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7-4 Bourdieu et Seguel-Boccara

mercredi 7 avril 2010, par Robert Paris

article du site Matière et révolution

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De Pierre Bourdieu, on lira notamment le texte Classes et classifications (en anglais), cité intégralement à la fin de ce texte



“Marx a évacué de son modèle la vérité subjective du monde social contre laquelle il a posé la vérité objective de ce monde comme rapports de forces. Or, si le monde social était réduit à sa vérité de rapports de forces, s’il n’était pas, dans une certaine mesure, reconnu comme légitime, ça ne marcherait pas. […]. La représentation subjective du monde social comme légitime fait partie de la vérité complète de ce monde”
Pierre Bourdieu dans "Questions de sociologie".


Quelques citations de Bourdieu :

“Marx a évacué de son modèle la vérité subjective du monde social contre laquelle il a posé la vérité objective de ce monde comme rapports de forces. Or, si le monde social était réduit à sa vérité de rapports de forces, s’il n’était pas, dans une certaine mesure, reconnu comme légitime, ça ne marcherait pas. […]. La représentation subjective du monde social comme légitime fait partie de la vérité complète de ce monde.”

dans "Questions de sociologie"

"Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des "experts", style Banque mondiale ou F.M.I., qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan (les "marchés financiers", et qui n’entendent pas négocier mais "expliquer" ; il faut rompre avec la nouvelle foi en l’inévitabilité historique que professent les théoriciens du libéralisme ; il faut inventer les nouvelles formes d’un travail politique collectif capable de prendre acte des nécessités, économiques notamment (ce peut être la tache des experts , mais pour les combattre et, le cas échéant, les neutraliser."

Pierre Bourdieu 1930-2002 - Discours aux cheminots grévistes, Paris, Gare de Lyon, 12 décembre 1995

"La reproduction des inégalités sociales par l’école vient de la mise en œuvre d’un égalitarisme formel, à savoir que l’école traite comme "égaux en droits" des individus "inégaux en fait" c’est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique."

Pierre Bourdieu 1930-2002 - La reproduction - 1966

"Il est évident que tous les locuteurs ne sont pas égaux sur le plateau, des professionnels de la parole et du plateau, et en face des amateurs (ça peut être des grévistes qui, autour d’un feu de bois, vont...), c’est d’une inégalité extraordinaire. Et, pour établir un peu d’égalité, il faudrait que le présentateur soit inégal, c’est-à-dire qu’il assiste les plus démunis relativement [...]."

Pierre Bourdieu - 1930-2002 - Sur la télévision - 1996

"La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population."

Pierre Bourdieu - 1930-2002 - Sur la télévision - 1996

"L’économisme déresponsabilise et démobilise en annulant le politique et en imposant tout une série de fins [objectifs] indiscutées, la croissance maximale, l’impératif de compétitivité, l’impératif de productivité et, du même coup, un idéal humain, que l’on pourrait appeler l’idéal FMI (Fond Monétaire International."

Pierre Bourdieu - 1930-2002 - 1997, in Le Monde Diplomatique, Manière de voir n°72

"La politique qui vise à garder la confiance des marchés perd la confiance du peuple."

Pierre Bourdieu - 1930-2002 - 1997, in Le Monde Diplomatique, Manière de voir n°72

"Qu’est-ce qu’un citoyen qui doit faire la preuve, à chaque instant ? De sa citoyenneté."

Pierre Bourdieu - 1930-2002 - 1997, in le magazine Les Inrockuptibles - 8 Octobre 1997

"Je pense à ce que l’on a appelé "le retour de l’individualisme", sorte de prophétie auto-réalisante qui tend à détruire les fondements philosophiques du welfare state et en particulier la notion de responsabilité collective (dans l’accident de travail, la maladie ou la misère), cette conquête fondamentale de la pensée sociale (et sociologique). Le retour à l’individu, c’est aussi ce qui permet de "blâmer la victime", seule responsable de son malheur, et de lui prêcher la self help, tout cela sous le couvert de la nécessité inlassablement répétée de diminuer les charges de l’entreprise."

Pierre Bourdieu - 1930-2002 - 1998

Pierre Bourdieu appelle à une « rupture avec la tendance à privilégier les substances […] au détriment des relations et avec l’illusion intellectualiste qui porte à considérer la classe théorique, construite par le savant, comme une classe réelle ” ; “ rupture avec l’économisme qui conduit à réduire le champ social […] au seul champ économique ” ; “ rupture avec l’objectivisme […] qui conduit à ignorer les luttes symboliques ”

Pierre Bourdieu, dans Espace social et genèses des "classes", Actes de la Recherche en Sciences Sociales n°52-23,
1984

« J’avais pris l’habitude, depuis longtemps, lorsqu’on me posait la question, généralement mal intentionnée, de mes rapports avec Marx, de répondre qu’à tout prendre, et s’il fallait à tout prix s’affilier, je me dirais plutôt pascalien. »

LE POINT DE VUE DE BOURDIEU SELON WIKIPEDIA !

"Son œuvre sociologique est dominée par une analyse des mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Bourdieu insiste sur l’importance des facteurs culturels et symboliques dans cette reproduction. En opposition aux conceptions marxistes, Bourdieu critique le primat donné aux facteurs économiques. Il entend souligner que la capacité des agents en position de domination à imposer leurs productions culturelles et symboliques joue un rôle essentiel dans la reproduction des rapports sociaux de domination. Ce que Pierre Bourdieu nomme la violence symbolique, qu’il définit comme la capacité à faire méconnaître l’arbitraire de ces productions symboliques, et donc à les faire reconnaître comme légitimes, est ainsi d’une importance majeure dans son analyse sociologique.

Le monde social, dans les sociétés modernes, apparaît à Bourdieu comme divisé en ce qu’il nomme des champs. Il lui semble, en effet, que la différenciation des activités sociales a conduit à la constitution de sous-espaces sociaux, comme le champ artistique ou le champ politique, spécialisés dans l’accomplissement d’une activité sociale donnée. Ces champs sont dotés d’une autonomie relative envers la société prise dans son ensemble. Ils sont hiérarchisés et leur dynamique provient des luttes de compétition que se livrent les agents sociaux pour y occuper les positions dominantes. Ainsi, comme les analyses marxistes, Pierre Bourdieu insiste sur l’importance de la lutte et du conflit dans le fonctionnement d’une société. Mais pour Pierre Bourdieu, ces conflits s’opèrent avant tout dans les différent champs sociaux. Ils trouvent leur origine dans la hiérarchie de chacun des champs, et sont fondés sur l’opposition entre agents dominants et agents dominés. Pour Bourdieu, les conflits ne se réduisent donc pas aux conflits entre classes sociales sur lesquels se centre l’analyse marxiste.

Pierre Bourdieu a également développé une théorie de l’action, autour du concept d’habitus, qui a exercé une influence considérable dans les sciences sociales. Cette théorie cherche à montrer que les agents sociaux développent des stratégies, fondées sur un petit nombre de dispositions acquises par socialisation, qui sont adaptées aux nécessités du monde social bien qu’elles soient inconscientes.

L’œuvre de Bourdieu est ainsi ordonnée autour de quelques concepts recteurs : habitus comme principe d’action des agents, champ comme espace de compétition social fondamental et violence symbolique comme mécanisme premier d’imposition des rapports de domination."

Les objectifs d’un mouvement social européen

vendredi 25 janvier 2002, par Pierre Bourdieu

"Le fatalisme des lois économiques masque en réalité une politique, mais tout à fait paradoxale, puisqu’il s’agit d’une politique de dépolitisation ; une politique qui vise à conférer une emprise fatale aux forces économiques en les libérant de tout contrôle et de toute contrainte en même temps qu’à obtenir la soumission des gouvernements et des citoyens aux forces économiques et sociales ainsi libérées. Tout ce que l’on décrit sous le nom à la fois descriptif et normatif de "mondialisation" est l’effet non d’une fatalité économique, mais d’une politique, consciente et délibérée, celle qui a conduit les gouvernements libéraux ou même socio-démocrates d’un ensemble de pays économiquement avancés à se déposséder du pouvoir de contrôler les forces économiques, et celle surtout qui est délibérément organisée dans les "green rooms" des grands organismes internationaux, comme l’OMC, ou au sein de tous les "networks" d’entreprises multinationales (tels l’Investment Network formé de 50 multinationales comme Fiat, Daimler Benz, British Petroleum, Rhône Poulenc, ou l’European Service Network) qui sont en mesure d’imposer, par les voies les plus diverses, juridiques notamment, leurs volontés aux Etats.

Contre cette politique de dépolitisation et de démobilisation, il s’agit de restaurer la politique, c’est-à-dire la pensée et l’action politiques, et de trouver à cette action son juste point d’application, au-delà de l’Etat national, et ses moyens spécifiques, par delà les luttes politiques et syndicales au sein des Etats nationaux. Entreprise extrêmement difficile pour de multiples raisons : d’abord parce que les instances politiques qu’il s’agit de combattre sont extrêmement éloignées, voire inaccessibles, et ne ressemblent à peu près en rien, ni dans leurs méthodes, ni dans leurs agents, aux instances politiques contre lesquelles s’orientaient les luttes traditionnelles. Ensuite, parce que le pouvoir des agents et des institutions qui dominent aujourd’hui le monde économique et social repose sur une concentration extraordinaire de toutes les espèces de capital, économique, politique, militaire, culturel, scientifique, technologique, fondement d’une domination symbolique sans précédent, qui s’exerce notamment à travers l’emprise des médias.

On peut admettre que certains des objectifs d’une action politique réaliste se situent au niveau européen (dans la mesure au moins où les entreprises et les organisations européennes constituent un élément déterminant, au moins négativement, des forces dominantes à l’échelle mondiale). Il s’ensuit que la construction d’un mouvement social européen unifié, capable de rassembler les différents mouvements, actuellement divisés, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, est l’objectif indiscutable pour tous ceux qui entendent résister efficacement aux forces dominantes.

Rassembler sans unifier

Les mouvements sociaux, si divers soient-ils par leurs origines, leurs objectifs et leurs projets, présentent indiscutablement tout un ensemble de traits communs qui leur donnent un air de famille. En premier lieu, notamment parce qu’ils sont issus, très souvent, du refus des formes traditionnelles de mobilisation politique, et en particulier de celles qui caractérisent les partis communistes de type soviétique, ils sont enclins à exclure toute espèce de monopolisation du mouvement par des minorités et à exalter et à encourager la participation directe de tous les intéressés et, proches en cela de la tradition libertaire, ils sont attachés à des formes d’organisation d’inspiration auto-gestionnaire caractérisées par la légèreté de l’appareil et permettant aux agents de se réapproprier leur rôle de sujets actifs (contre notamment les partis politiques auxquels ils contestent le monopole de l’intervention politique). Autre trait commun, ils s’orientent vers des objectifs précis, concrets et importants pour la vie sociale (logement, emploi, santé, etc.). Troisième caractéristique typique, ils tendent à privilégier l’action directe, veillant à ce que leurs refus comme leurs propositions se concrétisent dans des actions exemplaires et directement liées au problème concerné. Quatrième propriété distinctive et commune, ils exaltent la solidarité, qui est le principe tacite de la plupart de leurs luttes.

Le constat d’une telle proximité dans les fins et les moyens des luttes politiques impose de rechercher sinon l’unification sans doute impossible de tous les mouvements dispersés que réclament souvent les militants, surtout les plus jeunes, frappés des convergences et des redondances, du moins une coordination des revendications et des actions exclusive de toute volonté d’appropriation : cette coordination devrait prendre la forme d’un réseau capable d’associer des individus et des groupes dans des conditions telles que nul ne puisse dominer ou réduire les autres et que soient conservées toutes les ressources liées à la diversité des expériences, des points de vue et des programmes.

Elle aurait pour fonction principale d’arracher les mouvements sociaux à des actions fragmentées et dispersées en évitant qu’ils ne s’enferment dans les particularismes des actions locales, partielles et ponctuelles (sans tomber dans la concentration bureaucratique), cela en leur permettant notamment de surmonter les intermittences ou les alternances entre les moments de mobilisation intense et les moments d’existence latente ou ralentie. Souple et permanente, elle devrait se situer à deux niveaux différents : d’une part, celui de la planification à court terme, dans des rencontres ad hoc et circonstancielles, d’ensembles d’actions orientées vers un objectif précis ; d’autre part, celui de la discussion de questions d’intérêt général et de l’élaboration de programmes de travail à plus long terme, dans des réunions périodiques de représentants de l’ensemble des groupes concernés.

Il s’agirait en effet de chercher à définir, à l’intersection des préoccupations de tous les groupes, des objectifs généraux dans lesquels tous puissent se reconnaître et collaborer en apportant leurs compétences et leurs méthodes propres. Il n’est pas interdit d’espérer que la confrontation démocratique d’un ensemble d’individus et de groupes reconnaissant des présupposés communs puisse engendrer une réponse cohérente et sensée à des questions fondamentales auxquelles ni les syndicats, ni les partis, ne peuvent apporter de solution globale.

Rénover le syndicalisme

Un mouvement social européen n’est pas concevable sans la participation d’un syndicalisme rénové qui soit capable de surmonter les obstacles externes et internes à son renforcement et à son unification à l’échelle européenne. Il n’est qu’en apparence paradoxal de tenir le déclin du syndicalisme pour un effet indirect et différé de son triomphe : nombre des revendications qui avaient animé les luttes syndicales du passé sont passées à l’état d’institutions qui, étant au fondement de privilèges (d’obligations ou de droits), sont devenues, à la façon, en France, des ASSEDIC, des enjeux de luttes entre les syndicats eux-mêmes.

Transformées en instances para-étatiques, souvent subventionnées par l’Etat, les bureaucraties syndicales participent à la redistribution de la richesse et garantissent le compromis social en évitant les ruptures et les affrontements. Et les hiérarques syndicaux, convertis en gestionnaires éloignés des préoccupations de leurs mandants et en garants de la paix sociale, peuvent être en plus d’un cas conduits par la logique de la concurrence entre les appareils ou à l’intérieur des appareils, à défendre leurs intérêts propres plutôt que les intérêts de ceux qu’ils sont censés défendre. Ce qui n’a pas pu ne pas contribuer pour un part à éloigner les salariés des syndicats et à détourner les syndiqués de la participation active à leurs activités. Mais ces causes internes ne sont pas seules à expliquer que les syndiqués soient toujours moins nombreux et moins actifs. La politique néo-libérale contribue aussi à l’affaiblissement des syndicats. La flexibilité et surtout la précarité d’un nombre croissant de salariés contribuent à rendre difficile toute action unitaire et même le simple travail d’information en même temps que les vestiges de l’assistance sociale continuent à protéger une fraction des salariés. C’est dire combien est à la fois indispensable et difficile la rénovation de l’action syndicale qui supposerait la rotation des charges et la mise en question du modèle de la délégation inconditionnelle en même temps que l’invention des techniques nouvelles qui sont indispensables pour mobiliser des travailleurs fragmentés et précaires.

L’organisation nouvelle qu’il s’agit de créer doit être capable de surmonter la fragmentation par objectifs et par nations, ainsi que la division en mouvements et en syndicats, institutions que leur confrontation dans des instances de concertation et de discussion ne pourrait que dynamiser. L’existence d’un réseau international stable et efficace devrait permettre de développer une action revendicative internationale, qui n’aurait plus rien à voir avec celle des organismes officiels dans lesquels sont représentés les syndicats (comme la Confédération européenne des syndicats) et qui intégrerait les actions de tous les mouvements qui s’affrontent à des situations spécifiques et par là limitées.

Chercheurs et militants

Le travail qui est nécessaire pour surmonter les divisions des mouvements sociaux et pour rassembler ainsi toutes les forces disponibles contre des forces dominantes elles-mêmes consciemment et méthodiquement concertées (que l’on pense au forum de Davos) doit aussi s’exercer contre une autre division tout aussi funeste, celle qui sépare les chercheurs et les militants. Dans un état du rapport de forces économique et politique où les pouvoirs économiques sont en mesure de mettre à leur service des ressources scientifiques, techniques et culturelles sans précédent, le travail des chercheurs est indispensable pour découvrir et démonter les stratégies mises en œuvre par les grandes entreprises multinationales et les organismes internationaux qui, comme l’OMC, produisent et imposent des régulations à prétention universelle capables de donner réalité, peu à peu, à l’utopie néo-libérale. Les obstacles sociaux à un tel rapprochement ne sont pas moins grands que ceux qui se dressent entre les différents mouvements, ou entre les mouvements et les syndicats : différents par leur formation et leur trajectoire sociale, et aussi par toutes leurs habitudes de pensée et d’action, les chercheurs (souvent internationaux) et les militants (presque toujours nationaux) doivent apprendre à travailler ensemble en surmontant toutes les préventions négatives qu’ils peuvent avoir les uns à l’égard des autres. C’est une des conditions pour que puisse s’inventer collectivement, dans et par la confrontation critique des expériences et des compétences, un ensemble de réponses qui devront leur force politique au fait qu’elles seront à la fois systématiques et enracinées dans des aspirations et des convictions communes.

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SEGUEL-BOCCARA

Les extraits qui suivent sont tirés de l’ouvrage « Les passions politiques au Chili durant l’Unité populaire (1970-1973) » de la sociologue Ingrid Seguel-Boccara, adepte des thèses de Bourdieu comme elle le signale abondamment dans ce texte et, en particulier, de celle selon laquelle le marxisme a tort de souligner l’importance de la lutte des classes comme clef de la compréhension des situations sociales et historiques. Cependant, les éléments de son récit qui suit vont à l’encontre de ses conclusions (citées ensuite). Ils montrent la montée inévitable (malgré tous les efforts de l’Unité populaire) d’une lutte de classe sans merci. Malgré le discours « marxiste » d’Allende, sa politique a toujours été l’alliance de classes, le soutien à l’Etat bourgeois et non son renversement. La nécessité de conserver l’influence sur des masses ouvrières et populaires de plus en plus révolutionnaires explique le caractère verbalement radical s’alliant à une politique de collaboration avec la Démocratie chrétienne, avec l’armée et la bourgeoisie chilienne. Pour Seguel-Boccara, l’échec chilien provient de la conception fausse du marxisme qui enferme dans un cadre classiste une réalité qui dépasserait ce cadre trop étriqué. Il faudrait réhabiliter l’individu, ses passions, ses utopies qui le sortiraient du cadre trop étroit de l’affrontement prolétariat/bourgeoisie. On a donc affaire à une adepte du courant actuel qui veut en finir avec la notion de lutte des classes menant à la révolution. Le texte a donc un double intérêt : l’étude de la réalité des affrontements de classe au Chili et l’étude du courant de pensée lié à Bourdieu et de sa capacité (ou non) à appréhender des situations où l’affrontement de classe prend un tour ouvert et violent. Pour Seguel-Boccara, l’échec de l’unité populaire est celui de la capacité de la conception marxiste de lutte de classes à appréhender le monde réel et les aspirations complexes des masses populaires. Il faut dire que le marxisme est représenté à ses yeux par le social-démocrate Allende et le Parti communiste stalinien ! Pour une sociologue comme Seguel-Boccara, diviser la société en peuple et exploiteurs est identique à la diviser en classes sociales ! Défendre les prérogatives de l’Etat bourgeois, c’est la même chose que le pouvoir aux travailleurs ! La conception lutte de classes ne reconnaît pas ce fameux « système dual » que Seguel-Boccara assimile au marxisme. Il exprimer que l’enjeu de la révolution est, au contraire, quelle classe déterminante (prolétariat ou bourgeoisie) pourra gagner les masses petites-bourgeoises pauvres, les plus nombreuses. Contrairement à l’idéologie de l’Unité populaire, le marxisme ne se propose nullement de construire une alliance avec la bourgeoisie nationale. Pourtant, ce gouvernement « de gauche » ne rompait pas avec la droite démocrate-chrétienne, avec l’armée, avec la hiérarchie religieuse, avec la grande bourgeoisie. Il cherchait, au contraire de toute conception révolutionnaire, de concilier les termes inconciliables. L’Unité populaire ne donnait pas le pouvoir « au peuple », contrairement à ce qu’elle prétendait. Seguel-Boccara affirme dans ce texte que : « Nous devons penser la société en termes de groupes, de communautés, de minorités, plutôt qu’en termes de classes et penser les relations selon une dichotomie plus ouverte entre éventuellement établis et marginaux, moins vague et moins générale que dominants et dominés. » Cet ouvrage est donc intéressant à la fois parce qu’il montre que, malgré un point de vue hostile à la lutte des classes, les faits historiques s’y conforment même si les aspirations des gens et leur conscience n’est pas aussi claire et parce qu’il démontre que cette conception est incapable d’interpréter les révolutions. C’est Seguel-Boccara elle-même qui conclue ainsi : « Et si P. Bourdieu a montré en une théorie synthétique la pertinence du va-et-vient des deux (marxisme et psychosociologie) à travers la construction du concept d’habitus, il n’en reste pas moins qu’il ne nous a pas fourni les éléments pour une analyse des périodes révolutionnaires, périodes durant lesquelles tout semble basculer et où les agents semblent livrés à eux-mêmes. »

« Au Chili, en 1970, soit une année après le triomphe de la révolution cubaine, un président socialiste, Salvador Allende, animé d’un projet révolutionnaire, arrive au pouvoir par les voies démocratiques. Son intention était alors de mettre en œuvre une politique de transition pacifique vers le socialisme. Tout le pays est dans l’expectative. Dans l’ancien et dans le nouveau monde, on s’interroge sur l’avenir de cette révolution. Le terme même de révolution suscite des interrogations et des polémiques, qu’elles se situent sur le plan strictement politique ou plus spécifiquement scientifique. Peut-on concevoir, imaginer et comprendre une révolution légale ? (…)
Ce gouvernement délimitait clairement l’espace social dual dans lequel le jeu allait se dérouler en désignant d’un côté l’allié – le peuple -, et de l’autre l’ennemi – la bourgeoisie – ainsi que le cadre général : la révolution. (…) On peut dire que ce gouvernement qui eut pour effet de rendre conscientes et évidentes les divisions et les haines, occasionna un traumatisme dans la société chilienne. (…)
L’événement de 1907 qui aura pour nous valeur de première marque, et non des moindres puisqu’au sujet de celui-ci il serait plus adéquat de parler de rupture, c’est la grève des mineurs à l’Ecole Santa Maria de Iquique qui se solda par un massacre. Si nous avons porté un intérêt à cet événement, c’est parce que se situant dans la période de crise que connut le Chili au début du siècle (passage d’une économie rurale à une économie industrielle), il exprimait et illustrait le mieux cette recherche de nouveaux repères, de nouvelles identifications, de nouvel équilibre des agents sociaux en présence à une époque où naissait le mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier se constituant à partir de cette histoire répressive, le massacre de l’Ecole Santa Maria de Iquique devint, au moment de l’arrivée au pouvoir de l’U.P, le symbole de cette lutte et de cette répression systématique dans l’appropriation et la reconstruction d’une identité de lutte. En second lieu, la « toma » (l’occupation illégale) de la Victoria exprime quant à elle les nouvelles formes de revendication d’une population – les pobladores (les habitants des quartiers populaires) – qui demande à ce moment-là (en 1957) le droit à la parole et qui va se forger une identité de lutte particulière, donnant naissance à cette forme généralisée de revendication que constituèrent durant les années 1960-1970 les tomas de terrains. (…) On peut dire que l’esprit révolutionnaire qui va caractériser le Chili vers la fin des années soixante et aboutir à l’Unité Populaire commence à germer et à prendre forme au début du siècle, au moment où le Chili remet en cause ses anciennes structures et connaît un début d’industrialisation. De cette situation va naître une nouvelle population ouvrière qui, se trouvant au point de rupture d’une société qui n’est plus féodale et pas encore capitaliste, connaîtra une perte d’identité et de repères. (…)
C’est en cela que le massacre de Santa Maria de Iquique nous intéresse (…) La cantate populaire de Santa Maria de Iquique, de Luis Advis qui sera présentée au public se reconnaissant et s’identifiant à cette lutte et ce massacre et cela moins d’un mois avant les élections présidentielles de septembre 1970 qui donnèrent la victoire à l’Unité populaire. (…) La grève d’Iquique se terminant par un massacre sans précédent dans l’histoire du Chili agira dans le sens d’une prise de conscience des ouvriers dans la nécessité de créer d’autres formes d’organisations, plus structurées, ouvrant ainsi la voie au syndicalisme moderne. Les sociétés de résistance, inspirées de l’anarchisme, se développent également au début du siècle dans les trois principales villes du Chili – Santiago, Valparaiso et Antofagasta. Leur opposition au Capital est catégorique et elles rejettent toute forme de lutte passant par une action politique légale, préconisant une action directe allant de la grève – non légale au début du siècle – au boycott et au sabotage. Elles cherchèrent le développement d’une conscience libertaire parmi les travailleurs, plus à partir d’un affrontement direct avec l’Etat bourgeois oppresseur qu’à travers des revendications partielles. L’action directe permettrait selon ses idéologues et grâce au moyen privilégié de la grève générale, d’aboutir à une révolution sociale. (…) Ces mouvements anarchistes participeront à la grève d’Iquique, réussissant à faire de ce processus, malgré les différences existantes, un mouvement massif et général dans toute la région du nord du pays.
Les différents mouvements de protestation dans les mines de salpêtre se constituèrent principalement sur la base de revendications salariales et d’amélioration des conditions de travail (…) C’est dans le moment où la grève de la grève que l’ouvrier allait prendre conscience de la nouvelle ère dans laquelle lui et le patron était entrés, troublant les cadres de son expérience sociale structurée jusqu’alors autour du paternalisme. (…) Le Nord du Chili connaît, durant les premiers jours du mois de décembre 1907, une effervescence particulière. (…) Plus de trois cents ouvriers du chemin de fer salpêtrier se mettent en grève, réclamant l’accomplissement promis du réajustement de leurs salaires. (…) Plusieurs autres mouvements eurent lieu durant ces jours, comportant eux aussi comme demande principale la réévaluation des salaires. Parmi ces mouvements on peut noter celui, important, des travailleurs maritimes d’Iquique qui sollicitèrent une réévaluation à compter du 9 décembre, au même titre que les ouvriers du chemin de fer salpêtrier. N’obtenant pas gain de cause à la date qu’ils avaient fixée, ils se déclarèrent en grève le jour même. (…) L’aboutissement positif de nombreuses mobilisations fit en quelque sorte boule de neige. Le 10 décembre, c’est au tour des travailleurs du salpêtre de la pampa de se mettre en grève. La mine de San Lorenzo initiait ainsi le mouvement revendicatif des travailleurs du salpêtre. Le gérant de cette mine leur faisant part de son impossibilité à prendre une décision sans en référer d’abord au siège social d’Iquique, les ouvriers allaient alors commencer à parcourir les autres mines se situant dans la même zone. Ils réussirent à paralyser, en quatre ou cinq jours, presque tous les établissements miniers de la pampa.
Le treize et le quatorze décembre, les ouvriers de la pampa s’étant regroupés à San Antonio, village le plus proche avant Iquique, et n’ayant toujours pas obtenu de réponse, décidèrent d’aller massivement à Iquique pour parlementer directement avec les responsables et les autorités locales. S’initiait alors une longue marche. (…) La ville d’Iquique, quasiment paralysée, est entre les mains des grévistes, certains commerces ferment par solidarité, d’autres par peur des pillages. (…) Le lundi 17, après avoir formulé leurs revendications aux patrons, les grévistes les adressent au Président de la République dans une lettre signée par des ouvriers du salpêtre, des commerçants, des ouvriers des chemins de fer salpêtriers et urbains et des ouvriers d’autres branches. (…)
A partir du mercredi 18, une tension commence à régner dans la ville avec l’arrivée du vaisseau de guerre Esmeralda duquel débarquent 130 soldats, pour la plupart de la marine. (…) Le lendemain un autre bateau de guerre le Zenteno arrive au port d’Iquique avec à bord 330 hommes dont l’intendant Carlos Eastman, le général Roberto Silva Renard, chef militaire de cette zone et le colonel Simforoso Ledesma. Alors qu’une véritable structure militaire se met en place, d’autres mineurs venus de la pampa continuent d’arriver en grand nombre, ce qui fait que ce même jour on peut comptabiliser selon les sources de 10.000 à 15.000 pampinos dans la ville d’Iquique. (…) La grève prenait des allures de grève générale, la ville étant alors complètement paralysée, tous les transports (trains, tramways, charrettes) ainsi que le commerce à l’exception des banques, s’étaient arrêtés. (…)
Le déploiement d’un véritable arsenal de guerre, comptabilisant en tout la veille de l’intervention de l’armée : trois bateaux de guerre, quatre régiments d’infanterie et un grand nombre de policiers, ne laissait pas supposer seulement l’intention du gouvernement de faire maintenir l’ordre durant la grève, mais aussi la possible intervention de l’armée en cas d’insoumission. (…)
C’est ainsi et presque logiquement que cette grève – mot encore inconnu dans sa dimension actuelle du moins – se termina par un massacre. (…) Les ouvriers, quant à eux, s’ils se doutaient du non aboutissement de leurs revendications, n’avaient pas clairement conscience de la configuration que prendraient les événements. (…) Ce pacifisme des ouvriers n’empêcha cependant pas l’intervention des forces de l’ordre puisque le matin du 21 décembre, la ville se réveilla en Etat de siège. (…) Selon un témoin, plus de deux mille personnes seraient mortes cet après-midi-là, parmi elles des femmes et des enfants et des ouvriers. Les corps furent rapidement enterrés dans des fosses communes, les autorités publiant bien évidemment les chiffres inexacts. (…)
La Victoria (…) représentait la première toma d’Amérique latine, autrement dit la première occupation illégale de terrain organisée. (…) Deux incendies successifs (…) se produisirent le 26 octobre 1957 et toucha près de 1100 personnes. (…) Dans la nuit du 29 au 30 octobre, soit quatre jours après l’incendie, les femmes sont prévenues que le grand jour est arrivé. (…) La Tercera, journal populaire, (…) estimait le nombre des occupants à plus de deux mille familles (…) Si, dans un premier temps la police tenta de déloger les gens avec plus ou moins de succès, le nombre d’occupants finit par l’en dissuader. (…) Ce fut alors la Victoire, nom que les habitants donnèrent, ce jour même, à un terrain qu’ils avaient gagné au prix d’une lutte qu’ils apprirent à mener et qui allait rester dans la mémoire de ces hommes et femmes, leur victoire. (…) La capacité d’organisation de ces habitants a rendu célèbre ce quartier où diverses organisations et associations sont nées de leur propre initiative dans le but de leur faciliter la vie. (…)
Les élections présidentielles de 1964 obligèrent deux fois la droite à se redéfinir (…) obligeant la droite hégémonique jusque là à remettre en cause, pour la première fois depuis 1938 sa candidature. Jamais la peur du « spectre communiste » ne s’était révélée avec autant de force qu’après cette élection qui acquit une importance singulière dans l’histoire publique du Chili. (…) La droite retira sa candidature pour appuyer celle du démocrate chrétien E. Frei. (…) Le parti DC était présenté comme « l’unique alternative réelle au marxisme ». (…)
La Phalange nationale, devenue la Démocratie chrétienne en 1957 – par la fusion des conservateurs, sociaux-chrétiens et phalangistes – (…) se caractérisa dès le début par son attachement à la religion catholique, son corporatisme, son nationalisme et son anticommunisme. (…) Le slogan de la Démocratie Chrétienne, « Révolution dans la liberté », lorsqu’elle entama sa campagne électorale pour les élections de 1964, correspondait en premier lieu à la volonté de changement exprimée par une grande majorité de la population chilienne. Elle répondait en second lieu au contexte international où la guerre du Vietnam et le triomphe de la révolution cubaine questionnaient la légitimité de l’intervention américaine, ouvrant par là de nouvelles perspectives d’émancipation dans le continent sud-américain. (…) La Démocratie chrétienne opposait la bonne à la mauvaise révolution. (…) Se définissant comme un anti-fidéiste, « la révolution dans la liberté » était présentée comme un défi lancé à celle de Castro. Elle prétendait transformer cette société injuste au travers d’une « troisième voie » dont E. Frei se faisait le porte-parole. (…) Avec 55,6% des voix, E. Frei obtenait le meilleur résultat qu’aucun président chilien n’ait jamais obtenu depuis 1931. Ce résultat était en effet significatif au Chili, si l’on considère qu’en raison du système présidentiel et du multipartisme, un parti n’obtenait que très rarement une majorité absolue, obligeant la plupart du temps le congrès à faire ratifier l’élection. (…) Salvador Allende, bien que vaincu, obtenait 38,6% des voix, soit dix points de plus qu’en 1958. (…)
E. Frei, qui avait promis de donner des terres à 100.000 familles, n’accomplit en fait qu’un cinquième de ce à quoi il s’était engagé. Le projet de réforme agraire allait, avant d’aboutir, rencontrer une résistance tenace. La droite et les secteurs patronaux de manière générale s’opposèrent fermement à ce projet. (…) La DC n’ayant pu mettre en application la réforme agraire que trois ans après son arrivée au gouvernement, des problèmes se posèrent dans l’application concrète de ce projet dans les campagnes. (…) Cette situation correspondait en fait à la volonté de la DC de développer dans les campagnes une classe moyenne dynamique et vigoureuse au même titre que l’avait été la classe moyenne urbaine dont les démocrates chrétiens étaient issus. (…) En même temps que la Loi de Réforme Agraire, la DC fit voter la Loi de Syndicalisation Paysanne accordant aux paysans chiliens – après de longues années de lutte – la liberté syndicale et le droit de grève (…) Cette législation fut à l’origine d’une intense mobilisation paysanne. (…) De 22 syndicats en 1960, on passa à près de 500 à la fin du mandat de E. Frei. Ainsi, à la fin des années soixante, l’organisation syndicale de la paysannerie est une réalité qui s’étend à tout le pays, s’intégrant dans la lutte d’un mouvement populaire plus vaste. (…)
Il se produisit au sein du processus de changement qu’était en train de vivre le pays, une transformation de l’attitude d’attente dans laquelle la population se trouvait au moment où E. Frei entama son mandat présidentiel. Cette attitude se convertit en une demande immédiate et pressante, provoquant une agitation sociale de moins en moins contrôlable. A partir de la fin de l’année 1967, une mobilisation revendicative des secteurs populaires les plus divers se fait jour. Paysans, ouvriers, sans logis, étudiants se mobilisent et demandent, en utilisant tous les moyens, y compris non légaux, à cette « révolution » de rendre ses promesses effectives (…) Les différents mouvements de grèves, de révoltes qui caractérisèrent la fin du mandat de la DC mettaient en question le projet réformiste et faisaient apparaître la révolution comme une solution tout à fait envisageable.
Dans les campagnes, cette situation se traduisit par une division des paysans et par une dynamique qui allait se généraliser chez ceux qui n’avaient pas bénéficié de la réforme agraire : l’appropriation illégale des terres – « tomas ». D’un autre côté, les propriétaires se radicalisèrent, fermement décidés à ne pas se laisser faire. (…) La région du Sud du Chili sera ainsi le lieu de confrontations violentes entre paysans et propriétaire terriens qui employèrent tous les moyens pour parvenir à leurs fins : blocages des routes, menaces d’interruption des semailles, etc. Deux dirigeants syndicaux mourront lors de confrontations violentes. (…) On peut dire que la DC réussit à susciter l’éveil des masses paysannes en perdant le contrôle sur elles, en même temps qu’elle affermit les propriétaires terriens dans leurs positions. La droite et la gauche se radicalisant, on assistait à l’agrandissement du fossé déjà existant, conduisant ainsi vers ce que le vocabulaire marxiste nommait communément la « lutte des classes ». (…)
Légale ou illégale, la grève devint un outil fondamental. L’année 1967 verra une augmentation considérable du nombre de grèves, cette année étant le point culminant des conflits pendant le gouvernement démocrate chrétien.
Année Nombre de grèves Nombre de grévistes
1964 433 114 342
1965 792 234 189
1966 737 140 667
1967 2177 314 987
1968 913 203 360
1969 977 275 406
1970 1303 396 711

L’atmosphère de violence qui régnait à la fin du mandat de E. Frei nuisait considérablement à le DC, incapable de maîtriser ces mouvements spontanés ou organisés. Cependant, l’utilisation de la violence par le gouvernement en réponse aux différentes revendications, lui fit perdre définitivement son prestige et mit en question son autorité. A quatre reprises, le gouvernement fit appel aux forces de police pour répondre à des revendications de mineurs, de familles sans logis ou mal logés, d’ouvriers et enfin d’étudiants. (…) Quasiment chaque gouvernement ayant précédé celui-ci avait à son actif au moins un fait de répression sociale s’étant soldé par la mort d’un ou plusieurs de ses participants. (…) Cependant, le contexte était différent. Tout d’abord, il s’agissait d’un gouvernement qui était arrivé au pouvoir soutenu par une grande majorité avec un projet pour le moins progressiste (…) Dès 1966, le gouvernement démocrate chrétien employa la violence pour régler des conflits sociaux. Cette année-là, la CUT avait appelé à la grève générale des mineurs, en solidarité avec les mineurs des mines El Teniente qui, après trois mois de grèves, n’avaient pas obtenu satisfaction. (…) Le gouvernement déclare cette grève de solidarité illégale (…) Une partie des mineurs des mines de El Salvador, se regroupe dans le local, refuse de reprendre le travail. (…) L’intervention de l’armée causera la mort de huit mineurs et fera de nombreux blessés. (…) Le 23 décembre 1967 eut lieu une grève générale convoquée par la CUT pour protester contre le projet du gouvernement de payer en bons une partie du réajustement des pensions et salaires. (…) Il y eut cinq morts et plus de cinquante blessés. (…)
La répression qui suivit l’appropriation par des familles de terrains à Puerto Montt et qui se solda par neuf morts et plus de quarante blessés, hommes, femmes et enfants, eut une répercussion plus vaste, bouleversant la population dans son ensemble. Cet événement reste dans les mémoires comme le massacre de Puerto Montt et est associé à la DC et à Edmundo Pérez Zujovic, alors ministre de l’intérieur.
Dans cette atmosphère de frustration des promesses de « la révolution dans la liberté », les habitants des quartiers populaires mal logés ou dépourvus de logement, s’organisent, souvent soutenus et organisés par des militants de gauche, et décident de rendre effectives les promesses non réalisées par le gouvernement. Les « tomas » de terrain prirent une telle proportion que 10% de la population de Santiago eut accès à des terrains par le biais de cette voie. (…) A Puerto Montt, ville située à plus de mille kilomètres au sud de Santiago, 70 familles de sans-logis s’installent le 9 mars 1969 sur des terrains laissés à l’abandon et situés à trois kilomètres du centre-ville. Le lendemain, un groupe de carabiniers lance, dans les baraquements où s’étaient réfugiées les familles, des bombes lacrymogènes afin d’obliger les occupants à quitter les lieux. Le feu est mis aux baraques et les familles contraintes par la force à abandonner les lieux. Un certain nombre d’entre elles se défendirent et firent face aux forces de l’ordre, armées de bâtons. Les habitants d’un bidonville voisin, ameutés par les cris et le feu, se joignirent aux familles. Les carabiniers ouvrirent alors le feu. Neuf personnes furent tuées, parmi lesquelles un nouveau-né qui mourut asphyxié, et une trentaine d’autres blessées. (…) Quatre jours après les événements eut lieu à Santiago une grande manifestation de protestation. (…)
Le MAPU, cette aile gauche de la DC constituée en parti, allait s’unir aux partis de gauche dans la construction de ce que sera l’Unité Populaire. (…) Après les élections législatives de 1966, où la droite connut une baisse considérable, les Partis conservateur et Libéral fusionnèrent pour former le Parti National, intégrant les membres d’un petit parti, l’Alliance Nationale. La constitution de ce parti constitua la marque de la radicalisation de la droite. (…) »

Aux élections législatives de mars 1969, la polarisation politique donne les résultats suivants :
1965 1969
Droite 12,5 20
Centre 58,8 43,7
Gauche 22,7 26,1

« La gauche, qui s’était maintenue unie au sein du FRAP, vit une grande partie de ses forces se radicaliser : le dilemme principal se jouant alors entre voie pacifique et lutte armée. Le parti communiste était en fait le parti le plus modéré dans ses options quant aux moyens à employer. Il s’alignait sur le 20ème congrès de l’Union soviétique, qui considérait la voie pacifique vers une révolution socialiste comme la forme la plus probable de transition du capitalisme au socialisme. Le secrétaire général du parti, Luis Corvalan, avait fortement critiqué certaines fractions de gauche accusées d’inciter les masses à la violence, se référant en particulier aux tomas de terrains. (…) Le parti communiste est contre un passage direct au socialisme et pour une collaboration avec tous les secteurs progressistes de la société. (Luis Corvalan, « Les chemins de la liberté ») (…)
En 1967, au 22ème congrès de Chillan, le parti socialiste proclame la légitimité de la voie armée comme unique voie vers la révolution socialiste : « La violence révolutionnaire est inévitable et légitime. Elle résulte du caractère répressif et armé d’un gouvernement de classe, elle constitue la seule voie conduisant à la prise du pouvoir politique et économique, à sa défense et à sa consolidation ultérieure. Ce n’est qu’en détruisant l’appareil bureaucratique et militaire de l’Etat bourgeois que l’on peut consolider la révolution socialiste. (…) Nous affirmons l’indépendance de classe du Front des travailleurs, considérant que la bourgeoisie nationale est l’alliée de l’impérialisme et, dans les faits, son instrument. » (…)
Parallèlement naît, en 1963 à l’Université de Concepcion, le MIR. Ce Mouvement de la Gauche Révolutionnaire regroupe trotskystes, maoïstes, dissidents du PS et dans une moindre mesure anciens militants du PC. Il adopte des positions castristes et vise, à ses débuts, la constitution de foyers de guérillas. (…) Le MIR fit un travail constant au sein de la base en étant constamment sur le terrain dans tous les lieux de luttes et de révoltes populaires. (…)
Malgré les décisions du congrès de Chillan, le PS restera fidèle à une tradition électoraliste, s’alignant sur les positions du PC. C’est la tendance de la « voie pacifique vers le socialisme », représentée par Salvador Allende, qui l’emportera sur celle de Carlos Altamirano, partisan de la voie armée directe. Six partis de gauche se regrouperont autour de ce qui sera l’Unité populaire dans le but de présenter un même programme et un même candidat aux élections présidentielles de 1970. En dehors du PS et du PC, étaient dans cette coalition les dissidents « rebelles » de la DC qui s’étaient regroupés autour du MAPU, le PR séparé de sa fraction droite et deux petits partis de centre-gauche, le Parti Social-Démocrate et l’Action Populaire Indépendante. Après de longues négociations, Salvador Allende sera désigné comme candidat de l’U.P.
Il se présentait alors à une élection pour la quatrième fois.
Le programme de l’Unité Populaire, adopté en décembre 1969 par tous les partis constituant l’U.P, propose une transformation profonde des structures économiques et sociales du capitalisme chilien. (…)
Personne ne s’attendait à la victoire de la gauche, à commencer par la gauche elle-même. (…) La capitale et toutes les villes du pays connurent d’importantes manifestations spontanées de foule. (…) En dehors d’une simple victoire électorale, cette victoire représentait un triomphe d’une classe sur une autre. On peut dire que ce fut une lutte de classes qui se profila lors de ces élections.
(…) Pour les plus démunis, (…) c’était une victoire des pauvres sur les riches. Si l’on s’en tient maintenant au langage populaire, c’était tout simplement celle des « pueblos » sur les « nomios ». (…) Le prolétariat contre la bourgeoisie, les pauvres contre les riches, le pueblo contre les nomios. La notion d’opposition, y compris et surtout après la victoire, avait toute sa pertinence. (…) Santiago vivra une nuit historique, entremêlée de chants, de danses, de rires et de pleurs témoignant de l’euphorie que cette victoire avait provoquée (…) A l’euphorie du peuple, s’opposait l’angoisse et la terreur que l’on pouvait percevoir dans les quartiers riches. (…) Dans ces quartiers où l’espace marquait fortement l’appartenance sociale, on percevait toute la dimension de cette victoire. Les notions d’opposition, de lutte et de confrontation avaient toute leur pertinence. (…) Ici, ce qui était clair, c’est que les « rotos » prenaient le pouvoir. (…) Roto désignait clairement et uniquement l’homme du peuple. (…) Cette crainte ou plutôt cette terreur se traduisit dans les faits, très rapidement, par une panique financière. La panique s’installa dans les milieux financiers, provoquant, immédiatement après l’élection, des fuites de capitaux. Le lundi 7 septembre, premier jour ouvrable après les élections, la Bourse n’ouvrit pas ses portes. La Banque Edwards – appartenant à une des principales fortunes chiliennes et possédant, entre autres, le célèbre journal El Mercurio – incita à la fuite des capitaux en autorisant les retraits de dépôts. (…)
La victoire était historique mais faible numériquement. S. Allende arrivait, en effet, au pouvoir avec 1.075.616 voix (36,3%) contre 1.036.278 (34,9%) pour le deuxième, soit une différence de seulement 39.338 voix (1,4%).(…) Lorsqu’aucun des candidats n’a obtenu de majorité absolue, il appartient au Congrès National – Chambre des députés et Sénat réunis – de choisir, cinquante jours plus tard, soit le 24 octobre, entre les deux premières majorités relatives. (…) Le Congrès pouvait opter pour une décision exceptionnelle (choisir le second) en choisissant J. Alessandri plutôt que S. Allende. C’était d’autant plus plausible que la gauche était minoritaire au Parlement. Elle n’avait en effet que 90 députés et sénateurs sur 200. Il appartenait à la DC avec ses 75 parlementaires, contre 45 pour la droite (Parti National et Démocratie Radicale) d’arbitrer ces élections. (…) La DC décidera d’appuyer la candidature de S. Allende, à la condition d’entamer, au préalable, des négociations avec l’U.P sur la base d’un « Statut de Garanties Constitutionnelles ». (…) Parmi les garanties constitutionnelles exigées par la DC figuraient essentiellement la préservation de l’institutionnalité politique et juridique, (…) le maintien du système des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire), le maintien du caractère professionnel des forces armées et enfin la liberté de l’Education (indépendance de l’Université et reconnaissance de l’enseignement privé) (…) Après quelques jours de discussion entre la DC et l’U.P, les deux parties arrivèrent à un accord. (…) Cet accord résultait d’une unanimité de ces deux tendances, alors majoritaires dans la société chilienne sur les points essentiels (…) »

Une pause dans le texte. Les travailleurs pensaient avoir « pris le pouvoir » et c’est, en fait, « une tendance » de la bourgeoisie qui venait d’y accéder, tendance dite « de gauche » qui débutait par une décision fondamentale sur laquelle elle était parfaitement en accord avec la DC : l’Etat doit rester un Etat bourgeois. La victoire électorale ne signifie pas un changement radical dans l’appareil militaire, judiciaire, bureaucratique de l’Etat. C’est en accord profond sur ce point que se produisit l’accord entre la DC et l’U.P Il n’y a pas eu de chantage sur cette question par la DC contre l’U.P car la « gauche » n’était, à son sommet, qu’une « tendance » de la bourgeoisie. A partir de là, la gauche va mobiliser le peuple pour soutenir Allende et non pas pour combattre la bourgeoisie et l’Etat bourgeois.
Redonnons la parole à Seguel-Boccara :
« La gauche, au travers du plus grand syndicat, la CUT, menace de déclencher une grève générale si l’élection de S. Allende n’est pas reconnue par le parlement. C’est ainsi que le 13 septembre, Allende déclare lors d’un rassemblement dans le centre de la capitale : « Le peuple saura maintenant défendre sa victoire. (…) S’ils prétendent dans leur folie provoquer une situation que nous refusons, qu’ils sachent que le pays sera paralysé, qu’entreprises, industries, ateliers, écoles, culture des champs s’arrêteront : ce sera notre première manifestation de force. Qu’ils sachent que les ouvriers occuperont les usines et qu’ils sachent que les paysans occuperont les terres. (….) Qu’ils mesurent ce que représente un peuple discipliné et organisé. »
D’un autre côté, l’extrême gauche, qui ne croyait pas à la voie pacifique vers le socialisme, s’exprimait maintenant en faveur de la défense de la victoire électorale de l’U.P. Le MIR mobilisait ses troupes en menaçant le pays d’une lutte armée : (…) « Comme nous l’avons dit en mai et en août, nous avons développé notre appareil militaire naissant, et nous l’avons mis au service d’une éventuelle victoire électorale de la gauche. C’est ce que nous avons fait en 1970, le 4 septembre, et ce que nous faisons actuellement… Nous soutenons que la majorité électorale de la gauche et un gouvernement d’Unité populaire sont un excellent point de départ en vue de la lutte directe pour la conquête du pouvoir par les travailleurs. » (Revue Punto Final du 29-9-1970) (…)
Par ailleurs, se produisait un processus de légitimation de l’élection de S. Allende dans de nombreux secteurs de la société chilienne, en particulier au sein de l’Eglise qui eut une importance considérable dans ce processus. (…) En effet, le 18 septembre, jour de la fête nationale, qui célébrait comme chaque année l’indépendance du Chili, l’Eglise appela la population, lors du Te Deum traditionnel, à « ne pas se cantonner dans le passé et à ne pas craindre les changements » (allocution de Monseigneur Vicente Ahumada). D’un autre côté, l’Evêque de Puerto Montt appela lui aussi, publiquement, à respecter le triomphe de S. Allende. (…) D’autre part, un certain nombre d’associations, d’organisations, de clubs, centres, comités, syndicats ou corporations reconnurent la victoire de l’Unité populaire (…) L’armée eut enfin, et ce n’est pas négligeable, un rôle important (comme nous le verrons ultérieurement) à travers les déclarations du Commandant en chef des Forces Armées, le général R. Schneider. Ce dernier s’engagea, au nom de ce corps, à respecter et à faire respecter la décision constitutionnelle du Congrès et cela quelque soit le résultat. (…)
De plus S. Allende était somme toute quelqu’un de conciliant et de diplomate qui était surtout la personne (…) à avoir défendu et à défendre fermement la voie pacifique vers le socialisme. (…) Il était d’autre part issu d’une famille aisée. Médecin de profession, il alliait ses interventions dans les milieux les plus défavorisés avec ses loisirs, qui étaient ceux d’une personne correspondant à son rang social. Ce qui veut dire qu’il fréquentait par exemple les plages d’Algarrobo, sur les côtes chiliennes, où il possédait une villa et où toute la haute bourgeoisie chilienne se retrouvait en famille durant les périodes estivales. (…) Allende venait de garantir constitutionnellement la préservation des droits les plus élémentaires de la démocratie chilienne. » (Là, je suis obligé de traduire qu’il s’agit des droits les plue élémentaires de la bourgeoisie chilienne, en particulier ses privilèges et sa mainmise sur l’Etat)
« Le 19 octobre, J. Alessandri, qui représentait la droite, retira publiquement sa candidature devant le Congrès et reconnut en la personne de S. Allende le président légitime. (…) Cependant (…) toute la droite réunie était loin de l’admettre. (…) Cette situation de tension extrême créa les conditions pour que les positions les plus antagonistes de la société chilienne trouvent alors un terrain pour exprimer leurs radicales différences et pour se confronter dans l’action. (…) La situation de compromis politique concernant la ratification de l’élection au Congrès National de S. Allende, créa l’espace pour le surgissement d’une extrême droite, critiquant fortement l’attitude résignée et soumise de ces deux tendances (droite et centre). (…) Le 10 septembre, soit six jours après les élections, se créait le mouvement nationaliste Patria et Libertad. C’était un groupe armé d’extrême droite qui était dirigé par un avocat nommé Pablo Rodriguez G. Ce mouvement, qui débutera ses activités extrémistes quelques jours après l’élection de S. Allende sera présent durant toute la période du gouvernement d’U.P dans les exactions violentes contre ce dernier. (…) Le résultat du surgissement de l’extrême droite fut une multiplication des attentats durant les 50 jours qui suivirent l’élection de S. Allende, jusqu’à la ratification de cette élection par le Congrès national. (…) Le 6 octobre, le nombre d’explosions des premiers jours du mois d’octobre s’élevait à quatorze. (…)
La complicité de la droite s’exprimera au travers de la justice. (…) Sur les neuf individus arrêtés et accusés des attentats terroristes commis durant les mois de septembre et octobre, sept seront relâchés. Le groupe d’extrême droite trouvait des sympathies à la Cour suprême, chez les carabiniers chargés du maintien de l’ordre, la police et l’armée. (…)
Dès l’élection du 4 septembre, les USA laissèrent entrevoir leur résolution à l’égard de leur politique au Chili. (…) Le sous-secrétaire d’Etat, Henry Kissinger, fit la déclaration suivante le 15 septembre, soit quelques jours seulement après les élections :
« L’élection d’Allende est grave pour les intérêts nord-américains au Chili et pour les intérêts de la sécurité des Etats-Unis. » (…) L’option proposée est alors l’étranglement économique. Les suggestions de E.J Gerrity, à la date du 29 septembre, sont les suivantes : les banques ne doivent pas renouveler les crédits ou doivent tarder à le faire, les compagnies doivent traîner avant d’envoyer de l’argent, de faire des livraisons, d’envoyer des pièces de rechange, les compagnies d’épargne et d’emprunt devraient fermer leurs portes, créant ainsi une plus grande tension. Il faut retirer toute aide technique et ne promettre aucune assistance technique dans l’avenir. Les compagnies capables de le faire doivent fermer leurs portes. » (…)
Le 22 octobre, soit deux jours avant que le Congrès national ne se prononce, le Commandant en chef de l’armée, R. Schneider était victime d’un attentat par balle, au moment où il se dirigeait à son bureau au Ministère de la Défense. (…) Alors que la gauche s’apprêtait à fêter sa victoire, les informations annonçaient, le lendemain, le décès du général Schneider, mort des suites de ses blessures. (…)
Le pays se trouve, au moment de la passation des pouvoirs, enfermé dans un processus inflationniste galopant. Les indicateurs économiques sont pour la plupart inquiétants : augmentation du chômage, déficit budgétaire, augmentation de la dette externe, paralysie partielle de la production, etc. (…) Le gouvernement d’U.P compensa, dans un premier temps, la hausse des prix de l’année précédente en augmentant les traitements et salaires de 35% (…) Le salaire minimum fut, quant à lui, relevé de 66% (…) Ces mesures furent accompagnées parallèlement d’un blocage partiel des prix. (…)
S. Allende nomma dans son premier cabinet ministériel trois ouvriers. On peut dire que ce geste eut une répercussion importante. (…)
La réforme agraire
La terre était un problème national. En 1970, et ce malgré la réforme agraire entamée par le gouvernement E. Frei, la presque totalité de la terre était encore entre les mains de 5.000 grands propriétaires terriens, possédant des « fondos » d’une moyenne de 12.000 hectares. Le gouvernement de E. Frei n’ayant pas appliqué la réforme agraire de manière systématique comme il se l’était proposé, provoqua une révolte grandissante dans les campagnes. (….)
S. Allende avait un programme prévoyant d’approfondir la réforme agraire, le projet étant la récupération totale de la terre, autrement dit d’en terminer avec le système traditionnel du latifundium. (…) (Plutôt que d’appliquer son propre programme) le gouvernement de l’U.P entreprit de se servir de la loi de Réforme agraire votée par le gouvernement précédent, celui de E. Frei. (…) Cette loi stipulait que l’ancien patron devait avoir un droit de réserve de 80 hectares maximum et un droit de préemption sur les meilleures terres. Les animaux, la machinerie et toute l’infrastructure n’étant pas, quant à elles, expropriables. (…) Cette loi supposait, d’un autre côté, la naissance de nouveaux petits propriétaires. (…) Cette situation contribua, d’autre part, à diviser la paysannerie qui voyait surgir en son sein de nouveaux patrons et, par conséquent, de nouveaux exploiteurs.
Les nationalisations
L’U.P avait défini, dans son programme, le processus de transformation de l’économie chilienne (….) : « La première mesure sera la nationalisation des richesses de base qui, comme les grandes mines de cuivre, fer, salpêtre et autres, sont aux mains de capitaux étrangers et des monopoles intérieurs. » (…) Ce projet (de nationalisation du cuivre détenu par deux entreprises nord-américaines) qui sera approuvée au Congrès à l’unanimité, le 11 juillet 1971, sera, cependant, sensiblement modifié par rapport au projet de départ, l’opposition lui donnant un tout autre contenu. (…)
Les efforts de l’U.P pour maîtriser l’économie furent particulièrement axés vers la formation d’un secteur de propriété sociale de la production. Pour le gouvernement, la nationalisation des monopoles chiliens et du système financier était une étape indispensable pour sortir l’économie de sa stagnation et de lutter contre l’inflation. (…)
Le 11 janvier 1971, le gouvernement créa une commission CUT-Gouvernement, avec l’objet d’étudier les formes de participation dans les entreprises de l’APS (secteur nationalisé) et APM (secteur mixte). (…) On peut parler de cogestion entre représentants de l’Etat, syndicats et travailleurs. (…) L’assemblée générale des travailleurs (…) avait comme rôle d’élire et de contrôler ses représentants au Conseil d’administration, de discuter les plans et la politique de production de l’entreprise proposés par le gouvernement (….)
Agitation dans la province de Cautin : les Indiens en révolte
Le mois de décembre 1970, soit un mois après l’installation du gouvernement au Palais Présidentiel de La Moneda, sera particulièrement dense dans les campagnes. Les tomas se produiront essentiellement dans la province de Cautin. (…) Il convient de préciser ici que la plus grande minorité indienne peuplant le Chili, les mapuches, sont en majorité concentrés dans la neuvième région du pays et, en particulier, dans cette province. (…) Après leur ultime défaite face aux armées chiliennes lors de la dite « pacification de l’Araucanie » (qui fut en réalité un massacre) les mapuches se trouvèrent relégués dans ces réductions, chaque famille ne possédant en moyenne que deux hectares. (…) Les Indiens furent dans les régions agricoles les principaux instigateurs des « tomas » de terrains agricoles. (…) Ces actions, en fait, débordaient le gouvernement d’U.P, ce dernier se trouvant la plupart du temps dans des situations très délicates. (…) S. Allende rejeta catégoriquement ces occupations illégales en réaffirmant sa volonté de voir la réforme agraire se réaliser dans le cadre de la loi. (…) La contradiction de ce gouvernement commença à apparaître. L’U.P se disait être un gouvernement du peuple, avec le pouvoir au peuple et était désireuse en même temps de respecter la légalité. (…) Dans la province de Cautin, dont la revendication principale était l’habitat, les tomas de fondos se transformèrent, en effet, très souvent en occupations de maisons et de terrains fiscaux. (…) Ces formes d’appropriation se généralisèrent dans tout le pays. (…) La capitale connut elle aussi une vague de tomas. (…) Le peuple se sentait propriétaire de tous les espaces. (…) Le peuple associait expropriation légale et gouvernement du peuple. C’est dans ces circonstances que la paysannerie, les ouvriers et les pobladores useront massivement de cette forme de revendication, non pas en tant que moyen de pression que comme étant considéré alors comme un droit. (…)
Le secrétariat du Ministère de l’Habitation et de l’Urbanisme publiait le 1er décembre 1970, une déclaration « sur l’occupation illégale des habitations ». Le troisième point disait très clairement sa volonté de légiférer sur ces occupations illégales :
« Dans le but d’empêcher la répétition d’occupations illégales, le gouvernement est en train de veiller à ce que soit approuvé par la législation un projet de loi, moyennant lequel seront sanctionnées avec des peines de travaux forcés les personnes participants à l’exécution de tels actes, que ce soit comme instigateur, collaborateur ou occupant. »
Au mois de janvier, dans la ville de Talca, les tomas de terrain conduisirent l’intendant de cette province à intervenir avec forces de l’ordre afin d’éviter un affrontement armé entre propriétaires et paysans. Au mois de mars, les tomas continuent et s’étendent dans les villes de Concepcion, Parral et Linares amenant ainsi une généralisation du conflit. (…) On peut dire que les pressions des tomas agricoles ont forcé le gouvernement à accélérer le processus de réforme agraire dans la mesure où elles se conclurent, dans leur grande majorité, par l’expropriation effective des terrains. (…) En fait, le gouvernement fut débordé par l’organisation de la paysannerie qui, d’un côté exigeaient que la terre soit à ceux qui la travaillent, et de l’autre – en particulier, les paysans mapuche – exigeaient la récupération des terres dont ils avaient été spoliés. (…)
Alors que dans les campagnes c’était les paysans qui s’imposaient sur les propriétaires terriens, dans les villes c’était les ouvriers qui décidaient et qui dictaient à leurs patrons le comportement qu’ils devaient avoir. Les ouvriers s’emparaient de leur lieu de travail lorsqu’un conflit se produisait, amenait de nouveaux sujets de conflits. (…) Le climat était différent. Les ouvriers avaient vraiment l’impression que l’entreprise leur appartenait. (…)
Dans le but de répondre et de canaliser les problèmes dans les campagnes, S. Allende annonça le 21 décembre 1971 la création du Conseil National Paysan. (…) C’était une manière de faire participer tous les paysans, qu’ils soient organisés dans des syndicats, des coopératives, des associations diverses (…) Ces paysans devaient ainsi participer à l’élaboration des plans de développement et discuter directement avec les fonctionnaires des problèmes les concernant. (…) Il s’agissait pour l’U.P de maîtriser les conflits dans les campagnes (….) Il s’agissait également de protéger les couches paysannes moyennes propriétaires ayant entre 40 et 80 hectares, victimes des tomas de terrains et des débordements du cadre légal de la réforme agraire (…)
S. Allende déclarait sur la Place de la Constitution le 21-12-1970 : « Pour pouvoir réaliser cette tâche (la réforme agraire), (…) le peuple doit comprendre (…) que c’est une tâche qui ne peut se réaliser que sur la base d’une grande conscience des masses populaires, de la volonté irrévocable d’un peuple à produire plus, à produire plus, à travailler plus et à se sacrifier plus si c’est nécessaire pour le Chili (….) Hier, je me suis rendu dans la province de Cautin où il règne une atmosphère extrêmement tendue. (…) J’y ai apporté la parole responsable d’un gouvernant du peuple, pour dire aux travailleurs de la terre, pour dire aux mapuche que, reconnaissant le bien-fondé de leur aspiration et de leur avidité pour la terre, j’exigeais de leur part de ne plus participer à l’occupation de propriétés agricoles, et de ne plus repousser les clôtures (…) Si nous exigeons du mapuche, de l’indigène et du travailleur de la terre de respecter la loi, nous l’exigerons implacablement de ceux qui ont, encore plus, l’obligation de la respecter en raison de leur culture et de leur éducation. » (…)
Ce même discours paternaliste était employé lorsqu’Allende s’adressait aux pobladores ayant réalisé des tomas de terrains, revendiquant l’accès au logement promis par les gouvernements précédents et par l’U.P. En fait, S. Allende fut débordé par une population réclamant tout ce qui avait été promis de manière immédiate. (…) S. Allende leur déclarait : « Je me suis déplacé pour voir les poblaciones dans lesquelles vivent les travailleurs et je leur ai dit que, tout comme je ne vais pas permettre que quelqu’un vienne s’installer dans ma maison, je ne vais pas accepter non plus que les gens des quartiers marginaux aillent envahir les maisons des gens qui vivent tout comme moi dans le quartier riche (….) »
(….) Les élections municipales du mois d’avril 1971 constituèrent la première épreuve de force politique pour l’U.P après les élections présidentielles de 1970. (…) L’U.P l’emportait avec 49,8% (…) Une des caractéristiques importantes de ces élections fut l’accentuation de la polarisation entre les deux extrêmes, le PN connaissant lui aussi un net progrès par rapport aux élections précédentes. Dès la première année, et ce malgré des résultats économiques positifs, on peut parler de radicalisation. Ce qui était considéré comme le centre – le PR et la DC - tendait sensiblement à disparaître. (…) Cette nouvelle configuration politique issue de ces élections entraîna inévitablement une perte du rôle stratégique du centre, dont la DC était le plus grand représentant. (…)
A la fin de l’année 1971, on commença à parler pour la première fois de pénurie en biens de première nécessité. Ce problème s’aggrava à partir de cette date pour devenir un des traits majeurs du gouvernement d’U.P. L’inflation fut le premier indicateur économique de cette dégradation. Alors qu’elle était de 22,1% pour l’année 1971, elle passa brusquement à 45,9% en juillet 1972, pour finir à la fin de l’année à 163%. En août 1973, elle atteignit le chiffre impressionnant de 323,2%. L’inflation devint, avec celui de la pénurie, un problème insoluble pour le gouvernement et une obsession pour la population dans son ensemble qui en subissait les conséquences. (…)
Les résultats négatifs de l’économie chilienne se répercutèrent sur la consommation. (…) La pénurie et le rationnement seront tous deux des problèmes qui, apparaissant au mois de juillet 1971, deviendront la préoccupation essentielle de tous les chiliens. (…) Ces problèmes furent d’autant plus traumatisants qu’ils apparurent durant les deux mois où l’hiver est le plus rigoureux au Chili : juillet-août. La population manque de biens de consommation de première nécessité. La viande dut alors être rationnée. (…) Le ministre de l’économie, tout en reconnaissant les erreurs du gouvernement, rappela que l’augmentation des salaires et du pouvoir d’achat avaient conduit la population à consommer beaucoup plus. Il appela les femmes présentes à s’organiser dans leur quartier pour lutter contre les problèmes de pénurie et les mit en garde contre les campagnes alarmistes de la droite. C’est à l’issue de cette rencontre, comme nous le verrons, que naîtront les JAP (Juntes d’Approvisionnement et de Contrôle des Prix), sources de conflits et cristallisateurs des haines et des rejets.(…) Il est bien évident que ce ne sont pas les groupes des classes aisées et moyennes qui manquèrent le plus des produits essentiels que ceux des classes populaires. Mais le sentiment qu’en avait cette population (aisée) est très différent. (…) Le journal « La Tercera », exprimant les tendances centristes et qui s’était jusqu’alors maintenu dans l’expectative, publia dans son intégralité le discours du dirigeant du mouvement d’extrême droite Patria y libertad (…) La pénurie y est mise en avant pour montrer qu’il est dû au désordre et au chaos (…) et ce qui est proposé en face, se nomme « la libération du Chili » , envisagée comme « le rétablissement de l’ordre, de la discipline », au travers d’ « un Etat intégrateur et autoritaire ». Toute cette rhétorique fascisante trouvera progressivement une légitimité dans ce contexte de désordre et de chaos. (…)
Au mois d’août 1971, le PC lança la consigne des JAP. (…) Les agents et les délégués des JAP remplissaient une double fonction : utilitaire et répressive. D’un côté, ils veillaient à ce que dans le quartier où ils agissaient, les petits et moyens commerçants soient suffisamment approvisionnés en produits de première nécessité afin que le quartier dans son ensemble soit approvisionné et, d’un autre côté, ils devaient surveiller minutieusement les commerçants afin que les produits soient vendus aux prix en vigueur. »
Interrompons un peu le récit de Seguel-Boccara pour un commentaire qu’elle se garde de faire. En somme, l’économie attaquée par les USA et le grand capital, s’effondre et les plus démunis en sont victimes. Le gouvernement répond au mécontentement et au désir des milieux populaires de s’organiser pour trouver une issue : il organise les travailleurs, les milieux populaires, les femmes en particulier, contre les commerçants et les milieux plutôt pauvres de la petite bourgeoisie ! Voilà ce que Seguel-Boccara appelle de la lutte des classes. Alors que l’U.P se débrouille pour détourner la volonté des classes populaires de s’attaquer aux véritables responsables de la misère (prix élevés et pénurie) : la grande bourgeoisie. En agissant ainsi, les dirigeants de la gauche gouvernementale permettaient non seulement à la grande bourgeoisie de ne pas être attaquée, mais ils leur permettaient de prendre la direction de la petite bourgeoisie contre les travailleurs. L’auteur continue à considérer que le gouvernement représente les travailleurs ou veut vraiment représenter la classe prolétarienne. (…)
« Le mois de décembre 1971 mit en évidence, d’un côté, un virage de l’opposition qui décida de passer dès lors à l’offensive, et de l’autre un durcissement de la Démocratie Chrétienne qui, en se joignant à cette manifestation, marquait son premier pas de protestation contre le gouvernement d’Unité Populaire et son premier rapprochement direct et public avec la droite traditionnelle. (…) Le 14 octobre 1971, la DC présente au sénat un projet de réforme constitutionnelle visant à délimiter le secteur de l’APS (…) qui sera voté au mois de décembre 1971. Elle légiférait sur la notion de propriétés privées en visant à protéger les propriétaires. (…)
A la fin du mois de décembre 1971, à l’occasion d’élections parlementaires complémentaires dans la province de Linares (…) un conflit éclata au sein de l’U.P à propos du « Manifeste de Linares » (…) auquel souscrivaient le comité politique régional, l’U.P de Linares, le MIR et le Conseil Provincial Paysan. (…) dans ce manifeste était critiquée la faiblesse de l’U.P Il considérait que le gouvernement était en train d’entamer un recul dans les processus révolutionnaires, permettant le renforcement des forces réactionnaires ou des nomios dans leur opposition.
Extraits du Manifeste de Linares (19 décembre 1971) :
« Aujourd’hui, au Chili, la lutte des classes a atteint un haut niveau d’affrontement. (…) L’attitude agressive de la droite et les succès qu’elle a obtenus sont dus, dans une grande mesure, à une série de faiblesses qui ont été mises en évidence sur le plan idéologique, politique, face à nos ennemis de classe. Les faiblesses n’ont pas eu pour effet de calmer ou de neutraliser les réactionnaires, bien au contraire, elles les encouragent…
C’est pour toutes ces raisons que le Conseil Provincial Paysan de Linares, le Comité Politique Provincial de l’Unité Populaire et le comité régional du MIR lancent maintenant des mots d’ordre de lutte (…) :
élimination immédiate du latifundio
Expropriation des fundos à portes fermées (c’est-à-dire y compris bêtes, machines et installations) (…)
Rabaisser de 80 à 40 hectares la limite d’expropriation des domaines
La terre expropriée ne doit pas être payée (…)
Non à la réserve du patron (…)
Fin des conditions de vie misérables dans lesquelles se trouvent les paysans sans statut (…)
Donner une impulsion aux centres de réforme agraire (…)
Inexpropriabilité de toute terre de moins de 4O hectares (….)
Donner une impulsion aux formes d’organisations coopératives (…)
10- Appui technique et crédit réel et permanent aux moyens et petits agriculteurs (…)
11- Impulser les Conseils Paysans, organismes du pouvoir ouvrier-paysan, élus démocratiquement par la base. (…) »

« Le PC s’opposera vivement à ce manifeste en déclarant publiquement, en pleine campagne électorale, ne pas être d’accord avec le contenu de ce projet. Le PR se joindra au PC. Lors des élections du 16 janvier, l’U.P connut une nouvelle défaite électorale dans les trois provinces. (…) Suite à la défaite électorale dans les trois provinces, S ; Allende se réunira le 31 janvier 1972 avec tous ses ministres et tous les dirigeants politiques des partis composant l’U.P dans la commune de El Arroyan. (…) Le PC critiquait fortement l’extrême gauche, mettant en cause notamment les débordements causés par le MIR. (…) ce qui ressortit de cette réunion, c’est l’aspect publique des divisions au sein de l’U.P (…) Parmi les plus « durs », il y a les socialistes, le MAPU et la Gauche chrétienne, qui a eu jusqu’à présent d’importants contacts avec le MIR. De l’autre côté, il y a les partis les plus importants avec le Parti Communiste et le Parti de la Gauche Radicale, qui s’est depuis peu incorporé à l’U.P (…) Dans ce contexte révolutionnaire, la société dans son ensemble se radicalisait, opposant nomios et apelientos. On l’avait vu pour la DC et le PR qui, n’ayant plus de légitimité en tant que centre – le consensus n’étant plus la règle – avaient dû se scinder selon les lignes dures et modérée. Il en allait de même pour le PS où s’opposaient et se déchiraient dirigeants et militants entre les deux tendances déjà mentionnées. (…) Pour aller vite, il y avait une dichotomie entre révolution et réformisme. (…) Les différences entre ces deux lignes qui s’étaient exprimées publiquement et de manière verbale à la fin de l’année 1971 s’exprimèrent cette fois-ci le 12 mai 1972 par des actes violents dans les rues de la ville de Concepcion. L’intendant régional de cette ville – Vladimir Chavez, membre du PC – qui avait dans un premier temps autorisé pour le même jour trois manifestations politiques, décida finalement, afin d’empêcher des affrontements, de n’autoriser que celle de l’opposition. Malgré cette interdiction, le comité régional de l’Unité Populaire conjointement au comité régional du MIR – à l’exception du PC et du PR – décidèrent de réaliser la manifestation. Les conséquences furent un affrontement avec les forces de l’ordre qui tentèrent d’empêcher la manifestation se concluant par la mort d’un étudiant et de nombreux blessés.
Une autre réunion avec tous les partis au sein de l’U.P fut alors organisée le 29 mai 1972, dans le but de régler les nouveaux conflits au sein du gouvernement. Lors de cette réunion, les membres de l’U.P discutèrent et tentèrent de se mettre d’accord sur la tactique à adopter. Là c’est la ligne défendue grosso modo par la PC et par la tendance conciliante dont le représentant était S. Allende, qui l’emporta sur la tendance la plus dure défendue par le MIR et par l’autre tendance au sein du PS représentée par C. Altamirano.
L’idée était de consolider les acquis et de chercher un terrain d’entente, non pas avec toute l’opposition mais avec les tendances les plus progressistes au sein de la DC. (…) Il s’agissait de s’appuyer sur une légitimité parlementaire et d’éviter toute confrontation avec l’opposition qui ne se situerait pas sur le terrain légal. Pour cela certaines concessions étaient à faire, en particulier concernant les acquis de l’APS, où il était prévu que quelques entreprises réquisitionnées, se trouvant dans une situation juridique transitoire, retourneraient au secteur privé. (…)
A la suite de la manifestation dans la ville de Concepcion, à laquelle le PC refusa de participer, un groupe dit « groupe de cinq » se constitua dans cette même ville. Il s’agissait de membres appartenant aux PR, PS, MAPU, JC et MIR, autrement dit aux partis les plus radicaux. Ils appelèrent à une Assemblée du Peuple prévue le 27 juillet 1972. C’était la deuxième tentative de la gauche révolutionnaire, après le « Manifeste de Linares », pour former conjointement avec le MIR et en parallèle avec la ligne adoptée par le gouvernement, un front révolutionnaire ayant pour but explicite une radicalisation du processus. Lors de cette assemblée, ce qui fut clairement proposé, c’était la dissolution du parlement pour être remplacé par une Assemblée du peuple comme seul organe législatif représentatif. (…) S. Allende, en tant que représentant du gouvernement, condamnera énergiquement, au travers d’une lettre adressée à tous les représentants de chaque parti de l’U.P les postulats de l’Assemblée du peuple (…) :
« Dans la province de Concepcion, il s’est produit pour la deuxième fois en trois mois, un phénomène tendant à diviser qui porte atteinte à l’homogénéité du mouvement de l’Unité Populaire. Je n’hésite pas à le qualifier de processus déformant servant les ennemis de la cause révolutionnaire. » (…)
Le 5 août 1972, un fort détachement de carabiniers et de policiers à la recherche, selon eux, de délinquants, fit irruption dans la poblacion nommée La Hermida causant la mort d’un homme et faisant de nombreux blessés. Il y eut plus d’une centaine d’arrestations. Cette poblacion était un campement de l’extrême gauche, et, devant l’aspect violent et répressif de l’intervention musclée, le MIR mit directement en cause le gouvernement (…) :
« L’affaire de La Hermida n’a rien fait d’autre que de dévoiler la face la plus laide du réformisme, sa conséquence la plus sinistre : pour faire des réformes, il faut réprimer, pour freiner une révolution, il faut de la répression, pour empêcher le peuple des travailleurs, les sans-logis, de progresser, il faut tuer et torturer. » (conférence de presse du MIR le 11-08-1972) (…)
Le mois d’août se caractérisa par une série de violences en chaîne dans tout le pays. (…) A plusieurs reprises, la droite ou des groupes d’extrême droite, en particulier Patria y Libertad, furent mis en cause par le gouvernement lors d’attentats ou d’affrontements s’étant conclus par mort d’homme. (…)
Au mois d’août, le gouvernement mit en application sa nouvelle politique économique : le plan Millas, du nom du nouveau ministre de l’Economie. Afin de lutter contre les fluctuations excessives des prix et de contrôler les poussées inflationnistes désordonnées, le gouvernement procéda à une augmentation des prix dans le but de revenir à « des prix réalistes ». Il en résulta une légère baisse du pouvoir d’achat qui, ajoutée au problème de plus en plus grave de la pénurie alimentaire, renforça le mécontentement de la population, en particulier des couches moyennes. Celles-ci commencèrent à s’organiser contre le gouvernement. »
Interrompons un peu la narration de Seguel-Boccara. La lutte des classes s’exacerbe malgré la prétention du gouvernement de la calmer. Elle ne fait que démontrer aux classes moyennes la faiblesse de la classe ouvrière, puisque le gouvernement censé représenter les travailleurs, recule. D’autre part, pour ne pas attaquer la grande bourgeoisie, le gouvernement désigne du doigt la petite bourgeoisie comme responsable prétendu de la misère. La petite bourgeoisie, perdant confiance dans la force du gouvernement et sa capacité à résoudre la crise, se mobilisa contre lui. Loin de chercher à gagner la petite bourgeoisie frappée par la crise, le gouvernement fit alors preuve de fausse fermeté, en répondant par la répression d’Etat. Loin de calmer la situation, loin de gagner les couches petites bourgeoises, comme le prétendaient le PC et Allende, cette politique jeta la petite bourgeoisie dans les bras de la réaction. La gauche ayant annoncé par avance qu’elle ne comptait pas sur la lutte des classes prolétarienne pour combattre la lutte des classes patronales, elle se retrouvait à devoir faire la démonstration que l’Etat bourgeois était parfaitement capable de servir à combattre la bourgeoisie, démonstration qui ne pouvait qu’amener cet Etat bourgeois à faire la démonstration inverse et même à se retourner contre se prétendus chefs.

« Le gouvernement se trouva de cette manière attaqué sur l’autre front par les commerçants qui appelèrent à une grève générale pour le 21 août 1972. (…) Le gouvernement se voyant attaqué sur tous les fronts, répondit à cette grève avec une extrême fermeté. Tout d’abord, il opposa la Loi de Sécurité Intérieure à tous les dirigeants du mouvement. D’un autre côté, les inspecteurs de la Direction de l’Industrie et du Commerce forcèrent les serrures des magasins concernés. Enfin, le gouvernement intimida les commerçants étrangers mêlés à cette grève en les menaçant d’appliquer la loi sur les étrangers qui prévoyait l’interdiction de tout acte d’ingérence dans la politique intérieure. Ce geste symboliquement violent de la part du gouvernement et pour le moins inhabituel révélait son embarras et le malaise qui régnait au sein des membres composant l’U.P. (…) Les commerçants s’affrontèrent alors directement aux inspecteurs de la Direction de l’Industrie et de l’Economie (…) qui forcèrent les serrures sous la protection de la police (qui se défendit des manifestants à coups de lacrymogènes). (…) Après ces faits de violence, le gouvernement décréta le soir même l’Etat d’urgence pour toute la province de Santiago. Le lendemain, il était revenu sur un certain nombre de points – en particulier concernant les commerçants étrangers qui ne furent pas sanctionnés pour avoir participé à la grève et il s’était engagé à restituer les commerces qu’il avait réquisitionné aux commerçants (…)
Le genre de manifestations de femmes des « casseroles vides » du mois de décembre 1971, qui n’avait alors concerné pour ainsi dire que les femmes d’un milieu économique aisé, se généralisa dans les couches moyennes qui sortirent elles aussi dans la rue pour protester, en tant que maîtresses de maison, contre le gouvernement. (…)
Après les incidents à la suite de l’intervention du gouvernement concernant la grève du commerce, la DC appela à une manifestation pour le 30 août, afin de protester contre la néfaste politique économique ayant conduit à une augmentation des prix. (…) S’il est vrai que la DC se rapprochait de la droite, il reste qu’elle ne s’accordait pas (pas encore) avec elle sur le plan extralégal pour mettre fin au gouvernement d’U.P. Alors que la droite préparait un plan visant à détrôner par le biais de la force le gouvernement d’U.P, (…) la DC entendait se maintenir et mener la bataille politique dans le cadre légal des institutions. (…) Pour la droite, la solution, c’était l’intervention armée. L’armée, principale intéressée dans cette solution ne s’était pas encore prononcée. (…)
A partir du mois d’octobre 1972, le conflit va connaître une toute autre configuration. Les différentes corporations, ou ce qu’on nomme au Chili « gremios » (entrepreneurs) (…) vont s’organiser et surtout s’unir pour lutter contre le gouvernement d’U.P. Cette union, qui n’était pas même envisageable quelques mois plus tôt, va s’effectuer à partir du conflit camionneurs-gouvernement. En plus de permettre l’union entre différents corps de métier, sur la base du rejet du gouvernement d’U.P, le conflit va obliger les différentes institutions s’étant jusqu’alors maintenues à l’écart, en particulier l’Armée, à se définir sur ce conflit politique. De cette manière, les divisions et les dissidences se déplaceront progressivement du cadre institutionnel au cadre illégal, conduisant au coup d’Etat du 11 septembre 1973. (…)
Le premier octobre, dans la province d’Aysén, des propriétaires de sociétés de transport entamèrent une grève pour protester contre le projet dans cette région d’étatiser les entreprises de transport ainsi que pour protester contre le non respect des compromis concernant les pièces de rechange. Précisions ici que le transport des marchandises se fait dans tout le pays à travers des sociétés privées. (…) Une grève des transporteurs de la région centrale du Chili fut annoncée en solidarité avec les transporteurs d’Aysèn. Cette association regroupait plus de 30.000 membres qui possédaient environ 45.000 camions. Dans la plupart des cas, il s’agissait de petits et moyens entrepreneurs. (…) Le gouvernement adopta une attitude ferme, refusant catégoriquement tout compromis (…) Le 8 octobre à minuit, en raison de l’absence de toute réponse du gouvernement, une grève illimitée était entamée par les propriétaires de camions dans les provinces situées entre O’Higgins et Malleco. (…) Comme dans la grève du commerce, le gouvernement réagit avec une extrême brutalité. Tout d’abord, l’Etat d’urgence est déclaré dans dix provinces. Ensuite, se basant sur l’illégalité de la grève, le gouvernement procède à l’arrestation des principaux dirigeants de celle-ci en vertu de la Loi de Sécurité Intérieure de l’Etat ainsi qu’à la réquisition des camions. (…) Cette réaction eut l’effet d’un détonateur, facilitant l’extension du mouvement de grève et conduisant à une paralysie quasi-totale du pays. (…) les commerçants qui fermèrent leur commerce en guise de solidarité avec les camionneurs furent rapidement suivis par d’autres corporations qui elles aussi se déclarèrent en grève. Parmi elles, des petits industriels et artisans, des patrons de bus et de taxis, des employés bancaires, des professions libérales, des fédérations paysannes, des médecins, etc. (…) C’est précisément là que se créèrent les liens et les identifications entre les différents gremios et que se consolida un mouvement au départ très hétérogène.
Les deux plus anciens corps de métiers, la SNA et la SOFOFA (organisations patronales), (…) la Chambre Nationale du Commerce, la Chambre Chilienne de la Construction, et la Société Nationale Minière, ce qui avait uni ces cinq grands groupes avec les autres corporations, en particulier les petits et moyens entrepreneurs, c’était uniquement la défense de la propriété privée des moyens de production et du commerce (…).
La droite dans ce processus se renforça considérablement. Chaque jour, elle se radicalisait davantage et rencontrait une légitimité chaque fois plus importante. (…) On était loin de la terreur et de l’acceptation forcée dans laquelle la droite avait sombré après la victoire du 4 septembre 1970. (…) Sept jours après le début du conflit, se constituait sous la présidence du dirigeant des propriétaires des entreprises de transport, Léon Vilarin, récemment libéré, un groupe nommé « Commando National de Défense gremiale ». Son but était l’élaboration d’un document regroupant et unissant les demandes de toutes les organisations, corporations ou associations présentes dans le conflit. Ce document intitulé « Pliego de Chile » fut présenté le 21 octobre 1972. Il était une expression de ce qui se laissait entrevoir de l’union de ces gremios et qui allait être dénommé le « pouvoir gremial ». (…)
Considérant la gravité de la crise, R. Tomic, représentant de la ligne progressiste au sein de la DC, dans la perspective de régler le conflit dans le cadre institutionnel, suggéra que l’armée soit l’arbitre de ce conflit. (…) De cette manière, le 2 novembre, trois militaires intégrèrent le gouvernement d’U.P. le général Carlos Prats qui, tout en conservant ses prérogatives de Chef des Armées, devint Ministre de l’Intérieur. L’amiral Ismaël Huerta prit la charge du Ministère des Transports et des Œuvres Publiques et le général Claudio Sepulveda eut, quant à lui, la responsabilité du Ministère des Mines. Tous les trois avaient à charge de rétablir l’ordre dans ce conflit et de garantir l’impartialité lors des prochaines élections parlementaires. (…) Dès le lendemain de l’entrée dans ses nouvelles fonctions de Ministre de l’Intérieur, le général C. Prats entama des discussions avec les dirigeants des gremios, visant à négocier la fin du conflit. (…) Le « Commando gremial », confiant dans le nouveau médiateur, annonça le 6 novembre la fin de la grève. L’Armée apparut ainsi, dans ce contexte conflictuel, comme un acteur consensuel. (…)
En fait, l’U.P eut envers l’Armée, et ce dès le début, une politique conciliante, le maintien de la neutralité des Forces Armées étant pour S. Allende une condition sine qua non pour l’application de son programme. Dans ce sens l’U.P améliora considérablement le niveau de vie des militaires en élevant les salaires. De plus, en comparaison des gouvernements précédents, elle rehaussa de fait le statut de l’Armée en augmentant le budget de cette institution. (…) L’intégration des membres de l’Armée au sein du gouvernement (…) se fondait sur ce que l’on nommait l’ »idéologie constitutionnaliste de l’armée ». (…)
Les élections parlementaires du 4 mars 1973, comme il était prévisible, n’apportèrent pas de solution à la crise politique que vivait le pays. L’opposition était loin du résultat espéré car non seulement elle n’obtenait pas les deux tiers des voix mais elle perdait six députés et deux sénateurs au profit de l’U.P. L’U.P, pour sa part, tout en augmentant sa représentation au Congrès, restait une coalition minoritaire au Parlement avec ses 43,9%, en comparaison avec les 54,2% obtenus par l’opposition. (…) Ce furent les positions les plus radicales au sein de chaque tendance qui se virent renforcées. (…)
L’opposition, voyant les solutions légales frustrées, commença à envisager plus sérieusement une solution extralégale. Le noyau dirigeant des gremios, quelques jours seulement après l’annonce des résultats, laissa entrevoir clairement cette nouvelle ligne. Le 13 mars 1973, le président de la Confédération de la Production et du Commerce, lors d’un discours radiodiffusé dans tout le pays, fit appel à tous les partis politiques d’opposition, à l’armée et au « pouvoir gremial » pour assumer un rôle décisif dans une nouvelle organisation politique et sociale : « La période des harangues politiques est terminée. Il est l’heure de rétablir la hiérarchie et la discipline. »
La décision de la droite de sortir de la légalité provoqua un processus de mobilisation du côté des sympathisants de l’U.P qui commencèrent à s’organiser efficacement pour contrer les forces de l’opposition. Cette organisation se manifesta d’abord de manière défensive, notamment lors de la grève des camionneurs, où de nombreux groupes (ouvriers, jeunes, etc.) se portèrent volontaires pour organiser eux-mêmes le réapprovisionnement en marchandises. Ils purent contribuer de cette manière à alléger les conséquences d’une grève qui, touchant à la distribution et dans un pays de plus de 4000 km de long, où le principal des transports s’effectuait par voie routière, ne pouvait qu’être catastrophique.
Après la grève d’octobre, cette mobilisation spontanée se matérialisa dans la constitution d’organisations nouvelles ayant des caractéristiques paramilitaires. Ouvriers, paysans et pobladores s’unirent et s’organisèrent pour défendre leurs usines, leurs terrains agricoles et leurs quartiers. Il s’agissait respectivement des « cordons industriels », des « commandos » paysans et des « commandos communaux ».
Les cordons industriels étaient des organisations regroupant des ouvriers appartenant à une entreprise ou à une concentration industrielle déterminée. Elles naquirent au moment de la crise d’octobre, alors que les conflits étaient à leur point culminant. Ces organisations qui exprimèrent une nette radicalisation du mouvement ouvrier vinrent remplir le vide laissé par les syndicats, en particulier par la CUT qui, dirigée par le PC soucieux de maintenir une ligne consensuelle, ne répondait plus attentes et aux préoccupations des ouvriers. Elles constituèrent dans un premier temps des organisations non bureaucratisées et non hiérarchisées où la participation des ouvriers était directe. Critiquant fortement la bureaucratisation et l’éloignement des masses de la CUT, elles se situaient dans le secteur le plus radical de l’U.P et constituèrent, du moins jusqu’au soulèvement militaire du 29 juin 1973, un pouvoir ouvrier parallèle. Après juin 1973, ce pouvoir ouvrier répondant aux nouvelles nécessités d’organisations ouvrières devant être capables de s’opposer efficacement aux forces de l’opposition, la CUT tendit à formaliser et intégrer les cordons industriels au sein de la structure organisationnelle officielle du mouvement syndical.(…)
Du côté de l’opposition, le thème central de protestation, après les élections, fut le projet de réforme de l’Education, l’ « Edication Nationale Unifiée » (…) Ce projet prévoyait à terme la nationalisation du système scolaire en partie privé au Chili en vue, selon le gouvernement, d’une démocratisation de l’enseignement (…) remettant en cause de fait le pouvoir de l’Eglise dans l’enseignement. (…) L’Eglise, qui s’était jusqu’alors contentée de jouer un rôle plutôt conciliant dans les affaires politiques, se rallia ici à l’opposition dans le rejet du projet. Elle reprocha à l’U.P de porter atteintes aux valeurs chrétiennes fondamentales (…). Devant la mobilisation et les violences que suscita ce projet, (…) le gouvernement recula et il fut de plus confronté à la mort par balles d’un ouvrier appartenant au PC lors d’une manifestation de soutien au gouvernement. (…)
Le 29 juin 1973, des troupes du régiment blindé n°2, Le Tancazo, attaquèrent le Ministère de la Défense et le Palais de la Moneda. (…) Le résultat de ce coup d’Etat frustré fut de 22 morts. ( …) La CUT appela les travailleurs à se concentrer sur leur lieu de travail afin d’être prêts à recevoir les consignes du gouvernement. Ce que démontra cette journée, c’était certes une mobilisation réussie au sein des usines, mais c’était aussi que le peuple n’était pas armé, il était très difficile d’espérer un affrontement égal en cas d’intervention armée réussie.
Le parlement, s’opposant à la demande du gouvernement, refusa de décréter l’Etat de siège après cette journée du 29 juin. La majorité de l’opposition approuva par contre au parlement un projet laissant carte blanche à l’Armée pour appliquer la Loi de Contrôle des Armes. Cela lui permit d’intervenir dans les groupes d’extrême gauche, seuls mouvements de gauche alors armés. Le 16 juillet, le mouvement d’extrême droite Patria y Libertad déclara passer à l’offensive et à la clandestinité. Les attentats terroristes se multiplièrent. La situation se dégradait de jour en jour. Le 25 juillet 1973, les transporteurs routiers se déclarèrent à nouveau en grève dans tout le pays. Le 27 juillet le Chef de la Maison Militaire de S. Allende, le capitaine de vaisseau Arturo Araya est assassiné. (…) Le 21 août, 300 femmes parmi lesquelles se trouvaient des femmes de hauts gradés en service actif et en retraite se rendirent au domicile du commandant en chef des Armée C. Prats (…) dénonçant l’attitude conciliante du général C. Prats avec le gouvernement, qui, n’ayant plus aucune légitimité dans l’armée, proposa une nouvelle fois sa démission. Le président de la République l’accepta et nomma le général Augusto Pinocher, sous commandant en chef des Armées depuis le 10 août Il avait alors la confiance du président de la république. (…) Le 4 septembre 1973, trois ans après les élections présidentielles qui donnèrent la victoire à l’U.P, près d’un million de personnes manifestèrent leur appui au gouvernement. (…)
Le matin du 11 septembre, la population chilienne se réveilla de bonne heure avec l’annonce d’un coup d’Etat militaire. (…) L’armée dans son ensemble était impliquée dans ce coup d’Etat : A. Pinochet (armée de terre), G. Leigh Gùzman (armée de l’air), J.T Merino (marine), J.R Mendoza (carabineirs). (…) La terreur allait à partir de ce jour régner durant sept ans sur le Chili. « 

La sociologue Seguel-Boccara pense connaître la cause de cet échec sanglant : le marxisme ! Elle écrit en conclusion de son ouvrage :
« L’Unité Populaire a fondé sa tactique politique sur le concept de luttes de classes. Elle a dénoncé le système capitaliste sans réaliser qu’une telle dénonciation, lorsqu’elle était accompagnée d’une dynamique révolutionnaire, passait inévitablement pas une exacerbation des passions et pas forcément par une négation et par un rejet du système dans son ensemble. (…) C’est en réalité un problème inhérent à la théotie révolutionnaire marxiste qui dans son volontarisme politique projette la fin de l’exploitation sans réaliser qu’il ne met pas pour autant fin aux lieux objectifs et subjectifs qui la légitiment et d’où celle-ci s’exerce, autrement dit aux catégories mentales d’exploiteur et d’exploité, ainsi qu’aux mécanismes de domination qui sont à la racine de cette relation. (…) C’est tout autant une utopie pour l’ouvrier de s’imaginer dans le rôle du patron que d’imaginer une société sans classe et sans exploitation. Les projets diffèrent en ce que le premier correspond à une préoccupation individuelle alors que le deuxième répond à une préoccupation collective. Néanmoins le premier existe. Si on peut le nier et le dénoncer dans un cadre politico-idéologique partisan, il n’en va pas de même dans celui d’une analyse socio-historique. Ce que nous avons voulu montrer tout au long de ce travail, c’est qu’il n’est pas suffisant de parler des représentations communes,, il fauta aussi les prendre en compte et aussi les intégrer réellement à l’analyse sociologique. Il nous emble à ce propos que le concept d’ »habitus » développé par P. Bourdieu et celui d’ »économie morale de la multitude » employé par E.P Thomson redonnent toute son importance à la construction de la réalité par la multitude ou les masses. (…) Ce que nous appelons les « constructions utopiques des masses » sont une des composantes à prendre en considération lorsqu’on s’intéresse à la sociologie des révolutions. L’ »utopie conservatrice » et l’ »utopie révolutionnaire » doivent être toutes deux prises en compte pour comprendre aussi bien les résistances que les soumissions affectives qui associent et/ou se différencient lorsqu’est mise en question la préservation ou la transformation d’un système établi.
Lorsque nous parlions d’utopie conservatrice dans le cas de l’ouvrier s’imaginant à la place du patron, nous entendions montrer l’importance de ce que l’on pourrait nommer l’ »imagination sociale » comme élément reproducteur et producteur d’imaginaires conservateur et révolutionnaire. »

Malheureusement, la sociologue Seguel-Boccara est contrainte, pour connaître l’imaginaire des ouvriers, d’interroger des dirigenats syndicalistes CFDT qui ont visité le Chili et qui trouvent que les ouvriers chiliens exagèrent, ne veulent plus travailler, s’absentent trop pour manifester, ne tiennent pas compte des nécessités économiques de l’entreprise, etc.. Seguel-Boccara affirme alors que l’opprimé devient le patron « L’insoumis, le révolté n’était plus l’ouvrier, mais le patron que l’on pouvait dénoncer, voire même renvoyer » (sic !) Dans une interview menée par Seguel-Boccara, un patron déclare : « A l’époque, j’avais un petit atelier de métallurgie, j’avais alors cinq employés. Du jour où Allende est arrivé au pouvoir, ils ont commencé à se prendre pour le patron. Ils arrivaient à l’heure qui leur plaisait. Ils ne venaient pas quand l’U.P organisait des manifestations ou des réunions et on n’avait pas intérêt à dire quelque chose, c’éatit eux qui commandaient, quoi c’était le monde à l’envers. » La sociologue, qui interview des patrons, ne donne pas la parole à des ouvriers d’usine. Pourtant, dans la situation révolutionnaire du Chili, la classe ouvrière est l’élément essentiel. Le radicalisme de la situation sociale et politique n’est pas à chercher dans le discours soi disant marxiste d’un S. Allende ou du PS ni même dans celui du MIR. Aucun d’entre eux n’est la source de la situation exceptionnelle que connaît le Chili, mais plutôt une conséquence plus ou moins déformée de cette radicalisation sociale. Déformée du côté d’Allende parce qu’il n’entend nullement renverser le système capitaliste mais seulement le réformer, qu’il ne s’appuie sur le mouvement ouvrier que pour imposer des réformes qu’il estime utiles au capital national chilien et non indispensable au renversement du capitalisme. Déformée du côté de la gauche chilienne parce qu’elle tente de surfer sur une révolution sans qu’aucune des ses fractions ne cherche réellement à dire crûment que le pire ennemi du prolétariat est le réformisme car il désarme politiquement, moralement et physiquement la classe ouvrière et est indispensable pour chloroformer les travailleurs en attendant que les fascistes et l’armée les assassinent. Cela n’a rien à voir avec les intentions ou la bonne volonté des participants, ni avec leurs « affects » réel ou supposés. Cela n’a rien à voir avec les envies réelles ou imaginaires (dans l’imagination de la sociologue) des ouvriers de devenir ou pas des patrons. Cela a surtout à voir avec l’imagination des travailleurs qui voient dans le Parti Communiste et dans Allende des amis des travailleurs alors qu’ils sont politiquement, en ce qui concerne les dirigeants et la politique défendue, des dangereux ennemis, les plus dangereux même dans la situation de crise révolutionnaire montante. Quant à la fraction d’extrême gauche de cette Unité Populaire, elle n’a pas réellement préparé la classe ouvrière à ses tâches. Rappelons une fois de plus comment le MIR résumait son action le 13-10-1970 dans la revue « Punto Final » : « Comme nous l’avions dit en mai et en août, nous avons développé notre appareil militaire naissant, et nous l’avons mis au service d’une éventuelle victoire électorale de la gauche. C’est ce que nous avons fait en 1970, le 4 septembre, et ce que nous faisons actuellement. Nous soutenons que la majorité électorale de la gauche et un gouvernement d’Unité Populaire sont un excellent point de départ en vue de la lutte directe pour al conquête du pouvoir par les travailleurs. » Non, le gouvernement bourgeois de gauche, même s’il est amené par la crise sociale à prendre des mesures radicales, est d’abord et avant tout le dernier moyen de la bourgeoisie pour empêcher les travailleurs de se donner les moyens d’aller vers la conquête du pouvoir. Il permet à la bourgeoisie d’avoir le temps de rassembler ses forces en vue de l’écrasement du prolétariat. Et, dans le temps qui sépare ce prolétariat de l’affrontement direct avec la bourgeoisie, ce gouvernement de gauche détourne les travailleurs de la conscience de l’affrontement inévitable avec l’Etat bourgeois. La nature de classe de l’Etat, un des éléments clefs du marxisme qui a sans doute échappé aux sociologues comme Seguel-Boccara et que Marx développe notamment à propos de la Commune de Paris de 1871, dans « La guerre civile en France », suppose que le prolétariat ne peut pas reprendre telle quelle la machine d’Etat et doit d’abord détruire l’Etat bourgeois avant de mettre en place le sien, l’Etat ouvrier, comme le soulignait Lénine dans « L’Etat et la révolution ». C’est l’un des points principaux et non le seul par lesquels le prétendu marxiste Allende ou les prétendus marxistes staliniens n’ont rien à voir avec la théorie communiste de Karl Marx.

L’échec d’Allende est celui du réformisme. Et cela sur tous les plans. C’est l’idée que l’Etat est un organisme neutre entre les classes sociales. C’est l’idée que le pays arriéré et opprimé peut se libérer à l’échelle nationale de l’emprise impérialiste sans renverser l’impérialisme et le capitalisme à l’échelle mondiale. Cet échec n’est pas celui du marxisme, même si Allende s’en revendiquait. Seguel-Boccara a pris à la lettre l’affirmation « révolutionnaire » et « marxiste » d’Allende, tout en reconnaissant que les actes sont loin de ces paroles mais prétend que ce qui le limitait était essentiellement sa conception « lutte de classes » :
« Si Allende avait compté sur une avant-garde révolutionnaire pour conscientiser et diriger le peuple, en aucun cas il n’avait prévu que le peuple puisse se conduire seul. (…) Allende parlait de conscience de classe sans tenir compte des différences fondamentales qui pouvaient exister par exemple entre un paysan et un ouvrier, ou encore entre un paysan mapuche et un paysan non mapuche, entre un mapuche vivant en communauté et un mapuche vivant en ville. »

Seguel-Boccara écrit ainsi :
« (…) C’est le problème posé, dans l’analyse marxiste traditionnelle, des conflits de la société en termes de classe. Celle-ci donna naissance à un problème d’interprétation auquel marxistes et non-marxistes furent confrontés, à savoir le problème de la conscience ou non-conscience des individus. Celle-ci reposait essentiellement sur l’analyse en classes où K. Marx après avoir défini le système capitaliste comme un système reposant sur l’extension de la plus-value, définissait l’idéologie comme une mystification des capitalistes visant à maintenir le système en place. Le « prolétariat », victime d’une fausse conscience, devait donc prendre conscience de cette aliénation qui lui masquait l’exploitation afin de s’en émanciper. (…) L’ethnométhodologie, l’analyse institutionnelle et de manière générale la psychosociologie se sont posées autant contre l’analyse marxiste ou structuraliste que ces dernières contre la nouvelle venue. L’ancienne évacuait l’homme ; l’autre le réintégrait en niant la société. Et si P. Bourdieu a montré en une théorie synthétique la pertinence du va-et-vient des deux à travers la construction du concept d’habitus, il n’en reste pas moins qu’il ne nous a pas fourni les éléments pour une analyse des périodes révolutionnaires, périodes durant lesquelles tout semble basculer et où les agents semblent livrés à eux-mêmes. Mais période durant laquelle l’histoire faite corps et choses apparaît dans toute sa netteté et violence (…)
Nous pensons que les logiques de résistance ou d’adhésions au changement répondent aussi à ce genre de sentiments d’appartenance ou de marginalité. Ce qui importe, c’est tout autant la situation objective que le sentiments subjectif, autrement dit le sentiment d’ »appartenir à », de « se sentir exclu de », les « nous », les « ils », autrement dit le processus qui conduit non plus les classes mais les groupes sociaux à agir d’une certaine manière et qui n’est pas forcément fonction de ce que l’on nomme communément et souvent confusément une « classe sociale ».

La sociologie du type Seguel-Boccara ou Bourdieu est certainement intéressante dans ce qu’elle étudie certains mécanismes en relation entre l’individu et la collectivité, les exclusions, les sentiments, etc. Elle est absolument inopérante lorsque l’affrontement des classes sociales est porté à son point extrême, dans la montée révolutionnaire.

Dès le début, l’ouvrage « Les passions politiques au Chili durant l’Unité populaire (1970-1973) » de la sociologue Ingrid Seguel-Boccara expose son point de vue en débutant son livre par une citation de Pierre Bourdieu dans « Leçon sur la leçon » :
« On n’entre pas en sociologie sans déchirer les adhérences et les adhésions par lesquelles on tient d’ordinaire à des groupes, sans abjurer les croyances qui sont constitutives de l’appartenance et renier tout lien d’affiliation ou de filiation. Ainsi, le sociologue issu de ce qu’on appelle le peuple et parvenu à ce qu’on appelle l’élite ne peut accéder à la lucidité spéciale qui est associée à toute espèce de dépaysement social qu’à condition de dénoncer et la représentation populiste du peuple, qui ne trompe que ses auteurs, et la représentation élitiste des élites, bien faite pour tromper à la fois ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. »
En somme, pour Bourdieu, en s’exprimant en termes plus crus, pas de sociologie engagée dans la lutte des classes. C’est dans cette lignée que Seguel-Boccara écrit dans l’ouvrage précédemment cité :
« Ce qui est questionné c’est tout ce que Pierre Bourdieu nomme « habitus » et qui rend compte des pratiques sociales et des relations entre les individus. (…) La confrontation qui eut lieu dans les trois années de gouvernement mit en conflit des sentiments ou ce que Pierre Ansart nomme « affects politiques », autrement dit des adhérences et des rejets, que l’on considère, par exemple, l’euphorie des classes populaires ou la terreur des classes aisées. A partir de là, l’objet du présent travail est d’analyser les représentations sociales au Chili durant ces trois années du gouvernement d’Unité populaire (1970-1973). Cette recherche trouve son origine dans un objectif de départ qui visait à rendre compte, à travers le vécu social des individus en présence, du climat politique afin de comprendre les différents conflits et tensions ayant conduit à un affrontement. (…) Nous nous sommes ainsi attelés à rechercher, à partir de la naissance du mouvement ouvrier, ce qui avait pu, dans la perception et la construction de la réalité sociale des différents groupes sociaux, préparer le terrain à un tel séisme social. (…) L’impossibilité d’utiliser la grille de lecture en classes vient du fait que celle-ci ne convient que dans une situation donnée. Les termes de « bourgeoisie » et « peuple » sont, qu’on le veuille ou non, associés à exploiteurs/exploités et/ou dominants/dominés (en tant que situation objective). Une fois le système modifié – comme c’est le cas lors d’une période révolutionnaire, du moins dans les intentions explicites – ces catégories ne sont plus utilisables, du moins pas de la même manière. On imagine mal, en effet, les termes de bourgeoisie et de peuple associés inversement et respectivement à exploités/exploiteurs et/ou dominés/dominants. La révolution socialiste, comme c’est le cas ici, se propose justement de mettre fin à l’exploitation et donc de détruire le schéma exploiteur/exploité. (…) En effet, comment interpréter les sentiments de groupes qui de dominants vont devenir non pas dominés objectivement (…) mais dominés subjectivement dans la mesure où cette transformation va forcément passer par un sentiment d’exclusion ou de mise à l’écart. (…) C’est pourquoi il nous paraît important de définir le niveau d’intégration et d’exclusion afin de mieux comprendre le niveau de résistance et d’acceptation lors d’une période révolutionnaire. (…) Comme nous le verrons au cours de ce travail, la notion de « peuple » ayant acquis une forte légitimité dans le débat politique et social, elle sera l’objet durant la période de l’U.P d’appropriations sémantiques diverses à travers des divers signifiés. (…)
Il est certain que, tout comme le dit P. Bourdieu : « Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuses, voire invivable, ce n’est pas les neutraliser. Porter au jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre. Mais, pour si sceptiques que l’on puisse être sur l’efficacité sociale du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et se sentir ainsi disculpés (…) »

On avait débuté par une citation de Bourdieu, selon laquelle le sociologue ne doit pas être engagé. Puis, il en vient à dire qu’il ne faut pas que la sociologie permette de changer la société. Enfin, il lui donne l’objectif de consoler les pauvres ! En passant, il a transformé l’exploité en exclus. On est passé d’une action d’une classe (l’exploitation) en un état dont il faut prendre passivement la mesure : l’exclusion…

« Nous devons, écrit Seguel-Boccare, penser la société en termes de groupes, de communautés, de minorités, plutôt que de classes et penser les relations selon une dichotomie plus ouverte, entre éventuellement établis et marginaux, moins vague et moins générale qu’entre dominants et dominés. »
Mis à part que l’opposition prétendue entre « établis et marginaux » n’a rien de « moins vague », elle a l’intérêt (ou le défaut, selon le point de vue où l’on se place) de ne pas s’attaquer aux « dominants », et de proposer comme interprétation objective une opposition au sein même des travailleurs, entre ceux qui sont les plus précaires et les autres.

Seguel-Boccara récuse les classes sociales :
« Lorsqu’on parle de classe moyenne, il est entendu que l’on se situe dans le cadre d’une analyse marxiste. Ce qui signifie qu’elle est définie en fonction de la place que les individus qui la constituent ont dans le processus de production. Or, si nous avons constamment tenté d’éviter l’usage de ce terme lorsque ceci était nécessaire et possible, c’est notamment en raison des limites étroites dans lesquelles aussitôt cette terminologie nous enfermait. Les individus ne se classent pas forcément en fonction de ces critères économiques. Ce qui veut dire qu’ils n’agissent pas non plus seulement en fonction de ces classements. »

Quant au caractère de classe du pouvoir, Seguel-Boccara propose sa manière de l’évacuer :
« Si l’on prétend faire la sociologie d’une révolution, on ne peut faire l’impasse sur les différents mécanismes d’exercice du pouvoir et sur ce que M. Foucault nomma « micropouvoirs ». Ses travaux ont sans doute le mieux montré, au travers de l’examen des mécanismes punitifs, les mécanismes de l’exercice du pouvoir. Ils conduisent bon gré mal gré à évincer ou en tout cas à éviter les écueils de la pensée en termes de classes. Le pouoir, ou plutôt les réseaux de pouvoir, dans la perspective de Foucault, conduisent à percevoir les luttes dans une perspective sérielle, où des liaisons horizontales entre les différents points de lutte sont plus aisément envisageables. C’est ce que M. Foucault nomme une « microphysique du pouvoir ». Nous devons penser la transversalité pour comprendre les alliances et les dissidences, et pas seulement durant les périodes révolutionnaires. C’est parce que l’U.P n’avait pas pris en considération la nature socio-historique même du peuple et des différents groupes le composant, dont elle se disait le porte-parole qu’elle se trouva, et ce dès les premiers mois, dépassée par ce même peuple. (…) L’homme du peuple, ou bas peuple, ce qu’il voulait c’était de devenir riche. Dans le contexte révolutionnaire, il fallait avant toute chose tuer l’image du riche, du nomio, avec tout ce que cela englobait. (…) Il fallait de même détruire le statut du patron qui lui donnait ce regard et cette attitude arrogante et hautaine. (…) Casser du nomio ou du riche, c’était ça le sentiment général. (…) La violence qui était en train de prendre le pas, laissait derrière, à chaque pas supplémentaire accompli par l’U.P, l’harmonie et le consensus régnant à la fin des années soixante sur la nécessité de recourir à un gouvernement révolutionnaire pour entamer les changements considérés alors comme nécessaires. »

La philosophie de ces sociologues-là est effectivement très loin de s’engager aux côtés du prolétariat révolutionnaire, pas plus au Chili qu’ailleurs !

« Nous sommes partisans de faire avancer le processus révolutionnaire dans les limites de l’actuel Etat de droit, ce qui ne nous empêche pas de l’améliorer progressivement. »
Le sénateur Corvalan du Parti communiste chilien

« Je l’ai dit, je le soutiens et je le réaffirme : le gouvernement populaire s’est engagé – et il faut tenir parole face au pays – à ce qu’il n’y ait pas d’autre force armée au Chili que celle des institutions, c’est-à-dire l’armée de terre, la marine, l’aviation et les forces de police. Le peuple n’a pas besoin d’un autre moyen de défense que son unité et son respect envers les Forces Armées de la Patrie. » Salvador Allende, président de l’Unité Populaire

« Expliquer que le rapport de forces actuel peut permettre un développement stable, de longue durée et tranquille du processus révolutionnaire relève moins de l’ingénuité que d’une position réformiste et aventuriste (…) » Déclaration du Comité central du Parti socialiste chilien en mars 1972

« Les réactionnaires (…) affirment que nous avons pour politique de remplacer l’armée de métier. Non messieurs ! Nous continuons et nous continuerons à défendre le caractère strictement professionnel de nos institutions militaires. » Corvalan, le dirigeant du PC, en juillet 1973, dans « El Siglo », l’organe du Parti Communiste

« Le développement et la mise en œuvre d’une stratégie armée au cours du processus révolutionnaire était une chose très difficile. (…) Mais la voie pacifique dans le Chili de 1970-73 était, elle, impossible. » Carlos Altamirano, dirigeant du parti Socialiste

Pendant trois ans, de 1970 à 1973, l’Unité Populaire dirigée par Salvador Allende a gouverné le Chili. Les partis de la gauche réformiste avaient prétendu transformer pacifiquement le Chili. Ils opposaient leur méthode à la révolution prolétarienne dite violente. Ce n’est pas leurs organisations qui faisaient peur à la bourgeoisie chilienne ou américaine. C’est le prolétariat chilien. Il se trouve que la montée révolutionnaire des opprimés du Chili a produit non seulement une montée des luttes et de l’organisation mais aussi une augmentation des voix électorales de la gauche. La crise sociale ne concernait pas seulement les travailleurs mais aussi la classe moyenne. C’était une des raisons qui faisait de la crise sociale une situation pré-révolutionnaire. La base même de la stabilité sociale était menacée. La méthode dite pacifique, réformiste, a employé tous ses moyens pour convaincre les travailleurs de compter sur l’Etat pour obtenir les changements auxquels ils aspiraient. Non seulement, les plus démunis ont été déçus par le gouvernement de gauche, non seulement, ils ont partiellement renoncé à obtenir par eux-mêmes ce qu’ils voulaient, mais en acceptant de laisser dire que le gouvernement bourgeois de gauche représentait leurs aspirations, ils n’ont pas pu gagner le soutien de la petite bourgeoisie en crise. La « méthode pacifique vers le socialisme » n’allait pas vers le socialisme, cherchait même à sauver le capitalisme au Chili de la révolution prolétarienne, mais, plus grave, elle allait mener au bain de sang orchestré sous l’égide de l’armée chilienne, de la grande bourgeoisie et des USA. L’Unité Populaire n’a pas pu empêcher l’aggravation des luttes de classe ni leur radicalisation des deux côtés, de celui de la bourgeoisie comme de celui du prolétariat. L’affrontement était inévitable. Cela n’avait rien de secret et pourtant les travailleurs n’y étaient nullement préparés. Parce que leurs organisations, fortes, nombreuses, puissantes à la fois de leur place dans l’Etat et de leur crédit dans le peuple travailleur et parmi les plus pauvres, avaient tout fait pour les désarmer politiquement.
Ce n’est pas la présence d’un social-démocrate au discours faussement radical qui a rendu inévitable l’affrontement. C’est la montée révolutionnaire dans le prolétariat chilien que le réformisme n’a pu empêcher qui en est la cause. Le régime d’Allende, à partir du moment où il s’avérait incapable de calmer la classe ouvrière, ne pouvait qu’être éphémère. Même si la bourgeoisie savait que le PC, le PS ou Allende n’avaient rien de dangereux révolutionnaires, dans le cadre d’une montée sociale des opprimés, le simple fait de les laisser au pouvoir représentait un risque.
Devant la montée des périls, les réformistes ne se sont pas rapprochés bien entendu des opprimés, mais au contraire des oppresseurs et de leurs défenseurs l’appareil d’Etat et les militaires. L’Unité populaire a donné des places au gouvernement aux généraux chiliens, les mêmes que l’on pouvait de plus en plus clairement soupçonner de préparer le coup d’Etat et le bain de sang, même si Allende affirmait officiellement le contraire.
Tout ce que la spontanéité des masses était capable de produire au Chili, le prolétariat chilien l’a fait. Il a fondé des organisations de masse, il a développé ses organismes de défense, de ses intérêts matériels, politiques et mêmes militaires. La montée de l’organisation autonome, révolutionnaire, de classe, est évidente. Mais l’absence d’une organisation sans lien avec l’Union populaire et ses mensonges était elle aussi criante. Le MIR était parfaitement conscient des limites de l’U.P, mais, en dehors d’articles d’analyse dans des revues, il apparaissait comme un appui politique au gouvernement, même s’il menait localement des actions radicales qui le dérangeaient. Le MIR présentait le gouvernement de l’U.P, auquel il ne participait pas, comme une avancée pour la population. La réalité est inverse. La montée ouvrière et populaire, en croyant trouver un allié au pouvoir bourgeois, a été lourdement trompée. Elle y a perdu son élan révolutionnaire, ses objectifs, ses méthodes pour réaliser elle-même ses objectifs.
En faisant de l’Etat bourgeois un horizon indépassable, le réformisme, même lorsqu’il se pare de mots très radicaux – Allende ne se disait-il pas marxiste - ne fait qu’enchaîner les travailleurs. Loin d’empêcher l’affrontement, ce fameux « pacifisme » n’a fait que permettre aux classes dirigeantes de lancer sans risque leurs forces armées. Aucun travail politique n’a été fait pour convaincre les exploités de s’adresser aux soldats et de tenter de les gagner ou de les neutraliser. En se refusant d’appuyer par avance les soldats qui auraient voulu désobéir, les organisations ouvrières se sont livrées à leurs bourreaux. C’est Allende lui-même qui a nommé chef d’Etat-major le chef de ces bourreaux. Eviter la révolution, tel est l’objectif du réformisme. Mais empêcher la contre-révolution n’est nullement son but. Le réformisme permet de dévoyer, de calmer, de tromper le camp des travailleurs, avant que la contre-révolution ne se charge de la frapper et de l’assassiner. Même si la contre-révolution assassine également les organisations réformistes, elle leur doit d’avoir en face d’elle un ennemi considérablement affaibli et désorienté.

TEXTE DE BOURDIEU :

Si donc mon discours est décevant, voire parfois déprimant, ce n’est pas que j’aie quelque plaisir à décourager, au contraire. C’est que la connaissance des réalités porte au réalisme. L’une des tentations du métier de sociologue est ce que les sociologues eux-mêmes ont appelé le sociologisme, c’est-à-dire la tentation de transformer des lois ou des régularités historiques en lois éternelles. D’où la difficulté qu’il y a à communiquer les produits de la recherche sociologique. Il faut se situer constamment entre deux rôles : d’une part celui de rabat-joie et, d’autre part, celui de complice de l’utopie.

pointg.gif (57 octets) Ici, aujourd’hui, je voudrais prendre pour point de départ de ma réflexion le questionnaire qu’un certain nombre d’entre vous ont préparé à l’intention de cette réunion. Si j’ai pris ce point de départ, c’est avec le souci de donner à mon discours un enracinement aussi concret que possible et d’éviter (ce qui me parait une des conditions pratiques de tout rapport de communication véritable) que celui qui a la parole, qui a le monopole de fait de la parole, impose complètement l’arbitraire de son interrogation, l’arbitraire de ses intérêts. La conscience de l’arbitraire de l’imposition de parole s’impose de plus en plus souvent aujourd’hui, aussi bien à celui qui a le monopole du discours qu’à ceux qui le subissent. Pourquoi dans certaines circonstances historiques, dans certaines situations sociales, ressentons-nous avec angoisse ou malaise ce coup de force qui est toujours impliqué dans la prise de parole en situation d’autorité ou, si l’on veut, en situation autorisée, le modèle de cette situation étant la situation pédagogique ?

pointg.gif (57 octets) Donc, pour dissoudre à mes propres yeux cette anxiété, j’ai pris comme point de départ des questions qui se sont réellement posées à un groupe d’entre vous et qui peuvent se poser à la totalité d’entre vous.
Les questions tournent autour des rapports entre l’écrit et l’oral et pourraient être formulées ainsi : « l’oral peut-il s’enseigner ? ».
Cette question est une forme au goût du jour d’une vieille interrogation que l’on trouvait déjà chez Platon : « Est-ce que l’excellence peut s’enseigner ? ». C’est une question tout à fait centrale. Peut-on enseigner quelque chose ? Peut-on enseigner quelque chose qui ne s’apprend pas ? Peut-on enseigner ce avec quoi l’on enseigne, c’est-à-dire le langage ?
Ce genre d’interrogation ne surgit pas n’importe quand. Si, par exemple, elle se pose dans tel dialogue de Platon, c’est, me semble-t-il, parce que la question de l’enseignement se pose à l’enseignement quand l’enseignement est en question. C’est parce que l’enseignement est en crise qu’il y a une interrogation critique sur ce que c’est qu’enseigner. En temps normal, dans les phases qu’on peut appeler organiques, l’enseignement ne s’interroge pas sur lui-même. Une des propriétés d’un enseignement qui fonctionne trop bien —ou trop mal— c’est d’être sûr de lui, d’avoir cette espèce d’assurance (ce n’est pas un hasard si l’on parle d’« assurance » à propos du langage) qui résulte de la certitude d’être non seulement écouté, mais entendu, certitude qui est le propre de tout langage d’autorité ou autorisé. Cette interrogation n’est donc pas intemporelle, elle est historique. C’est sur cette situation historique que je voudrais réfléchir. Cette situation est liée à un état du rapport pédagogique, à un état des rapports entre le système d’enseignement et ce que l’on appelle la société globale, c’est-à-dire les classes sociales, à un état du langage, à un état de l’institution scolaire. Je voudrais essayer de montrer qu’à partir des questions concrètes que pose l’usage scolaire du langage, on peut poser à la fois les questions les plus fondamentales de la sociologie du langage (ou de la socio-linguistique) et de l’institution scolaire. Il me semble en effet que la socio-linguistique aurait échappé plus vite à l’abstraction si elle s’était donné pour lieu de réflexion et de constitution cet espace très particulier mais très exemplaire qu’est l’espace scolaire, si elle s’était donné pour objet cet usage très particulier qu’est l’usage scolaire du langage.

pointg.gif (57 octets) Je prends le premier ensemble de questions : Pensez-vous enseigner l’oral ? Quelles difficultés rencontrez-vous ? Rencontrez-vous des résistances ? Vous heurtez-vous à la passivité des élèves ?...
Immédiatement, j’ai envie de demander : enseigner l’oral ? Mais quel oral ?
Il y a un implicite comme dans tout discours oral ou même écrit. Il y a un ensemble de présupposés que chacun apporte en posant cette question. Étant donné que les structures mentales sont des structures sociales intériorisées, on a toutes chances d’introduire, dans l’opposition entre l’écrit et l’oral, une opposition tout à fait classique entre le distingué et le vulgaire, le savant et le populaire, en sorte que l’oral a de fortes chances d’être assorti de toute une aura populiste. Enseigner l’oral, ce serait ainsi enseigner ce langage qui s’enseigne dans la rue, ce qui déjà conduit à un paradoxe. Autrement dit, est-ce que la question de la nature même de la langue enseignée ne fait pas question ? Ou alors, est-ce que cet oral qu’on veut enseigner n’est pas tout simplement quelque chose qui s’enseigne déjà, et cela très inégalement, selon les institutions scolaires ? On sait par exemple que les différentes instances de l’enseignement supérieur enseignent très inégalement l’oral —les instances qui préparent à la politique comme Sciences Po, l’ENA, enseignent beaucoup plus l’oral et lui accordent une importance beaucoup plus grande dans la notation que l’enseignement qui prépare soit à l’enseignement, soit à la technique. Par exemple, à Polytechnique, on fait des résumés, à l’ENA, on fait ce que l’on appelle un « grand oral » qui est tout à fait une conversation de salon, demandant un certain type de rapport au langage, un certain type de culture. Dire « enseigner l’oral » sans plus, cela n’a rien de nouveau, cela se fait déjà beaucoup. Cet oral peut donc être l’oral de la conversation mondaine, ce peut être l’oral du colloque international, etc.

pointg.gif (57 octets) Donc se demander « enseigner l’oral ? », « quel oral enseigner ? », cela ne suffit pas. Il faut se demander aussi qui va définir quel oral enseigner. Une des lois de la socio-linguistique est que le langage employé dans une situation particulière dépend non seulement, comme le croit la linguistique interne, de la compétence du locuteur au sens chomskyen du terme, mais aussi de ce que j’appelle le marché linguistique. Le discours que nous produisons, selon le modèle que je propose, est une « résultante » de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe son discours ; le discours dépend pour une part (qu’il faudrait apprécier plus rigoureusement) des conditions de réception.
Toute situation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu’il produit pour ce marché dépend de l’anticipation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. Sur le marché scolaire, que nous le voulions ou non, nous arrivons avec une anticipation des profits et des sanctions que nous recevrons. Un des grands mystères que la socio-linguistique doit résoudre, c’est cette espèce de sens de l’acceptabilité. Nous n’apprenons jamais le langage sans apprendre, en même temps, les conditions d’acceptabilité de ce langage. C’est-à-dire qu’apprendre un langage, c’est apprendre en même temps que ce langage sera payant dans telle ou telle situation.
Nous apprenons inséparablement à parler et à évaluer par anticipation le prix que recevra notre langage ; sur le marché scolaire —et en cela le marché scolaire offre une situation idéale à l’analyse— ce prix c’est la note, la note qui implique très souvent un prix matériel (si vous n’avez pas une bonne note à votre résumé de concours de Polytechnique, vous serez administrateur à l’INSEE et vous gagnerez trois fois moins...). Donc, toute situation linguistique fonctionne comme un marché dans lequel quelque chose s’échange. Ces choses sont bien sûr des mots, mais ces mots ne sont pas seulement faits pour être compris ; le rapport de communication n’est pas un simple rapport de communication, c’est aussi un rapport économique où se joue la valeur de celui qui parle : a-t-il bien ou mal parlé ? Est-il brillant ou non ? Peut-on l’épouser ou non ?...

pointg.gif (57 octets) Les élèves qui arrivent sur le marché scolaire ont une anticipation des chances de récompense ou des sanctions promises à tel ou tel type de langage. Autrement dit, la situation scolaire en tant que situation linguistique d’un type particulier exerce une formidable censure sur tous ceux qui anticipent en connaissance de cause les chances de profit et de perte qu’ils ont, étant donné la compétence linguistique dont ils disposent. Et le silence de certains n’est que de l’intérêt bien compris.

pointg.gif (57 octets) Un des problèmes qui est posé parce questionnaire est celui de savoir qui gouverne la situation linguistique scolaire. Est-ce que le professeur est maître à bord ? Est-ce qu’il a vraiment l’initiative dans la définition de l’acceptabilité ? Est-ce qu’il a la maîtrise des lois du marché ?
Toutes les contradictions que vont rencontrer les gens qui s’embarquent dans l’expérience de l’enseignement de l’oral découlent de la proposition suivante : la liberté du professeur, s’agissant de définir les lois du marché spécifique de sa classe, est limitée, parce qu’il ne créera jamais qu’un « empire dans un empire », un sous-espace dans lequel les lois du marché dominant sont suspendues. Avant d’aller plus loin, il faut rappeler le caractère très particulier du marché scolaire : il est dominé par les exigences impératives du professeur de français qui est légitimé à enseigner ce qui ne devrait pas s’enseigner si tout le monde avait des chances égales d’avoir cette capacité et qui a le droit de correction au double sens du terme : la correction linguistique (« le langage châtié ») est le produit de la correction. Le professeur est une sorte de juge pour enfants en matière linguistique : il a droit de correction et de sanction sur le langage de ses élèves.
Imaginons, par exemple, un professeur populiste qui refuse ce droit de correction et qui dit : « Qui veut la parole la prenne ; le plus beau des langages, c’est le langage des faubourgs ». En fait, ce professeur, quelles que soient ses intentions, reste dans un espace qui n’obéit pas normalement à cette logique, parce qu’il y a de fortes chances qu’à côté il y ait un professeur qui exige la rigueur, la correction, l’orthographe... Mais supposons même que tout un établissement scolaire soit transformé, les anticipations des chances que les élèves apportent sur le marché les entraîneront à exercer une censure anticipée, et il faudra un temps considérable pour qu’ils abdiquent leur correction et leur hyper-correction qui apparaissent dans toutes les situations linguistiquement, c’est-à-dire socialement, dissymétriques (et en particulier dans la situation d’enquête). Tout le travail de Labov n’a été possible qu’au prix d’une foule de ruses visant à détruire l’artefact linguistique que produit le seul fait de la mise en relation d’un « compétent » et d’un « incompétent », d’un locuteur autorisé avec un locuteur qui ne se sent pas autorisé ; de même, tout le travail que nous avons fait en matière de culture, a consisté à essayer de surmonter l’effet d’imposition de légitimité que réalise le fait seul de poser des questions sur la culture. Poser des questions sur la culture dans une situation d’enquête (qui ressemble à une situation scolaire) à des gens qui ne se pensent pas cultivés, exclut de leur discours ce qui les intéresse vraiment ; ils cherchent alors tout ce qui peut ressembler à de la culture ; ainsi quand on demande : « Aimez-vous la musique ? », on n’entend jamais : « J’aime Dalida » mais on entend : « J’aime les valses de Strauss », parce que c’est, dans la compétence populaire, ce qui ressemble le plus à l’idée qu’on se fait de ce qu’aiment les bourgeois.
Dans toutes les circonstances révolutionnaires, les populistes se sont toujours heurtés à cette sorte de revanche des lois du marché qui semblent ne jamais s’affirmer autant que quand on pense les transgresser.

pointg.gif (57 octets) Pour revenir à ce qui était le point de départ de cette digression : Qui définit l’acceptabilité ?
Le professeur est libre d’abdiquer son rôle de « maître à parler » qui, en produisant un certain type de situation linguistique ou en laissant faire la logique même des choses (l’estrade, la chaise, le micro, la distance, l’habitus des élèves) ou en laissant faire les lois qui produisent un certain type de discours, produit un certain type de langage, non seulement chez lui-même, mais chez ses interlocuteurs. Mais dans quelle mesure le professeur peut-il manipuler les lois de l’acceptabilité sans entrer dans des contradictions extraordinaires, aussi longtemps que les lois générales de l’acceptabilité ne sont pas changées ? C’est pourquoi l’expérience de l’oral est tout à fait passionnante. On ne peut pas toucher à cette chose si centrale et en même temps si évidente sans poser les questions les plus révolutionnaires sur le système d’enseignement : est-ce qu’on peut changer la langue dans le système scolaire sans changer toutes les lois qui définissent la valeur des produits linguistiques des différentes classes sur le marché ; sans changer les rapports de domination dans l’ordre linguistique, c’est-à-dire sans changer les rapports de domination ?

pointg.gif (57 octets) J’en viens à une analogie que j’hésite à formuler bien qu’elle me semble nécessaire : l’analogie entre la crise de l’enseignement du français et la crise de la liturgie religieuse. La liturgie est un langage ritualisé qui est entièrement codé (qu’il s’agisse des gestes ou des mots) et dont la séquence est entièrement prévisible. La liturgie en latin est la forme limite d’un langage qui, n’étant pas compris, mais étant autorisé, fonctionne néanmoins, sous certaines conditions, comme langage, à la satisfaction des émetteurs et des récepteurs. En situation de crise, ce langage cesse de fonctionner : il ne produit plus son effet principal qui est de faire croire, de faire respecter, de faire admettre —de se faire admettre même si on ne le comprend pas.
La question que pose la crise de la liturgie, de ce langage qui ne fonctionne plus, qu’on n’entend plus, auquel on ne croit plus, c’est la question du rapport entre le langage et l’institution. Quand un langage est en crise et que la question de savoir quel langage parler se pose, c’est que l’institution est en crise et que se pose la question de l’autorité délégante —de l’autorité qui dit comment parler et qui donne autorité et autorisation pour parler.

pointg.gif (57 octets) Par ce détour à travers l’exemple de l’Église, je voulais poser la question suivante : la crise linguistique est-elle séparable de la crise de l’institution scolaire ? La crise de l’institution linguistique n’est-elle pas la simple manifestation de la crise de l’institution scolaire ? Dans sa définition traditionnelle, dans la phase organique du système d’enseignement français, l’enseignement du français ne faisait pas problème, le professeur de français était assuré : il savait ce qu’il fallait enseigner, comment l’enseigner, et rencontrait des élèves prêts à l’écouter, à le comprendre et des parents compréhensifs pour cette compréhension. Dans cette situation, le professeur de français était un célébrant : il célébrait un culte de la langue française, il défendait et illustrait la langue française et il en renforçait les valeurs sacrées. Ce faisant, il défendait sa propre valeur sacrée : ceci est très important parce que le moral et la croyance sont une conscience à soi-même occultée de ses propres intérêts.
Si la crise de l’enseignement du français provoque des crises personnelles aussi dramatiques, d’une violence aussi grande que celles qu’on a vues en Mai 68 et après, c’est que, à travers la valeur de ce produit de marché qu’est la langue française, un certain nombre de gens défendent, le dos au mur, leur propre valeur, leur propre capital. Ils sont prêts à mourir pour le français... ou pour l’orthographe ! De même que les gens qui ont passé quinze ans de leur vie à apprendre le latin, lorsque leur langue se trouve brusquement dévaluée, sont comme des détenteurs d’emprunts russes...

pointg.gif (57 octets) Un des effets de la crise est de porter l’interrogation sur les conditions tacites, sur les présupposés du fonctionnement du système. On peut, lorsque la crise porte au jour un certain nombre de présupposés, poser la question systématique des présupposés et se demander ce que doit être une situation linguistique scolaire pour que les problèmes qui se posent en situation de crise ne se posent pas, La linguistique la plus avancée rejoint actuellement la sociologie sur ce point que l’objet premier de la recherche sur le langage est l’explicitation des présupposés de la communication. L’essentiel de ce qui se passe dans la communication n’est pas dans la communication : par exemple, l’essentiel de ce qui se passe dans une communication comme la communication pédagogique est dans les conditions sociales de possibilité de la communication. Dans le cas de la religion, pour que la liturgie romaine fonctionne, il faut que soit produit un certain type d’émetteurs et un certain type de récepteurs. Il faut que les récepteurs soient prédisposés à reconnaître l’autorité des émetteurs, que les émetteurs ne parlent pas à leur compte, mais parient toujours en délégués, en prêtres mandatés et ne s’autorisent jamais à définir eux-mêmes ce qui est à dire et ce qui n’est pas à dire.
Il en va de même dans l’enseignement : pour que le discours professoral ordinaire, énoncé et reçu comme allant de soi, fonctionne, il faut un rapport autorité-croyance, un rapport entre un émetteur autorisé et un récepteur prêt à recevoir ce qui est dit, à croire que ce qui est dit mérite d’être dit. Il faut qu’un récepteur prêt à recevoir soit produit, et ce n’est pas la situation pédagogique qui le produit.

pointg.gif (57 octets) Pour récapituler de façon abstraite et rapide, la communication en situation d’autorité pédagogique suppose des émetteurs légitimes, des récepteurs légitimes, une situation légitime, un langage légitime.
Il faut un émetteur légitime, c’est-à-dire quelqu’un qui reconnaît les lois implicites du système et qui est, à ce titre, reconnu et coopté. Il faut des destinataires reconnus par l’émetteur comme dignes de recevoir, ce qui suppose que l’émetteur ait pouvoir d’élimination, qu’il puisse exclure « ceux qui ne devraient pas être là » ; mais ce n’est pas tout : il faut des élèves qui soient prêts à reconnaître le professeur comme professeur, et des parents qui donnent une espèce de crédit, de chèque en blanc, au professeur. Il faut aussi qu’idéalement les récepteurs soient relativement homogènes linguistiquement (c’est-à-dire socialement), homogènes en connaissance de la langue et en reconnaissance de la langue, et que la structure du groupe ne fonctionne pas comme un système de censure capable d’interdire le langage qui doit être utilisé.

pointg.gif (57 octets) Dans certains groupes scolaires à dominante populaire, les enfants des classes populaires peuvent imposer la norme linguistique de leur milieu et déconsidérer ceux que Labov appelle les paumés et qui ont un langage pour les profs, le langage qui « fait bien », c’est- à-dire efféminé et un peu lécheur. Il peut donc arriver que la norme linguistique scolaire se heurte dans certaines structures sociales à une contre-norme (inversement, dans des structures à dominante bourgeoise, la censure du groupe des pairs s’exerce dans le même sens que la censure professorale : le langage qui n’est pas « châtié » est autocensuré et ne peut être produit en situation scolaire).

pointg.gif (57 octets) La situation légitime est quelque chose qui fait intervenir à la fois la structure du groupe et l’espace institutionnel à l’intérieur duquel ce groupe fonctionne. Par exemple, il y a tout l’ensemble des signes institutionnels d’importance, et notamment le langage d’importance (le langage d’importance a une rhétorique particulière dont la fonction est de dire combien ce qui est dit est important). Ce langage d’importance se tient d’autant mieux qu’on est en situation plus éminente, sur une estrade, dans un lieu consacré, etc. Parmi les stratégies de manipulation d’un groupe, il y a la manipulation des structures d’espace et des signes institutionnels d’importance.
Un langage légitime est un langage aux formes phonologiques et syntaxiques légitimes, c’est-à-dire un langage répondant aux critères habituels de grammaticalité, et un langage qui dit constamment, en plus de ce qu’il dit, qu’il le dit bien. Et par là, laisse croire que ce qu’à dit est vrai : ce qui est une des façons fondamentale s de faire passer le faux à la place du vrai. Parmi les effets politiques du langage dominant il y a celui- ci : « Il le dit bien, donc cela a des chances d’être vrai ».

pointg.gif (57 octets) Cet ensemble de propriétés qui font système et qui sont réunies dans l’état organique d’un système scolaire, définit l’acceptabilité sociale, l’état dans lequel le langage passe : il est écouté (c’est-à-dire cru), obéi, entendu (compris). La communication se passe, à la limite, à demi-mots. Une des propriétés des situations organiques est que le langage lui-même —la partie proprement linguistique de la communication— tend à devenir secondaire...
Dans le rôle du célébrant qui incombait souvent aux professeurs d’art ou de littérature, le langage n’était presque plus qu’interjection. Le discours de célébration, celui des critiques d’art par exemple, ne dit pas grand chose d’autre qu’une « exclamation ». L’exclamation est l’expérience religieuse fondamentale.
En situation de crise, ce système de crédit mutuel s’effondre. La crise est semblable à une crise monétaire : on se demande de tous les titres qui circulent si ce ne sont pas des assignats.

pointg.gif (57 octets) Rien n’illustre mieux la liberté extraordinaire que donne à l’émetteur une conjonction de facteurs favorisants, que le phénomène de l’hypocorrection. Inverse de l’hypercorrection, phénomène caractéristique du parler petit-bourgeois, l’hypocorrection n’est possible que parce que celui qui transgresse la règle (Giscard par exemple lorsqu’il n’accorde pas le participe passé avec le verbe avoir) manifeste par ailleurs, par d’autres aspects de son langage, la prononciation par exemple, et aussi par tout ce qu’il est, par tout ce qu’il fait, qu’il pourrait parler correctement.

pointg.gif (57 octets) Une situation linguistique n’est jamais proprement linguistique et à travers toutes les questions posées par le questionnaire pris comme point de départ se trouvaient posées à la fois les questions les plus fondamentales de la socio-linguistique (Qu’est-ce que parler avec autorité ? Quelles sont les conditions sociales de possibilité d’une communication ?) et les questions fondamentales de la sociologie du système d’enseignement, qui s’organisent toutes autour de la question ultime de la délégation.

pointg.gif (57 octets) Le professeur, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non, et tout spécialement lorsqu’il se croit en rupture de ban, reste un mandataire, un délégué qui ne peut pas redéfinir sa tâche sans entrer dans des contradictions ni mettre ses récepteurs dans des contradictions aussi longtemps que ne sont pas transformées les lois du marché par rapport auxquelles il définit négativement ou positivement les lois relativement autonomes du petit marché qu’il instaure dans sa classe. Par exemple, un professeur qui refuse de noter ou qui refuse de corriger le langage de ses élèves a le droit de le faire, mais il peut, ce faisant, compromettre les chances de ses élèves sur le marché matrimonial ou sur le marché économique, où les lois du marché linguistique dominant continuent à s’imposer. Ce qui ne doit pas pour autant conduire à une démission.
L’idée de produire un espace autonome arraché aux lois du marché est une utopie dangereuse aussi longtemps que l’on ne pose pas simultanément la question des conditions de possibilité politiques de la généralisation de cette utopie.

pointg.gif (57 octets) Question : Il est sans doute intéressant de creuser la notion de compétence linguistique pour dépasser le modèle chomskyen d’émetteur et de locuteur idéal ; cependant, vos analyses de la compétence au sens de tout ce qui rendrait légitime une parole sont parfois assez flottantes, et, en particulier, celle de marché : tantôt vous entendez le terme de marché au sens économique, tantôt vous identifiez le marché à l’échange dans la macro-situation et il me semble qu’il y a là une ambiguïté, Par ailleurs, vous ne reflétez pas assez le fait que la crise dont vous parlez est une espèce de sous-crise qui est liée plus essentiellement à la crise d’un système qui nous englobe tous. Il faudrait raffiner l’analyse de toutes les conditions de situations d’échange linguistique dans l’espace scolaire ou dans l’espace éducatif au sens large.

pointg.gif (57 octets) J’ai évoqué ici ce modèle de la compétence et du marché après hésitation parce qu’il est bien évident que pour le défendre complètement il me faudrait plus de temps et que je serais conduit à développer des analyses très abstraites qui n’intéresseraient pas forcément tout le monde. Je suis très content que votre question me permette d’apporter quelques précisions.
Je donne à ce mot de marché un sens très large. Il me semble tout à fait légitime de décrire comme marché linguistique aussi bien la relation entre deux ménagères qui parlent dans la rue, que l’espace scolaire, que la situation d’interview par laquelle on recrute les cadres.
Ce qui est en question dès que deux locuteurs se parlent, c’est la relation objective entre leurs compétences, non seulement leur compétence linguistique (leur maîtrise plus ou moins accomplie du langage légitime) mais aussi l’ensemble de leur compétence sociale, leur droit à parler, qui dépend objectivement de leur sexe, leur âge, leur religion, leur statut économique et leur statut social, autant d’informations qui pourraient être connues d’avance ou être anticipées à travers des indices imperceptibles (il est poli, il a une rosette, etc.). Cette relation donne sa structure au marché et définit un certain type de loi de formation des prix. Il y a une micro-économie et une macro-économie des produits linguistiques, étant bien entendu que la micro-économie n’est jamais autonome par rapport aux lois macroéconomiques. Par exemple, dans une situation de bilinguisme, on observe que le locuteur change de langue d’une façon qui n’a rien d’aléatoire. J’ai pu observer aussi bien en Algérie que dans un village béarnais que les gens changent de langage selon le sujet abordé, mais aussi selon le marché, selon la structure de la relation entre les interlocuteurs, la propension à adopter la langue dominante croissant avec la position de celui auquel on s’adresse dans la hiérarchie anticipée des compétences linguistiques : à quelqu’un qu’on estime important, on s’efforce de s’adresser dans le français le meilleur possible ; la langue dominante domine d’autant plus que les dominants dominent plus complètement le marché particulier. La probabilité que le locuteur adopte le français pour s’exprimer est d’autant plus grande que le marché est dominé par les dominants, par exemple dans les situations officielles. Et la situation scolaire fait partie de la série des marchés officiels. Dans cette analyse, il n’y a pas d’économisme. Il ne s’agit pas de dire que tout marché est un marché . économique. Mais il ne faut pas dire non plus qu’il n’y a pas de marché linguistique qui n’engage, de plus ou moins loin, des enjeux économiques.

Quant à la deuxième partie de la question, elle pose le problème du droit scientifique à l’abstraction. On fait abstraction d’un certain nombre de choses et on travaille dans l’espace qu’on s’est ainsi défini.

pointg.gif (57 octets) Question : Dans le système scolaire tel que vous l’avez défini par cet ensemble de propriétés, pensez-vous que l’enseignant conserve, ou non, une certaine marge de manoeuvre ? Et quelle serait-elle ?

pointg.gif (57 octets) C’est une question très difficile, mais je pense que oui. Si je n’avais pas été convaincu qu’il existe une marge de manoeuvre, je ne serais pas là.
Plus sérieusement, au niveau de l’analyse, je pense qu’une des conséquences pratiques de ce que j’ai dit est qu’une conscience et une connaissance des lois spécifiques du marché linguistique dont telle classe particulière est le lieu peuvent, et cela quel que soit l’objectif qu’on poursuive (préparer au bac, initier à la littérature moderne ou à la linguistique), transformer complètement la manière d’enseigner.
Il est important de connaître qu’une production linguistique doit une part capitale de ses propriétés à la structure du public des récepteurs. Il suffit de consulter les fiches des élèves d’une classe pour apercevoir cette structure : dans une classe où les trois quarts des élèves sont fils d’ouvriers, on doit prendre conscience de la nécessité d’expliciter les présupposés. Toute communication qui se veut efficace suppose aussi une connaissance de ce que les sociologues appellent le groupe des pairs : le professeur le sait, sa pédagogie peut se heurter, dans la classe, à une contre-pédagogie, à une contre-culture ; cette contre-culture —et c’est encore un choix—, il peut, étant donné ce qu’il veut faire passer, la combattre dans certaines limites, ce qui suppose qu’il la connaisse. La connaître, c’est par exemple connaître le poids relatif des différentes formes de compétence. Parmi les changements très profonds survenus dans le système scolaire français, il y a des effets qualitatifs des transformations quantitatives : à partir d’un certain seuil statistique dans la représentation des enfants des classes populaires à l’intérieur d’une classe, l’atmosphère globale de la classe change, les formes de chahut changent, le type de relations avec les profs change. Autant de choses que l’on peut observer et prendre en compte pratiquement, Mais tout ceci ne concerne que les moyens. Et de fait la sociologie ne peut pas répondre à la question des fins ultimes (que faut-il enseigner ?) : elles sont définies par la structure des rapports entre les classes. Les changements dans la définition du contenu de l’enseignement et même la liberté qui est laissée aux enseignants pour vivre leur crise tient au fait qu’il y a aussi une crise dans la définition dominante du contenu légitime et que la classe dominante est actuellement le lieu de conflits à propos de ce qui mérite d’être enseigné.

Je ne peux pas (ce serait de l’usurpation, je me conduirais en prophète) définir le projet d’enseignement ; je peux simplement dire que les professeurs doivent savoir qu’ils sont délégués, mandatés, et que leurs effets prophétiques eux-mêmes supposent encore le soutien de l’institution. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas lutter pour être partie prenante dans la définition de ce qu’ils ont à enseigner.

Question : Vous avez présenté le professeur de français comme l’émetteur légitime d’un discours légitime qui est le reflet d’une idéologie dominante et de classes dominantes à travers un outil très fortement « imprégné » de cette idéologie dominante : le langage.
Ne pensez-vous pas que cette définition est aussi très réductrice ? Il y a, du reste, une contradiction entre le début de votre exposé et la fin où vous disiez que la classe de français et les exercices de l’oral pouvaient aussi être le lieu d’une prise de conscience et que ce même langage, qui pouvait être le véhicule des modèles de classes dominantes, pouvait aussi donner à ceux que nous avons en face de nous et à nous-mêmes quelque chose qui est le moyen d’accéder aux maniements d’outils qui sont des outils indispensables.
Si je suis ici, à l’AFEF, c’est bien parce que je pense que le langage est aussi un outil qui a son mode d’emploi et qui ne fonctionnera pas si l’on n’acquiert pas son mode d’emploi ; c’est parce que nous en sommes convaincus que nous exigeons plus de scientificité dans l’étude de notre discipline. Qu’en pensez-vous ?
Pensez-vous que l’échange oral dans la classe n’est que l’image d’une légalité qui serait aussi la légalité sociale et politique ? La classe n’est-elle pas aussi l’objet d’une contradiction qui existe dans la société : la lutte politique ?

pointg.gif (57 octets) Je n’ai rien dit de ce que vous me faites dire ! Je n’ai jamais dit que le langage était l’idéologie dominante. Je crois même n’avoir jamais prononcé ici l’expression « idéologie dominante »... Cela fait partie pour moi des malentendus très tristes : tout mon effort consiste au contraire à détruire les automatismes verbaux et mentaux.
Que veut dire légitime ? Ce mot est un mot technique du vocabulaire sociologique que j’emploie sciemment, car seuls des mots techniques permettent de dire, donc de penser, et de manière rigoureuse, les choses difficiles.
Est légitime une institution, ou une action, ou un usage qui est dominant et méconnu comme tel, c’est-à-dire tacitement reconnu. Le langage que les professeurs emploient, celui que vous employez pour me parler (une voix : « Vous aussi vous l’employez ! ». Bien sûr. Je l’emploie, mais je passe mon temps à dire que je le fais !), le langage que nous employons dans cet espace est un langage dominant méconnu comme tel, c’est-à-dire tacitement reconnu connue légitime. C’est un langage qui produit l’essentiel de ses effets en ayant l’air de ne pas être ce qu’il est. D’où la question : s’il est vrai que nous parlons un langage légitime, est-ce que tout ce que nous pouvons dire dans ce langage n’en est pas affecté, même si nous mettons cet instrument au service de la transmission de contenus qui se veulent critiques ?

pointg.gif (57 octets) Autre question fondamentale : ce langage dominant et méconnu comme tel, c’est-à-dire reconnu légitime, n’est-il pas en affinité avec certains contenus ? N’exerce-t-il pas des effets de censure ? Ne rend-il pas certaines choses difficiles ou impossibles à dire ? Ce langage légitime n’est-il pas fait, entre autres, pour interdire le franc-parler ? Je n’aurais pas dû dire « fait pour ». (Un des principes de la sociologie est de récuser le fonctionnalisme du pire : les mécanismes sociaux ne sont pas le produit d’une intention machiavélique ; ils sont beaucoup plus intelligents que les plus intelligents des dominants).
Pour prendre un exemple incontestable : dans le système scolaire, je pense que le langage légitime est en affinité avec un certain rapport au texte qui dénie (au sens psychanalytique du terme) le rapport à la réalité sociale dont parle le texte. Si les textes sont lus par des gens qui les lisent de telle manière qu’ils ne les lisent pas, c’est en grande partie parce que les gens sont formés à parler un langage dans lequel on parle pour dire qu’on ne dit pas ce qu’on dit. Une des propriétés du langage légitime est précisément qu’il déréalise ce qu’il dit. Jean-Claude Chevalier l’a très bien dit sous forme de boutade : « Une école qui enseigne l’oral est-elle encore une école ? Une langue orale qui s’enseigne à l’école est-elle encore orale ? ».
Je prends un exemple très précis, dans le domaine de la politique. J’ai été frappé de me heurter au fait que les mêmes interlocuteurs qui, en situation de bavardage, faisaient des analyses politiques très compliquées des rapports entre la direction, les ouvriers, les syndicats et leurs sections locales, étaient complètement désarmés, n’avaient pratiquement plus rien à dire que des banalités dès que je leur posais des questions du type de celles que l’on pose dans les enquêtes d’opinion —et aussi dans les dissertations. C’est-à-dire des questions qui demandent qu’on adopte un style qui consiste à parler sur un mode tel que la question du vrai ou du faux ne se pose pas. Le système scolaire enseigne non seulement un langage, mais un rapport au langage qui est solidaire d’un rapport aux choses, un rapport aux êtres, un rapport au monde complètement déréalisé.

Intervention au Congrès de l’AFEF, Limoges, 30 octobre 1977

Pierre Bourdieu

DOCUMENTS

Alors que l’Unité populaire a cherché par une dernière manœuvre (intégrer les généraux au gouvernement) à sauver le pacte de tromperie liant la classe ouvrière à l’Etat bourgeois, alors qu’il devient évident que l’on va à l’affrontement final, le MIR, principale organisation d’extrême gauche chilienne, montre, malgré ses critiques, comment il a soutenu le gouvernement de l’Unité populaire d’Allende et contribué à semer des illusions sur la prétendue utilité d’un gouvernement de gauche :

« Réponse aux attaques du secrétaire général du PC » ( paru en février 1973 – dans « Le Rebelle »)
« Le pouvoir populaire autonome, indépendant et alternatif à l’Etat bourgeois n’est pas une fantasmagorie mais une réalité et une nécessité.
Dans sa lettre à Carlos Altamirano, le secrétaire général du PC, Luis Corvalan, a écrit : « Mais force est de constater, comme on l’a déjà dit, que l’impérialisme et l’oligarchie des Jarpa et des Frei ne concentrent pas leurs feux sur le fantasmagorique pouvoir populaire indépendant du gouvernement dont parle le MIR et qui n’existe que dans les cervelles échauffées de ses dirigeants, mais bien sur le gouvernement du président Allende. » (…) Ce que veulent la grande bourgeoisie et l’impérialisme, c’est éviter que la classe ouvrière et les masses populaires avancent dans une indépendance de classe, vers la prise de pouvoir politique. C’est dans ce contexte que les classes réactionnaires et leurs partis se sont proposés d’empêcher le gouvernement actuel de mener une politique de véritable gouvernement des travailleurs qui susciterait, encouragerait et appuierait la mobilisation et la lutte indépendante des masses. C’est pourquoi, en octobre, la bourgeoisie a imposé la solution du cabinet Union Populaire – généraux afin précisément de placer le gouvernement sous la garde d’une institution qui est un « agent de l’Etat bourgeois », dans ce cas un « agent restaurateur ». C’est pourquoi aussi l’impérialisme et la bourgeoisie recherchent la chute du gouvernement (…) C’est précisément pour ces raisons que la mobilisation croissante des masses et leur structuration en organes de pouvoir, indépendants de l’Etat bourgeois et autonomes, est la seule solution réelle pour que la classe ouvrière et les masses populaires puissent affronter, avec des chances de succès, les forces de la réaction bourgeoise. La bourgeoisie l’a parfaitement bien compris, et c’est pourquoi elle mène la bataille pour subordonner à l’état bourgeois toute forme d’organisation de masse indépendante, toute forme de pouvoir de masse. Elle bénéficie, dans cette entreprise, du concours du réformisme, de l’appui de la direction du PC, qui refuse d’encourager le développement de formes de pouvoir populaire autonomes et contradictoires avec l’Etat bourgeois chilien. (…) En fait, la direction du PC est opposée au développement d’un pouvoir ouvrier et populaire alternatif et autonome parce qu’elle ne se propose pas, dans cette période, la prise du pouvoir politique par le prolétariat, la substitution révolutionnaire de l’Etat actuel mais, comme le dit le sénateur Corvalan, « Nous sommes partisans de faire avancer le processus révolutionnaire dans les limites de l’actuel Etat de droit, ce qui ne nous empêche pas de l’améliorer progressivement. » (…) Cela veut dire que la direction du PC se propose une longue période de luttes pour apporter, par l’action parlementaire, des réformes au système capitaliste, à l’Etat de droit bourgeois, et ainsi parvenir graduellement au socialisme. (…) Il faut dire clairement que la direction du PC veut une réforme du capitalisme et une démocratisation de l’actuel Etat bourgeois, mais qu’il ne veut, dans la période ou l’étape actuelle, ni la prise de pouvoir politique ni le socialisme. Et non pas parce que les conditions n’y sont pas. Marx et Lénine ont défini les périodes où le prolétariat pouvait se proposer la remise en question réelle du pouvoir de l’Etat : ce sont les périodes de crise de la société, de crise de la domination bourgeoise et de montée du mouvement de masse, période que nous vivons au Chili dans sa phase prérévolutionnaire. (…) Le pouvoir populaire indépendant est à ce point réel qu’il est l’une des principales préoccupations de la direction du PC et que les masses qui reconnaissent encore en lui un guide, et même les bases du parti, commencent à lui échapper en menant une politique contraire à sa ligne officielle. Jusqu’à la grève d’octobre, la direction du PC s’est opposée aux commandos et aux conseils municipaux de travailleurs. Mais octobre lui a montré qu’elle ne pouvait aller à contre-courant de la lutte des classes. Elle a alors décidé d’accepter formellement les commandos et les conseils, mais elle a tenté de leur ôter tout leur contenu prolétarien en essayant de les transformer en instrument de lutte corporative et de démocratisation de l’Etat bourgeois. Les commandos et les conseils, le développement du pouvoir alternatif et autonome, constituent des organes fondamentaux pour ouvrir le chemin de la révolution prolétarienne.
« La véritable position du MIR vis-à-vis du gouvernement
« Dans la lettre que nous avons déjà citée, le sénateur Corvalan déclare que « Le MIR discrédite totalement le gouvernement actuel. Alors que vous (le PS) et nous (le PC) estimons que le gouvernement œuvre en faveur de changements et veut ouvrir la voie au socialisme, le MIR soutient qu’il se propose la réaffirmation de l’ordre bourgeois. »
Ce n’est pas la position exacte du MIR. Nous pensons que, jusqu’à la constitution du cabinet U.P-généraux, le gouvernement a été, de façon dominante, réformiste de gauche, qu’il a étendu les libertés démocratiques au Chili et qu’il a mis en pratique un projet limité de réformes en faveur de la classe ouvrière. En ce sens, nous lui reconnaissons une certaine valeur, ce qui ne veut pas dire que nous ayons été absolument d’accord avec sa pratique, ni avec sa politique de subordonner la lutte indépendante du prolétariat à la capacité d’action et aux limites politiques du gouvernement. Au contraire, nous accordons une valeur à un gouvernement de gauche dans la mesure où il représente réellement un instrument et un levier important dans la lutte de la classe ouvrière et des masses. C’est pourquoi nous critiquons la politique réformiste qui, par ses hésitations et son manque de confiance dans les masses, a conduit par la suite à rechercher la solution à la crise d’octobre dans l’incorporation de quelques représentants du corps des officiers des forces armées au cabinet. Cela a été le point de départ d’un processus graduel de réaffirmation de l’ordre bourgeois à l’intérieur du gouvernement et de l’appareil d’Etat. (…)

« L’essence de la politique de la direction du PC est l’alliance des forces populaires avec la « bourgeoisie nationale »
« (…) Devant l’échec de sa stratégie – dû à la crise de l’économie, et par conséquent à la crise de son modèle d’accumulation des forces qui se base sur des victoires économiques – la direction du PC propose donc aujourd’hui une nouvelle alliance des classes qui non seulement donne des garanties à la bourgeoisie, mais qui redéfinit l’alliance sociale , l’alliance de classes qui soutient le programme actuel de l’U.P, en donnant un rôle plus important à la bourgeoisie nationale. Selon José Caldemartoni, membre de la commission politique du PC, cette alliance exige une redéfinition des rapports entre la bourgeoisie nationale et le prolétariat, rapports qui, de lutte et d’opposition entre exploiteurs et exploités, doivent se transformer en « rapports de coopération entre capital et travail salarié ». (…) En fait, nous pensons que la direction cherche plutôt à convaincre le prolétariat de collaborer à la pleine restauration de la domination bourgeoise. On comprend ainsi parfaitement les récentes affirmations du secrétaire général du PC selon lesquelles « nous sommes partisans de faire avancer le processus révolutionnaire dans les limites de l’actuel Etat de droit, ce qui ne nous empêche pas de l’améliorer progressivement. » La direction du PC renonce donc à impulser la lutte anti-capitaliste et socialiste du prolétariat. Dans la période actuelle, elle ne se fixe pas pour objectif la conquête du pouvoir politique par la prolétariat, mais la réforme du capitalisme des monopoles, du latifundium et de la pénétration impérialiste dans « certains secteurs » de l’économie, ainsi que dans la démocratisation de l’Etat bourgeois, par des améliorations progressives qui s’introduiront dans l’édifice capitaliste et exploiteur de la société chilienne.
Les raisons invoquées par la direction du PC pour mener cette politique se trouvent dans l’argument connu et fallacieux de sa conception du rapport des forces internes (fondamentalement électorales pour la direction du PC) ne permettrait pas de se fixer des objectifs socialistes dans un pays situé dans l’arrière-cour coloniale de l’impérialisme yankee.
Mais la contradiction, le paradoxe, sont que la direction du PC ne propose pas de politique pour briser ce rapport de forces internes, sauf de gagner la « bataille de la production » et, à partir de la solution des problèmes économiques, de gagner les masses et de modifier ce rapport. (…) Comme la direction du PC a vu qu’elle ne pouvait pas gagner la bataille de la production dans une économie capitaliste sans le concours de la bourgeoisie, elle a décidé d’appeler la « bourgeoisie nationale » à son secours. (…)
En réalité, le problème est autre. Au Chili, il n’y a jamais eu de début d’une quelconque transition du capitalisme au socialisme. Depuis le 4 septembre jusqu’à maintenant, il n’y a eu qu’une transition vers un capitalisme d’Etat, sous la domination d’un gouvernement réformiste de gauche. (…) Tout le secret de la révolution prolétarienne réside dans l’activité indépendante et autonome des masses. »
Le Secrétariat national du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR)
Santiago, le 20 février 1973
Signalons que, malgré le radicalisme de certaines formules et la justesse de certaines appréciations concernant le PC (mais pas ses alliés réformistes comme le PS ou Allende), ce texte ne donne aucune perspective devant la situation : vers l’affrontement avec les forces armées

Extraits de « Les causes de la défaite » de Miguel Enriquez, secrétaire général et principal dirigeant du MIR (interview pour le journal trotskyste français « Rouge » :
« Le gouvernement de l’U.P était un gouvernement petit-bourgeois de gauche. Son axe était l’alliance du réformisme ouvrier avec le réformisme petit-bourgeois. Il mena pendant trois ans une politique réformiste caractérisée par sa soumission à l’ordre bourgeois et ses tentatives constantes de concrétiser un projet de collaboration de classes.
Le réformisme n’a pas compris le caractère de la période pendant son gouvernement, ce qui l’a empêché de développer son projet de collaboration de classes avec succès. Le système de domination capitaliste était entré en crise. Le mouvement de masse, dont les mobilisations et l’activité avaient augmenté depuis 67, entra en ébullition avec l’arrivée de l’U.P au gouvernement. Pendant les trois dernière années, les masses multiplièrent leurs mobilisations et développèrent leur niveau d’organisation et de conscience au-delà de tout ce qu’on avait vu auparavant au Chili.
En même temps, et en partie comme conséquence de ce qui précède, la crise interbourgeoise a continué à s’approfondir. C’est ce qui a égaré le réformisme. (…) Les deux fractions de la bourgeoisie avaient clairement avaient clairement saisi, et dès le début, que l’ascension du mouvement de masse, par son caractère, allait au-delà des timides réformes que l’U.P proposait et qu’elle menaçait le système de domination capitaliste lui-même. (…) L’accentuation et la polarisation de la lutte des classes a historiquement fermé toute possibilité de succès aux projets de collaboration de classes du réformisme.
S’appuyant toujours sur cet illusoire projet de collaboration de classes et sur l’illusion d’avoir conquis le pouvoir, l’U.P mena une politique économique qui opérait essentiellement sur la consommation et non sur la propriété des moyens de production : redistribution drastique des revenus, donc augmentation de la consommation, en augmentant la production uniquement par l’utilisation maximum de la capacité de production existante, ce qui était atteint vers le milieu de 1972. L’U.P a aussi agi sur les moyens de production, mais de manière limitée : nationalisation des grandes mines de cuivre et des banques, projet de ne faire passer à l’aire de propriété sociale que 91 des grandes entreprises (dont le nombre total oscille entre 500 et 800), protégeant toutes les grandes entreprises de la construction et de la distribution. D’autre part, dans le domaine agricole, pendant l’année 71, l’U.P limita l’expropriation des fundos à un peu plus de mille, allant ensuite jusqu’à trois mille. Toutefois, l’expropriation ne touchait que les fundos de 80 hectares, les latifundistes avaient droit à une réserve de 80 hectares et pouvaient choisir les meilleures terres. C’est ainsi que l’U.P fut conduite à protéger explicitement les grandes entreprises agricoles, dont la surface est justement comprise entre 40 et 80 hectares (celles-ci produisaient en 73 près de 50% de toute la production agricole du Chili, leur nombre a augmenté de 4500 en 1970 à 9000 en 1973).
Sur le terrain politique, son projet de collaboration de classes s’est exprimé non seulement dans sa subordination à l’institutionnalité bourgeoise, mais aussi dans la légitimation de cette dernière devant les masses, alors que la classe dominante, ayant la « légalité » de son côté, contrôlait de puissantes institutions de l’appareil d’Etat (pouvoir judiciaire, parlement, majorité du corps des officiers des forces armées, etc). A travers ces institutions, dans les faits, elle cogouvernait le Chili en soumettant le gouvernement à une constante hostilité (blocus parlementaire, accusations contre les ministres, procès contre les fonctionnaires du gouvernement, etc).
Toutes ces concessions et vacillations n’étaient pas gratuites ni indifférentes pour le mouvement de masse, unique source réelle de force possible pour le gouvernement. Toutes ces concessions (la protection donnée aux grands entrepreneurs, les promesses de paiement de la dette extérieure aux Américains, la légitimation des hauts officiers des forces armées, etc) ont renforcé les classes dominantes, lesquelles, appuyées par le blocus financier américain, ont réussi à conserver entre leurs mains d’énormes marges de pouvoir et de richesses qu’elles n’ont pas hésité à lancer avec violence contre le gouvernement et contre la classe ouvrière et le peuple : sabotage de la production à partir d’entreprises qu’ils conservaient, accaparement, spéculation et marché noir, inflation, pressions militaires, etc.
En plus, toutes ces concessions du réformisme ont conduit à léser et frapper des secteurs du peuple : protection donnée aux grands entrepreneurs industriels, agricoles, distributeurs, etc., qui barraient le chemin à la lutte des travailleurs, manque d’appui aux mobilisations directes des travailleurs, attaques contre ces dernières, incluant même des actions répressives ponctuelles, combat contre le travail politique au sein des forces armées. Tout cela à la fois fragmentait la gauche, divisait et confondait les travailleurs qui voyaient dans le gouvernement un instrument de leurs luttes.
Sur le terrain politique, l’U.P développa la voie parlementaire, les tentatives avortées d’alliance avec le parti démocrate-chrétien et, à chaque fois que ces dernières échouaient, non seulement l’U.P se refusait à faire appel aux masses, mais en plus elle se réfugiait dans l’appareil d’Etat et de l’institutionnalité, en particulier celui du corps des hauts officiers réactionnaires des forces armées.
Mais, perdu dans ses vacillations, le réformisme a dû reculer devant les pressions du mouvement de masse, sa large base populaire, et devant la force des mobilisations directes du peuple. Ce sont les masses qui ont occupé plus de 300 grandes entreprises et obligé le gouvernement à les prendre sous son contrôle. Ce sont elles qui ont fait irruption dans les forteresses de la bourgeoisie agraire par les prises de fundos entre 40 et 80 hectares, qui ont occupé de nombreuses entreprises de construction, des vignes et quelques centres de distribution. (….)
Ainsi le gouvernement, soumis à l’ordre bourgeois et cherchant à sceller une alliance avec une fraction de la bourgeoisie, a fait toutes sortes de concessions aux institutions et à la classe dominante, en blessant les intérêts de la classe ouvrière et du peuple, ainsi désorientés. Pendant ce temps-là, les classes dominantes n’ont jamais perdu de vue le caractère révolutionnaire et anticapitaliste que prenait le mouvement des masses et elles ont ouvert les hostilités contre le gouvernement dès le début, malgré toutes les promesses et limitations des projets réformistes de celui-ci. (…)
Tout cela s’est vu multiplié après l’échec de la tentative de coup d’Etat militaire du 29 juin 73 et la menace putschiste découlant de celui-ci. D’un côté, le gouvernement n’a pris aucune mesure contre les véritables conspirateurs, il n’a pas opéré de changements parmi les cadres de l’armée, se bornant à arrêter ceux qui étaient directement impliqués, etc.
Le mouvement de masse, avec à sa tête la classe ouvrière, a atteint un formidable niveau de conscience et d’organisation : il occupa des centaines d’usines, il s’organisa en cordons industriels (semblables à des conseils ouvriers) et, en quelques endroits, en commandos communaux (où s’organisaient ouvriers, pobladores, étudiants et paysans), parvenant même à développer massivement des formes organiques et matérielles d’autodéfense.
La classe dominante a utilisé une double tactique. D’un côté, elle a développé avec force son offensive (grève des camionneurs, attentats, accusations contre les ministres au parlement, blocage de la Contraloria, déclarations du président du sénat et de la chambre des députés, etc) et d’un autre côté elle a laissé faire un secteur du parti démocrate-chrétien qui ouvrait le dialogue avec le gouvernement en exigeant d’abord des concessions, ensuite le consensus, puis la capitulation et finalement la démission.
Avec l’illusion de ce dialogue, le gouvernement commença la capitulation et scella ainsi son sort en ces semaines : il constitua un cabinet du dialogue, puis le cabinet civico-militaire et frappa les travailleurs, il rendit des dizaines d’usines conquises par les travailleurs. Il combattit le pouvoir populaire (commandos et cordons industriels), réalisa des opérations répressives ponctuelles pour faire évacuer des usines, réprima dans les rues les ouvriers de certains cordons industriels et pobladores, combattit furieusement la gauche révolutionnaire en l’accusant d’être subversive ; il permit et finalement donna sa caution à des dizaines de perquisitions militaires dans des usines à la recherche d’armes, dans quelques unes desquelles on tortura sauvagement des ouvriers et des paysans (Nentehue, Sumar, etc), il poursuivit pénalement les marins de la flotte qui préparaient des mesures d’autodéfense en cas de coup militaire, donnant ainsi sa caution aux tortures brutales auxquels ils furent soumis par les officiers de la marine et permettant la poursuite pénale et la persécution par la justice militaire de la marine des secrétaires généraux du PS et du MAPU.
Avec cela, le gouvernement renforçait l’offensive de la classe dominante, de même que les officiers supérieurs réactionnaires ; il frustra, déconcerta et désarticula les secteurs de base de l’armée antiputschistes et divisa la gauche, ouvrant le chemin du putschisme.
Voilà la responsabilité de la politique réformiste et c’est cela que certains tentent de cacher et d’obscurcir. »

« Le 11 septembre 1973, la junte militaire présidée par le général Pinochet renversait le gouvernement de gauche du président Salvador Allende et commençait l’une des plus sanglantes répressions que la gauche et la classe ouvrière aient eu à souffrir ces dernières années. L’un des membres de cette junte, le général d’aviation Augusto Leigh, expliquait froidement : « Nous agissons ainsi, car c’est préférable qu’il y ait 100.000 morts en trois jours, et non un million en trois ans, comme en Espagne. » La référence était claire. Et l’objectif parfaitement défini. L’un des premiers décrets de la junte fut d’ailleurs celui qui prononçait la dissolution de toutes les organisations de gauche ainsi que la dissolution des syndicats. (…) Il n’y eut pas les 100.000 morts en trois jours annoncés par Leigh, mais il y en eut tout de même 30.000 dans un pays de 10 millions d’habitants. A ces assassinats, il fallait ajouter ceux que l’on emprisonna dans les casernes, les commissariats, dans les stades, le plus souvent après qu’on les ait torturés. Le commandant du stade « Chile » à Santiago, qui regroupait de 5000 à 7000 prisonniers, s’adressait ainsi aux prisonniers : « Vous êtes des prisonniers de guerre. Vous n’êtes pas des Chiliens, mais des marxistes, des étrangers. Aussi sommes-nous décidés à vous tuer jusqu’au dernier. En ce qui me concerne, je le ferais avec grand plaisir, avec une joie particulière. Ne croyez pas que j’aurais des remords de conscience, si aucun de vous ne sort vivant de ce camp de prisonniers. » Oui, la junte avait frappé fort et vite. Elle frappait surtout les pauvres, les travailleurs, les paysans. Les ouvriers étaient les premiers visés, mais aussi les paysans, comme en témoigne ce récit publié dans le « Nouvel Observateur » qui montre que l’armée ne lésinait pas sur les moyens : « Trois mille soldats ont ratissé le secteur. Du haut des hélicoptères, ils ont tiré les paysans comme des lapins. L’aviation a fini le travail au napalm. Six jours après, c’était fini. Il y a eu des centaines de victimes. » (…) La bourgeoisie chilienne, grande, moyenne ou petite, faisait payer de cette manière la grande peur qu’elle avait eue devant la montée des grèves, devant les nationalisations, devant la réforme agraire, applaudissant aux débordements d’une soldatesque ivre de vengeance. Mais, derrière tout cela, il y avait un choix politique, un plan lucide des militaires et des milieux d’affaires. Ce choix, c’était celui de briser la classe ouvrière, en lui interdisant toute possibilité de s’organiser. Les généraux ne se contentaient pas d’interdire le Parti Socialiste, le Parti Communiste, le MAPU, le MIR ou la CUT (la centrale syndicale) : il ne leur suffisait d’emprisonner ou même d’assassiner les dirigeants, les militants politiques. Il leur fallait s’attaquer à l’ensemble de la classe ouvrière, éliminer les plus déterminés, intimider les autres. Aux assassinats, aux tortures, aux emprisonnements s’ajoutèrent des licenciements. Il y en eut 300.000 dans les douze premiers mois de la dictature. Un travailleur chilien sur dix. Il y eut une véritable mise en fiches de la classe ouvrière. Chaque employeur, chaque industriel ou commerçant devait envoyer une copie du certificat de travail de chacun de ses employés aux autorités militaires. Tout nouveau demandeur d’emploi devait remplir un questionnaire dans lequel il devait faire état de ses antécédents politiques. De fait, la junte mit en tutelle tout le pays. On expulsa de l’enseignement 40% des instituteurs et des professeurs de lycée, 20 à 30% des professeurs de l’enseignement supérieur. Cette dictature a créé les conditions d’une surexploitation de la classe ouvrière chilienne. En quelques années, le pouvoir d’achat des salariés a été réduit de 40%. Le taux du chômage a vite atteint 15 à 20%. Des dizaines de milliers de chômeurs ont été contraints de prendre des emplois dans des travaux d’utilité publique, sorte d’ateliers nationaux, où ils ne touchaient que le tiers du minimum vital. (…) La défaite du prolétariat chilien est survenue par les mêmes mécanismes fondamentaux que ceux qui ont abouti à la défaite du prolétariat italien en 1922, du prolétariat allemand en 1933 et du prolétariat espagnol en 1939. (…) Au milieu des années soixante, le démocrate-chrétien Eduardo Frei, en se présentant aux élections présidentielles de 1964, se déclara « prêt à rompre avec les forces traditionnelles » et à « passer dans le camp populaire ». « Il faut, disait-il, mettre l’accent sur le mot révolution, parce que, aujourd’hui, il n’est plus temps de recourir à l’évolution. » Tout cela ne l’empêchait d’ailleurs pas de recevoir, durant toute sa campagne, un million de dollars par mois des Etats-Unis. En 1964, Frei fut élu avec plus de 56% des voix. Le candidat de la gauche, Allende, en recueillit 39%. Frei faisait voter la loi de réforme agraire promise qui prévoyait l’expropriation des domaines au-dessus de 80 hectares. Dans les villes, et surtout dans les bidonvilles de leur périphérie, il favorisait la création de toutes sortes d’associations. Dans la classe ouvrière, mais aussi dans les campagnes, la libéralisation du droit syndical s’accompagnait d’un accroissement considérable du nombre de syndiqués. En 1967, le gouvernement Frei négociait avec les trusts américains du cuivre le rachat de 51% de leurs actifs. C’était la « chilénisation » du cuivre promise. Mais les limites de sa politique apparurent rapidement. La tentative de desserrer l’emprise américaine sur le cuivre aboutit au résultat inverse. L’Etat chilien accepta d’indemniser les trusts américains bien au-delà de la valeur de leurs biens. Et payer au prix fort tout cela, cela voulait dire pour l’Etat chilien s’endetter encore plus. L’inflation se développait. Le chômage grandissait. Et Frei se heurta à l’agitation des couches sociales qu’il avait tenté de séduire, ou au moins de calmer. Dans la classe ouvrière, les mouvements de grève se multiplièrent. Dès octobre et novembre 1965, les mines de cuivre étaient paralysées pendant plus d’un mois, malgré l’instauration de l’état d’urgence et l’arrestation des dirigeants syndicaux. En mars 1966, l’armée tirait sur les mineurs en grève à El Salvador, faisant dix morts et plus de 60 blessés. Le détachement militaire était commandé par un certain colonel Pinochet. L’agitation gagna aussi les bidonvilles. A Puerto Montt, dans le sud du pays, en 1969, l’intervention des carabiniers contre des sans-logis qui occupaient illégalement un terrain, fit sept morts. Dans la capitale même, à Santiago, à la fin du mandat de Frei, des sans-logis s’installaient sur des terrains promis à la spéculation immobilière. Dans les campagnes, l’impatience devant la lenteur de la réforme agraire se développait. Et en 1970, les occupations de grandes propriétés se comptaient par centaines. Même l’armée revendiquait. En octobre 1969, un régiment de blindés occupait sa caserne, à Tacna, et exigeait une augmentation des commandes d’armement et des soldes. C’est dans une situation de relative agitation populaire qu’eurent lieu les élections présidentielles de novembre 1970. Ce fut le candidat de l’Unité Populaire, Salvador Allende, qui arriva en tête. L’Unité Populaire s’était formée en 1969 de l’alliance du Parti Communiste, le parti le plus implanté dans la classe ouvrière, qui dirigeait la confédération syndicale unique, la CUT ; du Parti Socialiste qui avait déjà, à la fois une longue expérience de participation ministérielle et une phraséologie très révolutionnaire ; du Parti Radical – ou du moins ce qui restait de cet ancien parti des classes moyennes qui avait fondu au profit de la Démocratie Chrétienne. Et puis, il y avait aussi le MAPU, scission de gauche des démocrates chrétiens. Enfin, deux petits partis du centre. Le programme de l’Unité Populaire était radical dans le ton, dénonçant vigoureusement le pillage du pays, l’exploitation des masses populaires, stigmatisant le réformisme « incapable de résoudre les problèmes du peuple » et préconisant « les transformations révolutionnaires dont le pays avait besoin. » Mais, s’engageant à achever rapidement la réforme agraire de Frei, à nationaliser les mines de cuivre, ce programme restait pratiquement identique à celui de la Démocratie Chrétienne. Les quarante mesures à prendre allaient du contrôle des prix et de l’inflation à la distribution d’un demi-litre de lait par jour aux enfants, en passant par des augmentations de salaire, la médecine gratuite et des logements corrects. Les libertés démocratiques « devaient être étendues », une nouvelle constitution devait établir une assemblée du peuple unique comme organe suprême du pouvoir. Salvador Allende, représentant du Parti Socialiste, était un vieux routier du Parlement : né en 1908, Salvador Allende était issu d’une famille de tradition radicale et franc-maçonne. (…) Ministre de la Santé à 30 ans dans le gouvernement de Front Populaire en 1938, sénateur depuis 1945 et président du Sénat depuis 1968. (…) Le 24 octobre 1970, Allende était proclamé président par l’immense majorité du congrès : 153 voix contre 35% à Alessandri et 7 abstentions. C’est donc de la quasi-totalité de la classe politique qu’Allende tenait son pouvoir. (…) Le 5 novembre, Allende affirmait dans son discours inaugural : « C’est la victoire des travailleurs. » (…) Le gouvernement de l’Unité Populaire accéléra le rythme de la réforme agraire, mais il s’en tint aux cadres définis par Frei. En ce qui concerne les banques, l’industrie et le commerce, le gouvernement d’Unité Populaire, conformément à son programme, s’employa dès son arrivée au pouvoir à nationaliser les grandes entreprises étrangères ou chiliennes qui lui paraissaient décisives pour le contrôle de l’économie. Mais il s’agissait souvent de racheter les actions au prix fort. Il fit adopter par le Parlement la nationalisation des mines de cuivre. Aucun parti ne voulut voter contre, et la loi fut donc adoptée à l’unanimité, le 11 juillet 1971. Ce fut la seule loi nouvelle importante qu’Allende obtint du Parlement, où la majorité appartenait à l’opposition de la Démocratie Chrétienne et du Parti National. (…) Allende estima à 774 millions de dollars les bénéfices excessifs réalisés. Une fois ceux-ci déduits des indemnités dues par l’Etat chilien, il restait 310 millions de dollars dus par Kennecott au gouvernement chilien 68 millions de dollars dus par Anaconda. Toutefois, Allende reprenait les dettes à son compte : 700 millions de dollars. Cela n’empêcha pas les compagnies et le gouvernement des Etats-Unis de pousser les hauts cris. Dans toutes les entreprises nationalisées, dans APS (le secteur de la propriété sociale), le gouvernement instaura un système de participation des travailleurs à la gestion de l’entreprise. Car pour l’Unité Populaire, le gros problème, c’était d’augmenter la production. Dans les entreprises nationalisées, les cadences furent augmentées. Finalement, fin 1971, le gouvernement de l’Unité Populaire a placé sous son contrôle la quasi-totalité des ressources minières : cuivre, nitrate, charbon, ainsi que la sidérurgie. Il contrôlait également 90% du secteur financier et bancaire, 80% des exportations et 55% des importations. En 1971, la production intérieure augmenta de 8,5% alors qu’elle stagnait à la fin du gouvernement Frei. Sur le plan social, en dehors de l’attribution gratuite d’un demi-litre de lait quotidien à chaque enfant qui fut l’une des mesures les plus populaires, les salaires furent augmentés de 35% (correspondant à la hausse du coût de la vie en 1970) pour les employés, 70% pour les militaires et les fonctionnaires, 100% pour les ouvriers et les paysans. Près de 200.000 emplois furent créés en un an. Par ailleurs, les prix furent bloqués. L’augmentation des prix, qui atteignait 35% en 1970, tomba à 20%, et le chômage dans le grand Santiago passa de 8,3% fin 1970 à 3,8% fin 1971. Dès mars 1971, les résultats des élections municipales constituèrent un premier succès puisque l’Unité Populaire y recueillit la majorité absolue, 50,9% des voix exactement. Pourtant, Allende et l’Unité Populaire ne s’appuyèrent pas sur les premiers succès pour pousser leur avantage. Bien au contraire. L’Unité Populaire renonça à briser la résistance du Parlement en utilisant la voie du référendum pour opérer les nationalisations et la révision de la constitution. La promesse d’une assemblée unique et de la réforme des institutions fut abandonnée. Allende respecta sa promesse de ne pas toucher aux fonctionnaires d’une administration démocrate-chrétienne ou de droite qui lui était hostile. Il respecta également le pouvoir judiciaire. Après avoir signé un projet de loi destiné à mettre sur pied des tribunaux de quartiers et avoir demandé, fin janvier 1971, au Parlement d’en discuter d’urgence, il retira finalement début mars le projet, devant le tollé qu’il suscita de la part de la droite. Et alors que la Cour Suprême refusa début janvier la levée de l’immunité parlementaire d’un sénateur compromis dans le complot qui aboutit à l’assassinat du général Schneider. Allende (…) ordonna de faire effacer toutes les inscriptions murales hostiles à la Cour Suprême que les militants de gauche, indignés, dénonçaient avec vigueur. La police elle-même est restée intacte. Cela signifiait tout simplement que la police et la justice poursuivaient leur travail habituel, intervenant en défendant des propriétaires contre les paysans qui occupaient les terres ou les ouvriers qui occupaient leurs usines, expulsant, condamnant, incarcérant par dizaines les gens du peuple. C’est ainsi que le 22 octobre 1971, les bandes armées des propriétaires attaquèrent les paysans qui occupaient un de leurs domaines. Ils ouvrirent le feu, tuèrent un paysan, militant du MIR, une organisation d’extrême-gauche castriste, qui ne faisait pas partie de l’Unité Populaire, mais soutenait le gouvernement, ils en blessèrent d’autres et parvinrent à déloger les paysans. Lors des obsèques du paysan assassiné, le dirigeant du MIR, Miguel Enriquez raconta : « Trois carabiniers prêtèrent main forte aux propriétaires ; le gouverneur (…) fut appelé trois fois dans l’espoir qu’il s’entremettrait. Mais il n’en fit rien, il s’abstint, il ne bougea pas. Il accepta que les propriétaires tiraillent pendant trois heures contre les paysans (…) Un paysan a été assassiné, et le ministre de l’Intérieur, après avoir laissé faire des heures, en profita pour condamner les occupations des grands domaines par les paysans. » En ce qui concerne l’armée, le gouvernement de l’Unité Populaire fit tous ses efforts pour convaincre l’état-major que l’Unité Populaire ne lui voulait que du bien. Les achats de matériel militaire aux Etats-Unis passèrent de 3,2 millions de dollars en 1970 à 13,5 millions de dollars en 1972. C’est d’ailleurs bien le seul domaine où l’aide américaine ne fut pas réduite. Les officiers continuèrent à faire des stages auprès des instructeurs nord-américains, les manœuvres conjointes entre l’armée américaine et l’armée chilienne dans le cadre des pactes militaires furent maintenus, etc. On confia aux officiers supérieurs des postes de responsabilités dans les conseils d’administration de dizaines d’entreprises d’Etat, dans les mines, dans le complexe de l’acier, à la commission de l’énergie nucléaire, au conseil de la recherche et du développement scientifique, etc… Par contre, rien ne fut tenté pour s’adresser aux soldats ou aux sous-officiers. Au contraire, le ministère de la Défense, un radical, RIos Valdivia, affirma d’emblée la couleur : « je ne permettrai pas que les partis politiques s’introduisent dans les rangs des Forces Armées, quelles que soient les circonstances. » Le journal du MIR, « El Rebelde », fut saisi en septembre 1971 pour avoir réclamé des droits démocratiques pour les soldats. Promis dans le programme de l’Unité Populaire qui incluait le droit de vote pour les soldats et les sous-officiers, ils ne furent jamais octroyés. Seuls les officiers conservèrent le droit de voter. Sous prétexte que l’armée devait rester apolitique, les partis de l’Unité Populaire s’abstinrent de toute tentative d’organiser et de se rallier les soldats. Carlos Altamirano, le secrétaire général du Parti Socialiste, reconnaît d’ailleurs fort justement : « Socialement, l’apolitisme de l’armée est un phénomène à sens unique. Dans la mesure où il dresse une muraille face à toute influence idéologique de la gauche, il la livre sans contre-poids aux idées réactionnaires. » (…) Allende ne tarissait pas de flatteries à l’égard de l’armée : « Nous sommes fiers du rôle rempli par nos Forces Armées. La caractéristique majeure des Forces Armées du Chili a été l’obéissance au pouvoir civil, l’acceptation sans conteste de la volonté populaire exprimée aux élections, l’acceptation des lois du Chili, de la constitution chilienne. Et il est de ma volonté et de celle de l’Unité Populaire d’assurer le maintien de la conscience professionnelle des Forces Armées. » Il se défendit vigoureusement de la « calomnie qu’on a voulu propager » que le gouvernement tolérait la formation des groupes armés. « Je l’ai dit, je le soutiens et je le réaffirme : le gouvernement populaire s’est engagé – et il faut tenir parole face au pays – à ce qu’il n’y ait pas d’autre force armée au Chili que celle des institutions, c’est-à-dire l’armée de terre, la marine, l’aviation et les forces de police. Le peuple n’a pas besoin d’un autre moyen de défense que son unité et son respect envers les Forces Armées de la Patrie. » Dès le début, il est visible qu’Allende, non seulement tient à se montrer parfaitement respectueux des forces armées, mais compte sur elles pour maîtriser l’ordre et défendre son propre pouvoir. En juin 1971, à la suite de l’assassinat, par un petit groupe terroriste de l’ancien ministre de l’Intérieur démocrate chrétien, responsable de répression féroce sous le gouvernement Frei, il proclama à Santiago, pour la première fois, l’état d’urgence qui consistait à donner des pouvoirs de police exceptionnels aux militaires, car il craignait des troubles de la part de l’opposition. Le chef de la garnison de Santiago s’empressa de répondre de sa fidélité au gouvernement : « Président, l’armée répond du contrôle de la situation. Et vous pouvez être assuré de sa discipline. Le premier colonel qui bouge, je l’abats moi-même. » Ce général s’appelait Augusto Pinochet. Il est significatif que, dès le début, à la première difficulté, par peur d’affrontements sociaux qui n’existaient pas vraiment encore, Allende se soit empressé de recourir à l’état d’urgence, c’est-à-dire à se réfugier derrière l’autorité de l’armée, de faire d’elle l’unique sauveur possible. (…) Dès décembre 1971, la droite fit descendre ses troupes dans la rue, lors de la manifestation dite des « casseroles vides ». Une dizaine de milliers de femmes des beaux quartiers manifestèrent, leurs casseroles vides à la main, pour protester contre les difficultés d’approvisionnement qui n’étaient encore que mineures et ne les touchaient pas : elles pouvaient toujours recourir au marché noir. Les femmes étaient encadrées par les groupes de choc de « Patrie et Liberté », une organisation fasciste. Allende proclama à nouveau l’état d’urgence. Le gouvernement de l’Unité Populaire avait cherché à séduire les classes moyennes, mais il n’a pas fallu longtemps à celles-ci pour comprendre que (…) l’Unité Populaire était d’autant plus timorée, prudente et lâche dans ses actes qu’elle était révolutionnaire en paroles. (…) Force est de constater que l’Unité Populaire a davantage tenté de renforcer et de satisfaire une couche de paysans moyens que de satisfaire les plus pauvres. Le résultat, c’est que ceux-ci s’agitèrent, réclamèrent une réforme plus radicale, tandis que les paysans bénéficiaires de la réforme n’en étaient pas toujours reconnaissants à l’Unité Populaire et songeaient d’abord à leurs propres intérêts en se livrant au marché noir. (…) L’incapacité de l’Unité Populaire d’empêcher le développement du chaos économique était en fait une incapacité politique à se faire craindre des possédants, grands et petits. Elle ne voulut pas contraindre, sous menace d’expropriation, les capitalistes à investir, elle ne les empêcha pas de mettre leurs capitaux à l’abri à l’étranger, elle ne voulut pas se donner les moyens de juguler le marché noir. Il aurait fallu, pour mettre la bourgeoisie hors d’état de nuire, s’appuyer résolument sur la mobilisation des classes populaires. Allende ne voulait pas de cette guerre de classe. Il voulait effectuer certaines réformes dans le cadre du système, ce qui était impossible. Le simple fait d’avoir augmenté les salaires entraînait la paralysie de l’économie dont la structure n’était pas destinée à satisfaire les besoins des couches populaires. Et sans une action révolutionnaire, énergique contre les intérêts particuliers de la bourgeoisie, sans la prise en mains de l’ensemble de l’économie, Allende ne pouvait ni enrayer le chaos économique, ni empêcher les classes moyennes de se dresser de plus en plus résolument contre un gouvernement qui paraissait, lui, irrésolu et incapable. C’est dire que ce n’est pas la crise économique qui a perdu Allende mais bien sa politique qui refusait de s’appuyer sur la force de la classe ouvrière et des classes pauvres pour briser la résistance des possédants. Autant dire que la droite en profita à fond avec de plus en plus d’audace. (…) Dans l’armée, une nouvelle tentative de coup d’Etat fut déjouée en mars 1972, et on apprit qu’un officier considéré comme loyaliste, le général Canales, y était impliqué. Il fut muté, mais conserva son grade. C’est à cette période qu’Allende trouva bon de faire entrer un militaire dans son cabinet avec le portefeuille des Mines. Le comité central du Parti socialiste, en mars 1972, déclara : « Expliquer que le rapport de forces actuel peut permettre un développement stable, de longue durée et tranquille du processus révolutionnaire relève moins de l’ingénuité que d’une position réformiste et aventuriste (…) Si la révolution implique, à telle ou telle étape, un affrontement violent, la position correcte n’est pas de refuser la révolution au nom du moindre coût, mais d’aborder de façon organisée l’affrontement. » Le PS chilien était donc conscient de la situation. Cela ne le rend que plus coupable de n’avoir fait que des déclarations. (…) Le 12 mai, la droite appelait à une manifestation « pour la liberté » à Valparaiso. La CUT, le MIR, les partis de gauche locaux appelèrent cette fois à une contre-manifestation le jour même. Alors que la manifestation de droite fut autorisée, celle de gauche fut interdite. Le président lui-même intervint pour la décommander. En fait, elle eut tout de même lieu, et la police l’attaqua violemment. Un étudiant fut tué par balle et un pêcheur, militant du MAPU, poursuivi par la police dans un immeuble et jeté par une fenêtre, restera paralysé à vie. Il y eut une quarantaine de blessés. Dans ce contexte de difficultés économiques croissantes et de provocations incessantes de la droite, la population laborieuse se mobilisait de plus en plus et cherchait les moyens d’imposer sa volonté. Les grèves se multipliaient. Il y eut dix fois plus de grévistes dans l’industrie privée en mai 1972 qu’en mai 1971. Les occupations d’entreprises se multipliaient aussi, avec pour objectif que le gouvernement intervienne pour les placer dans le secteur public (l’APS) afin d’éviter des licenciements ou leur fermeture, y compris quand il s’agissait d’entreprises auxquelles le gouvernement n’avait pas l’intention de toucher. Et le gouvernement se laissait souvent forcer la main. C’est en juin 1972 que se forma le premier cordon industriel Cerillos-Maipu. Cerillos était le principal faubourg industriel de Santiago, comprenant deux cent cinquante usines et 46.000 ouvriers. El Maipa, une région agricole qui le jouxte. Les paysans occupèrent plus de cent cinquante domaines et réclamèrent la nationalisation de tous les domaines de la province de Santiago, furieux qu’ils étaient que quarante-quatre d’entre eux aient été arrêtés et condamnés par la justice pour avoir occupé un vaste domaine que le gouvernement prévoyait d’exproprier. Dans la zone industrielle, plusieurs conflits et grèves étaient en cours, et une manifestation unique des paysans et des ouvriers des faubourgs eut lieu devant le ministère de l’Intérieur. Les travailleurs se donnèrent une organisation réunissant les représentants des différentes usines, qui adopta un programme à la fois radical et concret pour faire face aux problèmes de l’heure. Dans ce programme, ils affirmaient « soutenir le gouvernement dans la mesure où il exprimait les luttes et la mobilisation des travailleurs. » Mais ils réclamaient l’expropriation de toutes les entreprises prévues dans le programme de l’Unité Populaire et de tous les patrons qui boycottaient l’économie ou qui ne remplissaient pas leurs engagements vis-à-vis des travailleurs ; le contrôle sur l’ensemble des entreprises, exercé par des conseils ouvriers élus et révocables par les travailleurs eux-mêmes ; des augmentations de salaire automatiques chaque fois que le coût de la vie augmente de 5%. Ils affirmaient qu’il fallait se débarrasser des bourgeois qui avaient trouvé refuge dans les tribunaux et au parlement. Ils demandaient la création d’un organisme national de la construction, des pauvres et des chômeurs ; enfin le remplacement du Parlement bourgeois par une Assemblée du peuple. Mais c’est précisément au moment où la mobilisation populaire se développait qu’Allende décida en juin 1972 de reculer, expliquant, tout comme le Parti communiste, que pour enrayer la crise il fallait une pause pour consolider l’alliance avec les classes moyennes. (…) Le gouvernement, remanié pour appliquer la pause, prit des décrets restituant aux patrons des entreprises occupées par les travailleurs et demanda aux carabiniers de les faire appliquer. L’accent fut mis plus que jamais sur la « bataille de la production ». (…) Le 5 août, sous prétexte de faire une perquisition pour rechercher quelqu’un dans un bidonville, celui de la Hermida, tenu par le MIR : « A six heures un quart du matin, arrivèrent au camp trente deux camionnettes des Renseignements, quatre bus du Groupe Mobile, deux blindés, deux camions de transports de chevaux et trois ambulances. Ils coupèrent l’électricité du secteur et avec une camionnette à hauts parleurs, ils nous appelaient à sortir dans la rue pour défendre le gouvernement populaire qui avait été renversé. Les pobladores commencèrent à sortir dans les rues sombres ; à ce moment, la police tirant des feux de bengale qui éclairaient quelque peu le secteur se mit à mitrailler les pobladores. Ils entraient dans les maisons, donnant des coups de pieds, criaient que les dirigeants devaient se rendre et continuaient de tirer. » En août, le gouvernement releva les prix (…) D’un jour à l’autre, les prix augmentèrent de 60%, 90%, 150%, voire plus. Cela suscita la panique, une extension du marché noir. Les boutiques étaient vides et les commerçants se mirent en grève. (…) « Le ministre de l’Economie, Carlos Matus, socialiste, annonça qu’on ferait valoir la loi de sûreté interne de l’Etat envers les commerçants qui n’auraient pas ouvert dans la demi-heure. (…) Les bandes de paramilitaires et d’extrême-droite de Patria y Libertad avaient pris la rue d’assaut et empêchaient les autorités d’agir. (…) Vers huit heures, (…) Allende était en réunion avec les chefs du commerce (…) en leur promettant de n’appliquer aucune sanction (…) Ceux de Patria y Libertad ont incendié des cars, ont entouré la maison du ministre du Travail, qu’ils ont frappé à coups de bâtons et injurié. (…) Et, comble de tout, ils ont tué deux paysans socialistes. Mais lundi, bien entendu, tous les interpellés étaient relâchés. » C’est dire à quel point les reculs du gouvernement, sa lâcheté, non seulement ne lui ralliait pas les classes moyennes, mais encourageait leurs violences. Un nouveau coup d’état était en préparation. Et, cette fois-ci le général Canales qui en tirait les ficelles fut effectivement mis à la retraite. (…) Le 4 septembre, anniversaire de la victoire d’Allende, se déroula une immense manifestation populaire de 800.000 à un million de personnes, mécontentes du gouvernement mais décidées à le soutenir contre la violence de la droite. Une pancarte significative : « Le gouvernement est une merde, mais c’est le mien et je le défend ». (…) Le 10 octobre, au cours d’une manifestation de près de 300.000 personnes, les dirigeants de la droite lancèrent un appel à « lutter par tous les moyens » contre le gouvernement accusé d’illégalité. Dès le lendemain, la corporation des transporteurs routiers décidé d’une grève illimitée. Les commerçants de détail, les médecins, les architectes, les avocats, les employés de banque, les propriétaires des moyens de transport en commun, bref toutes les associations professionnelles des classes moyennes leur emboîtèrent le pas. (…) Mais l’offensive de la droite et des classes possédantes suscita une profonde réaction des classes populaires. (…) Des comités d’autodéfense et de vigilance se mirent en place. Pour assurer toutes les tâches, des cordons industriels surgirent dans les principales banlieues industrielles de Santiago, formés de représentants de toutes les entreprises (…) Les travailleurs avaient pris des initiatives qui débordaient les consignes de la CUT et du gouvernement. (…) La classe ouvrière prenait conscience de sa force. (…) Le gouvernement avait, dès les premiers jours, proclamé une nouvelle fois l’état d’urgence. Le pouvoir civil était transféré aux militaires. Et Allende laissa passer une loi sur le contrôle des armes votée par la droite. Cette loi permettait aux militaires, sous le contrôle du sous-secrétaire à la Défense, d’aller, suite à une simple dénonciation, perquisitionner n’importe où et chez n’importe qui pour récupérer les armes détenues illégalement. (…) Dans la semaine qui suivit, la contre-offensive ouvrière l’emportait sur la grève patronale, et chaque jour qui passait renforçait la confiance de la classe ouvrière en elle-même. (…) Mais le gouvernement n’avait qu’une hâte : le retour au calme. Il s’agissait non pas de permettre à la classe ouvrière de pousser jusqu’au bout son avantage ; mais de mettre fin, le plus vite possible, à la mobilisation. Il se fit d’autant plus conciliant avec la droite. Il promit aux camionneurs qu’aucune sanction ne serait prise contre les grévistes, que les droits des petits et moyens bourgeois seraient garantis, et que des entreprises, occupées par les travailleurs, seraient rendues à leurs propriétaires. Enfin, en accord avec la Démocratie Chrétienne, il fit entrer, le 3 novembre, les trois principaux généraux au gouvernement, dont le général Prats, commandant en chef de l’armée, qui devint ministre de l’Intérieur. Ainsi, face à l’exacerbation de la lute de classe, Allende se servait de l’armée comme arbitre. Il fit également entrer au gouvernement le président et le secrétaire de la CUT. Le 6 novembre, la grève s’arrêta. Le Parti Communiste approuva la décision d’Allende. « El Siglo », le quotidien du PC écrivait : « Le peuple chilien a raison de faire une confiance totale aux Forces Armées de la patrie et à la conduite strictement professionnelle qui les distingue. » La tâche du nouveau cabinet était d’endiguer le mouvement populaire, de ramener l’ordre et d’accomplir la promesse faite par Allende de rendre les usines à leurs anciens propriétaires. (…) Depuis octobre, dans une centaine d’entreprises, les travailleurs réclamaient leur intégration au secteur nationalisé. Le nouveau gouvernement, lui, décida d’en rendre immédiatement une vingtaine à leurs propriétaires. Mais les travailleurs n’étaient pas prêts à rendre les usines. Menacés d’expulsion par les tribunaux, mais protégés par la solidarité de leur cordon industriel, ils se refusèrent à évacuer les entreprises, décidés à rester fermes jusqu’au bout. De leur côté, les propriétaires, encouragés par les promesses du gouvernement, s’adressaient aux tribunaux pour récupérer des usines qui étaient déjà placées sous le contrôle du gouvernement. En janvier 1973, Milas, le ministre des Finances (communiste) présenta un projet de loi prévoyant de rendre quarante-trois entreprises à leurs propriétaires, et, pour cent vingt trois autres entreprises, déjà sous le contrôle de l’Etat ou autogérées depuis octobre, la mise en place d’une commission qui déciderait et pourrait rendre aux patrons les entreprises considérées non stratégiques. Le plan Milas déclencha la colère des travailleurs et les 25 et 26 janvier, la zone du cordon de Cerillos-Maipu se hérissa de barricades symboliques. Milas dut retirer son projet de loi. En ce qui concerne les problèmes de ravitaillement, la population laborieuse, les JAP des quartiers pauvres (organisation de masse pour l’approvisionnement et contre les hausses de prix) réclamaient l’établissement de cartes de rationnement et le droit de continuer à distribuer eux-mêmes les denrées. Des magasins populaires avaient été organisés en octobre et avaient démontré leur efficacité. Le ministre de l’Economie, Fernando Flores, se déclara publiquement en faveur de la carte de rationnement. La réaction de la droite fut vigoureuse. Non seulement Flores dut faire marche arrière, mais Allende chargea le 21 janvier un militaire, le général Bachelet, assisté de quatre autres officiers supérieurs, de s’occuper de la distribution. La politique du gouvernement était de freiner le mouvement populaire. Les partis de gauche s’en rendaient compte, mais ne voulaient pas rompre leur solidarité avec lui. En fait, tous les partis, de la droite à l’extrême-gauche n’avaient qu’une seul souci : le résultat des législatives du mois de mars. Y compris le MIR qui soutint le PS dans ces élections. Le Parti National et la Démocratie Chrétienne avaient pour objectif d’obtenir la majorité des deux tiers au Parlement afin de pouvoir renverser Allende. Mais le 4 mars 1973, l’Unité Populaire obtint près de 44% des voix et doubla son nombre de représentants au Congrès. La droite avait perdu son pari. A partir de mars 1973, les événements se précipitent. Appelés au secours par la droite, utilisés par la gauche comme béquille à chaque crise, les militaires se convainquirent qu’eux seuls pouvaient sauver le pays du chaos, et plutôt que de le sauver « à la petite semaine », en s’évertuant sous les quolibets de la droite, à accomplir les basses besognes d’un gouvernement impuissant, autant le sauver une bonne fois pour toutes en tirant gloire et profits. C’est à cette époque que Pinochet et d’autres officiers généraux décidèrent de préparer le plan du coup d’Etat. (…) En fait, il était évident qu’un nouveau putsch se préparait et le gouvernement eut confirmation, fin mai, d’un projet de coup d’Etat pour le 27 juin. Face à cette nouvelle offensive des patrons, de la droite, aux attaques fascistes, les cordons industriels et les organisations populaires se mobilisent de nouveau pour combattre le marché noir, assurer le ravitaillement, mettre sur pied des groupes d’autodéfense. La classe ouvrière est prête à agir pour peu qu’on le lui demande. Mais les dirigeants des partis de gauche ne lui proposent rien. Allende avait résumé ainsi sa politique dans un message au Congrès en mai 1973 : « Le régime démocratique et la paix civile s’appuient l’un sur l’autre de manière réciproque et qui porte atteinte à l’un, porte atteinte à l’autre. » (…) le Parti communiste lança une campagne de pétitions « Non à la guerre civile ». Le Parti socialiste avait le verbe plus radical. Sepuvelda, l’un des dirigeants nationaux, expliquait (en mai 1973) : « Il faut d’abord établir clairement le caractère de cette guerre civile : c’est une guerre de classe. » (…) Que proposait-il ? « Tous les organes de masse (CUT, syndicats, cordons industriels, commandos ruraux, juntes de voisins, conseils paysans, front s patriotiques, jeunesse, femmes, etc…) doivent se maintenir en état d’alerte et de vigilance révolutionnaire et développer des initiatives qui viennent en aide à la défense du gouvernement, comme par exemple des forces organiques civiles qui collaborent avec la force publique dans le maintien de l’ordre et la défense du patrimoine national …. » (…) Cela signifie en clair, du verbiage très radical, pas de mesure concrète, on verra plus tard. Quant au MIR, son leader Miguel Enriquez s’exprimait ainsi : « Nous soutenons que la tâche fondamentale est d’accumuler une force suffisante à partir des masses pour pouvoir empêcher la guerre civile, ou pour la gagner, si par hasard elle est déclanchée par une décision de la réaction. On n’arrivera à cette accumulation de force qu’en dressant un programme révolutionnaire du peuple qui surgirait de la discussion au sein de la classe ouvrière et du peuple, et dans le développement et le renforcement des organes de masse. » Bref, de grandes généralités pseudo-révolutionnaires, alors que le danger est là, immédiat, concret et que la classe ouvrière n’a pas besoin de discussion sur un programme, mais de se préparer à affronter ce danger. (…) Dans la marine, tout un réseau de marins et de sous-officiers informaient depuis 1972, les dirigeants de l’Unité Populaire des plans de coups d’Etat et ils s’étaient préparés à prendre de vitesse les putschistes. Ils avaient un plan pour s’emparer des bateaux et se servir de la puissance de feu de la marine contre les unités putschistes. Ce réseau de marins rencontra des responsables des partis de gauche.Voici ce que Juan Cardenas, l’un des organisateurs de ce réseau de marins raconte : « Nous sommes allés, un camarade et moi, à une réunion à laquelle assistaient plusieurs dirigeants de l’Unité Populaire. Là, nous avons donné tous les renseignements concernant le coup d’Etat. (…) A ce moment-là, un membre de la commission politique du Parti Communiste nous discrédita d’emblée en disant que nous étions en train de monter l’état-major et le gouvernement l’un contre l’autre, que l’état-major était en train de travailler avec le gouvernement, de le suivre, et que pour cela c’était un état-major progressiste. (…) Auprès des camarades du MIR, nous avons suscité plus d’intérêt (….) mais là non plus, bien qu’ils nous aient écouté plus que les autres, nous n’avons pas obtenu ce que nous voulions. (…) J’en arrive au camarade Garreton (dirigeant du MAPU). Il nous demanda : « Et qu’est-ce que vous allez faire, vous ? » (…) « Eh bien, nous allons détruire toute l’infanterie de marine. » Quand je lui ai parlé comme ça, ce monsieur ne voulut pas en entendre plus, cela ne lui plaisait plus du tout. Il nous dit que cela ne pouvait se faire, que cela allait entacher le prestige de la gauche chilienne (….) Malgré tout cela, nous avons ensuite essayé du côté des socialistes. (…) Là, un compagnon nous dit que notre plan était bon mais que nous pourrions le mettre en pratique après que les militaires aient fait le coup d’Etat. » (…) Le plan des putschistes ayant été une nouvelle fois éventé, le général Prats procéda les 25 et 26 juin à l’arrestation de quelques généraux, le gouvernement proclama l’état d’urgence et le coup d’Etat dut être reporté. Mais le 29 juin, un régiment de blindés se souleva et attaqua le Palais présidentiel. La CUT appela immédiatement les travailleurs à occuper leurs usines. (…) Mais ce fut le général Prats qui prit la tête des troupes fidèles et obtint personnellement la reddition des mutins. Quelques coups de feu furent échangés. Il y eut tout de même une trentaine de morts, surtout parmi les civils accourus sans armes à la rescousse. Un vaste rassemblement eut lieu ensuite au Palais prédsidentiel où Allende fit acclamer l’armée loyale par la foule. (…) Comme en octobre 1972, mieux qu’en octobre, la mobilisation ouvrière répondit à la tentative de putsch. Plusieurs centaines d’entreprises furent ainsi occupées à Santiago. La résistance fut organisée par les cordons. Une coordination de tous les cordons de Santiago fut mise sur pied. La CUT se fit représenter dans tous les cordons – qu’elle reconnaissait pour la première fois - . Dans les campagnes, les paysans commencèrent à s’emparer des terres qui n’avaient pas été touchées par la réforme agraire. Partout, les travailleurs aspiraient à briser la puissance des classes possédantes en s’emparant des moyens de production. Partout, les travailleurs se préparaient à résister. Mais la préoccupation d’Allende était une nouvelle fois de tenter un rapprochement avec la Démocratie Chrétienne. Il chercha même à faire entrer des démocrates-chrétiens dans son gouvernement. La Démocratie Chrétienne s’y opposa. Il proposa un plan de redressement économique et, une nouvelle fois, Allende réclama que les travailleurs rendent les usines. Cette fois, il lui fallut plusieurs jours pour le faire admettre à la CUT. Mais, finalement, le 10 juillet, celle-ci céda. La démoralisation fut grande parmi les travailleurs. (…) Malgré le lâchage de la CUT, les travailleurs tiennent bon dans une centaine d’usines. Néanmoins, beaucoup commencent à se sentir trahis. (…) Les commandos de « Patrie et Liberté » (fasciste) recommencèrent des attentats. L’aide de camp d’Allende fut assassiné. Les actions terroristes, les sabotages se multipliaient dans tout le pays à un rythme qui s’accéléra au cours du mois d’août, jusqu’à atteindre une moyenne d’un attentat par heure ! Le nombre de morts se compta par dizaines. Parallèlement, utilisant la loi de contrôle des armes votée en octobre 1972, des détachements militaires perquisitionnaient partout, aux sièges des partis de gauche, des syndicats, dans les usines, les fermes, les écoles, les universités, les quartiers ouvriers. Partout sauf du côté des groupes fascistes. (…) Ces opérations étaient partie intégrante de la préparation du putsch. Elles permettaient d’intimider et en même temps de s’assurer que les travailleurs ne disposeraient pas d’armes, et de récupérer le peu d’armes qui traînaient. Enfin, c’était une espèce de répétition générale qui permettait de déceler les réticences à l’intérieur de l’armée elle-même. Début août, le réseau des marins anti-putschsites fut démantelé par les officiers de la marine. Des centaines d’hommes furent arrêtés à Valparaiso, à Talcahuano, une centaine gardés en prison par leurs officiers et sauvagement torturés. (…) Les putschistes agissaient déjà comme en pays conquis et ce sont les hommes loyaux au gouvernement qui étaient arrêtés, torturés, emprisonnés. Et cela se savait publiquement. Eh bien, Allende resta solidaire … de l’état-major ! Il laissa la justice militaire inculper les marins pour « manquement au devoir militaire », et il les présenta comme des gauchistes manipulés par l’extrême droite. (…) Le 9 août, Allende appela, à nouveau, les militaires au gouvernement. Les travailleurs furent surpris et désorientés. Mais cette fois, la présence des militaires-ministres n’arrêta pas l’agitation des classes moyennes. Le ministre des Transports, le général Ruiz, chef de l’armée de l’air, refusa d’ailleurs tout net d’intervenir contre les camionneurs. (…)

Pendant les deux mois qui séparent le coup d’Etat manqué du 29 juin et le coup d’Etat réussi du 11 septembre, alors que l’armée se préparait quasi ouvertement à renverser le gouvernement et qu’il était manifeste qu’Allende avait choisi d’attendre l’inéluctable coup d’Etat sans rien tenter pour l’empêcher, que tentèrent les partis de l’Unité Populaire, quelle politique proposèrent-ils à leurs militants et à la classe ouvrière ? Corvalan, le dirigeant du PC, se défendait explicitement de vouloir armer les travailleurs. En juillet, il écrivait dans « El Siglo », l’organe du Parti Communiste : « Les réactionnaires (…) affirment que nous avons pour politique de remplacer l’armée de métier. Non messieurs ! Nous continuons et nous continuerons à défendre le caractère strictement professionnel de nos institutions militaires. » (…) Le Parti Socialiste comprenait fort bien que l’on allait à la catastrophe. Son leader Carlos Altamirano, s’affirmait partisan à la fois de l’armement des travailleurs et de l’appel à la désobéissance dans l’armée. Il pensait même que c’était la seule chance d’éviter le massacre. Il écrira plus tard, mais il en était déjà convaincu à l’époque : « Le développement et la mise en œuvre d’une stratégie armée au cours du processus révolutionnaire était une chose très difficile. (…) Mais la voie pacifique dans le Chili de 1970-73 était, elle, impossible. » Mais il ne fit rien, hormis des discours combatifs. Et plus tard, il justifiera le PS en disant : « Le PS fit ce qu’il put pour développer une stratégie qui assure l’autodéfense du processus révolutionnaire (…) Aller plus loin aurait mis en péril l’unité de la coalition gouvernementale et la stabilité du régime. » Quant au MIR, il a depuis des mois adapté sa politique à l’émergence de courants plus radicaux au sein de l’Unité Populaire et en particulier du PS, et il n’a de ce fait pas non plus proposé à la classe ouvrière une politique s’opposant clairement à la politique gouvernementale. (…) Le 24 août, le général Prats qui refusait d’entrer dans le jeu des putschistes démissionna du gouvernement et de son commandement en chef de l’armée, pour ne pas porter atteinte à l’unité de l’armée. Allende nomma le général Pinochet commandant en chef à la place de Prats. Pour renverser Allende, l’armée n’aurait même pas à s’insurger. Il lui suffirait d’obéir à son commandant en chef. De fait, fin août – début septembre, l’armée menait déjà des actions de grande ampleur contre le gouvernement populaire et s’assurait le contrôle de régions entières. (…) Le 5 septembre, six jours avant ke coup d’Etat, les cordons industriels envoient une lettre à Allende qui est un appel dramatique à agit tant qu’il est encore temps : (…) s’ils ne sont pas entendus « il n’y aura pas de guerre civile dans le pays, mais un massacre, froid, planifié, de la classe ouvrière la plus consciente et la mieux organisée de toute l’Amérique latine. » Leur lettre resta sans réponse. (…) Le 10, les unités de la marine quittent comme prévu le port de Valparaiso, pour des manœuvres avec la flotte américaine. Mais, dans la nuit du 10 au 11, la flotte chilienne regagne les ports après avoir jeté à la mer tous les marins et les officiers en désaccord avec le coup d’Etat. Le 11, peu après 6H30, Allende apprend que la marine s’est soulevée. (…) 1 8 heures, Allende, à la radio, annonce qu’il y a un soulèvement et appelle les travailleurs à se rendre à leurs postes de travail et à conserver « calme et sérénité » : « (…) Dans ces circonstances, j’ai la conviction que les soldats sauront remplir leur devoir. » (…) Entre 8H et 9H30, Allende s’adresse cinq fois à la population, mais jamais il ne l’appelle à combattre les Forces Armées. (…) Corvalan expliquera plus tard que : « Pour lutter contre les putschistes, il n’avait pas manqué de combattants. Il y avait une volonté de se battre. Mais une avant-garde responsable ne peut pas tenir compte de ce seul facteur. La vérité est que cette détermination à se battre était limitée par une impuissance réelle. » (….) Dans les banlieues ouvrières, dans les entreprises, les travailleurs étaient mobilisés, conformément aux plans que les comités de défense avaient mis au point, et ils attendaient les consignes et surtout les armes. (…) Mais jusqu’au bout, Allende a refusé de s’appuyer sur la mobilisation de la classe ouvrière pour détruire l’armée. (…) Et c’est en toute conscience qu’il a fait ce choix. Dès 1971, il affirmait : « Si certains croient qu’au Chili, un coup d’Etat de l’armée se réduirait, comme dans d’autres pays latino-américains, à un simple échange de la garde, à la Moneda, ils se trompent grossièrement. Chez nous, si l’armée sort de la légalité, c’est la guerre civile. C’est l’Indonésie. Croyez-vous que les ouvriers se laisseront enlever leurs industries ? Et les paysans leurs terres ? Il y aura cent mille morts, ce sera un bain de sang. » (…) Blanqui au siècle dernier, qui, lui, fut un chef révolutionnaire prolétarien (…) écrivait : « La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime aux traîtres que le peuple confiant avait accepté comme guides et qui ont livré le peuple à la réaction. (…) Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur le pouvoir populaire, ne feraient pas opérer à l’instant même le désarmement général des gardes bourgeoises, l’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers. » Extraits du CLT de LO de septembre 1985

En guise de conclusion

Il n’existe pas de meilleure démonstration que les événements du Chili pour prouver que le réformisme est incapable de se battre contre la bourgeoisie, qu’elle refuse toute action visant à renverser l’ordre social, qu’elle ne fait que désarmer la véritable force de transformation de la société, le prolétariat. Le réformisme n’est pas seulement irrésolu, contradictoire, passif, sans consistance. Il est aussi fondamentalement hostile à la révolution prolétarienne que la droite, ou que l’extrême droite. Ce n’est pas une question de personnalités, de pays, de traditions, de circonstances. C’est une question de choix de classe. La gauche réformiste n’est pas dans le camp du prolétariat communiste révolutionnaire. Elle s’accroche à une perspective « démocratique » qui suppose que la bourgeoisie et son Etat soient d’accord. C’est une utopie. Quant au pacifisme prétendu de cette gauche réformiste, elle n’est ferme qu’en direction des opprimés. Elle n’impose nullement le pacifisme aux classes oppresseuses et à leur appareil d’Etat. Elle désarme les travailleurs mais pas les militaires, les policiers, les forces paramilitaires et fascistes. Les militants de gauche, les militants réformistes politiques, syndicaux ou associatifs sont de bonne foi, ne veulent pas trahir leur classe, mais ils propagent une idéologie qui doit être combattue, qui piège les travailleurs. Plus ces réformistes sont radicaux en parole, plus ils sont un danger pour les masses populaires. Quand celles-ci se mobilisent, les classes dirigeantes ne s’illusionnent pas. Elles savent que la guerre civile est inévitable. Ce sont les travailleurs qui ne le savent pas, auxquelles on sert des faux discours de légalisme, de professionnalisme et de neutralité de l’armée, de traditions démocratiques du pays et autres balivernes « démocratiques ». La bourgeoisie n’a cure de respecter les élections, les lois, la démocratie, les traditions, les neutralités. Elle se sert généralement de tous ces pièges et, dès que cela lui est nécessaire, elle balaie tous ces mensonges et détruit violemment tous les droits démocratiques du prolétariat. On ne peut pas éviter les confrontations de classe. Quand la situation les impose, le pire est de se détourner devant ses responsabilités ou de renoncer à mettre en avant les perspectives révolutionnaires potentielles du prolétariat. Loin d’éviter ainsi la confrontation, on ne fait que faciliter la violence fasciste. Le respect des martyrs, chiliens et autres, ne consiste pas à s’incliner devant les tromperies qui ont mené à la mort ces militants, ces travailleurs. Au contraire, il est indispensable qu’ils ne soient pas morts pour rien, que les leçons de leur combat courageux et héroïque soient diffusés aux nouvelles générations qui ne manqueront pas, un jour ou l’autre, de reprendre le combat contre les exploiteurs. Il n’y a pas de tâche plus urgente que de diffuser ces leçons des luttes révolutionnaires du prolétariat ! Le Parti communiste, le MIR, le Parti Socialiste et Allende se sont, plus ou moins, revendiqués du marxisme. Pourtant, l’un des axes les plus marquants de Marx comme de Lénine est la nature de classe de l’Etat. Lénine a rappelé dans l’ouvrage fameux « L’Etat et la révolution » que l’Etat est au service de la classe dominante. Au service de quelle classe était l’Etat à l’époque où Allende gouvernait ? Poser la question, c’est déjà y répondre ! Et le terme de pouvoir populaire est là pour le cacher comme le terme de peuple camoufle des oppositions de classe. Il est remarquable que des « marxistes » expliquaient que l’appareil d’Etat est « neutre », « professionnel », « légaliste », ou encore « au service du peuple » ! Cela signifie qu’ils s’interdisaient de toucher au principal rempart des classes dirigeantes. Cela veut dire que ces hommes « de gauche » n’étaient pas des dirigeants du prolétariat. Et, dans ces circonstances de crise, l’opportunisme se transforme en trahison. Faire croire que le futur bourreau est un défenseur, c’est lier les mains du prisonnier avant que le bourreau le tue ! Et c’est le rôle que se sont attribués les dirigeants de la gauche. Il ne s’agit pas d’une erreur, d’un accident, d’une particularité locale. Partout dans le monde, quand la crise devient révolutionnaire, quand les camps en présence, que leurs dirigeants le veuillent ou pas, doivent s’affronter et que l’une des classes, prolétariat ou bourgeoisie, doit écraser l’autre, dans ce cas extrême, les réformistes ne sont JAMAIS dans la camp du prolétariat et TOUJOURS dans celui des exploiteurs. Il ne faut pas oublier cette leçon sous peine de payer une fois de plus par des centaines ou milliers de morts cette leçon essentielle. Les révolutionnaires ne sont pas des ennemis des travailleurs et des militants réformistes. Ils appartiennent à la même classe. Ils sont victimes des mêmes exploiteurs, et éventuellement des mêmes bourreaux. Mais ils ne défendent pas les mêmes perspectives et il ne sert à rien de le cacher. Réformer le capitalisme, lui chercher des « solutions », des « accords », des « compromis », des programmes de gouvernement bourgeois, des « solutions », c’est proposer l’entente du renard et du poulailler. Cette politique aura toujours les mêmes victimes. Ne pas en prévenir les travailleurs et les peuples, c’est se rendre complice des assassins. Se préparer à ces tromperies, c’est préparer la victoire du prolétariat. Il faut choisir. C’est aujourd’hui, bien avant que le problème de la révolution soit posé, qu’il faut former des militants révolutionnaires. Les programmes des organisations ont d’abord pour but la formation des militants. Les organisations qui ne visent pas au renversement de l’Etat bourgeois, au désarmement des forces de répression de la dictature de classe (même quand elle se camoufle derrière les élections, la légalité et la démocratie), nous préparent des lendemains du même type que celui du Chili en 1973, même si par ailleurs elles ont un discours radical ou même marxiste. Toutes les organisations qui, au nom du fait qu’il faut tenir compte de la situation, des reculs des masses, des reculs des organisations, des reculs de la conscience, pour modifier leur programme révolutionnaire et l’adapter, prétendument, à la situation, nous préparent, en cas de développement de crises sociales, à des trahisons du même type.

En guise de leçon du passé qui aurait pu servir aux prolétaires chiliens

Le toast de Londres (Blanqui, 1851)

Quel écueil menace la révolution de demain ?

L’écueil où s’est brisée celle d’hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l’Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast ! Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l’Europe démocratique. C’est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l’ont livré à la réaction. Misérable gouvernement ! Malgré les cris et les prières, il lance l’impôt des 45 centimes qui soulève les campagnes désespérées, il maintient les états-majors royalistes, la magistrature royaliste, les lois royalistes. Trahison !

Il court sus aux ouvriers de Paris ; le 15 avril, il emprisonne ceux de Limoges, il mitraille ceux de Rouen le 27 ; il déchaîne tous leurs bourreaux, il berne et traque tous les sincères républicains. Trahison ! Trahison !

A lui seul, le fardeau terrible de toutes les calamités qui ont presque anéanti la Révolution. Oh ! Ce sont là de grands coupables et entre tous les plus coupables, ceux en qui le peuple trompé par des phrases de tribun voyait son épée et son bouclier ; ceux qu’il proclamait avec enthousiasme, arbitres de son avenir. Malheur à nous, si, au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la Révolution. Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits ! Et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tous, d’une voix : trahison !

Discours, sermons, programmes ne seraient encore que piperies et mensonges ; les mêmes jongleurs ne reviendraient que pour exécuter le même tour, avec la même gibecière ; ils formeraient le premier anneau d’une chaîne nouvelle de réaction plus furieuse ! Sur eux, anathème, s’ils osaient jamais reparaître !

Honte et pitié sur la foule imbécile qui retomberait encore dans leurs filets !

Ce n’est pas assez que les escamoteurs de Février soient à jamais repoussés de l’Hôtel de Ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres. Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l’instant même :

1° - Le désarmement des gardes bourgeoises.

2° - L’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers.

Sans doute, il est bien d’autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple. Il ne doit pas rester un fusil aux mains de la bourgeoisie. Hors de là, point de salut.

Les doctrines diverses qui se disputent aujourd’hui les sympathies des masses, pourront un jour réaliser leurs promesses d’amélioration et de bien-être, mais à la condition de ne pas abandonner la proie pour l’ombre. Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif de progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère.

Qui a du fer, a du pain.

On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. La France hérissée de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme. En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra.

Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de la liberté, par des phrases sonores d’avocat, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours.

Que le peuple choisisse !

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Pierre Bourdieu 1979

Classes and Classifications

Taste is an acquired disposition to ‘differentiate’ and ‘appreciate’, as Kant says — in other words, to establish and mark differences by a process of distinction which is not (or not necessarily) a distinct knowledge, in Leibniz’s sense, since it ensures recognition (in the ordinary sense) of the object without implying knowledge of the distinctive features which define it. The schemes of the habitus, the primary forms of classification, owe their specific efficacy to the fact that they function below the level of consciousness and language, beyond the reach of introspective scrutiny or control by the will. Orienting practices practically, they embed what some would mistakenly call values in the most automatic gestures or the apparently most insignificant techniques of the body — ways of walking or blowing one’s nose, ways of eating or talking — and engage the most fundamental principles of construction and evaluation of the social world, those which most directly express the division of labour (between the classes, the age groups and the sexes) or the division of the work of domination, in divisions between bodies and between relations to the body which borrow more features than one, as if to give them the appearances of naturalness, from the sexual division of labour and the division of sexual labour. Taste is a practical mastery of distributions which makes it possible to sense or intuit what is likely (or unlikely) to befall — and therefore to befit — an individual occupying a given position in social space. It functions as a sort of social orientation, a ‘sense of one’s place’, guiding the occupants of a given place in social space towards the social positions adjusted to their properties, and towards the practices or goods which befit the occupants of that position. It implies a practical anticipation of what the social meaning and value of the chosen practice or thing will probably be, given their distribution in social space and the practical knowledge the other agents have of the correspondence between goods and groups.

Thus, the social agents whom the sociologist classifies are producers not only of classifiable acts but also of acts of classification which are themselves classified. Knowledge of the social world has to take into account a practical knowledge of this world which pre-exists it and which it must not fail to include in its object, although, as a first stage, this knowledge has to be constituted against the partial and interested representations provided by practical knowledge. To speak of habitus is to include in the object the knowledge which the agents, who are part of the object, have of the object, and the contribution this knowledge makes to the reality of the object. But it is not only a matter of putting back into the real world that one is endeavouring to know, a knowledge of the real world that contributes to its reality (and also to the force it exerts). It means conferring on this knowledge a genuinely constitutive power, the very power it is denied when, in the name of an objectivist conception of objectivity, one makes common knowledge or theoretical knowledge a mere reflection of the real world.

Those who suppose they are producing a materialist theory of knowledge when they make knowledge a passive recording and abandon the ‘active aspect’ of knowledge to idealism, as Marx complains in the Theses on Feuerbach, forget that all knowledge, and in particular all knowledge of the social world, is an act of construction implementing schemes of thought and expression, and that between conditions of existence and practices or representations there intervenes the structuring activity of the agents, who, far from reacting mechanically to mechanical stimulations, respond to the invitations or threats of a world whose meaning they have helped to produce. However, the principle of this structuring activity is not, as an intellectualist and anti-genetic idealism would have it, a system of universal forms and categories but a system of internalized, embodied schemes which, having been constituted in the course of collective history, are acquired in the course of individual history and function in their practical state, for practice (and not for the sake of pure knowledge).
Embodied Social Structures

This means, in the first place, that social science, in constructing the social world, takes note of the fact that agents are, in their ordinary practice, the subjects of acts of construction of the social world ; but also that it aims, among other things, to describe the social genesis of the principles of construction and seeks the basis of these principles in the social world. Breaking with the anti-genetic prejudice which often accompanies recognition of the active aspect of knowledge, it seeks in the objective distributions of properties, especially material ones (brought to light by censuses and surveys which all presuppose selection and classification), the basis of the systems of classification which agents apply to every sort of thing, not least to the distributions themselves. In contrast to what is sometimes called the ‘cognitive’ approach, which, both in its ethnological form (structural anthropology, ethnoscience, ethnosemantics, ethnobotany etc.) and in its sociological form (interactionism, ethnomethodology etc.), ignores the question of the genesis of mental structures and classifications, social science enquires into the relationship between the principles of division and the social divisions (between the generations, the sexes etc.) on which they are based, and into the variations of the use made of these principles according to the position occupied in the distributions (questions which all require the use of statistics).

The cognitive structures which social agents implement in their practical knowledge of the social world are internalized, ‘embodied’ social structures. The practical knowledge of the social world that is presupposed by ‘reasonable’ behaviour within it implements classificatory schemes (or ‘forms of classification’, ‘mental structures’ or ‘symbolic forms’ — apart from their connotations, these expressions are virtually interchangeable), historical schemes of perception and appreciation which are the product of the objective division into classes (age groups, genders, social classes) and which function below the level of consciousness and discourse. Being the product of the incorporation of the fundamental structures of a society, these principles of division are common to all the agents of the society and make possible the production of a common, meaningful world, a common-sense world.

All the agents in a given social formation share a set of basic perceptual schemes, which receive the beginnings of objectification in the pairs of antagonistic adjectives commonly used to classify and qualify persons or objects in the most varied areas of practice. The network of oppositions between high (sublime, elevated, pure) and low (vulgar, low, modest), spiritual and material, fine (refined, elegant) and coarse (heavy, fat, crude, brutal), light (subtle, lively, sharp, adroit) and heavy (slow, thick, blunt, laborious, clumsy), free and forced, broad and narrow, or, in another dimension, between unique (rare, different, distinguished, exclusive, exceptional, singular, novel) and common (ordinary, banal, commonplace, trivial, routine), brilliant (Intelligent) and dull (obscure, grey, mediocre), is the matrix of all the commonplaces which find such ready acceptance because behind them lies the whole social order. The network has its ultimate source in the opposition between the ‘elite’ of the dominant and the ‘mass’ of the dominated, a contingent, disorganized multiplicity, interchangeable and innumerable, existing only statistically. These mythic roots only have to be allowed to take their course in order to generate, at will, one or another of the tirelessly repeated themes of the eternal sociodicy, such as apocalyptic denunciations of all forms of ‘levelling’, ‘trivialization’ or ‘massification’, which identify the decline of societies with the decadence of bourgeois houses, i.e., a fall into the homogeneous, the undifferentiated, and betray an obsessive fear of number, of undifferentiated hordes indifferent to difference and constantly threatening to submerge the private spaces of bourgeois exclusiveness.

The seemingly most formal oppositions within this social mythology always derive their ideological strength from the fact that they refer back, more or less discreetly, to the most fundamental oppositions within the social order : the opposition between the dominant and the dominated, which is inscribed in the division of labour, and the opposition, rooted in the division of the labour of domination, between two principles of domination, two powers, dominant and dominated, temporal and spiritual, material and intellectual etc. It follows that the map of social space previously put forward can also be read as a strict table of the historically constituted and acquired categories which organize the idea of the social world in the minds of all the subjects belonging to that world and shaped by it. The same classificatory schemes (and the oppositions in which they are expressed) can function, by being specified, in fields organized around polar positions, whether in the field of the dominant class, organized around an opposition homologous to the opposition constituting the field of the social classes, or in the field of cultural production, which is itself organized around oppositions which reproduce the structure of the dominant class and are homologous to it (e.g., the opposition between bourgeois and avant-garde theatre). So the fundamental opposition constantly supports second, third or nth rank oppositions (those which underlie the ‘purest’ ethical or aesthetic judgements, with their high or low sentiments, their facile or difficult notions of beauty, their light or heavy styles etc.), while euphemizing itself to the point of misrecognizability.

Thus, the opposition between the heavy and the light, which, in a number of its uses, especially scholastic ones, serves to distinguish popular or petit-bourgeois tastes from bourgeois tastes, can be used by theatre criticism aimed at the dominant fraction of the dominant class to express the relationship between ‘Intellectual’ theatre, which is condemned for its ‘laborious’ pretensions and ‘oppressive’ didacticism, and ‘bourgeois’ theatre, which is praised for its tact and its art of skimming over surfaces. By contrast, ‘Intellectual’ criticism, by a simple inversion of values, expresses the relationship in a scarcely modified form of the same opposition, with lightness, identified with frivolity, being opposed to profundity. Similarly, it can be shown that the opposition between right and left, which, in its basic form, concerns the relationship between the dominant and the dominated, can also, by means of a first transformation, designate the relations between dominated fractions and dominant fractions within the dominant class ; the words right and left then take on a meaning close to the meaning they have in expressions like ‘right-bank’ theatre or ‘left-bank’ theatre. With a further degree of ‘de-realization’, it can even serve to distinguish two rival tendencies within an avant-garde artistic or literary group, and so on.

It follows that, when considered in each of their uses, the pairs of qualifiers, the system of which constitutes the conceptual equipment of the judgement of taste, are extremely poor, almost indefinite, but, precisely for this reason, capable of eliciting or expressing the sense of the indefinable. Each particular use of one of these pairs only takes on its full meaning in relation to a universe of discourse that is different each time and usually implicit — since it is a question of the system of self-evidences and presuppositions that are taken for granted in the field in relation to which the speakers’ strategies are defined. But each of the couples specified by usage has for undertones all the other uses it might have — because of the homologies between the fields which allow transfers from one field to another — and also all the other couples which are interchangeable with it, within a nuance or two (e.g., fine/crude for light/heavy), that is, in slightly different contexts.

The fact that the semi-codified oppositions contained in ordinary language reappear, with very similar values, as the basis of the dominant vision of the social world, in all class-divided social formations (consider the tendency to see the ‘people’ as the site of totally uncontrolled appetites and sexuality) can be understood once one knows that, reduced to their formal structure, the same fundamental relationships, precisely those which express the major relations of order (high/low, strong/weak etc.) reappear in all class-divided societies. And the recurrence of the triadic structure studied by Georges Dumézil, which Georges Duby shows in the case of feudal society to be rooted in the social structures it legitimates, may well be, like the invariant oppositions in which the relationship of domination is expressed, simply a necessary outcome of the intersection of the two principles of division which are at work in all class-divided societies — the division between the dominant and the dominated, and the division between the different fractions competing for dominance in the name of different principles, bellatores (warriors) and oratores (scholars) in feudal society, businessmen and intellectuals now.
Knowledge without Concepts

Thus, through the differentiated and differentiating conditionings associated with the different conditions of existence, through the exclusions and inclusions, unions (marriages, affairs, alliances etc.) and divisions (incompatibilities, separations, struggles etc.) which govern the social structure and the structuring force it exerts, through all the hierarchies and classifications inscribed in objects (especially cultural products), in institutions (for example, the educational system) or simply in language, and through all the judgements, verdicts, gradings and warnings imposed by the institutions specially designed for this purpose, such as the family or the educational system, or constantly arising from the meetings and interactions of everyday life, the social order is progressively inscribed in people’s minds. Social divisions become principles of division, organizing the image of the social world. Objective limits become a sense of limits, a practical anticipation of objective limits acquired by experience of objective limits, a ‘sense of one’s place’ which leads one to exclude oneself from the goods, persons, places and so forth from which one is excluded.

The sense of limits implies forgetting the limits. One of the most important effects of the correspondence between real divisions and practical principles of division, between social structures and mental structures, is undoubtedly the fact that primary experience of the social world is that of doxa, an adherence to relations of order which, because they structure inseparably both the real world and the thought world, are accepted as self-evident. Primary perception of the social world, far from being a simple mechanical reflection, is always an act of cognition involving principles of construction that are external to the constructed object grasped in its immediacy ; but at the same time it is an act of miscognition, implying the most absolute form of recognition of the social order. Dominated agents, who assess the value of their position and their characteristics by applying a system of schemes of perception and appreciation which is the embodiment of the objective laws whereby their value is objectively constituted, tend to attribute to themselves what the distribution attributes to them, refusing what they are refused (’that’s not for the likes of us’), adjusting their expectations to their chances, defining themselves as the established order defines them, reproducing in their verdict on themselves the verdict the economy pronounces on them, in a word, condemning themselves to what is in any case their lot, ta heautou, as Plato put it, consenting to be what they have to be, ‘modest’, ‘humble’ and ‘obscure’. Thus the conservation of the social order is decisively reinforced by what Durkheim called ‘logical conformity,’ i.e., the orchestration of categories of perception of the social world, which, being adjusted to the divisions of the established order (and thereby to the interests of those who dominate it) and common to all minds structured in accordance with those structures, present every appearance of objective necessity.

The system of classificatory schemes is opposed to a taxonomy based on explicit and explicitly concerted principles in the same way that the dispositions constituting taste or ethos (which are dimensions of it) are opposed to aesthetics or ethics. The sense of social realities that is acquired in the confrontation with a particular form of social necessity is what makes it possible to act as if one knew the structure of the social world, one’s place within it and the distances that need to be kept.

The practical mastery of classification has nothing in common with the reflexive mastery that is required in order to construct a taxonomy that is simultaneously coherent and adequate to social reality. The practical ‘science’ of positions in social space is the competence presupposed by the art of behaving comme il faut with persons and things that have and give ‘class’ (’smart’ or ‘unsmart’), finding the right distance, by a sort of practical calculation, neither too close (‘getting familiar’) nor too far (‘being distant’), playing with objective distance by emphasizing it (being ‘aloof’, ‘stand-offish’) or symbolically denying it (being ‘approachable,’ ‘hobnobbing’). It in no way implies the capacity to situate oneself explicitly in the classification (as so many surveys on social class ask people to do), still less to describe this classification in any systematic way and state its principles.

The practical ‘attributive judgement’ whereby one puts someone in a class by speaking to him in a certain way (thereby putting oneself in a class at the same time) has nothing to do with an intellectual operation implying conscious reference to explicit indices and the implementation of classes produced by and for the concept. The same classificatory opposition (rich/poor, young/old etc.) can be applied at any point in the distribution and reproduce its whole range within any of its segments (common sense tells us that one is always richer or poorer than someone, superior or inferior to someone, more right-wing or left-wing than someone — but this does not entail an elementary relativism).

It is not surprising that it is possible to fault the practical sense of social space which lies behind class-attributive judgement ; the sociologists who use their respondents’ self-contradictions as an argument for denying the existence of classes simply reveal that they understand nothing of how this ‘sense’ works or of the artificial situation in which they are making it work. In fact, whether it is used to situate oneself in social space or to place others, the sense of social space, like every practical sense, always refers to the particular situation in which it has to orient practices. This explains, for example, the divergences between surveys of the representation of the classes in a small town (‘community studies’) and surveys of class on a nation-wide scale. But if, as has often been observed, respondents do not agree either on the number of divisions they make within the group in question, or on the limits of the ‘strata’ and the criteria used to define them, this is not simply due to the fuzziness inherent in all practical logics. It is also because people’s image of the classification is a function of their position within it.

So nothing is further removed from an act of cognition, as conceived by the intellectualist tradition, than this sense of the social structure, which, as is so well put by the word taste — simultaneously ‘the faculty of perceiving flavours’ and ‘the capacity to discern aesthetic values’ — is social necessity made second nature, turned into muscular patterns and bodily automatisms. Everything takes place as if the social conditionings linked to a social condition tended to inscribe the relation to the social world in a lasting, generalized relation to one’s own body, a way of bearing one’s body, presenting it to others, moving it, making space for it, which gives the body its social physiognomy. Bodily hexis, a basic dimension of the sense of social orientation, is a practical way of experiencing and expressing one’s own sense of social value. One’s relationship to the social world and to one’s proper place in it is never more clearly expressed than in the space and time one feels entitled to take from others ; more precisely, in the space one claims with one’s body in physical space, through a bearing and gestures that are self-assured or reserved, expansive or constricted (‘presence’ or ‘insignificance’) and with one’s speech in time, through the interaction time one appropriates and the self-assured or aggressive, careless or unconscious way one appropriates it.

There is no better image of the logic of socialization, which treats the body as a ‘memory-jogger’, than those complexes of gestures, postures and words — simple interjections or favourite clichés — which only have to be slipped into, like a theatrical costume, to awaken, by the evocative power of bodily mimesis, a universe of ready-made feelings and experiences. The elementary actions of bodily gymnastics, especially the specifically sexual, biologically pre-constructed aspect of it, charged with social meanings and values, function as the most basic of metaphors, capable of evoking a whole relationship to the world, ‘lofty’ or ‘submissive’, ‘expansive’ or ‘narrow’, and through it a whole world. The practical ‘choices’ of the sense of social orientation no more presuppose a representation of the range of possibilities than does the choice of phonemes ; these enacted choices imply no acts of choosing. The logocentrism and intellectualism of intellectuals, combined with the prejudice inherent in the science which takes as its object the psyche, the soul, the mind, consciousness, representations, not to mention the petit-bourgeois pretension to the status of ‘person’, have prevented us from seeing that, as Leibiniz put it, ‘we are automatons in three-quarters of what we do’, and that the ultimate values, as they are called, are never anything other than the primary, primitive dispositions of the body, ‘visceral’ tastes and distastes, in which the group’s most vital interests are embedded, the things on which one is prepared to stake one’s own and other people’s bodies. The sense of distinction, the discretio (discrimination) which demands that certain things be brought together and others kept apart, which excludes all misalliances and all unnatural unions — i.e., all unions contrary to the common classification, to the diacrisis (separation) which is the basis of collective and individual identity — responds with visceral, murderous horror, absolute disgust, metaphysical fury, to everything which lies in Plato’s ‘hybrid zone’, everything which passes understanding, that is, the embodied taxonomy, which, by challenging the principles of the incarnate social order, especially the socially constituted principles of the sexual division of labour and the division of sexual labour, violates the mental order, scandalously flouting common sense.
Advantageous Attributions

The basis of the pertinence principle which is implemented in perceiving the social world and which defines all the characteristics of persons or things which can be perceived, and perceived as positively or negatively interesting, by all those who apply these schemes (another definition of common sense), is based on nothing other than the interest the individuals or groups in question have in recognizing a feature and in identifying the individual in question as a member of the set defined by that feature ; interest in the aspect observed is never completely independent of the advantage of observing it. This can be clearly seen in all the classifications built around a stigmatized feature which, like the everyday opposition between homosexuals and heterosexuals, isolate the interesting trait from all the rest ( i.e., all other forms of sexuality), which remain indifferent and undifferentiated. It is even clearer in all ‘labelling judgements’, which are in fact accusations, categoremes in the original Aristotelian sense, and which, like insults, only wish to know one of the properties constituting the social identity of an individual or group (‘You’re just a ...’), regarding, for example, the married homosexual or converted Jew as a ‘closet queen’ or covert Jew, and thereby in a sense doubly Jewish or homosexual. The logic of the stigma reminds us that social identity is the stake in a struggle in which the stigmatized individual or group, and, more generally, any individual or group insofar as he or it is a potential object of categorization, can only retaliate against the partial perception which limits it to one of its characteristics by highlighting, in its self-definition, the best of its characteristics, and, more generally, by struggling to impose the taxonomy most favourable to its characteristics, or at least to give to the dominant taxonomy the content most flattering to what it has and what it is.

Those who are surprised by the paradoxes that ordinary logic and language engender when they apply their divisions to continuous magnitudes forget the paradoxes inherent in treating language as a purely logical instrument and also forget the social situation in which such a relationship to language is possible. The contradictions or paradoxes to which ordinary language classifications lead do not derive, as all forms of positivism suppose, from some essential inadequacy of ordinary language, but from the fact that these socio-logical acts are not directed towards the pursuit of logical coherence and that, unlike philological, logical or linguistic uses of language — which ought really to be called scholastic, since they all presuppose schole, i.e., leisure, distance from urgency and necessity, the absence of vital stakes, and the scholastic institution which in most social universes is the only institution capable of providing all these — they obey the logic of the parti pris, which, as in a court-room, juxtaposes not logical judgements, subject to the sole criterion of coherence, but charges and defences. Quite apart from all that is implied in the oppositions, which logicians and even linguists manage to forget, between the art of convincing and the art of persuading, it is clear that scholastic usage of language is to the orator’s, advocate’s or politician’s usage what the classificatory systems devised by the logician or statistician concerned with coherence and empirical adequacy are to the categorizations and categoremes of daily life. As the etymology suggests, the latter belong to the logic of the trial. Every real inquiry into the divisions of the social world has to analyse the interests associated with membership or non-membership. As is shown by the attention devoted to strategic, ‘frontier’ groups such as the ‘labour aristocracy’, which hesitates between class struggle and class collaboration, or the ‘cadres’, a category of bureaucratic statistics, whose nominal, doubly negative unity conceals its real dispersion both from the ‘interested parties’ and from their opponents and most observers, the laying down of boundaries between the classes is inspired by the strategic aim of ‘counting in’ or ‘being counted in’, ‘cataloguing’ or ‘annexing’, when it is not the simple recording of a legally guaranteed state of the power relation between the classified groups.

Leaving aside all cases in which the statutory imposition of an arbitrary boundary (such as a 30-kilo limit on baggage or the rule that a vehicle over two tons is a van) suffices to eliminate the difficulties that arise from the sophism of the heap of grain, boundaries — even the most formal-looking ones, such as those between age-groups — do indeed freeze a particular state of social struggles, i.e., a given state of the distribution of advantages and obligations, such as the right to pensions or cheap fares, compulsory schooling or military service. And if we are amused by Alphonse Allais’s story of the father who pulls the communication cord to stop the train at the very moment his child becomes three years old (and so needs a ticket to travel), it is because we immediately see the sociological absurdity of an imaginary variation which is as impeccably logical as those on which logicians base their beloved paradoxes. Here the limits are frontiers to be attacked or defended with all one’s strength, and the classificatory systems which fix them are not so much means of knowledge as means of power, harnessed to social functions and overtly or covertly aimed at satisfying the interests of a group.

Commonplaces and classificatory systems are thus the stake of struggles between the groups they characterize and counterpose, who fight over them while striving to turn them to their own advantage. Georges Duby shows how the model of the three orders, which fixed a state of the social structure and aimed to make it permanent by codifying it, was able to be used simultaneously and successively by antagonistic groups : first by the bishops, who had devised it, against the heretics, the monks and the knights ; then by the aristocracy, against the bishops and the king ; and finally by the king, who, by setting himself up as the absolute subject of the classifying operation, as a principle external and superior to the classes it generated (unlike the three orders, who were subjects but also objects, judges but also parties), assigned each group its place in the social order, and established himself as an unassailable vantage-point. In the same way it can be shown that the schemes and commonplaces which provide images of the different forms of domination, the opposition between the sexes and age-groups. as well as the opposition between the generations, are similarly manipulated. The ‘young’ can accept the definition that their elders offer them, take advantage of the temporary licence they are allowed in many societies (‘Youth must have its fling’), do what is assigned to them, revel in the ‘specific virtues’ of youth, virtú, virility, enthusiasm, and get on with their own business — knight-errantry for the scions of the mediaeval aristocracy, love and violence for the youth of Renaissance Florence, and every form of regulated, ludic wildness (sport, rock etc.) for contemporary adolescents — in short, allow themselves to be kept in the state of ‘youth’, that is, irresponsibility, enjoying the freedom of irresponsible behaviour in return for renouncing responsibility. In situations of specific crisis, when the order of successions is threatened, ‘young people’, refusing to remain consigned to ‘youth’, tend to consign the ‘old’ to ‘old age’. Wanting to take the responsibilities which define adults (in the sense of socially complete persons), they must push the holders of responsibilities into that form of irresponsibility which defines old age, or rather retirement. The wisdom and prudence claimed by the elders then collapse into conservatism, archaism or, quite simply, senile irresponsibility. The newcomers, who are likely to be also the biologically youngest, but who bring with them many other distinctive properties, stemming from changes in the social conditions of production of the producers (i.e., principally the family and the educational system), escape the more rapidly from ‘youth’ (irresponsibility) the readier they are to break with the irresponsible behaviour assigned to them and, freeing themselves from the internalized limits (those which may make a 50-year-old feel ‘too young reasonably to aspire’ to a position or an honour), do not hesitate to push forward, ‘leap-frog’ and ‘take the escalator’ to precipitate their predecessors’ fall into the past, the outdated, in short, social death. But they have no chance of winning the struggles over the limits which break out between the age-groups when the sense of the limits is lost, unless they manage to impose a new definition of the socially complete person, including in it characteristics normally (i.e., in terms of the prevailing classificatory principle) associated with youth (enthusiasm, energy and so on) or characteristics that can supplant the virtues normally associated with adulthood.

In short, what individuals and groups invest in the particular meaning they give to common classificatory systems by the use they make of them is infinitely more than their ‘interest’ in the usual sense of the term ; it is their whole social being, everything which defines their own idea of themselves, the primordial, tacit contract whereby they define ‘us’ as opposed to ‘them’, ‘other people’, and which is the basis of the exclusions (‘not for the likes of us’) and inclusions they perform among the characteristics produced by the common classificatory system.

The fact that, in their relationship to the dominant classes, the dominated classes attribute to themselves strength in the sense of labour power and fighting strength — physical strength and also strength of character, courage, manliness — does not prevent the dominant groups from similarly conceiving the relationship in terms of the scheme strong/weak ; but they reduce the strength which the dominated (or the young, or women) ascribe to themselves to brute strength, passion and instinct, a blind, unpredictable force of nature, the unreasoning violence of desire, and they attribute to themselves spiritual and intellectual strength, a self-control that predisposes them to control others, a strength of soul or spirit which allows them to conceive their relationship to the dominated — the ‘masses’, women, the young — as that of the soul to the body, understanding to sensibility, culture to nature.
The Classification-Struggle

Principles of division, inextricably logical and sociological, function within and for the purposes of the struggle between social groups ; in producing concepts, they produce groups, the very groups which produce the principles and the groups against which they are produced. What is at stake in the struggles about the meaning of the social world is power over the classificatory schemes and systems which are the basis of the representations of the groups and therefore of their mobilization and demobilization : the evocative power of an utterance which puts things in a different light (as happens, for example, when a single word, such as ‘paternalism’, changes the whole experience of a social relationship) or which modifies the schemes of perception, shows something else, other properties, previously unnoticed or relegated to the background (such as common interests hitherto masked by ethnic or national differences) ; a separative power, a distinction, diacrisis, discretio, drawing discrete units out of indivisible continuity, difference out of the undifferentiated.

Only in and through the struggle do the internalized limits become boundaries, barriers that have to be moved. And indeed, the system of classificatory schemes is constituted as an objectified, institutionalized system of classification only when it has ceased to function as a sense of limits so that the guardians of the established order must enunciate, systematize and codify the principles of production of that order, both real and represented, so as to defend them against heresy ; in short, they must constitute the doxa as orthodoxy. Official systems of classification, such as the theory of the three orders, do explicitly and systematically what the classificatory schemes did tacitly and practically. Attributes, in the sense of predicates, thereby become attributions, powers, capacities, privileges, prerogatives, attributed to the holder of a post, so that war is no longer what the warrior does, but the officium, the specific function, the raison d’être, of the bellator. Classificatory discretio, like law, freezes a certain state of the power relations which it aims to fix forever by enunciating and codifying it. The classificatory system as a principle of logical and political division only exists and functions because it reproduces, in a transfigured form, in the symbolic logic of differential gaps, i.e., of discontinuity, the generally gradual and continuous differences which structure the established order, but it makes its own, that is, specifically symbolic, contribution to the maintenance of that order only because it has the specifically symbolic power to make people see and believe which is given by the imposition of mental structures.

Systems of classification would not be such a decisive object of struggle if they did not contribute to the existence of classes by enhancing the efficacy of the objective mechanisms with the reinforcement supplied by representations structured in accordance with the classification. The imposition of a recognized name is an act of recognition of full social existence which transmutes the thing named. It no longer exists merely de facto, as a tolerated, illegal or illegitimate practice, but becomes a social function, i.e., a mandate, a mission (Beruf), a task, a role — all words which express the difference between authorized activity, which is assigned to an individual or group by tacit or explicit delegation, and mere usurpation, which creates a ‘state of affairs’ awaiting institutionalization. But the specific effect of ‘collective representations’, which, contrary to what the Durkheimian connotations might suggest, may be the product of the application of the same scheme of perception or a common system of classification while still being subject to antagonistic social uses, is most clearly seen when the word precedes the thing, as with voluntary associations that rum into recognized professions or corporate defence groups (such as the trade union of the ‘cadres’), which progressively impose the representation of their existence and their unity, both on their own members and on other groups.

A group’s presence or absence in the official classification depends on its capacity to get itself recognized, to get itself noticed and admitted, and so to win a place in the social order. It thus escapes from the shadowy existence of the nameless crafts of which Emile Benveniste speaks : business in antiquity and the Middle Ages, or illegitimate activities, such as those of the modern healer (formerly called an ‘empiric’), bone-setter or prostitute. The fate of groups is bound up with the words that designate them : the power to impose recognition depends on the capacity to mobilize around a name, ‘proletariat’, ‘working class’, ‘cadres’ etc., to appropriate a common name and to commune in a proper name, and so to mobilize the union that makes them strong, around the unifying power of a word.

In fact, the order of words never exactly reproduces the order of things. It is the relative independence of the structure of the system of classifying, classified words (within which the distinct value of each particular label is defined) in relation to the structure of the distribution of capital, and more precisely, it is the time-lag (partly resulting from the inertia inherent in classification systems as quasi-legal institutions sanctioning a state of a power relation) between changes in jobs, linked to changes in the productive apparatus, and changes in titles, which creates the space for symbolic strategies aimed at exploiting the discrepancies between the nominal and the real, appropriating words so as to get the things they designate, or appropriating things while waiting to get the words that sanction them ; exercising responsibilities without having entitlement to do so, in order to acquire the right to claim the legitimate titles, or, conversely, declining the material advantages associated with devalued titles so as to avoid losing the symbolic advantages bestowed by more prestigious labels or, at least, vaguer and more manipulable ones ; donning the most flattering of the available insignia, verging on imposture if need be — like the potters who call themselves ‘art craftsmen’, or technicians who claim to be engineers — or inventing new labels, like physiotherapists (kinéséthérapeutes) who count on this new title to separate them from mere masseurs and bring them closer to doctors. All these strategies, like all processes of competition, a paper-chase aimed at ensuring constant distinctive gaps, tend to produce a steady inflation of titles — restrained by the inertia of the institutionalized taxonomies (collective agreements, salary scales etc.) — to which legal guarantees are attached. The negotiations between antagonistic interest groups, which arise from the establishment of collective agreements and which concern, inseparably, the tasks entailed by a given job, the properties required of its occupants (e.g., diplomas) and the corresponding advantages, both material and symbolic (the name), are an institutionalized, theatrical version of the incessant struggles over the classifications which help to produce the classes, although these classifications are the product of the struggles between the classes and depend on the power relations between them.
The Reality of Representation and the Representation of Reality

The classifying subjects who classify the properties and practices of others, or their own, are also classifiable objects which classify themselves (in the eyes of others) by appropriating practices and properties that are already classified (as vulgar or distinguished, high or low, heavy or light etc. — in other words, in the last analysis, as popular or bourgeois) according to their probable distribution between groups that are themselves classified. The most classifying and best classified of these properties are, of course, those which are overtly designated to function as signs of distinction or marks of infamy, stigmata, especially the names and titles expressing class membership whose intersection defines social identity at any given time — the name of a nation, a region, an ethnic group, a family name, the name of an occupation, an educational qualification, honorific titles and so on. Those who classify themselves or others, by appropriating or classifying practices or properties that are classified and classifying, cannot be unaware that, through distinctive objects or practices in which their ‘powers’ are expressed and which, being appropriated by and appropriate to classes, classify those who appropriate them, they classify themselves in the eyes of other classifying (but also classifiable) subjects, endowed with classificatory schemes analogous to those which enable them more or less adequately to anticipate their own classification.

Social subjects comprehend the social world which comprehends them. This means that they cannot be characterized simply in terms of material properties, starting with the body, which can be counted and measured like any other object in the physical world. In fact, each of these properties, be it the height or volume of the body or the extent of landed property, when perceived and appreciated in relation to other properties of the same class by agents equipped with socially constituted schemes of perception and appreciation, functions as a symbolic property. It is therefore necessary to move beyond the opposition between a ‘social physics’ — which uses statistics in objectivist fashion to establish distributions (in both the statistical and economic senses), quantified expressions of the differential appropriation of a finite quantity of social energy by a large number of competing individuals, identified through ‘objective indicators’ — and a ‘social semiology’ which seeks to decipher meanings and bring to light the cognitive operations whereby agents produce and decipher them. We have to refuse the dichotomy between, on the one hand, the aim of arriving at an objective ‘reality’, ‘independent of individual consciousnesses and wills’, by breaking with common representations of the social world (Durkheim’s ‘pre-notions’), and of uncovering ‘laws’ — that is, significant (in the sense of non-random) relationships between distributions — and, on the other hand, the aim of grasping, not ‘reality’, but agents’ representations of it, which are the whole ‘reality’ of a social world conceived ‘as will and representation’.

In short, social science does not have to choose between that form of social physics, represented by Durkheim — who agrees with social semiology in acknowledging that one can only know ‘reality’ by applying logical instruments of classification — and the idealist semiology which, undertaking to construct ‘an account of accounts’, as Harold Garfinkel puts it, can do no more than record the recordings of a social world which is ultimately no more than the product of mental, i.e., linguistic, structures. What we have to do is to bring into the science of scarcity, and of competition for scarce goods, the practical knowledge which the agents obtain for themselves by producing — on the basis of their experience of the distributions, itself dependent on their position in the distributions — divisions and classifications which are no less objective than those of the balance-sheets of social physics. In other words, we have to move beyond the opposition between objectivist theories which identify the social classes (but also the sex or age classes) with discrete groups, simple countable populations separated by boundaries objectively drawn in reality, and subjectivist (or marginalist) theories which reduce the ‘social order’ to a sort of collective classification obtained by aggregating the individual classifications or, more precisely, the individual strategies, classified and classifying, through which agents class themselves and others.

One only has to bear in mind that goods are converted into distinctive signs, which may be signs of distinction but also of vulgarity, as soon as they are perceived relationally, to see that the representation which individuals and groups inevitably project through their practices and properties is an integral part of social reality. A class is defined as much by its being-perceived as by its being, by its consumption — which need not be conspicuous in order to be symbolic — as much as by its position in the relations of production (even if it is true that the latter governs the former). The Berkeleian — i.e., petit-bourgeois — vision which reduces social being to perceived being, to seeming, and which, forgetting that there is no need to give theatrical performances (representations) in order to be the object of mental representations, reduces the social world to the sum of the (mental) representations which the various groups have of the theatrical performances put on by the other groups, has the virtue of insisting on the relative autonomy of the logic of symbolic representations with respect to the material determinants of socio-economic condition. The individual or collective classification struggles aimed at transforming the categories of perception and appreciation of the social world and, through this, the social world itself, are indeed a forgotten dimension of the class struggle. But one only has to realize that the classificatory schemes which underlie agents’ practical relationship to their condition and the representation they have of it are themselves the product of that condition, in order to see the limits of this autonomy. Position in the classification struggle depends on position in the class structure ; and social subjects — including intellectuals, who are not those best placed to grasp that which defines the limits of their thought of the social world , that is, the illusion of the absence of limits — are perhaps never less likely to transcend ‘the limits of their minds’ than in the representation they have and give of their position, which defines those limits.

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