndicalisme révolutionnaire n’a pas à cet égard fétichisé l’autonomie des organisations de masse. Bien au contraire, il a compris et a affirmé le rôle dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les organisations de masse, organisations qui reflètent la classe ouvrière avec toutes ses contradictions, ses retards et ses faiblesses.

La théorie de la minorité active était essentiellement une théorie inachevée du parti prolétarien. Dans sa pratique, le syndicalisme révolutionnaire était l’embryon d’un parti révolutionnaire contre l’opportunisme, c’était une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire.

La faiblesse de l’anarcho-syndicalisme, même dans sa période classique, était l’absence d’une base théorique correcte, et donc une mauvaise compréhension de la nature de l’Etat et de son rôle dans la lutte de classe ; une conception inachevée, incomplète et par conséquent erronée du rôle de la minorité révolutionnaire, c’est-à-dire du parti. De là les erreurs de tactique, comme le fétichisme de la grève générale, ignorant le lien entre le soulèvement et la prise du pouvoir, etc.

Après la guerre, le syndicalisme français a trouvé à la fois sa réfutation, son développement et son achèvement dans le communisme. Les tentatives pour rétablir le syndicalisme révolutionnaire tournent maintenant le dos à l’histoire. Pour le mouvement ouvrier, de telles tentatives ne peuvent avoir qu’une signification réactionnaire.

Les épigones du syndicalisme transforment (en paroles) l’indépendance de l’organisation syndicale vis-à-vis de la bourgeoisie et des socialistes réformistes en indépendance en général, en indépendance absolue vis-à-vis de tous les partis, parti communiste inclus.
Si, dans sa période d’expansion, le syndicalisme se considérait comme une avant-garde et combattait pour le rôle dirigeant de la minorité d’avant-garde au sein des masses, les épigones du syndicalisme luttent maintenant contre les mêmes souhaits de l’avant-garde communiste, essayant, quoique sans succès, de se baser sur le manque de développement et les préjugés des parties les plus rétrogrades de la classe ouvrière.

L’indépendance face à l’influence de la bourgeoisie ne peut pas être un état passif. Elle ne peut que s’exprimer par des actes politiques, c’est-à-dire par la lutte contre la bourgeoisie. Cette lutte doit être inspirée par un programme spécifique qui exige organisation et tactique pour son application. C’est l’union du programme, de l’organisation et de la tactique qui constitue le parti. C’est pourquoi la véritable indépendance du prolétariat vis-à-vis du gouvernement bourgeois ne peut être réalisée sans que le prolétariat mène sa lutte sous la conduite d’un parti révolutionnaire et non d’un parti opportuniste.

Les épigones du syndicalisme voudraient nous faire croire que les syndicats se suffisent à eux-mêmes. Théoriquement, ça ne veut rien dire, mais en pratique ça signifie la dissolution de l’avant-garde révolutionnaire dans les masses, dans les syndicats.
Plus la masse encadrée par les syndicats est grande, mieux ils peuvent accomplir leur mission. Un parti prolétarien, au contraire, ne mérite son nom que s’il est idéologiquement homogène, dans les limites de l’unité d’action et de l’organisation. Présenter les syndicats comme autosuffisants sous prétexte que le prolétariat aurait déjà atteint sa “majorité”, c’est flatter le prolétariat en le décrivant comme il ne peut pas être en régime capitaliste, qui maintient les masses ouvrières dans l’ignorance, laissant seulement à l’avant-garde prolétarienne la possibilité de traverser toutes les difficultés et d’arriver à une compréhension claire des tâches de sa classe dans leur ensemble.

La véritable autonomie, pratique et non métaphysique, de l’organisation syndicale n’est ni perturbée ni diminuée par la lutte d’influence du parti communiste. Chaque syndiqué a le droit de voter comme il le juge utile et d’élire celui qui lui semble le plus digne. Les communistes possèdent ce droit comme les autres.
La conquête de la majorité par les communistes dans les organes directeurs se fait dans le respect des principes de l’autonomie, à savoir la libre autogestion des syndicats. D’autre part, aucun statut de syndicat ne peut empêcher ou interdire le parti d’élire le secrétaire général de la Confédération du travail à son comité central, puisque ici nous sommes entièrement dans le registre de l’autonomie du parti.

Dans les syndicats, les communistes sont naturellement soumis à la discipline du parti, quelques soient les postes qu’ils occupent. Ceci n’exclut pas mais présuppose leur soumission à la discipline du syndicat. En d’autres termes, le parti ne leur impose aucune ligne de conduite qui contredirait l’état d’esprit ou les avis de la majorité des membres des syndicats. Dans des cas tout à fait exceptionnels, quand le parti considère impossible la soumission de ses membres à une décision réactionnaire du syndicat, il montre ouvertement à ses membres les conséquences qui en découlent, comme des retraits de responsabilités syndicales, des expulsions, et ainsi de suite.
Avec des formules juridiques sur ces questions — et l’autonomie est une formule purement juridique — on n’arrive à rien. La question doit être posée dans son contenu, c’est-à-dire sur le plan de la politique syndicale. Une politique correcte doit être opposée à une politique erronée.

Les caractéristiques du leadership du parti, ses formes et ses méthodes, peuvent différer profondément selon les conditions générales d’un pays donné ou selon sa période de développement.
Dans les pays capitalistes, où le Parti communiste ne possède aucun moyen coercitif, il est évident qu’il ne peut avoir le leadership qu’avec des communistes syndiqués, que ce soit à la base ou aux postes bureaucratiques. Le nombre de communistes aux principaux postes de direction des syndicats n’est qu’un des moyens de mesurer le rôle du parti dans les syndicats. La mesure la plus importante est le pourcentage de communistes syndiqués par rapport à l’ensemble de la masse syndiquée. Mais le critère principal est l’influence générale du parti sur la classe ouvrière, elle-même mesurable par la diffusion de la presse communiste, l’assistance lors des meetings du parti, le nombre de voix aux élections et, ce qui est tout particulièrement important, le nombre d’ouvriers et d’ouvrières qui répondent activement aux appels à la lutte du parti.

Il est clair que l’influence du Parti communiste de manière générale, y compris dans les syndicats, se développera au fur et à mesure que la situation deviendra plus révolutionnaire.
Ces conditions permettent une appréciation du degré et de la forme de la véritable autonomie des syndicats, l’autonomie réelle et non métaphysique. En période de “paix”, quand les formes les plus militantes d’action syndicale sont des grèves économiques isolées, le rôle direct du parti dans les syndicats reste au second plan. En règle générale, le parti n’intervient pas dans chaque grève isolée. Il aide le syndicat à décider si la grève est opportune, par son information politique et économique et par son conseil. Il sert la grève par son agitation, etc. Le premier rôle dans la grève revient naturellement au syndicat.
La situation change radicalement quand le mouvement s’élève au niveau de la grève générale et de la lutte directe pour le pouvoir. Dans ces conditions, le rôle dirigeant du parti devient immédiatement direct et ouvert. Les syndicats — naturellement pas ceux qui passent de l’autre côté des barricades — deviennent les appareils de l’organisation du parti qui prend le devant comme dirigeant la révolution, en portant la pleine responsabilité devant la classe ouvrière toute entière.
Dans ce domaine, pour tout ce qui se situe entre la grève économique locale et l’insurrection révolutionnaire de classe, on trouve toutes les formes possibles de relations réciproques entre le parti et les syndicats, les degrés variables de leadership direct et immédiat, etc. Mais en toutes circonstances, le parti cherche à gagner le leadership général en comptant sur la vraie autonomie des syndicats qui, en tant qu’organisations — cela va sans dire — ne sont pas “soumises” à lui.

Les faits démontrent que des syndicats politiquement “indépendants” n’existent nulle part. Il n’y en a jamais eu. L’expérience et la théorie indiquent qu’il n’y en aura jamais. Aux Etats-Unis, les syndicats sont directement liés par leur appareil au patronat industriel et aux partis bourgeois. En Angleterre, les syndicats, qui dans le passé ont principalement soutenu les libéraux, constituent maintenant la base du parti travailliste. En Allemagne, les syndicats marchent sous la bannière de la social-démocratie. En république soviétique, leur conduite appartient aux bolcheviques. En France, une des organisations syndicales suit les socialistes, l’autre les communistes. En Finlande, les syndicats ont été divisés il y a un peu de temps, l’un allant vers la social-démocratie, l’autre vers le communisme. C’est comme ça partout.
Les théoriciens de l’ »Indépendance » du mouvement syndical n’ont pas pris la peine jusqu’ici de penser à cela : pourquoi leur slogan non seulement est loin de se réaliser où que ce soit, mais, au contraire, pourquoi la dépendance des syndicats vis-à-vis du leadership d’un parti devient partout la règle, sans exception, et ce ouvertement ? Ceci correspond en fait aux caractéristiques de l’époque impérialiste, qui dévoile toutes les relations de classe et qui, même chez le prolétariat accentue les contradictions entre son aristocratie et ses couches les plus exploitées.

L’expression courante du syndicalisme d’autrefois est la prétendue Ligue syndicaliste. Par tous ses traits, elle apparaît comme une organisation politique qui cherche à subordonner le mouvement syndical à son influence. En fait la Ligue recrute ses membres non pas selon les principes syndicaux, mais selon ceux des groupements politiques ; elle a sa plateforme, faute de programme, et la défend dans ses publications ; elle a sa propre discipline interne dans le mouvement syndical. Dans les congrès des confédérations, ses partisans agissent en tant que fraction politique tout comme la fraction communiste. Pour faire court, la tendance de la Ligue syndicaliste se ramène à une lutte pour libérer les deux confédérations du leadership des socialistes et des communistes et pour les unir sous la direction du groupe de Monatte.
La Ligue n’agit pas ouvertement au nom du droit et de la nécessité pour la minorité avancée de combatte pour étendre son influence sur les masses ; elle se présente masquée par ce qu’elle appelle l’“Indépendance” syndicale. De ce point de vue, la Ligue s’approche du Parti socialiste qui réalise aussi son leadership sous couvert de l’expression “indépendance du mouvement syndical”. Le parti communiste, au contraire, dit ouvertement à la classe ouvrière : voici mon programme, ma tactique et ma politique, que je propose aux syndicats.
Le prolétariat ne doit jamais croire n’importe quoi aveuglément. Il doit juger par son travail. Mais les ouvriers devraient avoir une double et une triple méfiance vers ces prétendants au leadership qui agissent incognito, sous un masque qui ferait croire au prolétariat qu’il n’a besoin d’aucun leadership .

Le droit d’un parti politique d’agir pour gagner les syndicats à son influence ne doit pas être nié, mais cette question doit être posée : Au nom de quel programme et de quelle tactique cette organisation agit-elle ? De ce point de vue, la Ligue syndicaliste ne donne pas les garanties nécessaires. Son programme est extrêmement amorphe, de même que sa tactique. Dans ses positions politiques elle agit seulement au fil des événements. Reconnaissant la révolution prolétarienne et même la dictature du prolétariat elle ignore le parti et ses droits, est contre le leadership communiste, sans lequel la révolution prolétarienne risquerait de rester à jamais une expression vide.

L’idéologie de l’indépendance syndicale n’a rien de commun avec les idées et les sentiments du prolétariat en tant que classe. Si le parti, par sa direction, est capable d’assurer une politique correcte et clairvoyante dans les syndicats, pas un seul ouvrier n’aura l’idée de se rebeller contre le leadership du parti. L’expérience historique des bolcheviques l’a prouvé.
C’est aussi valable la France, où les communistes ont obtenu 1.200.000 voix aux élections tandis que la Confédération Générale du Travail Unitaire (la centrale syndicale rouge) a seulement un quart ou un tiers de ce nombre. Il est clair que le slogan abstrait de l’indépendance ne peut venir en aucun cas des masses. La bureaucratie syndicale est une tout autre chose. Elle voit non seulement une concurrence professionnelle dans la bureaucratie de parti, mais elle tend à se rendre indépendante du contrôle par l’avant-garde prolétarienne. Le slogan de l’indépendance est, par sa base même, un slogan bureaucratique et non un slogan de classe.

Après le fétichisme de l’“indépendance”, la Ligue syndicaliste transforme également la question de l’unité syndicale en fétiche.
Il va de soi que le maintien de l’unité des organisations syndicales a d’énormes avantages, tant du point de vue des tâches quotidiennes du prolétariat que de celui de la lutte du Parti communiste pour étendre son influence sur les masses. Mais les faits montrent que dès que l’aile révolutionnaire dans les syndicats remporte ses premiers succès, les opportunistes prennent la voie de la scission. Les relations paisibles avec la bourgeoisie leur sont plus chères que l’unité du prolétariat. C’est le constat incontestable des expériences de l’après-guerre.
Nous, communistes, avons toujours intérêt à démontrer aux ouvriers que la responsabilité du dédoublement des organisations syndicales incombe complètement à la social-démocratie. Mais il ne s’en suit pas que la formule creuse de l’unité nous serait plus importante que les tâches révolutionnaires de la classe ouvrière.

Huit ans se sont écoulés depuis la scission syndicale en France. Pendant ce temps, les deux organisations se sont certainement liées avec les deux partis politiques mortellement ennemis. Dans ces conditions, penser pouvoir unifier le mouvement syndical par la simple bonne parole de l’unité serait se bercer d’illusions. Déclarer que sans unification préalable des deux centrales syndicales non seulement la révolution prolétarienne mais même une lutte de classe sérieuse seraient impossible, revient à faire dépendre l’avenir de la révolution de la clique corrompue des réformistes syndicaux.
En fait l’avenir de la révolution dépend non pas de la fusion des deux appareils syndicaux, mais de l’unification de la majorité de la classe ouvrière derrière des slogans révolutionnaires et des méthodes révolutionnaires de lutte. Aujourd’hui l’unification de la classe ouvrière est seulement possible par la lutte contre les collaborateurs de classe qui se trouvent non seulement dans les partis politiques mais aussi dans les syndicats.

Le véritable chemin de l’unité révolutionnaire du prolétariat se situe dans le redressement, l’expansion et la consolidation de la C.G.T.U. révolutionnaire et dans l’affaiblissement de la C.G.T. réformiste.
Il n’est pas exclu, mais, bien au contraire très probable, qu’à l’heure de sa révolution, le prolétariat français écrira la lutte avec deux confédérations : derrière l’une se trouveront les masses et derrière l’autre l’aristocratie du travail et la bureaucratie.

La nouvelle opposition syndicale ne veut évidemment pas aller sur le chemin du syndicalisme. En même temps, elle se sépare du parti — non avec l’idée d’un certain leadership , mais avec le parti en général. Ce qui signifie tout simplement se désarmer idéologiquement et retomber dans le corporatisme.

L’opposition syndicale dans l’ensemble est très variée. Mais elle est caractérisée par quelques traits communs qui ne la rapprochent pas de l’opposition communiste de gauche mais, au contraire, s’opposent à elle.
L’opposition syndicale ne lutte pas contre les actes désinvoltes et les méthodes erronées du leadership communiste, mais contre l’influence du communisme sur la classe ouvrière.
L’opposition syndicale ne lutte pas contre une vision gauchiste de la situation et de ses perspectives mais agit, en fait, à l’opposé de toute perspective révolutionnaire.
L’opposition syndicale ne combat pas contre des méthodes caricaturales d’antimilitarisme mais propose une orientation pacifiste. En d’autres termes, l’opposition syndicale se développe manifestement dans un état d’esprit réformiste.

Il est complètement faux d’affirmer que ces dernières années — contrairement à ce qui s’est produit en Allemagne, en Tchécoslovaquie et dans d’autres pays — on n’a pas constitué en France une aile droite au sein du camp révolutionnaire. Le point principal est que, abandonnant la politique révolutionnaire du communisme, l’opposition de droite en France, conformément aux traditions du mouvement ouvrier français a pris un caractère syndical, cachant de cette façon sa physionomie politique. Au fond, la majorité de l’opposition syndicale représente l’aile droite, comme le groupe de Brandler en Allemagne, les syndicalistes tchèques qui après la scission ont pris une position clairement réformiste, etc.

On peut chercher à objecter que toutes les considérations précédentes ne seraient valables qu’à la condition que le parti communiste ait une politique correcte. Mais cette objection n’est pas fondée. La question des rapports entre le parti, qui représente le prolétariat comme il devrait être, et les syndicats, qui représentent le prolétariat tel qu’il est, est la question la plus fondamentale du marxisme révolutionnaire. Ce serait une erreur de rejeter la seule réponse possible à cette question seulement parce que le parti communiste, sous l’influence de raisons objectives et subjectives à propos desquelles nous avons parlé plus d’une fois, conduit maintenant une politique erronée envers les syndicats, comme dans d’autres domaines. Une politique correcte doit être opposée à une politique erronée. C’est dans ce but que l’opposition de gauche s’est constituée en fraction. Si l’on considère que le Parti communiste français dans sa totalité est dans un état complètement irrécupérable — ce que nous ne pensons pas — un autre parti doit lui être opposé. Mais la question de la relation du parti à la classe ne change pas d’un iota par ce fait.
L’opposition de gauche considère qu’il est impossible d’influencer le mouvement syndical, de l’aider à trouver une orientation correcte, de l’imprégner avec des slogans corrects, sans passer par le parti communiste (ou une fraction pour le moment) qui, à côté de ses autres attributs, est le laboratoire idéologique central de la classe ouvrière.

La tâche bien comprise du Parti communiste ne consiste pas seulement à gagner en influence sur les syndicats, tels qu’ils sont, mais à gagner, par le biais des syndicats, une influence sur la majorité de la classe ouvrière. Ce n’est possible que si les méthodes utilisées par le parti dans les syndicats correspondent à la nature et aux tâches de ces derniers. La lutte d’influence du parti dans les syndicats se vérifie objectivement dans le fait qu’ils prospèrent ou pas, qu’ils augmentent le nombre de leurs syndiqués et au-delà leurs relations avec les masses les plus larges. Si le parti paie le prix de son influence dans les syndicats par leur amoindrissement et par le dernier des fractionnismes — convertissant les syndicats en auxiliaires du parti pour des objectifs ponctuels et les empêchant de devenir des organisations de masse — les relations entre le parti et la classe sont erronées. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer sur les causes d’une telle situation. Nous l’avons fait plus d’une fois et nous le faisons chaque jour. La nature changeante de la politique communiste officielle reflète sa tendance aventuriste à se vouloir maître de la classe ouvrière dans les plus brefs délais, par tous les moyens (mises en scène, inventions, agitation superficielle, etc).
On ne s’en sortira pourtant pas en opposant les syndicats au parti (ou à la fraction) mais dans la lutte sans compromis pour changer complètement la politique du parti comme celle des syndicats.

L’Opposition de gauche doit indissolublement lier les questions du mouvement syndical aux questions de la lutte politique du prolétariat. Elle doit donner une analyse concrète du stade actuel de développement du mouvement ouvrier français. Elle doit donner une évaluation, tant quantitative que qualitative, du mouvement actuel des grèves et de ses perspectives par rapport aux perspectives du développement économique de la France. Il est inutile de dire qu’elle rejette complètement la perspective de la stabilisation du capitalisme et de la paix pour les prochaines décennies. Elle procède à partir d’une évaluation de notre époque en tant que révolutionnaire. Elle émerge de la nécessité d’une préparation adéquate de l’avant-garde prolétarienne devant des retournements non seulement probables mais inévitables. Son action la plus ferme et la plus implacable est dirigée contre les rodomontades soi-disant révolutionnaires de la bureaucratie centriste, contre l’hystérie politique qui ne tient pas compte des conditions et qui confond aujourd’hui avec hier ou avec demain ; plus fermement et résolument encore doit-elle se positionner contre les éléments de la droite qui reprennent sa critique et s’y dissimulent afin d’introduire leurs tendances dans le marxisme révolutionnaire.

Une nouvelle délimitation ? De nouvelles polémiques ? De nouvelles scissions ? Ce seront les lamentations des âmes pures mais fatiguées, qui voudraient transformer l’Opposition en une retraite calme où l’on pourrait tranquillement prendre congé des grandes tâches, tout en préservant intact le nom de révolutionnaire « de gauche ». Non ! Nous leur disons, à ces âmes fatiguées : nous ne voyageons certainement pas sur la même route. La vérité n’a pourtant jamais été la somme de petites erreurs. Une organisation révolutionnaire n’a pourtant jamais été composée de petits groupes conservateurs, cherchant avant tout à se démarquer les uns des autres. Il y a des époques où la tendance révolutionnaire est réduite à une petite minorité dans le mouvement ouvrier. Mais ces époques n’exigent pas des arrangements entre les petits groupes pour se cacher mutuellement leurs péchés mais exigent au contraire une lutte doublement implacable pour une perspective correcte et une formation des cadres dans l’esprit du marxisme authentique. Ce n’est qu’ainsi que la victoire est possible.

Pour autant l’auteur de ces lignes est personnellement concerné et doit admettre que la notion qu’il a eue du groupe de Monatte quand il a été expulsé d’Union Soviétique s’est avérée être trop optimiste, donc fausse. Pendant plusieurs années, l’auteur n’a pas eu la possibilité de suivre l’activité de ce groupe. Il l’a jugée de par ses souvenirs. Les divergences se sont avérées plus profondes et plus aiguës qu’on pouvait le supposer. Les derniers événements ont montré au-delà du doute que sans démarcation idéologique claire et précise de la ligne du syndicalisme, l’Opposition communiste en France n’ira pas de l’avant. Les thèses ici proposées ne sont qu’une première étape dans l’élaboration de cette démarcation, prélude à la lutte réussie contre le baragouin révolutionnaire et la nature opportuniste de Cachin, Monmousseau et compagnie.


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1929
Paru dans "la Lutte de classes", n° 17, janvier 1930.


Œuvres - octobre 1929

Léon Trotsky
Les fautes fondamentales du syndicalisme

Pour servir de discussion avec Monatte et avec les syndicalistes purs en général


Quand, en octobre 1914, je suis arrivé en France, j’ai trouvé le mouvement français, socialiste et syndical, dans l’état de la démoralisation la plus complète. A la recherche des révolutionnaires, une bougie à la main, j’ai fait la connaissance de Monatte et de Rosmer. Ils n’étaient pas assujettis au chauvinisme. C’est ainsi que notre amitié naquit. Monatte était anarcho‑syndicaliste ; malgré cela, il m’était incomparablement plus proche que les guesdistes français qui jouaient un rôle lamentablement honteux. Les Cachin exploraient à cette époque les entrées de service des ministères de la III° République et des ambassades alliées. En 1915, Monatte est sorti en claquant la porte de la commission administrative de la C. G. T. Son départ du centre syndical n’était au fond qu’une scission. Mais, à cette époque‑là, Monatte croyait avec raison que les tâches historiques fondamentales du prolétariat sont à placer au‑dessus de l’unité avec les chauvins et les laquais de l’impérialisme. C’est en cela précisément que Monatte fut fidèle aux meilleures traditions du syndicalisme révolutionnaire.

Monatte, un des premiers amis de la révolution d’Octobre, se tint cependant, contrairement à Rosmer, longtemps à l’écart. Et cela correspondait bien au caractère de Monatte, je m’en suis convaincu plus tard, de rester à l’écart, d’attendre, de critiquer. Parfois, c’est absolument inévitable. Mais comme ligne de conduite permanente, cela devient une sorte de sectarisme ayant des étroites affinités avec le proudhonisme, mais rien de commun avec le marxisme.

Quand le parti socialiste français devint le parti communiste, il m’arriva maintes fois de m’entretenir avec Lénine du lourd héritage que l’Internationale avait reçu en la personne de chefs du genre Cachin, Frossard et autres héros de la Ligue des droits de l’homme, de francs-maçons, de parlementaires, de carriéristes et de bavards. Voici une de ces conversations que j’ai déjà reproduite dans la presse, si je ne me trompe ‑ Il serait bon, me disait Lénine, de chasser toutes ces girouettes et d’attirer dans le parti les syndicalistes révolutionnaires, les ouvriers combatifs, des gens qui soient vraiment dévoués à la cause de la classe ouvrière. Et Monatte ? ‑ Monatte serait naturellement dix fois mieux que Cachin et ses semblables, lui ai‑je répondu. Seulement, Monatte non seulement continue de nier l’action parlementaire, mais encore n’a pas compris jusqu’à présent la signification du parti. » Lénine fut consterné : « Pas possible ! N’a pas compris la signification du parti, après la révolution d’Octobre ? C’est un symptôme très inquiétant. »

J’entretenais avec Monatte une correspondance dans laquelle j’insistais pour qu’il vînt à Moscou [1]. Monatte se dérobait. Conformément à sa nature, il préférait encore demeurer à l’écart et attendre. Et puis, le parti communiste français ne lui plaisait pas. En cela, il avait raison. Mais au lieu de l’aider à se transformer, il attendait. Nous réussîmes durant le 4° congrès à faire les premiers pas en vue d’épurer le P.C.F. des francs‑maçons, des pacifistes et des chasseurs de mandats. Monatte entra dans le parti. Il n’est pas nécessaire de souligner que cela ne signifiait pas, à nos yeux, qu’il adoptât les positions du marxisme : nullement. Le 23 mars 1923, j’écrivais dans la Pravda : « L’entrée dans le parti de notre vieil ami Monatte fut pour nous une grande fête : les gens de cette trempe sont nécessaires à la révolution. Mais il serait certainement faux de payer le rapprochement au prix d’une confusion ou d’un manque de clarté dans les idées » . Dans cet article, je soumettais à la critique la scolastique de Louzon concernant les rapports entre la classe, les syndicats et le parti. En particulier, j’expliquais que le syndicalisme d’avant guerre avait été un embryon du parti communiste, que, depuis, cet embryon était devenu enfant et que si cet enfant souffrait de la rougeole ou du rachitisme, il fallait le soigner, mais qu’il serait absurde de rêver qu’ont pût le faire rentrer dans le sein maternel. Il me sera peut‑être permis de dire à ce propos que, défigurés, les arguments de mon article de 1923 servent encore d’armes principales contre Monatte entre les mains de Monmousseau et autres guerriers antitrotskystes.

Monatte est entré dans le parti ; mais à peine commençait‑il à en faire le tour et à s’habituer à une maison plus vaste que sa petite boutique du quai de Jemmapes [2], que le coup d’Etat dans l’Internationale s’abat sur lui : Lénine est tombé malade, la campagne contre le trotskysme et la bolchevisation zinoviéviste ont commencé. Monatte ne pouvait pas se soumettre aux arrivistes qui, s’appuyant sur l’état‑major des épigones de Moscou et disposant de moyens matériels illimités, agissaient par l’intrigue et la calomnie. Monatte s’est trouvé rejeté du parti. Cet épisode, important, mais qui n’est quand même qu’un épisode, a revêtu une importance décisive pour le développement politique de Monatte. Il a décidé que sa courte expérience du parti avait pleinement confirmé ses préjugés anarcho‑syndicalistes contre le parti en général. Monatte commença alors à revenir avec insistance sur ses pas, vers les positions qu’il avait quittées. Il commença à aller rechercher la charte d’Amiens. Pour cela il a dû se tourner vers le passé. L’expérience de la guerre, celle de la révolution russe, celle du mouvement syndical mondial ont été perdues pour lui sans presque qu’il en restât de traces. Monatte demeurait de nouveau à l’écart et attendait. Quoi ? Un nouveau congrès d’Amiens. Pendant ces dernières années, je n’eus malheureusement pas la possibilité de suivre ce retour en arrière de Monatte : l’opposition russe vivait dans le cercle du blocus.

L’unité syndicale.
De tout le trésor de la théorie et de la pratique de la lutte mondiale du prolétariat, Monatte n’a’ tiré que deux idées : l’autonomie syndicale et l’unité syndicale. Ces deux principes purs, il les a placés au‑dessus de la réalité pécheresse. C’est sur l’autonomie syndicale et l’unité syndicale qu’il a fondé son journal et la Ligue syndicaliste [3]. Hélas, ces deux idées sont vides et chacune d’elles ressemble au trou de l’anneau. Que l’anneau puisse être de fer, d’argent ou d’or, Monatte n’y fait nullement attention. L’anneau, vous savez, cela gêne toujours l’activité des syndicats. Monatte ne s’intéresse qu’au trou de l’autonomie.

Non moins vide est l’autre principe sacré : l’unité. Au nom de celle‑ci, Monatte s’est même élevé contre la dissolution du comité anglo‑russe, bien que le conseil général des trade‑unions britannique, eût brisé la grève générale [4]. Le fait que Staline, Boukharine, Cachin, Monmousseau et autres aient soutenu le bloc avec les briseurs de grève jusqu’au ‑moment où ces derniers les rejetèrent à coups de pied ne diminue certainement en rien la faute de Monatte. A mon arrivée à l’étranger, j’ai tenté d’expliquer aux lecteurs de la Révolution prolétarienne le caractère criminel de ce bloc, dont les conséquences se font sentir jusqu’à présent sur le mouvement ouvrier ; Monatte n’a pas voulu publier mon article [5]. Et comment aurait‑il pu en être autrement, puisque j’avais commis un attentat contre l’unité syndicale sacrée, qui résout toutes les questions, concilie toutes les contradictions ?

Quand des grévistes se heurtent sur leur chemin à un groupe de briseurs de grève, ils les rejettent de leur sein sans leur épargner les horions. Si les briseurs de grève sont syndiqués, on les jette dehors immédiatement, sans se préoccuper du principe sacré de l’unité syndicale. A cela Monatte n’a certainement pas d’objections ? Mais l’affaire est tout autre quand il s’agit de la bureaucratie syndicale et de son sommet. Le conseil général n’est pas composé de briseurs de grève arriérés et affamés, non, ce sont des traîtres tout à fait expérimentés et repus, qui se sont trouvés à un moment donné dans la nécessité de se mettre à la tête de la grève générale pour la décapiter d’autant plus rapidement et sûrement. Ils agissaient la main dans la main avec le gouvernement, le patronat et l’Eglise. Il semblait que les chefs des syndicats russes, qui faisaient partie d’un bloc politique avec le conseil général, auraient dû immédiatement, ouvertement, implacablement rompre avec lui dès ce moment, à la face des masses trompées, trahies par lui. Mais Monatte se cabre farouchement : défense de troubler l’unité syndicale ! De façon significative, il oublie que lui‑même troubla cette unité en 1915 en sortant du « conseil général » de la C. G. T. U.

Il faut le dire carrément : entre le Monatte de 1915 et le Monatte de 1929, il y a un abîme. A Monatte, il doit sembler qu’il demeure tout à fait fidèle à lui‑même. Formellement, c’est juste jusqu’à un certain point. Monatte répète quelques vieilles formules, mais il ignore totalement l’expérience des quinze dernières années, plus riches en enseignements que toute l’histoire précédente de l’humanité. En essayant de revenir sur ses anciennes positions, Monatte ne remarque même pas qu’elles ont depuis longtemps disparu. Quelle que soit la question soulevée, Monatte regarde en arrière.

Cela se voit de façon particulièrement claire dans la question du parti et de l’Etat.

Les dangers de l’étatisme.
Il y a quelque temps, Monatte m’accusait de sous‑estimer « les dangers de l’étatisme » [6]. Ce reproche n’est pas neuf ; il a son origine dans la lutte de Bakounine contre Marx et il démontre une conception fausse, contradictoire et finalement non prolétarienne de l’Etat.

A l’exception d’un seul pays, le pouvoir étatique dans le monde entier se trouve aux mains de la bourgeoisie. C’est en cela, ce n’est qu’en cela que consiste le danger étatique du point de vue du prolétariat. La tâche historique de celui‑ci est d’arracher des mains de la bourgeoisie l’instrument d’oppression le plus puissant. Les communistes ne nient pas les difficultés, les dangers qui sont liés à la dictature du prolétariat. Mais est‑ce que cela peut diminuer d’un iota la nécessité de s’emparer du pouvoir ? Si le prolétariat tout entier était entraîné par un élan irrésistible à la conquête du pouvoir, ou s’il l’avait déjà conquis, on pourrait, à la rigueur, comprendre tels ou tels avertissements des syndicalistes. Dans son testament, Lénine, on le sait, mettait en garde contre les abus du pouvoir révolutionnaire. La lutte contre les déformations de la dictature du prolétariat, l’opposition la mène depuis qu’elle existe et sans avoir eu besoin de faire des emprunts aux arsenaux des anarchistes.

Mais dans les pays bourgeois le malheur consiste en ce que l’écrasante majorité du prolétariat ne comprend pas comme il faudrait les dangers de l’Etat bourgeois. Par la manière qu’ils ont de traiter la question, les syndicalistes, involontairement bien sûr, concourent à cette attitude de conciliation passive des ouvriers à l’égard de l’Etat du capital. Quand les syndicalistes serinent aux ouvriers opprimés par le pouvoir bourgeois leurs avertissements quant aux dangers d’un Etat du prolétariat, ils jouent un rôle purement réactionnaire. La bourgeoisie répétera volontiers à l’adresse des ouvriers : « Ne touchez pas à l’Etat : c’est un engin plein de dangers pour vous. » Le communiste, lui, dira aux ouvriers : « Les difficultés et les dangers qui se dressent devant le prolétariat au lendemain de la conquête du pouvoir, nous apprendrons à les vaincre sur la base de l’expérience. Mais, à l’heure actuelle, les dangers les plus menaçants résident en ce que notre ennemi de classe tient dans ses mains les rênes du pouvoir et le dirige contre nous. »

Dans la société contemporaine, il n’y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire : depuis longtemps la petite bourgeoisie a perdu la possibilité économique de diriger les destins de la société moderne. Parfois, dans des accès de désespoir, elle se dresse pour la conquête du pouvoir, même les armes à la main, comme cela s’est passé en Italie en Pologne et dans d’autres pays [7]. Mais les insurrections fascistes n’aboutissent qu’à ce résultat : le nouveau pouvoir devient l’instrument du capital financier sous une forme encore plus dépouillée et brutale. Voilà pourquoi les idéologues les plus représentatifs de la petite bourgeoisie ont peur du pouvoir étatique comme tel. La petite bourgeoisie craint le pouvoir quand il est entre les mains de la grande bourgeoisie parce que celle‑ci l’oppresse et la ruine. Elle le craint aussi quand il est entre les mains du prolétariat, car il sape toutes les conditions de son existence coutumière. Enfin, elle craint le pouvoir quand il tombe dans ses propres mains parce que, de ses mains impuissantes, il passera fatalement aux mains du capital financier ou du prolétariat. Les anarchistes ne voient pas les problèmes révolutionnaires du pouvoir étatique, son rôle historique, ils ne voient que les « dangers de l’étatisme ». Les anarchistes antiétatistes sont les représentants les plus fidèles et, pour cette raison, les plus décourageants de la petite bourgeoisie dans son impasse historique.

Oui, les « dangers de l’étatisme » existent aussi sous le régime de la dictature du prolétariat, mais la substance de ces dangers consiste précisément en ce que le pouvoir risque justement de revenir aux mains de la bourgeoisie. Le danger étatique le plus connu et le plus apparent, c’est le bureaucratisme. Mais quel en est le caractère ? Si la bureaucratie ouvrière éclairée pouvait amener la société au socialisme, c’est‑à‑dire jusqu’à la liquidation de l’Etat, nous nous réconcilierions avec une telle bureaucratie. Mais elle a un caractère tout à fait opposé : en se séparant du prolétariat, en s’élevant au­-dessus de lui, la bureaucratie tombe sous l’influence des classes petites‑bourgeoises et peut, par cela même, faciliter le retour du pouvoir aux mains de la bourgeoisie. En d’autres termes, les « dangers étatiques » ne sont en dernière analyse autre chose pour le prolétariat que le danger de rendre le pouvoir à la bourgeoisie.

La question de la source de ce danger bureaucratique est non moins importante. Il serait radicalement faux de croire, de supposer que le bureaucratisme surgisse exclusivement du fait de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non, il n’en est pas ainsi. On peut voir dans les Etats capitalistes les formes les plus monstrueuses du bureaucratisme, précisément dans les syndicats. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’Amérique, l’Angleterre et l’Allemagne. Amsterdam, c’est l’organisation internationale la plus puissante de la bureaucratie syndicale. C’est grâce à elle que se tient maintenant debout l’édifice tout entier du capitalisme, surtout en Europe et particulièrement en Angleterre. S’il n’y avait pas la bureaucratie des trade‑unions, la police, l’armée, les tribunaux, les lords, la monarchie n’apparaîtraient que comme des jouets pitoyables et ridicules devant les masses prolétariennes. C’est par elle que la bourgeoisie existe, non seulement dans la métropole, mais aux Indes, en Egypte et dans les autres colonies. Il faudrait être complètement aveugle pour dire aux ouvriers anglais : « Prenez garde à la conquête du pouvoir et rappelez‑vous toujours que vos syndicats sont l’antidote du danger bureaucratique. » Le marxiste leur dira au contraire : « La bureaucratie trade‑unioniste est l’instrument le plus formidable de votre oppression par l’Etat bourgeois. Il faut arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie et, pour cela, il faut renverser son principal agent : la bureaucratie trade-unioniste. » Entre parenthèses, c’est pour cette raison notamment que l’alliance de Staline avec les briseurs de grève fut à ce point criminelle.

Par l’exemple de l’Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d’opposer comme s’il s’agissait de deux principes différents l’organisation syndicale et l’organisation étatique. En Angleterre plus qu’ailleurs l’Etat repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l’écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s’appuie directement sur les ouvriers, et l’Etat indirectement, par l’intermédiaire de la bureaucratie trade‑unioniste.

Jusqu’à maintenant nous n’avons pas mentionné le Labour Party qui, en Angleterre, dans ce pays classique des syndicats, est la simple transposition de la même bureaucratie trade‑unioniste. Les mêmes chefs guident les syndicats, trahissent la grève générale, mènent la campagne électorale et siègent, après, dans les ministères. Le Labour Party, les trade‑unions, ce n’est pas deux principes, c’est la division technique du travail. Ensemble, ils constituent l’instrument fondamental de la domination de la bourgeoisie anglaise. On ne peut renverser cette dernière sans renverser la bureaucratie du Labour. Et on ne peut aboutir à ce résultat par l’opposition du syndicat en tant que tel à l’Etat en tant que tel, mais seulement par l’opposition agissante du parti communiste à la bureaucratie du Labour, dans tous les domaines de la vie sociale : dans les trade‑unions, dans les grèves, dans la campagne électorale, au Parlement et au pouvoir. La tâche principale d’un vrai parti du prolétariat consiste à se mettre à la tête des masses ouvrières, syndiquées ou non, pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie et frapper à mort les « dangers de l’étatisme » [8].


Notes

[1] Monatte devait répondre (Révolution prolétarienne n° 97, 1" février 1930, P. 3) : « S’il m’avait écrit, je m’en souviendrais. Or je ne m’en souviens pas du tout. M’a‑t‑il écrit et ses lettres ne me sont‑elles pas parvenues ? » La mémoire de Monatte le trahissait : les lettres de Trotsky ont été retrouvées dans ses archives.

[2] Le local de la Vie ouvrière.

[3]La Révolution prolétarienne en 1924 et la Ligue syndicaliste en 1926.

[4] La question du comité anglo‑russe était l’une des trois pierres de touche pour la constitution de l’opposition internationale, aux yeux de Trotsky ; plus particulièrement, le test de l’opportunisme.

[5] Dans sa réponse, Monatte plaide non coupable contre cette accusation. Il écrit en effet (R. P., n° 97, 1" février 1930) qu’il ajourna la publication afin de ne pas gêner Trotsky qui venait de demander un visa pour la Grande‑Bretagne, puis renonça définitivement après que Trotsky eût fait savoir notamment à Contre le courant, qu’il réservait sa collaboration et, par conséquent, la publication de ses articles à la seule Vérité.

[6] La Révolution prolétarienne, n° 79, 1‑ mai 1929, p. 2.

[7] Allusion aux mouvements dirigés par Pilsudski en Pologne et Mussolini en Italie.

[8] Monatte répondit : « Trotsky se méprend sur la Révolution prolétarienne comme il se méprend sur le syndicalisme, comme il se méprend sur moi. Mais je ne désespère pas de le voir obligé de reconnaître un jour qu’en France le véritable communisme, c’est le syndicalisme révolutionnaire. »


Messages

  • Les faits démontrent que des syndicats politiquement “indépendants” n’existent nulle part.

  • [8] Monatte répondit : « Trotsky se méprend sur la Révolution prolétarienne comme il se méprend sur le syndicalisme, comme il se méprend sur moi. Mais je ne désespère pas de le voir obligé de reconnaître un jour qu’en France le véritable communisme, c’est le syndicalisme révolutionnaire. »

  • De tout le trésor de la théorie et de la pratique de la lutte mondiale du prolétariat, Monatte n’a’ tiré que deux idées : l’autonomie syndicale et l’unité syndicale. Ces deux principes purs, il les a placés au‑dessus de la réalité pécheresse.

  • il s’agit de la bureaucratie syndicale et de son sommet. Le conseil général n’est pas composé de briseurs de grève arriérés et affamés, non, ce sont des traîtres tout à fait expérimentés et repus, qui se sont trouvés à un moment donné dans la nécessité de se mettre à la tête de la grève générale pour la décapiter d’autant plus rapidement et sûrement.

  • Par l’exemple de l’Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d’opposer comme s’il s’agissait de deux principes différents l’organisation syndicale et l’organisation étatique. En Angleterre plus qu’ailleurs l’Etat repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l’écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s’appuie directement sur les ouvriers, et l’Etat indirectement, par l’intermédiaire de la bureaucratie trade‑unioniste.

  • Œuvres - octobre 1929 Léon Trotsky Syndicalisme et communisme 14 octobre 1929

    La question syndicale est une des plus importantes pour le mouvement ouvrier, et donc pour l’Opposition aussi. Sans position claire sur cette question, l’Opposition sera incapable de gagner une influence véritable dans la classe ouvrière.

  • En tant qu’organisation des couches supérieures du prolétariat, les syndicats, comme en témoigne toute l’expérience historique, y compris l’expérience toute fraîche des syndicats anarcho-syndicalistes d’Espagne, développent de puissantes tendances à la conciliation avec le régime démocratique bourgeois. Dans les périodes de luttes de classes aiguës, les appareils dirigeants des syndicats s’efforcent de se rendre maîtres du mouvement des masses pour le neutraliser. Cela se produit déjà lors de simples grèves, surtout lors des grèves de masse avec occupation des usines, qui ébranlent les principes de la propriété bourgeoise.
    trotsky

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