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Procès du socialisme, première partie

jeudi 18 juin 2009, par Robert Paris

1941
Socialism on Trial est la transcription du compte rendu sténographique officiel du procès intenté en 1941 par les Etats-Unis à 28 dirigeants de premier plan du Socialist Workers Party et du syndicat local des chauffeurs de camions de Minneapolis, généralement connu sous le nom de Minneapolis Teamsters Local 544. Au terme de ce procès, 18 des 28 inculpés furent condamnés et purgèrent des peines allant de 12 à 18 mois de prison ferme.

James P. Cannon

Socialism on Trial
(Le socialisme en procès)

Procès-verbal officiel
de la déposition de James Patrick Cannon
dans le procès pour "sédition" de Minneapolis

18 novembre 1941

Cour de district des Etats-Unis
District du Minnesota, Quatrième division
Mardi 18 novembre 1941
Session de l’après-midi

James P. Cannon est appelé comme témoin de la défense, et après avoir dûment prêté serment, fait la déposition suivante :

INTERROGATOIRE DU TÉMOIN PAR LA DÉFENSE

Questions par M. Goldman.

M. G. – Voudriez-vous nous donner votre nom pour le greffier ?

• James P. Cannon

M. G. – Où habitez-vous, M. Cannon ?

• A New York.

M. G. – Votre emploi actuel ?

• Secrétaire national du Socialist Workers Party (Parti socialiste des travailleurs).

M. G. – Quel âge avez-vous, M. Cannon ?

• Cinquante et un ans.

M. G, – Où êtes-vous né ?

• A Rosedale, dans le Kansas.

M. G. – Quand avez-vous débuté dans le mouvement marxiste, M. Cannon ?

• Il y a trente ans.

M. G. – Quelle est la première organisation du mouvement ouvrier que vous avez rejointe ?

• La IWW, Industrial Workers of the World (les travailleurs industriels du monde).

M. G. – En avez-vous rejoint une autre après celle-là ?

• Le Parti socialiste.

M. G. – Et ensuite ?

• En 1919, à la fondation du Parti communiste, j’en fus l’un des premiers membres, et je fus membre du comité national à partir de 1920.

M. G. – Jusqu’à quand êtes-vous resté au Parti communiste ?

• Jusqu’en octobre 1928.

M. G. – Voudriez-vous dire à la cour quelle est l’étendue de votre connaissance de la théorie marxiste ?

• Je suis familier avec les plus importants écrits des professeurs du marxisme – Marx, Engels, Lénine, Trotsky, ainsi que des commentateurs de leurs œuvres.

M. G. – Avez-vous déjà lu des livres opposés à la théorie marxiste ?

• Oui, En général, je connais bien la littérature contre le marxisme, en particulier son livre le plus important.

M. G. – Quel est le plus important ?

• Mein Kampf, de Hitler.

M. G. – Avez-vous déjà publié des journaux du mouvement ouvrier, M. Cannon ?

• Oui, nombre d’entre eux. En fait, j’ai travaillé plus ou moins comme journaliste dans le mouvement pendant environ vingt-cinq ans.

M. G. – Vous rappelez-vous les noms de ces journaux que vous avez publiés ?

• Le Workers’ World à Kansas City. Le Toiler, publié à Cleveland, dans l’Ohio. Je fus un temps directeur du Militant. Je fus directeur du journal appelé Labor Action publié à San Francisco. et j’ai fait partie du comité de rédaction de nombreux autres journaux et revues publiés dans le mouvement.

M. G. – Avez-vous déjà donné des conférences sur la théorie du socialisme, et sur d’autres aspects du mouvement marxiste ?

• Oui. j’ai fait cela tout le temps pendant environ trente ans.

M. G. – Dites-nous les raisons qui vous ont fait rompre vos liens avec le Parti communiste, M. Cannon.

• Au moment de la controverse qui se développait dans le parti russe entre Trotsky d’un côté, et Staline et son groupe de l’autre, controverse qui touchait à beaucoup de principes fondamentaux du socialisme. celle-ci s’étendit progressivement à l’Internationale communiste, et devint un sujet de préoccupation dans les autres partis de l’Internationale communiste. Moi, et quelques autres, avons pris ici position en faveur de Trotsky. et cela aboutit à notre exclusion du Parti communiste des Etats-Unis.

M. G. – Pouvez-vous nous donner un bref aperçu de la nature de cette controverse ?

• Cela commença sur la question de la bureaucratie dans l’appareil gouvernemental de l’Union soviétique et dans les directions du parti en Russie. Trotsky lança une lutte pour plus de démocratie dans le parti, dans le gouvernement et dans les syndicats, et généralement dans le pays. Cette lutte contre ce que Trotsky – et je suis d’accord avec lui – caractérisait comme une bureaucratisation croissante du régime tout entier, cette controverse, qui était née sur cette question, se transforma graduellement au cours des années en des conflits fondamentaux sur pratiquement tous les principes de base de la théorie et de la pratique socialistes.

M. G. – Et le résultat de cette controverse fut votre exclusion ?

• Le résultat de cela fut l’exclusion de notre groupe. ici, aux Etats-Unis, au moment même où cela se passait aussi en Russie.

M. G. – En quelle année ?

• 1928.

M. G. – Dites-nous ce qui est arrivé au groupe qui fut exclu.

• Nous nous sommes organisés comme groupe, et avons commencé à publier un journal appelé Militant.

M. G. – Donnez-nous une idée de la taille de ce groupe, M. Cannon.

• Eh bien, nous n’étions que trois pour commencer. Finalement, nous avons eu des partisans dans d’autres villes. Six mois plus tard, quand nous avons tenu notre première conférence, nous avions environ une centaine de membres dans le pays.

M. G. – Et à la suite de cela, y a-t-il eu un parti créé par ce groupe ?

• Oui, ce groupe s’appelait originellement la Communist League of America, (Ligue communiste d’Amérique), et se considérait comme une fraction du Parti communiste, tentant de se faire réintégrer dans le parti, à la condition que nous puissions avoir le droit de conserver nos opinions et de les discuter au sein du parti. Notre proposition fut rejetée par le parti, donc nous nous sommes développés comme organisation indépendante.
En 1934, nous arrivâmes à un accord avec une autre organisation, qui n’avait jamais été liée au Parti communiste, qui s’était développée à partir des syndicats. Cette organisation, connue à l’origine sous le nom de Conference for Progressive Action Labor (Conférence pour l’action ouvrière progressiste) prit le nom de American Workers Party (Parti des travailleurs américains). En 1934, à la fin de l’année, nous avons eu un congrès de fusion avec eux, et avons fondé une organisation commune que nous avons appelée Workers Party of the United States (Parti des travailleurs des Etats-Unis).

M. G. – Combien de temps ce Workers Party a-t-il existé ?

• De la fin 1934 jusqu’au printemps 1938.

M G. – Et qu’est-il arrivé alors ?

• A cette époque, notre parti dans son ensemble a rejoint le Parti socialiste. Le Parti socialiste avait eu une discussion interne et une polémique, qui avait abouti à la fin de 1935 à une scission, au départ des éléments les plus conservateurs. Le Parti socialiste avait alors publié un appel aux individus et aux groupes radicaux pour qu’ils rejoignent le Parti socialiste.
Nous avons répondu à cet appel, et avons rejoint le parti en 1936, à nouveau à la condition expresse, pour laquelle nous avions originellement combattu dans le Parti communiste, à savoir que nous voulions avoir le droit de maintenir nos vues particulières et de les discuter dans le parti – en tout cas au moment où elles seraient à l’ordre du jour, et nous, pour notre part, nous engagions à observer la discipline dans le travail quotidien et l’action commune du parti.

M. G. – Combien de temps votre parti est-il resté dans le Parti socialiste ?

• Environ un an seulement.

M. G. – Et qu’est-il arrivé alors ?

• Eh bien, le Parti socialiste commença à nous imposer le même genre de bureaucratisme dont nous avions eu à souffrir dans le Parti communiste.
Il y avait de grandes questions qui troublaient l’esprit des socialistes, à cette époque, particulièrement les problèmes de la guerre civile espagnole.

M. G. – C’était en quelle année ?

• C’était en 1936, mais cela devint très aigu au printemps 1937. Nous avions une position précise sur la question espagnole. Nous l’avions étudiée attentivement, et voulions faire connaître notre point de vue aux autres membres du parti. Cela nous fut permis un temps, puis le comité exécutif national publia un ordre interdisant la poursuite de la discussion, interdisant même l’adoption de résolutions de sections sur le sujet, et nous nous sommes révoltés contre cette mesure et avons revendiqué nos droits.
Au même moment, une grande discussion avait lieu à New York sur la campagne électorale – c’était la seconde campagne de La Guardia, et le Parti socialiste avait décidé officiellement de soutenir la candidature de La Guardia. Nous nous y opposions, pour la raison que soutenir le candidat d’un parti capitaliste était une violation des principes socialistes. La Guardia était le candidat du parti Républicain et du parti Fusion, ainsi que du Labor Party.
Nous avons également insisté pour faire connaître nos vues sur cette question, et cela conduisit à l’exclusion en masse de nos partisans.

M. G. – Quand le Socialist Workers Party fut-il construit ?

• Les derniers jours de décembre 1937 et le 1er et peut-être le 2 janvier 1938.

M. G. – Qui participa à sa création ?

• Les sections du Parti socialiste qui avaient été exclues – celles-ci s’étaient regroupées ensemble au sein d’un Comité des sections exclues, et ce comité fut mandaté par une conférence pour organiser un congrès, le préparer, et les sections exclues du Parti socialiste ont envoyé des délégués au congrès de fondation du Socialist Workers Party (Parti socialiste des travailleurs).

M. G. – Est-ce que ce Comité des sections exclues a publié un journal ?

• Oui, il a publié un journal à la suite des exclusions, qui démarra en mai ou juin 1937. Nous avons publié le Socialist Appeal, qui devint l’organe officiel du parti après le congrès. Plus tard, il y a environ un an, nous sommes revenus à notre nom d’origine, le Militant.

M. G. – Selon vos souvenirs, combien de délégués étaient-ils présents au congrès de fondation du SWP ?

• Je crois environ une centaine.

M. G. – Et ils venaient de tout le pays, n’est-ce pas ?

• Oui, d’environ trente villes, je crois vingt-cinq ou trente villes.

M. G. – Qu’est-ce que ce congrès a fait ?

• Les décisions les plus importantes du congrès ont été de mettre en place l’organisation, d’adopter une Déclaration de principes et quelques résolutions annexes sur des questions en cours, et d’élire un comité national pour diriger le travail du parti sur la base de la Déclaration de principes.

M. G. – A-t-il élu un comité pour s’occuper du parti entre deux congrès ?

• Oui, c’est ça le comité national.

M. G. – Bon, vous dites qu’il a adopté une Déclaration de principes. Je vous montre la pièce à conviction nº1, c’est-à-dire la Déclaration de principes et de constitution du Socialist Workers Party, et je vous demande si c’est bien celle qui a été adoptée au congrès du Socialist Workers Party ?

(Un document est montré au témoin.)

• Oui, c’est elle.

M. G. – Qui a présenté la Déclaration de principes au congrès, vous le rappelez-vous ?

• Oui, elle a été présentée par le Comité, le Comité national des sections exclues, qui avait été désigné à une précédente conférence du groupe.

M. G. – Qu’est-ce que le congrès, le congrès de fondation du Socialist Workers Party, a adopté comme but fondamental du parti ?

M. Schweinhaut (procureur) – Quand ?

M. Goldman – A ce moment-là, et ensuite, jusqu’à cet instant, où vous êtes assis à la barre ici.

• Je dirais que le but fondamental du parti, alors et maintenant, est de populariser les doctrines du socialisme marxiste, et d’aider et diriger le travail de transformation de la société, d’une base capitaliste à une hase communiste.

M. G. – Donnez-nous la signification du terme socialisme.

• Socialisme peut avoir deux sens, et a habituellement ces deux sens entre nous. C’est-à-dire que le socialisme est le nom donné à un projet de nouvelle forme de société, et est aussi le nom donné au mouvement qui travaille dans ce but.

M. G. – Quelle est la nature de ce projet de société ?

• Nous nous représentons une société qui serait basée sur la propriété collective des moyens de production, l’élimination du profit privé dans les moyens de production, l’abolition du salariat, l’abolition de la société divisée en classes.

M. G. – A propos d’un gouvernement qui aurait pour but d’instituer une telle société, comment définiriez-vous le but du Socialist Workers Party ?

• Nous nous sommes donné comme but l’établissement d’un gouvernement ouvrier et paysan, à la place du gouvernement existant, que nous qualifions de gouvernement capitaliste. La tâche de ce gouvernement serait d’organiser et de contrôler la transition de la société de ses bases capitalistes vers les bases du socialisme.

M. G. – Quand vous dites "gouvernement capitaliste", que voulez-vous dire ?

• Nous voulons dire un gouvernement qui naît d’une société basée sur la propriété privée des richesses du pays et des moyens de production par les capitalistes, et qui en général représente les intérêts de cette classe.

M. G. – Et, en opposition à ce gouvernement, vous proposez d’établir un gouvernement ouvrier et paysan ?

• Oui, nous proposons de mettre à la place du gouvernement capitaliste un gouvernement ouvrier et paysan, qui représentera ouvertement les intérêts économiques et sociaux des travailleurs et des paysans productifs.

M. G. – Alors, qu’arriverait-il aux capitalistes ?

• Sous le gouvernement ouvrier et paysan, la principale tâche du gouvernement sera de mener à bien le transfert des plus importants moyens de production de la propriété privée à la propriété collective du peuple.

M. G. – Mais qu’arriverait-il aux capitalistes individuels qui auraient perdu leurs richesses ?

• Que voulez-vous dire par "qu’arriverait-il", dans quel sens ?

M. G. – Voulez-vous les tuer, les mettre au travail, ou quoi ?

• Eh bien, selon notre théorie, la participation des citoyens aux bénéfices de la société serait ouverte à chacun sur une base d’égalité. Cela s’appliquerait aux anciens capitalistes comme aux ouvriers et aux paysans.

M. G. – Quand vous parlez de "richesse productive", voulez-vous dire toute propriété qu’un individu possède ?

• Non – quand nous parlons des moyens de production, de la richesse du pays, nous parlons de la richesse nécessaire à la production des biens nécessaires au peuple. Les industries, les chemins de fer, les mines, etc. Nous ne proposons pas – d’ailleurs, les socialistes marxistes n’ont jamais proposé cela à ma connaissance – l’élimination de la propriété privée des biens personnels.
Nous parlons de ces choses qui sont nécessaires à la production des biens satisfaisant les besoins du peuple. Elles doivent être possédées collectivement par le peuple.

M. G. – Qu’arriverait-il aux petites entreprises, dont les propriétaires n’emploient pas de main-d’œuvre ?

• Ce qui fait autorité chez les marxistes depuis Engels, c’est que ces petits propriétaires, qui ne sont pas des exploiteurs, ne devraient en aucun cas subir l’ingérence du gouvernement ouvrier et paysan. Ils doivent être autorisés à avoir leur ferme, leurs petites propriétés, leurs petites boutiques d’artisan, et seulement au cas où ils seraient convaincus, par exemple par l’agriculture collective et socialisée, et seraient d’accord pour volontairement mettre en commun leur terre et leurs ressources pour participer à l’effort collectif, alors seulement la collectivisation de petites entreprises agricoles peut avoir lieu.
En même temps, une partie de notre programme est que le gouvernement ouvrier et paysan doit aider de telles entreprises en assurant des prix raisonnables pour leurs outils, pour les engrais, en organisant des crédits pour elles, et en général, la conduite du gouvernement sera celle d’un gouvernement qui est concerné et veut représenter leurs intérêts.
Je parle en ce moment des petits paysans productifs, pas des grands propriétaires terriens et des banquiers qui exploitent beaucoup de monde, ou qui louent leurs terres à des métayers. Nous avons la ferme intention de socialiser leurs terres dès les premiers moments du gouvernement ouvrier et paysan, et de les rendre à la gestion de ceux qui cultivent effectivement la terre. Cela aussi, je dois dire, est la doctrine marxiste de base depuis les tout premiers jours, ainsi que la doctrine de Lénine et de Trotsky dans la révolution russe.

M. G. – Comment cette société socialiste sera-t-elle contrôlée et dirigée ?

• Eh bien le socialisme, naturellement, devra se développer à partir de la nouvelle situation. Après que la révolution sociale aura été effectuée sur le plan politique, et que le gouvernement capitaliste aura été remplacé par un gouvernement ouvrier et paysan, qui procédera à la socialisation des industries, à l’abolition des inégalités, à l’élévation du niveau de revenu des masses, et à l’élimination de toute tentative de contre-révolution par les exploiteurs dépossédés, l’importance et le poids du gouvernement en tant que force de répression diminuera progressivement.
Lorsque les classes sont abolies, lorsque l’exploitation est éliminée, lorsque le conflit classe contre classe est éliminé, la raison même de l’existence d’un gouvernement au sens strict du mot commence à diminuer. Les gouvernements sont d’abord des instruments de répression d’une classe contre une autre. Selon la doctrine de Marx et Engels, et de tous les grands marxistes qui les ont suivis et qui se sont basés sur leur doctrine, nous voyons, comme Engels l’a expliqué, un dépérissement graduel du gouvernement comme force de répression, comme force armée, et son remplacement par des conseils purement administratifs, dont la tâche sera de planifier la production, de superviser les travaux publics, l’éducation et toutes les choses de ce genre. Lorsque vous arrivez à une société socialiste, le gouvernement, comme le dit Engels, tend à dépérir, et le gouvernement des hommes sera remplacé par l’administration des choses.
Le gouvernement d’une société socialiste sera, en réalité, un corps administratif, parce que nous ne prévoyons pas le besoin d’armées, de flottes, de prisons, de répression, et en conséquence cet aspect du gouvernement meurt par manque de fonction.

M. G. – Que dit la théorie marxiste sur les forces sociales qui rendent le socialisme inévitable ?

• Le capitalisme est un état de la société qui n’a pas toujours existé. Comme les précédents systèmes sociaux, il apparut après une période de gestation dans le sein de la société féodale. Il grandit et se développa contre la société féodale, finalement la renversa par des moyens révolutionnaires, augmenta la productivité de l’humanité jusqu’à des sommets inimaginables...

M. Schweinhaut – Attendez un moment, M. Cannon. Il me semble que cette question pourrait avoir une réponse beaucoup plus simple que cela. Je soupçonne ce gentleman de vouloir faire un discours maintenant, et je ne crois pas du tout que cette question le nécessite.

M. Goldman – Eh bien, aussi brièvement que possible, décrivez les forces sociales...

• Je ne voulais pas faire un discours. Je voulais dire en quelques mots quelles sont les forces sociales qui poussent le capitalisme à la faillite. Les lois par lesquelles...

M. S. – Ce n’était pas la question qui vous était posée, Monsieur le témoin. On vous demandait quelles étaient les forces sociales qui pourraient rendre le socialisme inévitable, ou quelque chose comme ça. Bon, j’abandonne. Allez-y.

• Je vous assure que je fais attention à contracter autant que possible l’explication.
Le capitalisme fonctionne suivant certaines lois qui ont été analysées et mises à nu pour la première fois par Karl Marx dans son œuvre magistrale, d’abord dans le Manifeste communiste, puis dans le Capital.
Bon, les deux lois internes du capitalisme qui rendent inévitable son déclin et son remplacement par le socialisme sont les suivantes.

D’abord, la propriété privée des moyens de production, et l’emploi de travail salarié à un salaire inférieur à la valeur du travail produit par le travailleur salarié. Cela crée un surplus que le propriétaire capitaliste doit vendre sur le marché. Il est évident que le travailleur salarié, qui reçoit pour son travail moins que la valeur totale de ce qu’il a produit, ne peut consommer que le montant de ce qu’il a reçu sous forme de salaire. Le reste est de la valeur en surplus, comme Marx l’a expliqué, pour lequel le capitaliste doit trouver un marché.
Plus le capitalisme progresse à l’intérieur d’un pays donné, plus la production provient du travail du travailleur, et plus important est ce surplus qui ne peut pas trouver de marché parce que la grande masse des gens qui produisent la richesse ne touchent pas des salaires suffisants pour l’acheter. Et cela conduit le capitalisme à des crises périodiques qu’on appelle de surproduction, ou que quelques propagandistes populaires appellent sous-consommation, mais le terme scientifique est surproduction.
Le capitalisme, depuis son commencement, c’est-à-dire plus d’une centaine d’années, presque deux cents ans, traverse de telles crises. Cela dit, dans le passé, le capitalisme pouvait résoudre finalement ces crises en trouvant de nouveaux marchés, de nouveaux champs d’investissements, de nouveaux champs d’exploitation, et tant que le capitalisme pouvait trouver de nouvelles zones pour l’investissement de capitaux et la vente de biens, le système capitaliste pouvait se tirer de ces crises cycliques qui arrivaient environ tous les dix ans, et aller vers de nouveaux faîtes de la production.
Mais à chaque fois que le capitalisme faisait l’expérience d’un nouveau boom, et commençait à se développer dans un nouveau territoire, cela rétrécissait le monde. Parce que dans chaque endroit que le capitalisme pénètre, les lois de celui-ci le suivent comme son ombre, et le nouveau champ d’exploitation commence à devenir également submergé par le surplus.
Par exemple, les Etats-Unis, qui furent un grand réservoir pour l’absorption des produits du surplus de l’Europe et donnèrent une bouffée d’air au capitalisme européen, ont commencé eux-mêmes à se développer en cent cinquante ans au point de produire un énorme surplus et d’avoir à combattre l’Europe pour trouver un marché pour l’écouler. Ainsi, cette formidable contradiction entre la propriété privée de l’industrie et le travail salarié pousse le capitalisme de plus en plus dans une crise insoluble. Voilà une des lois du capitalisme.

La seconde loi, c’est le conflit entre le développement des forces productives et les frontières nationales dans lesquelles elles sont confinées sous le capitalisme.
Chaque pays vivant sur des bases capitalistes produit un surplus qu’il est incapable de vendre sur son marché interne pour les raisons que je vous ai données précédemment.
Alors, quelle est la prochaine étape ? Les capitalistes doivent trouver un marché étranger. Ils doivent trouver un marché étranger où vendre leur surplus, et des champs étrangers où investir leur surplus de capital. La difficulté à laquelle est confronté le capitalisme est que le monde ne grossit plus. Il restait de la même taille alors que chaque nation capitaliste moderne développait ses forces productives bien au-delà de ses propres capacités domestiques à consommer. Ou à vendre avec profit. Cela conduisit à l’effrayante explosion de la guerre mondiale de 1914, La guerre mondiale de 1914 était, suivant notre théorie et notre doctrine, le signal que le monde capitaliste était en faillite.

M. G. – Que diriez-vous à propos de la loi de la concurrence dans le système capitaliste ?

• La loi de la concurrence entre les capitalistes est le résultat inévitable de ce que les plus gros capitalistes, ceux qui possèdent les entreprises productives les plus modernes, les plus efficaces, écrasent les petites entreprises, en les détruisant ou en les absorbant jusqu’à ce que le nombre de propriétaires indépendants baisse continuellement alors que le nombre de gens appauvris progresse prodigieusement, jusqu’à ce que la richesse soit concentrée dans les mains de très peu de personnes, et que la grande masse des gens, notamment les travailleurs, est confrontée à des difficultés toujours croissantes sur le plan social et économique.
J’ai parlé de la guerre mondiale de 1914 comme d’un signe que le capitalisme à l’échelle mondiale n’était plus capable de résoudre pacifiquement aucun de ses problèmes. Il dut tuer onze millions d’hommes, puis faire la paix, et se préparer à tout recommencer une deuxième fois. Cela, du point de vue des socialistes marxistes, c’est le signe que le capitalisme n’est absolument plus capable de résoudre ses propres problèmes.

M. G. – Que diriez-vous, à présent, par rapport à l’importance respective du facteur économique conduisant au socialisme, et de l’agitation pour le socialisme de divers partis, y compris le Socialist Workers Party ?

• Bon, si je peux l’expliquer ici, le socialisme marxiste est distinct de ce qui est connu, dans notre terminologie, comme le socialisme utopique – c’est-à-dire le socialisme des gens qui projettent une forme de société meilleure, et pensent qu’il est seulement nécessaire de comprendre qu’une société meilleure peut exister, et de persuader le peuple d’en adopter le projet et de résoudre le problème. Le socialisme marxiste découle de la théorie que les lois internes mêmes qui dirigent le capitalisme conduisent la société à une solution socialiste.
J’ai mentionné la guerre, j’ai mentionné le conflit entre diverses nations capitalistes qui sont désormais toujours en état soit de guerre, soit de trêve armée se préparant à la guerre. Je pourrais mentionner aussi l’expérience de la dépression de 1929, comme on l’appelle, avec ses quinze millions de travailleurs américains vigoureux ne demandant pas mieux que de travailler, incapables de trouver un emploi. C’était là un autre signe de la terrible maladie de cet organisme social appelé capitalisme ; et le fléau du chômage s’est répandu à l’échelle mondiale.
Cela dit, il y a des forces qui conduisent la société vers une solution rationnelle, à notre avis, par la nationalisation de l’industrie, l’élimination de la concurrence, l’abolition de la propriété privée. Notre agitation ne pourrait jamais effectuer la transformation d’un ordre social à un autre sans les puissantes lois économiques internes qui poussent dans ce sens.
Les facteurs révolutionnaires généraux, les puissances réelles qui conduisent au socialisme sont les contradictions au sein du système capitaliste lui-même.
Tout ce que notre agitation peut faire, c’est d’essayer de prévoir théoriquement ce qui est possible et ce qui est probable dans le sens de la révolution sociale, pour y préparer l’esprit des gens, pour les convaincre que c’est souhaitable, pour essayer de les organiser pour accélérer le processus et l’amener à terme de la manière la plus économique et efficace qui soit. C’est tout ce que l’agitation peut faire.

M. G. – Quel rôle joue le fascisme ?

• Le fascisme est un autre signe qui apparaît immanquablement dans chaque société capitaliste lorsqu’elle atteint cette période de décadence et de crise, et qu’elle n’est désormais plus capable de garantir l’équilibre de la société sur la hase de la démocratie parlementaire, qui a été la forme gouvernementale de direction du capitalisme dans ses beaux jours. Le fascisme monte, devient une terrible menace pour l’humanité, et un terrible avertissement pour les travailleurs : s’ils ne s’activent pas pour prendre leurs affaires en main, ils vont souffrir pendant des années du sort qui est survenu aux peuples d’Allemagne et d’Italie, et d’autres pays d’Europe actuellement.

M. G. – Eh bien, quel était le but de l’adoption de la Déclaration de principes ?

• Le but général était de mettre par écrit un énoncé clair de nos principes, pour informer le monde de ce que défend notre parti, et pour guider le parti dans ses actions après le congrès, pour formuler un corps de doctrines et d’idées qui gouvernerait le travail du parti et guiderait son comité national, dans l’édition du journal, etc.

M. G. – Y a-t-il eu des accords secrets passés au sein de ce comité qui rédigea la Déclaration de principes, accords qui ne furent pas révélés au congrès, ni à quiconque d’autre ?

• Non, tout ce que nous défendons, nous l’avons mis dans la Déclaration de principes. Nous ne pouvions faire autrement.
Il est impossible de construire un mouvement politique sur la base d’un programme, et espérer qu’il servira un autre programme. Cela, je peux vous le dire, est une loi politique qui est connue de tous les politiciens sérieux ; un parti politique ou un homme politique est lié par ses propres slogans. Si un parti met en avant un slogan ou un programme...

M. Schweinnaut – Bon, s’il vous plaît M. Cannon. Vous avez répondu...

Le Président – Ne croyez-vous pas que ceci n’est qu’arguties ?

M. Goldman – D’accord ! Combien de temps la Déclaration de principes a-t-elle été en vigueur ?

• De la première semaine de janvier 1938 jusqu’au dernier mois de 1940.

M. G. – Qu’est-il arrivé en décembre 1940 ?

• Un congrès convoqué spécialement a adopté une résolution pour suspendre la Déclaration de principes et pour mandater le comité national pour préparer un nouveau projet à proposer au parti à un congrès ou une conférence ultérieure.

M. G. – Quelles étaient les raisons de cette décision du congrès ?

• Je dirais que la principale raison fut l’adoption par le Congrès d’une loi connue sous le nom de Voorhis Act, qui sanctionnait les partis appartenant à des organisations internationales. C’était la principale raison. Il y avait des raisons annexes, à savoir qu’entre-temps, le parti avait changé de position sur la question du Labor Party. Quelques questions avaient été dépassées par l’évolution de la situation, et en général nous ressentions comme nécessaire un nouveau projet.

M. G. – Pouvez-vous nous dire brièvement la nature du changement sur le Labor Party ?

• C’était un tournant dans la direction opposée. Lors de l’adoption de la Déclaration, nous refusions de soutenir ces propositions pour l’organisation d’un Labor Party – c’est-à-dire un parti basé sur les syndicats. A l’été 1938, nous avons changé d’opinion là-dessus, et nous sommes arrivés à la conclusion que ce mouvement pouvait avoir des potentialités plus progressistes qu’ailleurs.

M. G. – Dites-nous quelle a été la méthode utilisée dans l’adoption de ce tournant ?

• Le comité national adopta une résolution établissant la nouvelle position. Cette résolution fut alors envoyée aux membres du parti dans le bulletin interne, et une période de discussion, je crois de soixante jours, fut ouverte, au cours de laquelle chacun pouvait exprimer son opinion pour ou contre le changement. Cela fut discuté très minutieusement dans le parti. En fait, tous les membres du comité national n’étaient pas d’accord avec ce changement. A la fin de la période de discussion, un vote par référendum fut organisé parmi les membres, et une majorité vota en faveur de la résolution amendée.

M. G. – Y a-t-il eu quelque chose, et si oui quoi, qui a été fait à la suite de la suspension de la Déclaration de principes par rapport à l’adoption d’un nouveau jeu de principes ?

• Nous avions mandaté un comité pour faire un nouveau projet de Déclaration.

M. G. – Et ce projet fût rédigé ?

• Le projet fut rédigé. Nous avons tenu une conférence à Chicago, juste à la veille de ce procès – les 10, 11 et 12 octobre, je crois, nous avons tenu une conférence du parti en liaison avec une réunion du comité national, où le nouveau projet fut soumis et accepté par la conférence, pour être soumis à la discussion du parti, et à d’éventuels amendements.

M. G. – Est-ce que la Déclaration de principes qui fût originellement adoptée, et suspendue par la suite, prônait la nécessité de la révolution sociale, M. Cannon ?

• Oui.

M. G. – Qu’entend-on par "révolution sociale" ?

• Par révolution sociale, on entend une transformation, une transformation politique et économique de la société.

M. G. – Et la nature de cette transformation, c’est quoi ?

• C’est fondamental, et cela affecte le système de propriété, cela affecte la méthode de production.

M. G. – Y a t il une distinction entre révolution politique et révolution sociale ?

• Oui.

M. G. – Quelle est cette distinction ?

• Eh bien, une révolution politique peut arriver sans aucune transformation radicale de la structure économique sous-jacente de la société, le fondement de la propriété dans cette société.
Une révolution sociale, d’un autre côté, affecte non seulement le gouvernement, mais aussi le système économique.

M. G. – Pouvez-vous nous donner des exemples de révolutions politiques et sociales ?

• Oui. La grande Révolution française de 1789...

M. Schweinhaut – C’était une révolution politique ou sociale ?

• Une révolution sociale, parce qu’elle a transformé les fondements de la propriété dans la société, passant de la propriété féodale à la propriété capitaliste.

M. Goldman – Que voulez-vous dire par "propriété féodale" ?

• C’était le système économique tout entier de la société qui était basé sur les droits et les privilèges, les restrictions, le servage, et ainsi de suite. La propriété privée capitaliste, qui transformait les fermes en entreprises privées possédées par des fermiers individuels, éliminait entièrement tous les vestiges du servage et lui substituait le travail salarié, a opéré un changement fondamental de l’économie en France.

M. G. – Pouvez-vous nous donner un exemple de révolution politique ?

• Deux survinrent en France à la suite de la grande révolution sociale, elles survinrent en 1830 et 1848 – c’est-à-dire que ces révolutions avaient pour simple but de changer la bureaucratie dirigeante du pays, sans toucher au système de propriété.
Une telle révolution arriva au Panama l’autre jour, un simple remplacement d’un régime par un autre dans un coup d’Etat de palais, qui est une révolution politique qui n’affecte pas du tout le caractère économique de la société.
Nous considérons que la Guerre civile américaine fut une révolution sociale parce qu’elle a détruit le système du travail des esclaves et de la propriété esclavagiste, et l’a remplacé par la domination complète des entreprises capitalistes et du travail salarié.

M. G. – Enumérez les conditions sous lesquelles, suivant la théorie marxiste, la révolution sociale contre le capitalisme va arriver ?

• Je peux vous en donner de nombreuses.
La première est que la société existante doit avoir épuisé ses capacités de développement ultérieur. Marx a établi la loi suivant laquelle aucun système social ne peut être remplacé par un autre tant qu’il n’a pas épuisé toutes ses possibilités de développement et de progrès. C’est, pourrait-on dire, le préalable fondamental pour une révolution sociale.
Puis, je peux donner nombre de préalables supplémentaires qui ont été admis par notre mouvement.
La classe dirigeante ne doit plus être capable de résoudre ses problèmes, doit avoir dans une large mesure perdu confiance en elle-même. La misère et le désespoir des masses doivent avoir atteint un point où celles-ci désirent à tout prix un changement radical. Le chômage, le fascisme et la guerre deviennent des problèmes d’une ampleur croissante qui sont insolubles de façon patente par la classe dirigeante actuelle. Il doit y avoir un formidable sentiment au sein de la masse des producteurs pour les idées socialistes et pour la révolution socialiste.
Et, en sus des préalables que j’ai mentionnés, il est nécessaire qu’existe un parti des travailleurs capable de diriger et d’organiser le mouvement des travailleurs sur la voie résolue d’une solution révolutionnaire à la crise.

M. G. – Que diriez-vous de l’existence actuelle, en ce moment, du facteur de déclin du capitalisme et du fait qu’il a épuisé les possibilités de croissance future, au moment présent, en ce qui concerne les Etats-Unis ?

• Pris à I’échelle du monde, le capitalisme a épuisé ses possibilités de développement ultérieur depuis 1914. A l’échelle mondiale, le capitalisme n’a jamais atteint, depuis, le niveau de productivité de 1914.
D’un autre côté, l’Amérique, qui est la partie la plus forte du monde capitaliste, a vécu un énorme boom au moment même où le capitalisme, comme système mondial, était en train de décliner. Mais le capitalisme américain, comme l’a montré la crise de 1929, et maintenant les préparatifs de guerre, est également définitivement entré dans un état de décadence.

M. G. – Et quels sont les symptômes de cette décadence ?

• Les symptômes, ce fût l’armée de quinze millions de chômeurs, le déclin de la production depuis 1929 ; le fait que l’indicateur de production le plus haut aujourd’hui est basé presque entièrement sur la production d’armement, ce qui n’est pas une hase possible de stabilité permanente.

M. G. – Que diriez-vous sur l’existence actuellement du second facteur que vous avez cité comme étant un préalable à une situation révolutionnaire, à savoir l’incapacité de la classe dirigeante à résoudre ses problèmes ?

• Je ne pense pas qu’il ait encore atteint dans ce pays le stade aigu qu’il doit atteindre nécessairement à la veille de la révolution. Ils ne peuvent pas résoudre leurs problèmes, mais ils ne le savent pas encore.

M. Anderson (procureur) – Quelle était la fin de cette réponse, M. le journaliste ?

• Je dis que la classe dirigeante américaine ne peut pas résoudre ses problèmes, mais n’en est pas consciente.

M Anderson – Je vois.

• Je ne voulais pas dire cela pour faire de l’esprit, car comme je l’ai établi précédemment, la classe dirigeante doit perdre confiance en elle-même, comme cela a été le cas dans chaque pays où une révolution a eu lieu.

M G. – Quelle est la position du parti sur la tentative de Roosevelt d’améliorer le système social dans ce pays ?

• Que voulez-vous dire par "améliorer le système social" ?

M. G. – Remettre le capitalisme en mouvement à nouveau, après la dépression de 1929.

• Eh bien, toutes ces mesures du New Deal furent possibles dans ce pays et impossibles dans les pays d’Europe, plus pauvres, grâce à l’énorme accumulation de richesses dans ce pays. Mais le résultat net de l’ensemble de l’expérience du New Deal fut simplement la dépense de milliards et de milliards de dollars pour créer une stabilité fictive, qui s’évapora, à la fin.
Maintenant, l’administration Roosevelt essaye d’accomplir la même chose par les moyens artificiels d’une croissance de guerre ; c’est-à-dire d’une croissance basée sur l’armement, mais à nouveau, à notre avis, cela n’offre absolument aucune possibilité de stabilité permanente.

M. G. – A propos de la misère et de la souffrance des masses, que diriez-vous de l’existence de ce facteur aux Etats-Unis ?

• De notre point de vue, le niveau de vie des masses s’est progressivement détérioré dans ce pays depuis 1929. Il n’a pas atteint encore le stade que je mentionnais comme préalable à un énorme surgissement du sentiment révolutionnaire, mais des millions de travailleurs américains ont été appauvris après 1929 ; et cela, à notre avis, est un signe précis du développement de ce préalable à la révolution.

M. G. – Est-ce que le parti, ou un membre responsable du parti, a fait une prédiction sur le temps que cela va prendre avant que les masses atteignent un état de misère et de souffrance tel qu’elles chercheront une solution en acceptant le socialisme ?

M. Schweinhaut – Répondez à cela juste par oui ou par non.

M. Goldman – Vous pouvez répondre à cela par oui ou par non, et je continuerai ensuite.

M. S.- Ce que je veux savoir, c’est si cela a été fait, par écrit, ou par oral, et dans quelles circonstances ?

• Je ne me rappelle aucune prévision en terme d’années, mais la question a été posée et débattue, et différentes opinions ont prévalu. Je peux vous parler de cela très brièvement si vous le souhaitez.

M. S. – Objection.

M. G. – Votre Honneur, du côté du gouvernement, c’est amplement évident, ce que les défendeurs ont dit par rapport au moment où la révolution arrivera, et sous quelles conditions, et je veux une déclaration autorisée de la tête du parti.

M. S. – Je retire mon objection.

• Je ne me rappelle aucune prévision en nombre d’années. Nous sommes entraînés à la méthode historique, et nous pensons en terme d’histoire.

M. S. – Répondez à la question, s’il vous plaît. Vous dites que vous ne vous rappelez aucune prévision de quelqu’un en terme d’années, mais cela a été débattu. Dites-nous qui en a débattu, et où, au lieu de donner votre opinion.

• D’accord. Trotsky a avancé la thèse dans les premiers jours de notre mouvement que l’Amérique serait le dernier pays à devenir socialiste, et que l’ensemble de l’Europe, de l’Europe socialiste, aurait à se défendre contre l’intervention du capitalisme américain.
Plus tard, au moment de la crise de 1929, Trotsky modifia sa prévision et déclara qu’après tout il n’était pas sûr que l’Amérique ne pouvait pas être le premier pays à entrer dans le chemin de la révolution.
Différentes opinions de cette sorte ont été exprimées dans nos rangs, mais il n’y a pas d’opinion établie et – à ma connaissance – aucune décision prise.

M. G. – J’attire votre attention sur ce facteur que vous avez cité comme un préalable à la révolution sociale, ici aux Etats-Unis, à savoir celui de l’acceptation par la majorité des gens de l’idée du socialisme : que diriez-vous par rapport à ce facteur en ce moment, aux Etats-Unis ?

• Je dirais qu’il fait quelque peu défaut.

M. G. – Bon, expliquez-nous cela.

• La grande masse du peuple américain n’est pas encore familiarisée avec les idées socialistes. Cela se voit de diverses façons : nos résultats aux élections, l’affluence à nos réunions, la diffusion de notre presse, etc. On voit qu’il y a un très petit pourcentage du peuple américain qui est intéressé par les idées socialistes en ce moment.

M. G. – Combien de voix avez-vous eues comme candidat à la mairie de New York ?

• Je ne sais pas s’ils les ont toutes comptées ou pas...

Le Président – Nous allons avoir la suspension de séance maintenant.

(Suspension de l’après-midi)

Le Président – Poursuivez.

M. G. – J’attire votre attention sur la condition que vous mentionniez comme préalable à une révolution sociale aux Etats-Unis, celle qui a à voir avec le parti, et je vous demande si cela existe, actuellement aux Etats-Unis ?

• Non, un parti suffisamment influent, non, en aucune façon.

M. G. – Quel rôle joue le parti avant la transformation de l’ordre social ?

• Eh bien, la seule chose qu’il peut faire, quand il est un parti minoritaire, c’est d’essayer de populariser ses idées, ses programmes, en publiant des journaux. des revues, des livres, des tracts, en tenant des réunions, en travaillant dans les syndicats, par la propagande et l’agitation.

M G. – Voulez-vous dire à la cour et au jury la signification de "lutte de classes" utilisé par Marx ?

• Je ne peux le faire en deux phrases. Parlez-vous de la lutte des classes dans la société actuelle ?

M. G. – Oui, bornez-vous à la lutte de classes dans la société actuelle.

• Marx soutenait que la société d’aujourd’hui est divisée en deux classes principales. L’une, c’est les capitalistes, ou la bourgeoisie. La bourgeoisie est un mot français qui est utilisé par Marx indifféremment avec l’expression "capitaliste moderne".
L’autre classe principale, c’est la classe ouvrière, le prolétariat. Ce sont les deux principales classes de la société. Les ouvriers sont exploités par les capitalistes. Il y a constamment conflit d’intérêts entre eux, la lutte entre ces classes est incessante et ne peut qu’aboutir à la victoire finale du prolétariat et l’établissement du socialisme.

M. G. – Qui incluriez-vous dans le terme de "classe ouvrière" ?

• Nous utilisons le terme de classe ouvrière, ou de prolétariat, pour désigner les travailleurs salariés modernes. Fréquemment, on l’élargit dans son application, pour y inclure les paysans, les métayers, les exploitants agricoles, les agriculteurs qui travaillent vraiment la terre de leurs mains, et ainsi de suite, mais cela n’est pas l’usage précis, scientifique du mot, ainsi que Marx l’a défini.

M. G. – Quelles autres classes, s’il y en a, sont ici en dehors de la classe ouvrière et de la classe capitaliste, suivant la théorie marxiste ?

• Entre ces deux puissantes classes fondamentales de la société, il y a la classe que Marx décrit comme la petite bourgeoisie – c’est-à-dire les petits propriétaires, les petits exploitants, les gens qui ont leur propre petite boutique, petit magasin, le fermier qui possède une petite ferme – ils constituent la classe que Marx a appelé la petite bourgeoisie.

M. G. – Que diriez-vous à propos de la classe des intellectuels ?

• Oui, en gros, selon la terminologie marxiste, ils sont inclus aussi dans cette catégorie de la petite bourgeoisie.

M. G. – Et quelle est l’attitude du parti vis-à-vis de cette classe moyenne ?

• L’opinion du parti, c’est que la classe ouvrière salariée seule ne peut réussir avec succès la révolution sociale. Les ouvriers doivent obtenir le soutien de la majorité décisive de la petite bourgeoisie, el. en particulier, des petits paysans. C’est, Trotsky l’a répété inlassablement sur la base des expériences russe et allemande, un préalable absolu au succès d’une révolution – les travailleurs doivent avoir le soutien de la petite bourgeoisie. Sinon, ce sont les fascistes qui vont la gagner, comme cela a été le cas en Allemagne, et à la place d’une révolution sociale progressiste, vous obtenez la contre-révolution réactionnaire du fascisme.

M. G. – Définissez le terme de "dictature du prolétariat".

• "Dictature du prolétariat" est la définition de Marx de l’Etat qui fonctionnera dans la période de transition entre le renversement du capitalisme et l’instauration d’une société socialiste. C’est-à-dire que le gouvernement ouvrier et paysan sera, dans l’esprit des marxistes, une dictature de classe dans ce sens qu’il représentera ouvertement les intérêts des ouvriers et des paysans, et ne prétendra pas représenter les intérêts économiques des capitalistes.

M. G. – Quelle forme prendra cette dictature, par rapport à la classe capitaliste ?

• Bon, vous voulez dire quelle serait l’attitude envers les capitalistes dépossédés ?

M. G. – Oui, comment s’exercera cette dictature sur la classe capitaliste ?

• Cela dépend d’un certain nombre de conditions. Il n’y a pas de règles établies. Cela dépend de nombre de conditions, la plus importante d’entre elles étant la richesse et les ressources du pays où la révolution a eu lieu : et la deuxième, c’est l’attitude de la classe capitaliste, suivant que les capitalistes se résignent à accepter le nouveau régime, ou qu’ils engagent une lutte armée contre lui.

M. G. – Quelle est la différence entre la définition scientifique de la dictature du prolétariat et l’usage ordinaire du mot dictature ?

• Eh bien, l’acception populaire de la dictature, c’est le gouvernement d’un seul homme, l’absolutisme. Je crois que c’est la compréhension populaire du mot dictature. Cela n’est pas du tout ce sens dans l’expression marxiste de dictature du prolétariat. Cela signifie la dictature d’une classe.

M. G. – Et comment la dictature du prolétariat agira-t-elle, sur le plan des droits démocratiques ?

• Nous pensons que ce sera le gouvernement le plus démocratique, du point de vue de la grande masse des gens, qui ait jamais existé, beaucoup plus démocratique, au fond, que l’actuelle démocratie bourgeoise aux Etats-Unis.

M. G. – A propos de la liberté de parole, et de toutes les libertés que nous associons généralement à un gouvernement démocratique ?

• Je crois qu’aux Etats-Unis, on peut dire avec une certitude absolue que les libertés de parole, de la presse, de réunion, religieuse. seront inscrites dans le programme de la révolution victorieuse.

M. G. – Quelle est l’opinion des marxistes à propos de changer l’ordre social, sur la question de savoir s’il sera accompagné ou pas de violence ?

• C’est l’opinion de tous les marxistes qu’il sera accompagné de violence.

M. G. – Pourquoi ?

• C’est basé, comme toute doctrine marxiste, sur l’étude de l’histoire, sur les expériences historiques de l’humanité lors de nombreux changements d’une forme de société à une autre, les révolutions qui les accompagnaient, et la résistance que les classes dirigeantes historiquement dépassées ont invariablement opposée au nouvel ordre. De leurs efforts pour se détendre contre le nouvel ordre, ou pour supprimer par la violence le mouvement pour le nouvel ordre, il résulte que, jusqu’à aujourd’hui, chaque changement social important a été accompagné de violence.

M. G. – Qui, de l’opinion des marxistes, était à l’origine de cette violence ?

• Toujours la classe dirigeante ; toujours la classe historiquement dépassée qui ne veut pas quitter la scène lorsque le moment est venu. Ils veulent s’accrocher à leurs privilèges, les renforcer par des mesures violentes, contre la majorité qui émerge, et ils se heurtent à la violence de masse de la nouvelle classe, que l’histoire a destiné à prendre le pouvoir.

M. G. – Quelle est l’opinion des marxistes, pour ce qui est de gagner une majorité du peuple aux idées socialistes ?

• Oui, c’est bien sûr le but du parti. C’est le but du mouvement marxiste, et cela l’a été depuis sa naissance. Marx disait que la révolution sociale du prolétariat – je crois que je peux citer de mémoire ses mots exacts – "est un mouvement de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité". Il disait cela en faisant la distinction avec les révolutions précédentes, qui avaient été faites en faveur de minorités, comme ce fut le cas en France en 1789.

M. G. – Que diriez-vous de l’opinion des marxistes sur l’avantage qu’aurait une transition pacifique ?

• La position des marxistes est que la méthode la plus économique et préférable, la méthode la plus souhaitable de transformation sociale, je vous l’assure, c’est celle qui se ferait pacifiquement.

M. G. – Et dans l’opinion des marxistes, est-ce que c’est absolument exclu ?

• Eh bien, je ne dirais pas que c’est absolument exclu. Ce que nous disons, c’est que les leçons de l’histoire ne montrent aucun exemple important allant dans le sens de cette idée, donc on ne peut compter là-dessus.

M. G. – Pouvez-vous nous donner des exemples dans l’histoire américaine d’une minorité refusant de se soumettre à la majorité ?

• Je peux vous en donner un très important. La conception des marxistes est que, même si le transfert du pouvoir politique des capitalistes au prolétariat se fait pacifiquement – alors, la minorité, la classe des exploiteurs capitalistes, se révoltera contre le nouveau régime, quelle que soit la légalité de celui-ci.
Je peux vous donner un exemple dans l’histoire américaine. La Guerre civile américaine résulta du fait que les partisans sudistes de l’esclavage n’ont pu se résoudre à la victoire parlementaire légale du capitalisme du Nord, l’élection du Président Lincoln.

M G. – Pouvez-vous nous donner un exemple hors d’Amérique où une minorité réactionnaire se révolta contre une majorité aux affaires ?

• Oui, en Espagne – la coalition des partis libéraux et ouvriers en Espagne obtint une majorité absolue aux élections et établit un gouvernement de Front populaire. Sitôt installé, ce gouvernement fut confronté à une rébellion armée dirigée par les capitalistes réactionnaires d’Espagne.

M. G. – Alors la théorie des marxistes et la théorie du Socialist Workers Party, en ce qui concerne la violence, est une prévision basée sur l’étude de l’histoire, est-ce juste ?

• Eh bien, c’est en partie cela. C’est une prévision que la classe historiquement dépassée, mise en minorité par la montée révolutionnaire dans le pays, essaiera par des méthodes violentes de s’accrocher à ses privilèges contre la volonté de la majorité. C’est ce que nous prévoyons.
Bien sûr, nous ne nous limitons pas simplement à cette prévision. Nous allons plus loin, et avertissons les travailleurs d’avoir cela à l’esprit et de se préparer pour empêcher la minorité réactionnaire historiquement dépassée de faire échouer la volonté de la majorité.

M G. – Quel rôle jouent la montée et l’existence du fascisme par rapport à la possibilité de violence ?

• C’est en réalité l’essentiel de toute l’affaire, parce que la violence réactionnaire de la classe capitaliste, exprimée à travers le fascisme, est invoquée contre les ouvriers.
Longtemps avant que le mouvement révolutionnaire des travailleurs gagne la majorité, les bandes fascistes s’organisent et sont financées par millions en fonds provenant des plus gros industriels et financiers, comme l’exemple de l’Allemagne l’a montré – et ces bandes fascistes ont entrepris de briser le mouvement ouvrier par la force. Ils attaquent les locaux, assassinent les dirigeants, cassent les réunions, incendient les imprimeries, et détruisent la possibilité de fonctionner longtemps avant que le mouvement ouvrier n’ait pris le chemin de la révolution.
Je dis que c’est l’essentiel de toute la question de la violence. Si les travailleurs ne le reconnaissent pas, et ne commencent pas à se défendre contre les fascistes, ils n’auront jamais la possibilité de voter sur la question de la révolution. Ils subiront le même sort que le prolétariat allemand et italien et ils seront enchaînés par l’esclavage fasciste, avant d’avoir la moindre chance d’exprimer s’ils veulent le socialisme ou pas par un vote loyal.
Une question de vie ou de mort pour les travailleurs, c’est qu’ils s’organisent pour empêcher le fascisme, les bandes fascistes, de briser les organisations ouvrières, et qu’ils n’attendent pas qu’il soit trop tard. C’est dans le programme de notre parti.

M. G. – Quelle différence y a-t-il, M. Cannon, entre préconiser la violence et prévoir une révolution violente ?

M. Schweinhaut – Objection.

Le Président – Cet homme est-il qualifié pour répondre à cette question ? Est-ce une question pour lui ?

M S. – C’est au jury de le déterminer.

M. G. – Je vais reformuler la question. Quelle est l’attitude du Socialist Workers Party sur la question de préconiser la révolution violente ?

• Non, autant que je sache, il n’y a aucune autorité, parmi les professeurs les plus représentatifs du marxisme, qui préconise la révolution violente. Si nous avions la possibilité d’une révolution pacifique par enregistrement de la volonté de la majorité du peuple, il me semble qu’il serait parfaitement absurde de la rejeter, parce que si nous n’avons pas le soutien de la majorité du peuple, nous ne pourrons pas mener une révolution à la victoire, de toute façon.

M. G. – Expliquez la phrase que je lis page 6 de la Déclaration de principes, pièce à conviction du gouvernement nº1 :

"La croyance que, dans un pays comme les Etats-Unis, nous vivons dans une société libre et démocratique, dans laquelle un changement économique fondamental peut être effectué par la persuasion, par l’éducation, par une méthode légale et strictement parlementaire, est une illusion."

• On revient sur ce que je disais précédemment, à savoir que nous considérons que les travailleurs se font des illusions s’ils pensent que la violence de la classe dirigeante ne sera pas utilisée contre eux lorsqu’ils s’efforceront d’organiser la majorité du peuple.

M. G. – Que signifie l’expression "renverser l’Etat capitaliste" ?

• Cela signifie le remplacer par un gouvernement ouvrier et paysan ; voilà ce que nous voulons dire.

M. G. – Que signifie l’expression "détruire l’appareil d’Etat capitaliste" ?

• Nous voulons dire par là que quand nous établirons le gouvernement ouvrier et paysan dans ce pays, le fonctionnement de ce gouvernement, ses tâches, sa nature tout entière seront tellement profondément et radicalement différentes des fonctions, tâches et nature du gouvernement bourgeois, que nous devrons le remplacer sur toute la ligne. Depuis le début, l’Etat ouvrier a un fondement différent, et il est différent sous tous les rapports. Il doit créer un appareil entièrement nouveau, un nouvel appareil d’Etat, de la base au sommet. Voilà ce que nous voulons dire.

M. G. – Voulez-vous dire qu’il n’y aura ni Congrès ou Chambre des représentants, ni Sénat ?

• Ce sera une nouvelle forme de Congrès. Cela sera un Congrès des représentants des travailleurs, des soldats et des paysans, sur la base des lieux de travail, au lieu de l’actuelle formule basée sur une représentation territoriale.

M. G. – Et quelle est la signification de "soviet" ?

• Soviet est un mot russe qui signifie "conseil". C’est l’équivalent russe de conseil dans notre langue. Cela signifie un corps de représentants de divers groupes. C’est ce que le terme signifiait dans la révolution russe. Les représentants – ils les appelaient députés -, je pense que nous les appellerions délégués. Les délégués de divers ateliers dans une ville donnée se réunissent dans une instance centrale. Les Russes appelaient cela le Soviet des députés des travailleurs et des soldats.

M. G. – Que signifie "expropriation" ?

• L’expropriation s’applique à la grande industrie, qui est dans les mains des capitalistes privés, les soixante familles : la retirer de leurs mains pour la remettre dans les mains du peuple à travers leurs représentants, c’est ça l’expropriation.

M. G. – C’est une question de principe qu’il ne devrait y avoir aucune indemnisation pour les propriétés expropriées des soixante familles ?

• Non, ce n’est pas une question de principe. Cette question a été débattue interminablement dans le mouvement marxiste. Nulle part une autorité marxiste n’a déclaré que c’était une question de principe de ne pas indemniser. C’est une question de possibilité, de finances adéquates, d’accord des propriétaires privés pour se soumettre, etc.

M. G. – Est-ce que le parti serait satisfait de payer ces propriétaires s’ils pouvaient éviter la violence ?

• Je ne peux que vous donner ma propre opinion.

M. G. – Quelle est votre opinion ?

• Mon opinion personnelle est que si les travailleurs obtenaient la majorité, et mettaient les capitalistes privés propriétaires de l’industrie face à la réalité de leur majorité et de leur pouvoir, et qu’alors nous soyons capables de passer un marché avec les capitalistes pour les indemniser pour leurs possessions, et les laisser en jouir jusqu’à la fin de leurs vies, je crois que ce serait un moyen moins cher, moins cher et plus satisfaisant d’effectuer la nécessaire transformation sociale, qu’une guerre civile. Personnellement, je voterais pour – si on pouvait obtenir des capitalistes un accord là-dessus, ce qu’on ne peut pas.

M. G. – Quelle est l’attitude du parti envers les élections ?

• Notre parti présente des candidats partout où il est capable de le faire. Nous menons des campagnes très énergiques pendant les élections, et en généra], autant que l’on peut, et dans la limite de nos ressources, nous participons aux campagnes électorales.

M. G. – Vous rappelez-vous les campagnes auxquelles le parti a participé ces dernières années ?

• Eh bien, je me rappelle la candidature de la camarade Grace Carlson au Sénat des Etats-Unis l’année dernière. J’ai été candidat pour le parti plusieurs fois à diverses fonctions. A Newark, où nous avons une bonne organisation, nous avons eu des candidats à chaque élection pendant un certain temps. Je cite ces trois exemples. En général, c’est la politique de notre parti d’avoir des candidats partout où c’est possible.

M. G. – Est-ce que le parti a parfois soutenu d’autres candidats ?

• Oui. Dans le cas où nous n’avons pas de candidats, c’est notre politique, c’est une règle de soutenir les candidats d’un autre parti ouvrier, ou d’un autre parti de syndicalistes ou de syndicalistes paysans. Nous les soutenons de façon critique. Cela veut dire que nous n’assumons pas leur programme, mais que nous votons et appelons à voter pour eux, en expliquant que nous sommes en désaccord avec leur programme. Nous les soutenons contre les candidats des Partis républicain et démocrate.
Par exemple, nous avons toujours soutenu les candidats du Farmer-Labor dans le Minnesota dans tous [es cas où nous n’avions pas de candidats de notre parti. Nous soutenions les candidats de l’American Labor Party à New York dans des circonstances semblables.

M. G. – Dans quelle intention le parti participe-t-il à ces campagnes électorales ?

• La première intention, je dirais que c’est d’utiliser pleinement les possibilités démocratiques à notre disposition pour populariser nos idées, d’essayer d’être élus partout où c’est possible ; et, en élargissant le point de vue, de tester jusqu’au bout la possibilité de faire avancer la cause socialiste par des moyens démocratiques.

M. G. – Quelle intention aviez-vous, vous et vos associés, en créant le Socialist Workers Party ?

• Nous voulions organiser nos forces pour propager plus efficacement nos idées, avec l’objectif ultime, que j’ai mentionné avant, de construire un parti qui serait capable de conduire les masses du pays au socialisme par le moyen de la révolution sociale.

M. G. – Quelle est l’attitude du parti, et quelle est l’opinion du parti, par rapport à la nature capitaliste du gouvernement, tel qu’il existe aujourd’hui ?

• Oui, nous considérons que c’est un gouvernement capitaliste. C’est indiqué dans notre Déclaration de principes ; c’est-à-dire un gouvernement qui représente les intérêts économiques de la classe des capitalistes dans ce pays, et non les intérêts des travailleurs et des paysans pauvres ; pas les intérêts de tout le peuple, comme il le prétend, mais un gouvernement de classe.

M. G. – Quelle est l’opinion du parti sur les différences au sein de la classe dirigeante, du point de vue de ce qui est plus libéral, ou plus réactionnaire ?

• Nous ne représentons pas les capitalistes comme une unité solide, homogène. Il y a toutes sortes de courants différents, différents intérêts en leur sein, qui se reflètent dans différents partis capitalistes et différentes fractions dans ces partis, et des luttes très échauffées. Un exemple est la lutte actuelle entre les interventionnistes et les isolationnistes.

M. G. – Est-ce que le parti a une attitude pour ce qui est de savoir si l’administration Roosevelt est plus ou moins libérale que les administrations précédentes ?

M. Schweinhaut – Objection, c’est en dehors du sujet.

Le Président – Accordé.

M. G. – Est-il possible qu’existe une divergence d’opinion au sein du parti sur la question de savoir si la transformation sera pacifique ou violente ?

• Je pense que c’est possible, oui.

M. G. – Donc un membre n’est pas astreint à avoir une opinion sur ce que réserve l’avenir pour le parti ou pour les travailleurs ?

• Non, je pense qu’il ne peut y avoir d’obligation parce que c’est une opinion sur le futur qui ne peut pas être déterminé avec une précision scientifique.

M. G. – Quelles mesures, s’il y en a, le parti prend-il pour assurer une interprétation correcte de la politique du parti par ses membres ?

• Eh bien, nous avons, en plus de nos cours publics, de la presse, des forums, etc. – nous avons des réunions internes, des réunions de formation. Dans les villes les plus grandes, nous avons une école. où nous enseignons les doctrines du parti. Les camarades individuellement, les travailleurs non instruits qui ne comprennent pas notre programme. ou qui l’interprètent faussement – toutes sortes de dispositions sont prises pour essayer de leur expliquer les choses, de les convaincre du point de vue du parti. Cela arrive fréquemment, parce que, après tout, le programme du parti est un document qui représente presque cent ans de pensée socialiste, et nous ne pouvons nous attendre à ce que des travailleurs non instruits qui rejoignent le parti comprennent toutes ces doctrines aussi précisément que les dirigeants professionnels du parti.

M. G. – Que pouvez-vous nous dire sur les différences et les degrés de connaissance des différents membres du parti ?

• Eh bien, qu’il y a une grande diversité de membres divers et de dirigeants divers.

M. G. – Est-il toujours possible de corriger chaque faute que chaque membre du parti commet ?

M. Schweinhaut – Objection.

Le Président – Il me semble que la réponse à cela est évidente.

M. S. – Je veux bien convenir que cela n’est pas toujours possible.

M. G. – C’est parfait. Quelle est la position prise par le parti sur la question de l’internationalisme ?

• Le parti est internationaliste jusqu’au cœur.

M. G. – Et que voulez-vous dire par là ?

•Nous pensons que le monde moderne est une unité économique. Aucun pays n’est autosuffisant. Il est impossible de résoudre les problèmes accumulés aujourd’hui, sauf à l’échelon mondial ; aucune nation n’est autosuffisante, et aucune nation ne peut tenir seule.
L’économie du monde maintenant est toute liée en une seule unité, et parce que nous pensons que la solution du problème du jour - l’établissement du socialisme – est un problème mondial, nous pensons que les travailleurs avancés de chaque pays doivent collaborer pour marcher vers ce but. Nous avons, depuis le tout début de notre mouvement, collaboré avec les gens qui pensaient comme nous dans tous les autres pays pour essayer de promouvoir le mouvement socialiste à une échelle mondiale. Nous avons défendu l’organisation internationale des travailleurs, et leur coopération sur tous les plans, et l’assistance mutuelle sur tous les plans possibles.

M. G. – Est-ce que le parti a une attitude sur la question des différences raciales ou nationales ?

• Oui. le parti est opposé à toutes formes de chauvinisme national, de préjugé racial, de discrimination, de dénigrement des races – j’entends par là cette théorie détestable des fascistes sur les races inférieures. Nous croyons, et nous nous battons pour la pleine égalité de toutes les races, nationalités, croyances. C’est écrit dans notre programme que nous combattons l’antisémitisme et que nous demandons l’égalité pleine et inconditionnelle pour les Noirs dans tous les moments de l’existence. Nous sommes les amis de ce peuple colonisé, les Chinois, et de tous ceux qui sont des victimes et sont traités en inférieurs.

M. G. – Quelle est la position du parti sur le socialisme comme système mondial ?

• Non seulement nous sommes pour un mouvement socialiste international, mais nous croyons que l’ordre socialiste sera un ordre mondial, pas une autarcie nationale comme elle est poussée à son extrême absurde par les fascistes, qui ont essayé de mettre sur pied une théorie selon laquelle l’Allemagne pourrait être une nation complètement autosuffisante dans un sens économique, que l’Italie le pourrait, etc. Nous pensons que la richesse du monde, les matières premières mondiales et les ressources naturelles du monde sont tellement disséminées sur la terre que chaque pays apporte quelque chose et manque d’autre chose pour le développement équilibré et harmonieux des forces productives de l’humanité.
Nous nous représentons la société future de l’humanité comme un ordre socialiste où il y aura une division du travail entre les différents pays suivant leurs ressources, une collaboration amicale entre eux, et finalement une production des nécessités et du superflu de l’humanité suivant un seul plan mondial universel.

M. G. – Est-ce que le parti a déjà appartenu à une organisation internationale ?

• Le parti a appartenu à la Quatrième Internationale. Elle s’appelait ainsi pour la distinguer des trois autres organisations internationales qui ont été connues dans l’histoire du socialisme. La première, l’Association internationale des travailleurs, fut fondée sous la direction de Marx dans les années 1860 et dura jusqu’à à peu près 1871.
La Deuxième Internationale fut organisée à l’initiative des partis socialistes allemand, français, avec d’autres partis socialistes d’Europe, en 1890 à peu près, et existe toujours aujourd’hui. Elle comprend ces partis socialistes réformistes et les syndicats d’Europe, du moins jusqu’à ce qu’ils soient détruits par le fléau hitlérien.
La Troisième Internationale fut fondée sous la direction de Lénine et de Trotsky après la révolution russe. Elle fut fondée en 1919, comme rivale de la Deuxième Internationale, le motif principal étant que la Deuxième Internationale avait soutenu la guerre impérialiste de 1914, et, du point de vue des bolcheviks, avait ce faisant trahi les intérêts des travailleurs.
La Quatrième Internationale a été organisée à l’initiative de Trotsky comme rivale de la Troisième Internationale stalinienne. Nous avons pris part à la construction de ce mouvement, et nous avons participé à ses travaux jusqu’en décembre dernier.

M. G. – Et qu’est-ce qui a causé la cessation de votre appartenance ?

• Le passage au Congrès du Voorhis Act, qui sanctionnait les organisations qui avaient une affiliation internationale, la rendit nécessaire. Nous avons convoqué un congrès spécial du parti, et formellement rompu nos liens avec la Quatrième Internationale, en application du Voorhis Act.

M. G. – Quel rôle jouent les résolutions de la Quatrième Internationale dans le parti ?

• Eh bien, elles ont une formidable Autorité morale dans notre parti. Toutes les sections de la Quatrième Internationale ont été autonomes dans leurs décisions nationales, mais les documents programmatiques de la Quatrième Internationale, pour autant qu’ils soient applicables aux conditions américaines, ont une influence décisive sur nous.

M. G. – Donc vous les acceptez, tant qu’elles sont applicables aux conditions américaines ?

• Oui – ce n’est pas la lettre de la loi pour nous, dans le même sens que notre Déclaration de principes, mais c’est une ligne idéologique générale qui nous guide.

M. G. – Est-ce que le parti s’intéresse au mouvement syndical ?

• Oh oui, énormément.

M. G. – Et pourquoi ?

• Eh bien, nous voyons dans le mouvement syndical l’organisation de base des travailleurs, qui pourrait comprendre la grande masse des travailleurs, et doit les comprendre, dans la lutte pour défendre leurs intérêts quotidiennement. Nous sommes en faveur des syndicats, et participons à leur organisation partout où nous le pouvons.

M. G. – Et quel est le but fondamental du parti en essayant de renforcer les syndicats et en les organisant là où ils n’existent pas ?

• Eh bien, nous avons un double but. L’un, c’est que nous sommes sérieusement intéressés par tout ce qui peut bénéficier aux travailleurs. Les syndicats aident les travailleurs à résister à l’oppression, à gagner potentiellement des améliorations de leur condition ; c’est pour nous une raison décisive de les soutenir, parce que nous sommes en faveur de tout ce qui bénéficie aux travailleurs.
Une deuxième raison est que les syndicats, qui sont des grosses organisations de masse, nous offrent les champs les plus fertiles pour travailler à populariser Ies idées du parti, et l’influence du parti.

M. G. – Quelles instructions, s’il y en a, sont données aux membres du parti en rapport avec leur activité au sein des syndicats ?

• Oui, les membres de notre parti ont pour instruction d’être les meilleurs syndicalistes, de faire le plus de travail possible pour les syndicats – être les plus attentifs, les plus actifs dans le travail syndical, d’être les meilleurs artisans de leurs métiers, de devenir influents en vertu de la supériorité de leurs capacités et de leurs actions pour le compte des travailleurs dans le syndicat.

M. G. – Est-ce que le parti a pris position par rapport au CIO et à l’AFL ?

M. Schweinhaut – Objection, c’est sans conséquence, si Votre Honneur le permet.

Le Président – Quelle est la conséquence de cela, M. Goldman ?

M. Goldman – Eh bien, cela expliquerait le combat ici du Local 544 du CIO, à propos duquel les témoins du gouvernement ont témoigné.

Le Président – Il peut répondre.

• Oui, nous avons pris position.

M. G. – Et quelle est cette position, M. Cannon ?

• En général, nous sommes en faveur du syndicalisme d’industrie. C’est-à-dire cette forme de syndicalisme qui organise tous les travailleurs dans un atelier donné, ou une industrie donnée dans une seule union. Nous considérons que c’est une forme d’organisation plus progressiste et efficace que le syndicalisme de corporation, c’est pourquoi nous soutenons le principe du syndicalisme d’industrie.
Le CIO a trouvé son plus grand terrain de travail dans la grande masse des industries de production, telles que l’automobile et la sidérurgie, qui jusqu’à présent étaient inorganisées, où les travailleurs étaient sans la protection d’aucune organisation, et où l’expérience a prouvé qu’il était impossible pour les syndicats de corporation, une douzaine ou plus dans chaque atelier, de les organiser. Nous considérons comme un développement formidablement progressiste l’organisation de plusieurs millions de travailleurs productifs, si bien que, en général, nous sympathisons avec la tendance représentée par le CIO.
Mais nous ne condamnons pas l’AFL Nous sommes opposés au syndicalisme corporatif, mais beaucoup de nos membres appartiennent à des syndicats de l’AFL, et nous avons, en général, la même attitude envers elles qu’envers les syndicats du CIO, pour les construire, les renforcer, améliorer les conditions de vie des travailleurs. Et nous sommes des partisans de l’idée de l’unité entre l’AFL et le CIO ; c’était écrit dans notre Déclaration de principes ; ainsi, alors que nous sommes quelque peu en faveur du CIO comme mouvement national, nous sommes en faveur de l’unité, à la condition que cela ne sacrifie pas la forme d’organisation en syndicat d’industrie.

M. G. – Quelle est la politique du parti par rapport à l’existence de la démocratie dans les syndicats ?

• La Déclaration de principes, et tous nos éditoriaux et discours, exigent continuellement un régime démocratique au sein des syndicats, exigent le droit pour les membres de parler, d’avoir des élections libres, et de fréquentes élections, et en général de mettre les syndicats sous le contrôle de la hase à travers le système de la démocratie.

M. G. – Et quelle est la politique du parti par rapport au racket et au gangstérisme dans les syndicats ?

• De la même façon, la Déclaration de principes dénonce les racketteurs, les gangsters, tous les éléments criminels – appelle nos membres et sympathisants à combattre sans relâche pour nettoyer les unions, et interdit sous peine d’exclusion à tout membre du parti de donner quelque soutien, direct ou indirect, à quelque gangster ou racketteur que ce soit dans les syndicats.

M. G. – Y a-t-il une politique de parti pour contrôler les syndicats ?

• Non, un syndicat est une organisation indépendante, autonome, et...

M. Schweinhaut – Eh bien, maintenant, vous avez répondu à la question. Il vous a demandé s’il y avait une politique de contrôle des syndicats, et vous avez répondu "Non".

M. Goldman – Laissez-le expliquer.

M. S. – En quoi cela nécessite-t-il une explication ?

M. G. – Eh bien, il y a au moins vingt-cinq ou cinquante pages dans l’acte d’accusation sur le parti contrôlant les syndicats.

M. S. – Et le témoin a dit qu’il n’y avait aucune politique de ce genre. Cela tranche la question.

Le Président – Eh bien, il a répondu à la question, certainement.

M. G. – De quelle façon le parti essaie-t-il de gagner de l’influence dans les syndicats ?

• Nous essayons d’obtenir que nos membres au sein des syndicats s’efforcent de gagner une influence dirigeante dans les syndicats.

M. G. – Comment ?

• D’abord par l’instruction que nous donnons à nos membres d’être les meilleurs syndicalistes, et d’être les meilleurs ouvriers dans leur travail. C’est d’abord pour qu’ils gagnent le respect de leurs compagnons et leur confiance.
Ensuite, ils doivent être actifs dans la propagation de nos idées auprès de leurs compagnons de travail. Ils doivent être actifs et se démener dans toutes les affaires syndicales – essayer d’obtenir des abonnements à nos journaux, essayer d’influencer les syndicalistes pour qu’ils viennent à nos cours et nos classes, et, en général, travailler à gagner sympathie et soutien au parti et à son programme. Nous disons cela, bien sûr.

M. G. – Quelle est la politique du parti en ce qui concerne l’accession de membres du parti à des positions officielles au sein des syndicats ?

• Oui, à chaque fois qu’ils peuvent être librement élus, nous les encourageons certainement à essayer.

M. G. – Mais à travers des élections ?

• A travers des élections, oui. Egalement, s’ils peuvent être désignés par quelque instance supérieure, et si le travail n’est pas incompatible avec nos principes, nous leur conseillons d’accepter la désignation, comme dans le cas, par exemple, du camarade Dobbs.

M. G. – Désignation pour quoi ?

• Dobbs fut désigné comme organisateur international de l’Union des camionneurs une fois.

Le Président – Mesdames et messieurs du jury, vous voudrez bien garder à l’esprit les exhortations de la cour. Nous allons nous interrompre jusqu’à dix heures demain matin.

Cour de district des Etats-Unis
District du Minnesota
Quatrième division
Mercredi 19 novembre 1941
Session du matin

JAMES P. CANNON

INTERROGATOIRE DU TÉMOIN PAR LA DÉFENSE (SUITE)

M. Goldman – M. Cannon, voulez-vous nous dire la position du Socialist Workers Party sur les causes des guerres modernes ?

• Les guerres modernes, dans l’opinion de notre parti, sont causées par le conflit entre nations impérialistes pour les marchés, les colonies, les sources de matières premières, les champs d’investissement et les sphères d’influence.

M. G. – Que voulez-vous dire par "impérialiste" M. Cannon ?

• Ces nations capitalistes qui exploitent, directement ou indirectement, d’autres pays.

M. G. – Quel est la position du parti sur le côté inévitable des guerres dans le système capitaliste ?

• Tant que le système capitaliste subsiste, et avec lui ces conditions que j’ai mentionnées, et qui découlent automatiquement du système capitaliste et impérialiste, des guerres, des guerres périodiques sont inévitables.

M. G. – Et est-ce que l’opposition de quelqu’un, y compris l’opposition du Socialist Workers Party, à la guerre, peut empêcher les guerres sous le système capitaliste ?

• Non. Notre parti a toujours déclaré qu’il est impossible d’empêcher les guerres sans abolir le système capitaliste qui nourrit les guerres. 1l peut être possible de retarder une guerre un moment, mais finalement il est impossible d’empêcher les guerres tant que ce système. et ses conflits entre nations impérialistes, subsistent.

M. G. – Alors, il est vrai que le parti pense que les guerres sont causées par des conflits économiques internationaux, et non par la bonne ou la mauvaise volonté de quelques peuples ?

• Oui. Cela n’élimine pas la possibilité d’attaques imprévues, causées par les actes de tel ou tel groupe dirigeant d’un pays ou d’un autre ; mais fondamentalement, les guerres sont causées par les efforts de toutes les puissances capitalistes pour obtenir d’autres espaces pour se développer. La seule façon pour eux de les obtenir, c’est de les prendre à une autre puissance, parce que le monde entier a été partagé entre un petit nombre de puissances impérialistes. C’est ce qui conduit aux guerres, sans aucun souci de la volonté du peuple.
Nous ne prétendons pas que les groupes dirigeants d’une quelconque des puissances impérialistes actuellement en guerre désiraient vraiment la guerre. Nous avons déclaré de nombreuses fois qu’ils auraient été heureux de l’éviter ; mais ils ne pouvaient pas à la fois l’éviter et maintenir le système capitaliste dans leur pays.

M. G. – Quelle est l’attitude du parti envers une guerre qui est définie comme une guerre impérialiste ?

• Notre parti est inébranlablement opposé à toutes les guerres impérialistes.

M. G. – Et quelle est la signification de cette opposition aux guerres impérialistes ?

• Nous voulons dire par là que nous ne soutenons aucune guerre impérialiste. Nous ne votons pas pour elle ; nous ne votons pas pour quiconque en est le promoteur ; nous ne parlons pas en sa faveur ; nous n’écrivons pas en sa faveur. Nous sommes en opposition avec elle.

M. G. – Comment le Socialist Workers Party s’oppose-t-il à l’idée de l’entrée des Etats-Unis dans la guerre ?

• Nous faisons comme tous les autres partis pour promouvoir ses idées sur n’importe quel sujet de politique extérieure. Nous écrivons contre dans le journal ; nous parlons contre ; nous essayons, dans chaque organisation à laquelle nous avons accès, de créer un mouvement d’opinion en faveur de l’adoption de résolutions contre la guerre. Si nous avions des membres au Congrès, ils parleraient au Congrès, au Sénat, contre elle. D’une manière générale, nous menons une agitation politique publique contre l’entrée des Etats-Unis dans la guerre, et contre toute mesure, qu’elle soit prise par l’exécutif ou par le Congrès, qui, de notre point de vue, mène à une participation active à la guerre.

M. G. – Que voulez-vous dire par "active" ?

• Par exemple, toutes ces mesures qui ont été prises, qui mènent les Etats-Unis à la guerre de fait, sans déclaration de guerre formelle.

M. G. – Quelle était la position du parti sur la question de l’amendement à la Constitution donnant au peuple le pouvoir de déclarer la guerre ?

• Depuis un bon moment maintenant, nous soutenons la proposition qui fut introduite au Congrès par, je crois, le représentant Ludlow, et qui est connue comme étant l’amendement Ludlow, proposition d’amendement à la Constitution exigeant un référendum du peuple pour une déclaration de guerre. Notre parti a soutenu cette proposition et, à plusieurs reprises, a mené une agitation très énergique en faveur d’un tel amendement exigeant un référendum du peuple avant qu’une guerre puisse être déclarée.

M. G. – Et est-ce encore la position du parti, M. Cannon ?

• Oui, c’est intégré comme un des points de notre politique pratique quotidienne, dans l’éditorial de notre journal. Si je ne me trompe, cela apparaît dans la page éditoriale comme l’un de nos principes actuels, et de temps en temps paraît un éditorial ou un article visant à réactiver l’intérêt pour cette idée.

M. G. – Si les Etats-Unis entraient dans le conflit européen, quelle forme prendrait l’opposition du parti à la guerre ?

• Nous maintiendrions notre opposition.

M. G. – C’est-à-dire ?

• C’est-à-dire que nous ne deviendrions pas des supporters de la guerre, même après la déclaration de guerre. C’est-à-dire que nous resterions un parti politique en opposition sur la question de la guerre, comme sur d’autres.

M. G. – Vous ne soutiendriez pas la guerre ?

• C’est ce que je veux dire, nous ne soutiendrions pas la guerre, dans le sens politique.

Le Président – Puis-je vous demander de développer la signification de cette dernière déclaration ?

M. Goldman, – Oui. Quand vous dites "pas de soutien à la guerre", que ferait exactement le parti pendant une guerre, qui indiquerait qu’il ne soutient pas la guerre ?

• Autant que nous le permettraient nos droits, nous nous exprimerions contre la guerre, comme politique fausse qui devrait être changée, dans le même sens, de notre point de vue, que d’autres partis pourraient s’opposer à la politique étrangère du gouvernement en temps de guerre, juste comme Lloyd George, par exemple, s’opposa à la guerre des Boers dans des déclarations publiques et des discours. Ramsay MacDonald, qui devint plus tard Premier ministre d’Angleterre, s’opposa à la politique de l’Angleterre pendant la guerre mondiale de 1914-1918. Nous avons notre point de vue, qui est différent du point de vue des deux figures politiques que je viens de citer, et pour autant qu’il nous serait permis d’exercer nos droits, nous continuerions à écrire et parler en faveur d’une politique étrangère différente pour l’Amérique.

M. G. – Est-ce que le parti prendrait des mesures pratiques, comme vous dites, pour montrer son opposition à la guerre, ou son refus de soutenir la guerre ?

• Mesures pratiques dans quel sens ?

M. G. – Le parti essaierait-il de saboter la conduite de la guerre d’une façon ou d’une autre ?

• Non. Le parti s’est clairement prononcé contre le sabotage. Nous sommes opposés au sabotage.

M. G. – Qu’est-ce... que voulez-vous dire par sabotage ?

• Faire obstruction au fonctionnement des industries, au transport, ou aux forces militaires. Notre parti n’a jamais, à aucun moment, pris position en faveur de l’obstruction ou du sabotage des tierces armées en temps de guerre.

M. G. – Et pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?

• Eh bien, tant que nous sommes minoritaires, nous n’avons pas d’autre choix que de nous soumettre à la décision qui a été prise. Une décision a été prise, et est acceptée par la majorité du peuple, pour aller à la guerre. Nos camarades doivent s’y conformer. Et pour autant qu’ils soient mobilisables, ils doivent l’accepter, comme le reste de leur génération, et aller accomplir le devoir qui leur est imposé, jusqu’au jour où ils convaincront la majorité d’une politique différente.

M. G. – Donc, essentiellement, votre opposition pendant une guerre serait du même type que votre opposition avant la guerre ?

• Une opposition politique. Voilà de quoi nous parlons.

M. G. – Est-il déjà arrivé que le parti, ou est-ce que le parti aujourd’hui, conseille à ses membres, ou à des sympathisants, ou à des travailleurs qui sont en contact avec lui, de provoquer de l’insubordination dans les forces armées ou dans les forces navales des Etats-Unis ?

• Non.

M. G. – Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

• Fondamentalement, la raison est celle que je viens de donner. Un parti politique sérieux, qui a pour but une transformation sociale de la société qui n’est possible qu’avec le consentement et le soutien de la grande masse de la population – un tel parti ne peut essayer, alors qu’il est minoritaire, de faire obstruction à l’accomplissement des décisions de la majorité. Par le sabotage ou l’insubordination, en brisant la discipline, etc., un parti se discréditerait lui-même et détruirait ses possibilités de convaincre le peuple, en plus d’être complètement inefficace quant à la réalisation de quelque chose.

M. G. – Voudriez-vous expliquer les raisons pour lesquelles le parti ne soutiendrait pas une guerre conduite par le gouvernement actuel des Etats-Unis ?

• En général, nous ne faisons aucune confiance aux groupes capitalistes dirigeants dans ce pays. Nous ne leur apportons aucun soutien parce que nous ne pensons pas qu’ils peuvent ni qu’ils veuillent résoudre les problèmes sociaux fondamentaux qui doivent être résolus pour sauver la civilisation du naufrage.
Nous croyons que la transition sociale nécessaire pour passer du système capitaliste présent à l’ordre bien plus efficace du socialisme ne pourrait être menée à bien que sous la direction des travailleurs. Les travailleurs doivent s’organiser indépendamment des partis politiques capitalistes. Ils doivent organiser un grand parti qui soit le leur, développer un parti de la classe ouvrière indépendant qui soit le leur, et s’opposer à la politique des partis capitalistes, sans se soucier de savoir s’ils s’appellent Démocrate ou Républicain, ou quoi que ce soit d’autre.

M. G. – Comment considéreriez-vous une guerre engagée par l’actuel gouvernement des Etats-Unis ?

• Je la considérerais comme une guerre capitaliste.

M. G. – Pourquoi ?

• Parce que l’Amérique est aujourd’hui une nation capitaliste. Elle n’est différente des autres que parce quelle est plus forte que les autres, et plus grosse. Nous ne croyons pas en la politique capitaliste. Nous ne voulons pas conquérir des colonies. Nous ne voulons pas d’effusion de sang pour faire faire des profits au capital américain.

M. G. – Quelle est la position du parti sur l’affirmation que la guerre contre Hitler est une guerre de la démocratie contre le fascisme ?

• Nous disons que c’est un subterfuge, que le conflit entre l’impérialisme américain et l’impérialisme allemand est un conflit pour la domination du monde. Il est absolument vrai qu’Hitler veut dominer le monde, mais nous pensons qu’il est également vrai que le groupe dirigeant des capitalistes américains a la même idée, et nous ne sommes en faveur ni de l’un ni de l’autre.
Nous ne pensons pas que les soixante familles qui possèdent l’Amérique veulent engager la guerre pour quelque principe sacré de démocratie. Nous pensons qu’ils sont de grands ennemis de la démocratie, ici, dans notre pays. Nous pensons qu’ils voudront seulement utiliser l’opportunité d’une guerre pour éliminer toutes les libertés civiles ici, pour obtenir la meilleure imitation possible de fascisme qu’ils pourront obtenir.

M. G. – Quelle est la position du parti par rapport à n’importe quel ennemi capitaliste des Etats-Unis, comme l’Allemagne ou l’Italie ?

• Nous ne sommes pas pro-allemands. Nous ne sommes absolument pas intéressés par le succès d’aucun des ennemis impérialistes des Etats-Unis.

M. G. – En cas de conflit entre les Etats-Unis et l’Allemagne, l’Italie ou le Japon, quelle serait la position du parti sur la victoire ou la défaite des Etats-Unis, contre ses ennemis impérialistes ?

• Eh bien, nous ne sommes sûrement pas pour une victoire du Japon ou de l’Allemagne, ou de quelque autre puissance impérialiste, sur les Etats-Unis.

M. G. – Il est donc vrai que le parti est autant opposé à Hitler qu’aux déclarations capitalistes des Etats-Unis ?

• C’est incontestable. Nous considérons Hitler et l’hitlérisme comme le plus grand ennemi de l’humanité. Nous voulons le balayer de la surface du globe. La raison pour laquelle nous ne soutenons pas une déclaration de guerre par les armées américaines, c’est que nous ne croyons pas que les capitalistes américains peuvent infliger une défaite à Hitler et au fascisme. Nous pensons que l’hitlérisme ne peut être détruit que par la voie d’une guerre conduite sous la direction des travailleurs.

M. G. – Quelle méthode le parti propose-t-il pour la défaite d’Hitler ?

• Si les travailleurs formaient le gouvernement dont j’ai parlé, si la forme de gouvernement des travailleurs était au pouvoir, nous proposerions deux choses.
Un, de publier une déclaration au peuple allemand, une promesse solennelle que nous n’allons pas leur imposer une nouvelle paix de Versailles ; que nous n’allons pas mutiler le peuple allemand, ou leur prendre leurs installations navales, ou emporter leurs vaches à lait, comme ce fut fait par l’horrible Traité de Versailles, affamant les bébés allemands au sein de leurs mères, et emplissant le peuple allemand de tant de haine et de tant de volonté de revanche qu’il a été possible à un monstre comme Hitler de les gagner avec le slogan de revanche contre le terrible Traité de Versailles.
Nous leur dirions : "Nous vous promettons que nous n’imposerons aucune de ces choses au peuple allemand. Au contraire, nous vous proposons une réorganisation du monde sur une base socialiste loyale, où le peuple allemand, avec toute la capacité, le génie et le travail qui lui sont reconnus, participera à égalité avec nous." Cela serait la première proposition de notre parti pour eux.
Deux, nous leur dirions aussi : "Par ailleurs, nous allons construire les plus grandes armée de terre, flotte et armée de l’air du monde, pour nous mettre à votre disposition, pour aider à abattre Hitler par la force des armes sur un front, pendant que vous vous révolterez contre lui sur le front intérieur."
Je crois que ce serait le programme, sur le fond, de notre parti, celui que le gouvernement ouvrier et paysan d’Amérique avancerait en ce qui concerne Hitler, et nous croyons que c’est le seul moyen de détruire l’hitlérisme. C’est seulement quand les grandes puissances de l’autre côté pourront avec succès obtenir que le peuple allemand se lève contre Hitler, parce que nous ne devons pas oublier...

M. Schweinhaut – Vous avez répondu à la question, M. Cannon.

M. G. – Jusqu’à ce que les ouvriers et les paysans des Etats-Unis établissent leur propre gouvernement et utilisent leurs propres méthodes pour défaire Hitler, le Socialist Workers Party doit se soumettre à la majorité du peuple – c’est exact ?

• C’est tout ce que nous pouvons faire. C’est tout ce que nous proposons de faire.

M. G. – Et la position du parti est qu’il n’y aura aucune obstruction contre les moyens et les mesures pris par le gouvernement pour la poursuite effective de cette guerre ?

• Pas d’obstruction dans le sens militaire, ou par une révolution minoritaire ; au contraire, le parti s’est déclaré positivement contre une telle procédure.

M. G. – Quelle est l’opinion du parti sur les relations entre la guerre et une possible situation révolutionnaire ?

• Les guerres ont fréquemment été suivies de révolutions ; les guerres elles-mêmes sont l’expression d’une terrible crise sociale, qu’elles ne sont pas capables de résoudre. La misère et la souffrance font un bond en avant tellement formidable au cours de la guerre que cela conduit souvent à la révolution. La guerre russo-japonaise de 1904 produisit la révolution russe de 1905. La guerre mondiale de 1914 produisit la révolution russe de 1917, la révolution hongroise, presque la révolution en Italie, et la révolution en Allemagne et en Autriche ; et en général, une situation révolutionnaire s’est développée sur tout le continent européen, comme résultat de la Première Guerre mondiale.
Je crois qu’il est hautement probable que si la guerre en Europe continue, alors la masse des peuples, spécialement en Europe, se chargera de mettre fin au massacre par des moyens révolutionnaires.

M. G. – Donc, il serait correct de dire qu’une situation révolutionnaire est provoquée par une guerre, et pas par le Socialist Workers Party, si une situation révolutionnaire surgissait ?

• Je dirais qu’elle est provoquée par les privations dues au système capitaliste, qui sont formidablement augmentées par une guerre.

M. G. – Quelle est la politique du parti quant à permettre à différentes opinions et interprétations des événements courants de s’exprimer dans les publications du parti ?

• Eh bien, cela n’est pas interdit. Habituellement, des membres individuels du parti écrivent les articles avec un point de vue sur les événements en cours qui n’est pas nécessairement partagé par la majorité du comité.

M. G. – Par rapport aux prévisions, ou aux opinions sur ce qui pourrait arriver dans le futur, diriez-vous que le parti est plus libéral dans l’octroi de cette liberté ?

• Oui, forcément, parce que les prévisions ne sont pas vérifiables, complètement, jusqu’à après l’événement, et différentes opinions surgissent. Nous avons eu dans le parti, notamment depuis le commencement de la guerre mondiale, des opinions divergentes sur le moment où les Etats-Unis entreraient formellement dans la guerre, ou sur le fait de savoir si oui ou non les Etats-Unis entreraient dans la guerre. Il n’y en avait pas beaucoup qui doutaient qu’ils le feraient, mais j’ai entendu quelques personnes exprimer de telles opinions dans le parti.

M. G. – Et diriez-vous que les opinions des membres du parti par rapport à une possible situation révolutionnaire future sont à ranger dans cette catégorie d’opinion, à propos desquelles il y a beaucoup de divergences d’opinion ?

• Oui, elles doivent nécessairement l’être.

M. G. – Mettez-vous aussi dans cette catégorie les prévisions sur le fait de savoir si la révolution sera accompagnée ou pas de violence ?

• Eh bien, dans certaines limites, dans certaines limites. Il y a plus d’accord parmi les dirigeants éduqués du parti qui ont étudié l’histoire et le marxisme, il y a plus d’accord sur cette question que sur une question telle que la prévision sur l’entrée dans l’actuelle guerre mondiale.

M. G. – Mais il peut y avoir, et il y a, des différences d’opinion quant au moment exact de la situation révolutionnaire et son développement approximatif ?

• Sur le moment précis de la révolution, c’est absolument spéculatif. Personne dans le parti n’a quoi que ce soit d’autre qu’une opinion incertaine sur cette question.

M. G. – Feriez-vous une distinction entre les résolutions officielles et les éditoriaux ?

• Oui. Une résolution est un document formel, approuvé par le comité national lui-même, ou par un congres. Elle est élaborée, et devient une déclaration officielle du parti. Dans mon opinion, elle a et elle doit avoir plus de poids qu’un éditorial qui a peut-être été sorti par un éditorialiste sous pression pour que le journal soit imprimé à temps, et qui n’est pas écrit avec le même soin et la même précision de rédaction auxquels on aboutit avec une résolution formellement signée par le comité national.

M. G. – Le parti endosse-t-il officiellement toutes les opinions exprimées dans les articles signés, ou même dans les éditoriaux ?

• Non, je ne dirais pas officiellement, non. Les articles signés par les dirigeants éminents de notre parti ont, de fait, dans l’esprit des membres du parti, un statut semi-officiel, je pense, mais ils n’ont pas le poids d’une résolution formelle du comité ou d’un congrès.

M. G. – Voulez-vous s’il vous plaît expliquer ce qui est appelé la politique militaire du parti ?

• La politique militaire du parti est inscrite dans les décisions de la conférence d’il y a un an, en septembre 1940. A cette époque. nous avions convoqué une conférence spéciale du parti, en lien avec une réunion plénière du comité national, pour étudier cette question particulière, à savoir notre attitude envers la conscription et l’évolution future de la situation de guerre, et nous avons adopté une résolution dont la substance est la suivante.

Point 1. A partir du moment où la conscription a été adoptée comme loi, et une fois que c’est la loi, je parle du Selective Service Act (décret sur le service sélectif), tous les membres du parti doivent s’y conformer, doivent s’inscrire et ne doivent pas empêcher l’inscription des autres. Au contraire, le parti est opposé à la position de groupes tels que les objecteurs de conscience. Tout en admirant le courage et l’intégrité de haut niveau que cela demande de faire ce que les objecteurs de conscience ont fait, nous avons écrit contre leur politique et expliqué qu’il était faux pour des individus de refuser de s’inscrire alors que la grande masse de leur génération va à la guerre. En ce qui nous concerne, si la jeune génération de travailleurs américains va à la guerre, les membres de notre parti y vont avec eux, et partagent avec eux tous les dangers, les épreuves et les expériences.

Point 2. Notre résolution dit que nos camarades doivent être de bons soldats, de la même façon que nous disons à un camarade dans une usine qu’il doit être le meilleur syndicaliste et le meilleur ouvrier pour gagner la confiance et le respect de ses compagnons. Nous disons qu’au service militaire, il doit être le meilleur soldat ; il doit être le plus efficace dans l’usage des armes, quelles qu’elles soient, auxquelles il a été affecté, et se soumettre à la discipline, et s’occuper du bien-être de ses compagnons de guerre pour s’assurer de leur respect et de leur confiance.

Le Président – Puis-je demander si c’est une politique orale ou écrite que M. Cannon vient de nous exposer ?

• Je crois que mes discours à la Conférence de Chicago en septembre dernier ont été fournis comme pièces à conviction, ou en tout cas certains extraits.

M. G. – Oui, je suis sûr qu’ils ont été donnés.

Le Président – M. Myer, vous devriez pouvoir mettre la main sur ces pièces particulières, je pense.

M. Myer – Je pense qu’il s’agit des pièces 116 et 118.

M. G. – Y a-t-il eu d’autres points discutés et adoptés à cette conférence, en rapport avec la politique militaire du parti ?

• Oui. Nous nous sommes prononcés en faveur de l’idée de conscription, d’entraînement militaire universel. Cela part de l’idée qu’actuellement, le monde entier est en armes, que toutes les décisions sont aujourd’hui prises par les armes, ou sous la menace des armes. Dans une telle situation, nous devons reconnaître que les travailleurs doivent également être entraînés à l’art militaire. Nous sommes en faveur de l’entraînement militaire universel, selon notre décision officielle ; mais nous ne sommes pas en faveur, c’est-à-dire que nous ne soutenons pas politiquement la méthode qui est utilisée actuellement par le gouvernement capitaliste.
Nous proposons que les travailleurs suivent un entraînement militaire dans des camps spéciaux, sous la direction des syndicats ; que le gouvernement affecte une partie de ses fonds militaires à l’équipement de ces camps avec les armes, les matériels et les instructeurs nécessaires, mais les camps doivent être sous les auspices des syndicats.
Il doit aussi y avoir des camps spéciaux sous les auspices des syndicats, pour entraîner des travailleurs à devenir officiers. Des fonds gouvernementaux doivent être affectés à cet effet, afin que les conditions soient créées pour se débarrasser d’un des plus grands défauts et sources d’insatisfaction de l’appareil militaire actuel, à savoir le gouffre qui sépare le soldat ouvrier ou paysan, et l’officier issu d’une autre classe, qui ne comprend pas les problèmes du soldat, et n’a pas l’attitude appropriée envers lui.
Nous pensons que les travailleurs ont le droit d’avoir des officiers issus de leurs rangs, qu’ils ont appris à respecter au cours de leur travail et de leur combat commun avec eux, comme les chefs de piquets, les dirigeants de syndicats, des hommes qui se sont distingués dans les affaires des organisations ouvrières, et qui viennent du rang.
De tels hommes comme officiers seraient beaucoup plus concernés par le bien-être des soldats du rang qu’un universitaire issu d’Harvard ou de Yale, qui n’a jamais vu une usine, et les considère comme des êtres inférieurs. C’est, je dirais, le cœur de nos propositions sur le plan militaire, le cœur de notre politique militaire.

M. G. – Quelle est la position du parti par rapport aux droits civiques au sein de l’armée ?

• Nous défendons également les droits de citoyens des soldats. Nous ne sommes pas d’accord avec l’idée que, quand vous retirez un million et demi de jeunes hommes de la vie civile, ils cessent d’avoir des droits de citoyens. Nous pensons qu’ifs devraient avoir tous les droits des citoyens. Ils devraient avoir le droit d’adresser des pétitions au Congrès ; ils devraient avoir le droit de vote ; ils devraient avoir le droit d’élire des comités pour présenter leurs griefs ; ils devraient avoir le droit d’élire leurs propres officiers, au moins les officiers subalternes ; et en général, ils devraient avoir les droits démocratiques des citoyens, et nous plaidons pour cela. Nous plaidons pour que la législation confère ces droits aux soldats, et abandonne l’actuelle organisation militaire qui est inefficace.

M. G. – Est-ce que le parti en tant que tel, ou, à votre connaissance, est-ce qu’un membre du parti actuellement au service, a jamais essayé de provoquer de l’insubordination dans les rangs des forces armées ?

• Pas à ma connaissance.

M. G. – A votre avis, s’il y a eu de tels incidents, quelle en est la cause ?

• Je pense qu’il y a nombre de causes de mécontentement au sein de l’armée de conscription. C’est l’objet de commentaires publics dans tous les journaux et les magazines, et de multiples opinions et théories ont été exprimées sur les raisons de cela.

M. G. – Comment le parti propose-t-il de réaliser l’exigence que l’entraînement obligatoire soit placé sous le contrôle des syndicats ?

• Notre programme est un programme législatif. Tout ce que nous proposons, nous le mettrions dans la loi. Si nous avions une délégation au Congrès, ils déposeraient un projet de loi, ou une série de projets de lois, visant à l’inscription dans la loi du pays de ces propositions, de nos propositions militaires.

M. G. – Est-ce qu’une autorité du parti s’est jamais référée à Plattsburgh comme étant un exemple ?

• Oui. En fait, c’est en partie d’origine de l’idée. Comme je l’ai dit avant, la plaie principale de l’organisation militaire est la barrière de classe entre les officiers et la troupe. Nous savons que dans la période antérieure à la Première Guerre mondiale, des camps spéciaux étaient organisés pour entraîner des hommes d’affaires et des intellectuels à devenir officiers de l’armée.
Nous ne voyons pas pourquoi les travailleurs ne devraient pas avoir les mêmes droits. Nous pensons que cela serait parfaitement juste et raisonnable, et c’est certainement compatible avec les lois existantes. Comme je l’ai déjà dit, c’est une proposition législative de notre part. Si nous le pouvions, nous inscririons cela dans la loi du pays.

Le Président – L’interruption du matin a lieu maintenant.

(Interruption du matin)

M. G. – J’attire votre attention, M. Cannon, sur la déposition de certains témoins de l’accusation sur le fait que certains membres du parti leur auraient dit de rejoindre l’armée, et là de commencer à faire du tapage sur la nourriture, et à provoquer du mécontentement. Que pouvez-vous dire par rapport à la politique du parti à ce propos ?

• Au sein des forces armées, pour autant que nos informations, qui viennent de membres qui ont été appelés sous les drapeaux et d’autres dont...

M. Schweinhaut – Attendez, un instant. Vous ne répondez pas du tout à la question. Il vous a demandé si le parti avait une politique ou s’il n’en avait pas. Si il en a une, dites nous ce qu’est cette politique, pas ce que vous avez entendu de gens effectuant leur service.

• Je veux vous expliquer pourquoi notre politique est ce qu’elle est.

Le Président – Nous n’avons pas encore entendu s’il y avait une politique.

M. G. – Y a-t-il une politique ?

• Oui, nous avons une politique.

M. G. – Quelle est cette politique ?

• Cette politique est de ne pas soutenir ni initier d’agitation à propos de la nourriture. Je veux vous en donner la raison. Pour autant que nous le sachions, de la part de membres du parti qui ont été enrôlés et que nous avons vus durant leurs permissions, et d’après d’autres enquêtes, il n’y a pas beaucoup de mécontentement à propos de la nourriture dans le système actuel.

M. G. – Et s’il y avait du mécontentement à propos de la nourriture, par quoi diriez-vous qu’il est provoqué ?

• Pour autant que nous le sachions, il n’y a actuellement que des cas isolés. Nous ne proposons pas de faire du tapage sur la nourriture si la nourriture est satisfaisante. Si la nourriture est mauvaise, les soldats feront du tapage d’eux-mêmes, et ils devront en faire.

M. G. – Que diriez-vous de la déposition de ces témoins...

M. Schweinhaut – Objection.

M. G. – Rayez cette question. Voulez-vous établir exactement quelle est la position du parti sur le fait de provoquer du mécontentement dans l’armée alors que les causes de mécontentement n’existent pas ?

• Je ne connais rien dans le programme du parti ou dans la littérature du parti qui incite à revendiquer sans raison. Quand les raisons de mécontentement existent, ce sont elles qui provoquent le mécontentement, pas le parti.

M. Schweinhaut – Un moment, s’il vous plaît.

M. G. – Si il y a eu des revendications, et si il y a eu mécontentement, le parti en est-il de quelque façon responsable ?

• Non, je ne crois pas, en aucun cas. C’est le cas actuellement.

M. G. – Ce sont les gens qui ont la charge de nourrir l’armée qui sont responsables de cela, ou des revendications ?

M. Schweinhaut – Eh bien, c’est une question tendancieuse.

M. G. – Il n’a pas fait d’objection, vous pouvez répondre à la question.

M. S. – Bon, alors je fais objection maintenant.

Le Président – Objection accordée.

M. G. – Sur la question de l’entraînement militaire sous le contrôle des syndicats – vous parliez de Plattsburgh, au moment de l’interruption. Voulez-vous continuer à expliquer plus avant votre politique là-dessus ?

• J’ai utilisé cela comme une illustration de comment des camps spéciaux avaient été institués par le gouvernement, et comment des instructeurs du gouvernement avaient été fournis pour entraîner les hommes d’affaires et les intellectuels dans la période juste avant notre entrée dans la dernière guerre mondiale. Dans la guerre civile espagnole, les partis et les syndicats non seulement avaient leurs propres camps d’entraînement autorisés par le gouvernement, mais encore fournissaient leurs propres régiments pour combattre l’armée fasciste de Franco.

M. G. – Les syndicats actuels ne sont pas sous le contrôle du parti, n’est-ce pas ?

• Non, ils sont sous le contrôle, essentiellement et pratiquement complètement, de dirigeants qui sont en accord avec l’actuelle administration Roosevelt.

M. G. – Si je comprends bien, le parti est en faveur d’un entraînement militaire sous le contrôle des syndicats ?

• Oui. L’idée est de donner aux syndicats, tels qu’ils sont, une plus large autorité et direction sur leurs gens.

M. G. – Et cette politique ne dépend pas du fait que le parti contrôle les syndicats ?

• Non. Nous encourons seulement le risque d’être minoritaires dans ces camps d’entraînement, comme nous le sommes dans les syndicats.

M. G. – Quelles mesures proposez-vous pour mettre en œuvre cette politique d’entraînement militaire sous contrôle syndical ?

• Ainsi que je crois l’avoir déjà dit, c’est une proposition pour un programme législatif. Nous ferions un tel projet de loi, et le ferions passer au Congrès, si nous en avions le pouvoir, ou si nous pouvions gagner le soutien de membres du Congrès en désaccord avec nous sur d’autres terrains, mais qui seraient d’accord sur cela. C’est un programme qui n’est pas nécessairement socialiste.

M. G. – Si un membre du parti voulait soit essayer de faire obstruction au Selective Service Act (décret sur le service), soit conseiller d’y faire obstruction, que ferait le parti ?

M. Schweinhaut – Je fais objection à cela, sur la base que le gouvernement n’a apporté aucune preuve que le parti essayait de faire obstruction au Selective Service Act.

M. Goldman – Alors, le gouvernement admet que le parti n’a pas essayé de faire obstruction au Selective Service Act ?

M. S. – Nous n’avons pas essayé de prouver qu’il y avait tentative d’empêcher le Selective Service Act.

M. G. – J’avais déduis de ces questions qui furent posées à nombre de témoins concernant leur âge, la nécessité d’aller au service, avec de la part de l’accusation l’intention de prouver que, d’une façon ou d’une autre, nous tentions de faire obstruction. Si le gouvernement dit : "Non", j’abandonne cela…

M. S. – Nous allons clarifier cela tout de suite. Nous ne prétendons pas que le parti a tenté d’empêcher quiconque de se faire recenser pour le service, ou dans l’intention d’empêcher le progrès du Selective Service Act.
Ce que nos preuves tentaient de montrer, c’est ce que les membres du parti étaient supposés faire après leur entrée dans l’armée.

M. G. – Bon, c’est éclairci donc. Avez-vous entendu un témoin du gouvernement attester qu’un membre du parti lui avait demandé d’aller à Fort Snelling pour y provoquer du mécontentement ? Je pense que c’était la substance du témoignage. Avez-vous entendu cela ?

• Quelque chose de ce genre.

M. G. – Quelle est la position du parti sur le fait de provoquer du mécontentement à Fort Snelling ou dans quelque autre camp militaire ?

M. Schweinhaut – Objection, il a répondu là-dessus au moins deux fois.

Le Président – Objection retenue.

M. G. – Est-ce que le parti a une position officielle sur la révolution russe, M. Cannon ?

• Oui.

M. G. – Quelle est cette position ? A-t-elle été adoptée sous la forme d’une résolution officielle ?

• C’est inscrit dans la Déclaration de principes.

M. G. – Quelle est cette position ?

• Ce que le parti soutient...

M. Schweinhaut – Un instant. Je vais faire objection à cela sur la base que, le témoin ayant déclaré que c’est inscrit dans la Déclaration de principes, de fait cela parle en soi.

M. G. – Une explication de la Déclaration de principe est conforme à la règle.

Le Président – Il peut répondre.

• Nous soutenons la Révolution russe de 1917. Nous considérons qu’elle incarne les doctrines et les théories marxistes que nous défendons.

M. G. – Combien de révolutions y a-t-il eu en 1917 ?

• Il y a eu la Révolution de Février, suivant le calendrier russe, pour le calendrier moderne c’était en mars, qui aboutit à la révolution prolétarienne du 7 novembre, suivant le calendrier moderne.

M. G. – Quelle est la position générale prise par les marxistes par rapport à la révolution russe ?

• Celle que j’ai déjà donnée ici, de soutien à la révolution.

M. G. – Et qu’est-ce que "soutien" signifie ?

• Eh bien, c’est une assez modérée... – cela serait une description modérée de notre attitude. Nous considérons que c’est l’événement le plus important et le plus progressiste de toute l’histoire de l’humanité.

M. G. – Et je crois que vous avez répondu lors d’une précédente question que vous considériez que les doctrines incarnées dans cette révolution sont des doctrines marxistes ? Expliquez-nous cela.

• La théorie marxiste, à notre avis, fut complètement confirmée par la révolution russe, et la théorie du marxisme, qui est l’établissement d’un gouvernement ouvrier et paysan, qui entreprend d’opérer une transformation sociale, du capitalisme au socialisme – tout cela fut confirmé par la révolution russe.

M. G. – Pouvez-vous nous dire quelque chose à propos de la légalité de cette révolution ?

Le Président – Jugée sur quels critères ?

M. G. – Mon intention est de lui demander d’expliquer exactement comment la révolution arriva, parce que le conseiller du gouvernement tente de la présenter comme un soulèvement violent de la minorité contre la majorité, et les faits sont l’exact contraire. Je veux que le témoin explique la nature de cette révolution.

• Le tsar et le tsarisme furent renversés en mars par une insurrection des masses, du peuple des grandes villes et des paysans.

M. G. – Le Parti bolchevique fut-il responsable de cette insurrection d’une manière ou d’une autre ?

• Non. Le Parti bolchevique était un groupe minuscule au moment de la révolution de mars.

M. G. – Quelle est la signification de"bolchevisme" ?

• Le mot bolchevik est un mot russe signifiant majorité. Cela prit une signification politique au sein du Parti ouvrier social-démocrate russe. Lors du congrès de 1903, une polémique se développa qui divisa le parti en deux groupes, la majorité et la minorité, la majorité prit le nom de bolcheviks et la minorité de mencheviks.

M. G. – Ce sont les mots russes pour majorité et minorité ?

• Oui. Ils ont scissionné et se sont divisés en deux partis. Chacun s’appelait Parti ouvrier social-démocrate russe, et entre parenthèses, à la fin, "bolcheviks" ou "mencheviks", suivant le cas.

M. G. – Maintenant, continuez et racontez au jury ce qui se passa durant la révolution d’Octobre, c’est-à-dire, selon notre calendrier, en novembre 1917.

• Eh bien, d’abord la chronologie. Quand le tsarisme fut renversé par la masse du peuple, la structure entière de celte tyrannie fut détruite. Un nouveau gouvernement fut constitué, mais la machinerie du nouveau gouvernement était basée sur les soviets, qui jaillissaient spontanément du soulèvement révolutionnaire. Des soviets de travailleurs et de soldats se créaient partout. A Petrograd, les travailleurs et les soldats envoyèrent des délégués – des députés – au conseil central, ou, ainsi qu’ils l’appelaient, au soviet, De même à Moscou et ailleurs. L’autorité de cette institution fut reconnue.
Le gouvernement qui fut constitué après le renversement du tsar fut dirigé par le prince Lvov, avec Miliukov comme ministre des Affaires étrangères : il détenait son autorité des soviets des députés des travailleurs et des soldats et des soviets des députés paysans. En avril, ils eurent une conférence nationale panrusse des soviets de travailleurs et de soldats, et ils élurent un comité central exécutif pan-russe des soviets de travailleurs et de soldats. En mai, les soviets paysans eurent un congrès et élurent un comité central exécutif panrusse des paysans.

M. G. – Quelle proportion de la population ces soviets représentaient-ils ?

• Ils représentaient le peuple, la grande masse du peuple. Je crois qu’il était impossible même de parler en termes de majorités ou de minorités. Ils étaient les masses elles-mêmes. Les paysans, les soldats et les travailleurs étaient le peuple : ces deux institutions, le comité central exécutif panrusse des soviets de travailleurs et de soldats, et le comité central exécutif panrusse des soviets paysans formèrent une institution unifiée qui fut reconnue comme l’institution la plus représentative, celle qui avait le plus d’autorité en Russie. C’était avec leur consentement que le gouvernement dirigeait.
Le comité central exécutif panrusse des soviets renvoya Miliukov, qui était le leader de la bourgeoisie. Le soviet s’opposait à lui en raison de sa politique étrangère, impliquant des traités secrets, qui furent dévoilés. Il dut alors démissionner, parce que, sans l’appui des soviets, l’autorité manquait ; je crois que l’on pourrait comparer cela, par analogie, au système français de démission du Premier ministre lorsque la Chambre ne vote pas la confiance.

M. G. – Donc, les soviets constituaient l’autorité du peuple de Russie ?

• C’est exact.

M. G. – De quelle manière les bolcheviks progressaient-ils vers le pouvoir ?

• Je souhaiterais continuer sur la chronologie, si vous me le permettez. A la suite de la chute de Miliukov, Kerenski apparut. Il y a une croyance populaire qu’il devint Premier Ministre avec la chute du tsar. Ce n’est pas cela. Kerenski devint Premier ministre en juillet. Il fut fait ministre, puis finalement Premier ministre parce qu’il était membre du Parti socialiste-révolutionnaire. C’était un parti paysan, qui alors dirigeait les soviets. Il était aussi soutenu par les éléments ouvriers, parce qu’il avait été un avocat du mouvement ouvrier. Ce fut la hase de l’entrée en fonction de Kerenski ; c’est-à-dire que son autorité découlait directement des soviets.
A cette période, les bolcheviks étaient une petite minorité. Ils n’ont pas créé les soviets. Les soviets furent créés par les masses : ils furent initiés par les masses. Ni le Parti bolchevik, ni aucun autre parti ne pouvait faire quoi que ce soit sans l’appui des soviets. Au cours de la Révolution de 1905, et à nouveau lors du renversement du tsar en 1917, les soviets surgirent simultanément.
Le plus influent, naturellement, était celui de Petrograd, qui était le siège du gouvernement, les bolcheviks étaient une petite minorité dans ce soviet au moment du renversement du tsar.
Quand Kerenski devint Premier ministre, il y eut combinaison de son Parti socialiste-révolutionnaire et du Parti socialiste menchevique – ces deux partis ensemble avaient une majorité écrasante dans les soviets, et dirigeaient en raison de cela. Les bolcheviks étaient une fraction d’opposition.
Pendant ce temps, Lénine, comme porte-parole des bolcheviks, répétait constamment : "Tant que nous serons minoritaires dans les soviets, tout ce que nous pourrons faire est d’expliquer patiemment. " Le Parti bolchevique était contre toute tentative de s’emparer du pouvoir par un putsch.

M. G. – Qu’est-ce qu’un putsch ?

• L’action année d’un petit groupe. Le Parti bolchevique demandait, avec Lénine comme porte-parole, que le Parti socialiste-révolutionnaire et le Parti menchevique prennent le contrôle complet du gouvernement en renvoyant les ministres bourgeois, et le transforment complètement en un gouvernement ouvrier et paysan, et ils firent la promesse que "si vous, faites cela, nous promettons que tant que nous serons minoritaires, nous n’essaierons pas de vous renverser. Nous ne vous soutiendrons pas politiquement, nous vous critiquerons, mais nous n’entreprendrons pas de renverser le gouvernement tant que nous serons minoritaires." C’était la politique des bolcheviks au cours des journées de mars dans la révolution contre le tsar, et jusqu’en juillet.
En juillet, les travailleurs de Petrograd organisèrent une manifestation armée, en dépit des conseils des bolcheviks. Les bolcheviks les avaient mis en garde contre cela sur la hase que cela pourrait tendre indûment la situation, et ils essayèrent de persuader les travailleurs de Petrograd de ne pas faire cette action. Ce n’était pas une rébellion : c’était juste un défilé avec des armes. Cette action, menée par les travailleurs de Petrograd contre l’avis des bolcheviks, entraîna une répression contre les travailleurs de la part du gouvernement Kerenski.
Puis le gouvernement Kerenski entreprit de monter un coup et de discréditer le Parti bolchevique. Ils accusèrent Lénine et Trotsky d’être des espions allemands. C’était annonciateur des procès de Moscou de Staline. Ils accusèrent Lénine et Trotsky et les bolcheviks d’être des espions allemands. Trotsky fut jeté en prison, Lénine fut forcé de se cacher, et la répression continua contre les bolcheviks, mais cela ne servit à rien, car la popularité de la politique et des mots d’ordre des bolcheviks grandissait. L’un après l’autre, les grandes entreprises et les régiments de soldats commencèrent à voter en faveur du programme bolchevique.
En septembre, une tentative de contre-révolution fût faite sous la direction du général Kornilov, que l’on décrirait correctement comme étant un monarchiste fasciste russe. Il organisa une armée et entreprit de renverser le gouvernement de Kerenski à Petrograd, avec dans l’idée la restauration de l’ancien régime. Le gouvernement de Kerenski, qui avait mis Trotsky en prison, dut le relâcher pour obtenir le soutien de son parti pour combattre l’armée contre-révolutionnaire de Kornilov.
Trotsky fût sorti de prison et vint directement au Comité révolutionnaire militaire, dans lequel siégeaient aussi des hommes du gouvernement, et ils mirent au point des plans avec eux pour combattre ensemble Kornilov. Kornilov fut écrasé les contre-révolutionnaires furent écrasés premièrement par les travailleurs à l’instigation du Parti bolchevique. Ils paralysèrent ses trains ; il ne pouvait plus bouger ses troupes : ses meilleures troupes furent convaincues de combattre contre lui, et sa contre-révolution fut écrasée. Tandis que cela se déroulait, les bolcheviks devenaient plus populaires, comme représentants authentiques de la révolution. Ils gagnèrent la majorité au soviet de Petrograd, le soviet le plus influent du pays, et à celui de Moscou, et ailleurs. Le gouvernement de Kerensky perdait du terrain parce qu’il ne résolvait aucun des problèmes du peuple. Les mots d’ordre des bolcheviks, "du pain", "la paix", "la terre", ainsi que d’autres mots d’ordre c’était les mots d’ordre que les masses réclamaient.
Le 7 novembre, se tint le Congrès pan-russe des soviets de travailleurs et de soldats. Les bolcheviks eurent la majorité là, et simultanément à la réunion des soviets oit les bolcheviks obtinrent la majorité, ils prirent le pouvoir gouvernemental.

M. G. – Y a-t-il eu des violences liées au fait que les bolcheviks avaient gagné la majorité ?

• Très peu... Juste une petite bagarre, c’est tout.

M. Schweinhaut – A Petrograd ?

• A Petrograd. Oui. Il y en eut aussi quand le tsar fut renversé.

M. G. – Et suite à l’obtention de la majorité par les bolcheviks, quelles violences y a-t-il eu, s’il y en a eu ?

• Encore un point, d’abord. Environ un mois plus tard, un Congrès panrusse spécial des soviets paysans se tint, et là aussi les bolcheviks obtinrent la majorité. Alors la minorité se retira de ces institutions gouvernementales, et commença une lutte d’opposition contre le gouvernement bolchevique.

M. G. – Quelles violences eurent lieu, s’il y en a eu, et qui fut à l’origine des violences ?

• Cela commença à la suite de la lutte armée contre le gouvernement.

M. G. – Qui la commença ?

• Les tsaristes, la garde blanche russe. la bourgeoisie en général, Ies capitalistes déchus et d’autres. Ils entreprirent une contre-révolution, et la guerre civile qui s’ensuivit dura presque jusqu’en 1921. La guerre civile dura si longtemps parce que la garde blanche et les éléments bourgeois recevaient le soutien, d’abord des Allemands, puis de l’Angleterre et de la France, et même les Etats-Unis envoyèrent une expédition.
Le gouvernement soviétique dut combattre contre le monde capitaliste tout entier, en plus de combattre sa propre opposition à l’intérieur du pays ; et le fait que les bolcheviks représentaient la grande majorité du peuple est le mieux mis en évidence par le fait qu’ils sortirent victorieux de cette guerre civile, pas seulement contre leurs opposants internes, mais aussi contre les puissances qui soutenaient l’opposition avec des armes, des soldats et des fonds.

M. G. – Comment les soviets étaient-ils élus, à cette époque ?

• Ils étaient élus au cours de réunions des travailleurs dans les usines ; c’est-à-dire que les travailleurs d’une usine se rassemblaient pour élire leurs délégués. Chaque soviet constituait une unité de gouvernement, et la combinaison des soviets constituait le gouvernement.
Dans le système soviétique, les usines sélectionnent leurs délégués, en fonction de leur effectif, un pour mille, ou une autre proportion, peu importe. Les régiments de soldats font de même : les paysans ou les ouvriers agricoles font de même, de telle façon que le gouvernement établi de cette façon, par ces soviets, représente l’ensemble de la masse des gens impliqués dans une activité productive.

M. G. – Combien y avait-il de membres du Parti bolchevique au moment de la révolution russe de novembre 1917 ?

• Les chiffres les plus fiables que j’ai vus donnent deux cent soixante mille, ou un quart de million. C’est le chiffre qui semble faire le plus autorité.

M. G. – Et quelle proportion de la population soutenait le Parti bolchevique à cette période ?

• A mon avis, la grande majorité des travailleurs, des paysans et des soldats les soutenaient au moment où ils prirent le pouvoir et après.

M. G. – De quel groupe ou classe de la société venaient la majorité des membres du Parti bolchevique ?

• Des ouvriers. C’était un parti d’ouvriers, un parti d’ouvriers de l’industrie et d’ouvriers agricoles.
II y avait quelques paysans dans le parti, mais le parti était d’abord constitué d’ouvriers industriels urbains, d’ouvriers agricoles, et de quelques intellectuels, des gens instruits qui s’étaient mis au service des travailleurs dans le parti.

M. G. – Quelle est le chiffre le plus admis concernant le nombre d’ouvriers en Russie au moment de la révolution – "ouvriers" dans le sens d’ouvriers d’industrie ?

• Cinq millions.

M. G. – Et la majorité de la population était constituée de paysans ?

• De paysans. Oui.

M. G. – À votre avis, le Socialist Workers Party comprendra probablement combien de membres, quand la majorité du peuple de ce pays aura adopté son programme ?

M. Schweinhaut – Je fais objection à cela, Votre Honneur.

Le Président – Sur quelle base ?

M. Schweinhaut – Il demande au témoin de deviner aujourd’hui le nombre de membres que comptera le Socialist Workers Party quand une majorité du peuple des Etats-Unis adoptera sa politique.

Le Président – Il y a trop d’éléments de spéculation là-dedans. Objection retenue.

M. Goldman – Voulez-vous dire à la cour et au jury quelles divergences surgirent entre Staline et Trotsky à la suite de la révolution ?

M. Schweinhaut – Objection. Je ne vois pas quelle importance ni quel rapport cela a.

M. Goldman – L’accusation a soutenu, et je crois que M. Anderson a fait de multiples déclarations à ce sujet, que Trotsky, étant le grand conspirateur dans cette affaire, avait certaines idées et certaines doctrines.
Je crois que le jury est en droit de savoir d’une manière générale – il est impossible d’aller dans les détails – mais le gouvernement a ouvert ce procès d’une manière telle qu’il est essentiel que le jury connaisse au moins quelques-uns des principes de bases de Trotsky, dont il est allégué qu’il est l’un des grands conspirateurs.

Le Président – Eh bien, si vous êtes d’accord pour limiter cela à un volume raisonnable.

M. Goldman – Certainement, sinon nous serions là pour deux ans.

M. Anderson – Tout ce que nous avons présenté, sur Trotsky, c’était de la littérature, des discours et des pamphlets tirés de la presse du parti.

M. Goldman – J’avais pensé qu’après que l’accusation eut pris trois semaines, ils me laisseraient au moins une semaine pour plaider ce cas.

Le Président – Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de plaider de cette façon.

M. G. – Voulez-vous décrire brièvement les différences fondamentales qui surgirent entre Staline et Trotsky à la suite de la révolution ?

• J’ai mentionné l’autre jour que le combat prit son origine dans la lutte à propos de la démocratie. Ce fut l’origine du combat, inspiré en réalité par Lénine alors qu’il était déjà malade, en collaboration avec Trotsky. Lénine n’a pas survécu pour prendre part au combat, et Trotsky dut le diriger. Cela se développa bientôt plus avant.
Cela devint rapidement clair pour les observateurs critiques, cette tendance de Staline à écraser la démocratie dans le parti et dans la vie du pays en général. C’était basé sur le désir de Staline de changer le programme et le cours de la révolution, ce qui ne pouvait être fait que par ces moyens-là. Trotsky s’est battu pour une libre discussion sur le problème, confiant dans le fait que la majorité des travailleurs du parti soutiendrait son programme. Staline et son groupe représentaient, à notre avis, la tendance conservatrice, fondée sur certaines couches du parti et du gouvernement qui avaient acquis des positions officielles et des privilèges et qui voulaient s’arrêter là.

M. G. – Staline représentait, à votre avis, le parti de la bureaucratie ?

• De la bureaucratie et du conservatisme. D’ailleurs. Trotsky I’appela la fraction bureaucratique conservatrice, à un moment de la lutte.

M. G. – Intéressée à quoi ?

• Intéressée à préserver ses privilèges, et non pas à étendre et développer les bénéfices pour la grande masse des gens.

M. G. – Quelle forme prit la dictature de Staline ?

• Cela prit la forme de l’écrasement de la démocratie au sein du Parti communiste, et de l’établissement d’un régime dictatorial. Par exemple...

M. Schweinhaut – Eh bien, pendant que M. Cannon s’interrompt, puis-je faire objection maintenant sur cette partie du témoignage qui n’a pas d’importance ni de rapport avec les sujets traités ici ? Cela n’a aucun rapport, la forme de gouvernement que Staline a établi en Russie. En quoi cela nous concerne-t-il ?

Le Président – Je ne vois pas la raison pour laquelle nous devrions entrer dans tous les détails.
Je pense que vous devriez reconnaître cela, M. Goldman. Je veux vous donner toute l’opportunité, toute l’opportunité raisonnable pour présenter votre théorie sur ce cas devant le jury, mais je pense vraiment qu’il y a beaucoup ici qui n’a pas de rapport et qui n’est pas nécessaire.

M. G. – Quelle est la position actuelle du parti sur l’Union soviétique ?

M. Schweinhaut – Objection, Votre Honneur.

Le Président – Il peut répondre à cela.

• La caractérisation que nous faisons de l’Union soviétique d’aujourd’hui, c’est que c’est un Etat ouvrier, créé par la révolution de novembre 1917, déformé par le mauvais régime actuel, et même dégénéré, mais gardant néanmoins son caractère fondamental d’Etat ouvrier, parce qu’il est fondé sur l’industrie nationalisée et non sur la propriété privée.

M. G. – Quelle est la position du parti en ce qui concerne la défense de l’Union soviétique, et pourquoi ?

• Nous sommes en faveur de la défense de l’Union soviétique contre les puissances impérialistes pour la raison que je viens de donner, parce que nous considérons que c’est un développement progressiste, en tant qu’Etat ouvrier, qui a une industrie nationalisée et a éliminé le capitalisme privé et la propriété privée de la terre. Voilà pourquoi nous la défendons.

M. G. – C’est-à-dire que vous considérez l’Etat russe ou soviétique comme un Etat fondé sur l’expropriation de l’industrie privée capitaliste ?

• Oui, sur le fonctionnement de l’industrie comme industrie nationalisée.

M. G. – Et vous défendez ce type d’Etat ?

• Oui.

M. G. – N’est-il pas vrai que Staline a tué presque tous ceux qu’on appelait trotskystes en Russie ?

• Oui. Nous sommes contre Staline, mais pas contre la forme soviétique de production industrielle.

Le Président – Le jury doit garder en mémoire les exhortations qui lui ont été faites, et nous allons maintenant nous interrompre jusqu’à deux heures cet après-midi.

Cour de district des Etats-Unis
District du Minnesota
Quatrième division
Mercredi 19 novembre 1941
Session de l’après-midi

Le Président – Poursuivez, Messieurs.

JAMES P. CANNON

rejoint la barre, et ayant précédemment dûment prêté serment, continue son témoignage comme suit :

INTERROGATOIRE DU TÉMOIN PAR LA DÉFENSE (SUITE)

(Questions par M. Goldman)

M. G. – Le parti épuiserait-il toutes les possibilités d’une transformation pacifique, si les droits démocratiques étaient donnés aux masses travailleuses ?

• A mon avis, oui, jusqu’au bout.

M. G. – Même jusqu’à essayer d’amender la Constitution des Etats Unis, comme il est prévu par la Constitution des Etats-Unis ?

• Si les processus démocratiques sont maintenus, si ils ne sont pas interrompus par l’introduction de méthodes fascistes par le gouvernement, si la majorité du peuple soutenant les idées du socialisme est en mesure d’assurer une victoire par des processus démocratiques, je ne vois pas la raison pour laquelle ils ne pourraient pas se poursuivre par la méthode démocratique d’amendement de la Constitution pour s’adapter au nouveau régime.
Naturellement, les amendements devraient être d’une nature absolument drastique, mais il y a des parties de la Constitution que je serais disposé à inscrire dans le programme du parti à n’importe quel moment – le "Bill of Rights" (les amendements de 1791 à la Constitution de 1787), dans lequel nous croyons. La section de la Constitution qui protège les droits de la propriété privée, nous pensons qu’il faudrait absolument la changer dans la société que nous envisageons, qui élimine la propriété privée des entreprises industrielles de grande taille.

M. G. – Mais ce que vous croyez, n’est-ce pas, c’est que selon toute probabilité la minorité ne permettra pas une telle transformation pacifique ?

• C’est notre avis. C’est basé sur tous les précédents historiques de la mauvaise volonté de toute classe privilégiée, aussi dépassée soit-elle, à quitter la scène sans essayer d’imposer sa volonté sur la majorité par la force. J’ai cité des exemples hier.

M. G. – Quelle est la...

• Je pourrais vous donner un autre exemple, sur le même sujet. Par exemple. la révolution bolchevique en Hongrie fut accomplie sans verser une seule goutte de sang, d’une façon complètement pacifique.

M. G. – Quand était-ce ?

• C’était en 1919. Le gouvernement qui fut établi après la guerre, dont le comte Kàrolyi fut le Premier ministre, arriva à ce qui fui considéré comme la limite de ses possibilités – il ne pouvait pas contrôler le pays, n’avait pas le soutien des masses, et le comte Kàrolyi, en tant que tête du gouvernement, alla de son propre chef trouver le dirigeant du Parti bolchevique (ou plutôt, en Hongrie. du Parti communiste) qui était en prison, et fit appel à lui pour prendre en charge le gouvernement d’une manière pacifique, légale, comme un changement de cabinet au Parlement fiançais – avant le régime de Pétain, bien sûr.
Alors, ce gouvernement soviétique, ayant été établi de cette façon, pacifiquement, fut confronté à un soulèvement de la classe privilégiée, des propriétaires terriens et des gros propriétaires, qui organisèrent le combat armé contre le gouvernement et finalement le renversèrent. La violence à une échelle de masse suivit le changement de gouvernement, ne le précéda pas.

M. G. – Quelle est la place que le parti donne à Karl Marx et à ses doctrines ?

• Karl Marx fut le fondateur des théories et doctrines, et des analyses sociales que nous connaissons sous le nom de socialisme scientifique, ou marxisme, sur lequel le mouvement du socialisme scientifique tout entier est basé jusqu’à ce jour.
Ses idées furent esquissées dans le Manifeste communiste de 1848, puis dans d’autres gros volumes, notamment dans le Capital, il fit une analyse scientifique plus exhaustive des lois gouvernant le fonctionnement de la société capitaliste, montra comment les contradictions en son sein la conduirait à sa chute comme système social, montra comment le conflit d’intérêts entre les employeurs et les ouvriers représenterait une lutte de classes ininterrompue jusqu’à ce que les ouvriers gagnent la haute main et instituent la société socialiste.
Ainsi, Karl Marx peut être considéré comme non seulement le fondateur de notre mouvement, mais comme le représentant le plus éminent de son idéologie.

M. G. – Est-ce que le parti admet toutes les déclarations trouvées dans tous les livres écrits par Karl Marx ?

• Non, le parti ne s’est jamais obligé à faire cela. Nous ne considérons pas, même Marx, comme infaillible. Le parti admet ses idées de hase, et ses théories, comme ses propres idées de hase et théories. Cela n’interdit pas au parti, ou à des membres du parti d’être en désaccord avec des choses dites ou écrites par Marx qui ne remettent pas en cause les bases fondamentales du mouvement, de la doctrine.

M. G. – Et vous interprétez Marx, ou vous appliquez les théories marxistes, à la condition qu’elles correspondent au temps présent, est-ce exact ?

• Oui. Vous voyez, nous ne comprenons pas la théorie marxiste comme une révélation, un dogme. Engels exprima cela en disant que notre théorie n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action, ce qui signifie que c’est une méthode que les étudiants en marxisme doivent comprendre et doivent apprendre à appliquer. On peut lire chaque lettre et chaque ligne écrite par Marx et pourtant ne pas être un marxiste utile, si on ne sait pas comment l’appliquer aux conditions de son propre temps. Il y a eu de telles personnes, que nous appelons des pédants.

M. G. – Vous connaissez le Manifeste communiste, n’est-ce pas ?

• Oui.

M. G. – Et vous vous souvenez – je crois que c’est le dernier paragraphe du Manifeste, où les deux co-auteurs, Marx et Engels, disent : "Nous ne nous abaissons pas à dissimuler nos buts" et mentionnent quelque chose à propos de la révolution violente. Vous rappelez-vous cela ?

• Oui, cela dit : "Nous ne nous abaissons pas à dissimuler nos buts. Nous proclamons ouvertement qu’ils ne pourront être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social existant."

M. G. – Quand le Manifeste communiste a-t-il été écrit ?

• En 1848.

M. G. – Après l’écriture du Manifeste communiste, est-ce que Marx a jamais écrit quelque chose par rapport à la possibilité d’une révolution pacifique dans des pays démocratiques ?

• Oui.

M. G. – Où cela a-t-il été écrit, et expliquez au jury ce qui était dit.

• Eh bien, là où c’est écrit et expliqué de la façon qui fait le plus autorité, c’est dans I’introduction au premier volume de I’œuvre maîtresse de Marx, Le Capital, l’introduction de Friedrich Engels, qui était son collaborateur, qui était le co-auteur du Manifeste communiste, et qui est reconnu universellement dans le mouvement comme s’identifiant complètement à toutes les idées et théories de Marx. Engels, d’ailleurs, établit et édita les deux volumes suivants du Capital, après la mort de Marx.

M. G. – Que disait-il dans cette introduction ?

• C’était la traduction anglaise du Capital, et l’introduction présentait le volume au public anglais.
Engels déclara – je crois que je peux le citer presque littéralement – qu’il pensait que le travail d’un homme qui, sa vie durant, a pensé que la transformation sociale, en Angleterre du moins, pourrait se faire par des moyens purement pacifiques et légaux – il pensait qu’un tel livre devrait obtenir un écho dans le public anglais. C’est très près de la citation littérale de ce qui est écrit dans cette introduction.

M. G. – Et pourquoi Marx avait-il cette opinion par rapport à l’Angleterre ?

• Eh bien, il avait cette opinion par rapport à l’Angleterre parce qu’elle était différente des pays autocratiques, à cause de son système parlementaire, de ses processus démocratiques, et des méthodes de libertés civiles de son fonctionnement politique.

M. G. – Donc, au moment où Marx et Engels écrivaient le Manifeste communiste en 1848, il n’existait pas de démocratie sur le continent européen, est-ce exact ?

• L’Europe entière était agitée par des révolutions à cette époque.

M. G. – Et il n’y avait aucun processus démocratique ?

• Du moins pas de système stable comme celui qui avait été établi en Angleterre. Je crois que je devrais ajouter, pour que l’on ait une vision complète de cette introduction dont je parle, qu’Engels dit, après avoir fait cette remarque que j’ai citée : "Certes, Marx n’excluait pas la possibilité d’une rébellion pro-esclavagiste de la part de la classe dirigeante renversée et dépossédée." C’est-à-dire après le transfert de pouvoir.

Le Président – Pardon, M. Cannon. Voudriez-vous être assez aimable de développer un peu sur la signification de cette phrase : pro-esclavagiste ?

• Oui. Je crois qu’il avait à l’esprit la Guerre civile américaine. Marx et Engels ont suivi attentivement la Guerre civile américaine, ont considérablement écrit à ce propos dans le New York Tribune. Une compilation de ces écrits, à la fois politiques et militaires, a été publiée en livre, qui est devenu un classique de notre mouvement. Et ce que Marx avait indubitablement à l’esprit quand il parlait d’une "rébellion pro-esclavagiste", c’était une analogie avec la Guerre civile américaine. qu’il avait caractérisée comme une rébellion pro-esclavagiste de la part des propriétaires d’esclaves sudistes. Bien sûr, il ne soutenait pas que la bourgeoisie anglaise était esclavagiste, mais qu’elle exploitait les travailleurs.

M. G. - Maintenant, à votre avis, quel est le lien entre la Déclaration de principes du Socialist Workers Party, et les théories de Karl Marx ?

• Je dirais que pour autant que nous comprenons le marxisme et sommes capables de l’appliquer, c’est une application de la théorie et des doctrines marxistes, de l’entièreté de son système d’idées, au problème social de l’Amérique.

M. G. – C’est-à-dire que la Déclaration de principes est basée sur les théories fondamentales de Karl Marx ?

• Oui, nous la considérons comme un document marxiste.

M. G. – Quelle place le parti donne-t-il à Lénine ?

• Lénine, à notre avis, fut le plus grand leader pratique du mouvement ouvrier et de la révolution russe, mais pas au niveau de Marx sur le plan théorique. Lénine était un disciple de Marx, pas un théoricien innovateur. Certes il a produit de très importantes idées, mais à la fin de sa vie, il s’est basé sur Marx, comme un disciple dans le mouvement marxiste mondial. Il est tenu en haute estime, au niveau de Marx, mais avec cette distinction entre les mérites respectifs des deux.

M. G. – Est-ce que le parti, ou des membres du parti, sont d’accord avec tout ce que Lénine a écrit et publié ?

• Non. La même attitude s’applique à Lénine comme à Marx. C’est-à-dire que les idées de hase, les doctrines pratiquées, promulguées, et mises en pratique par Lénine, sont soutenues par notre mouvement, qui n’exclut pas la possibilité de diverger avec lui à propos de tel ou tel écrit particulier, ni que des membres du parti divergent avec Lénine sur des aspects importants, comme cela a été le cas plus d’une fois dans notre parti.

M. G. – A propos, est il vrai qu’il y a un gouvernement communiste en Union soviétique ?

• Non, pas de notre point de vue.

M. G. – Est-il vrai que le communisme existe en Union soviétique ?

• Non, il n’y a pas de communisme en Union soviétique.

M. G. – Est-ce le socialisme en Union soviétique ?

• Non... Bon, j’aimerais clarifier cela maintenant. Le socialisme et le communisme sont des mots plus ou moins interchangeables dans le mouvement marxiste. Certains font une distinction entre eux dans ce sens : par exemple. Lénine utilisait l’expression socialisme pour la première étape du communisme, mais je n’ai trouvé personne d’autre faisant cette distinction. Je pense que c’est une idée propre à Lénine. Moi, par exemple, je considère que les termes de socialisme et de communisme sont interchangeables, et ils sont en rapport avec la société sans classe fondée sur la production planifiée utile, par opposition au système capitaliste fondé sur la propriété privée et la production pour le profit.

M. G. – Pourrait-il y avoir une société socialiste avec une dictature semblable à celle de Staline actuellement ?

• Non. Selon Marx et Engels, à mesure que vous approchez de la société socialiste ou communiste sans classe, le gouvernement, au lieu de devenir un élément plus que déterminant dans les affaires des hommes, le devient de moins en moins, et finalement dépérit et disparaît, et est remplacé ou se transforme en une institution administrative qui n’emploie pas la répression contre le peuple.
Ainsi, le terme même de gouvernement implique, dans notre terminologie, une société de classes – c’est-à-dire une classe qui est dominante, et une classe qui est réprimée. C’est vrai aussi bien d’un gouvernement capitaliste, qui de notre point de vue opprime et réprime les ouvriers et les paysans et représente les intérêts du grand capital, que d’un gouvernement ouvrier et paysan suivant immédiatement la révolution, qui représente les intérêts des ouvriers et des paysans et réprime toute tentative de la classe capitaliste renversée de résister à son autorité ou de rétablir sa domination.
Mais une fois que la résistance de la vieille classe exploiteuse historiquement dépassée est brisée et que ses membres se sont réconciliés avec la nouvelle société et se sont assimilés à elle, ont trouvé leur place en son sein, et qu’on en a fini avec la lutte des classes qui est le facteur dominant dans toutes les sociétés de classes, à cause de la disparition des différences de classes, alors la fonction première d’un gouvernement, celle d’un instrument répressif, disparaît, et le gouvernement dépérit avec elle. C’est la conception fondamentale de Marx et d’Engels, à laquelle adhèrent tous leurs disciples.

M. G. – Est-ce que Lénine a utilisé le terme de "blanquisme" pour désigner un certain type de mouvement ?

Le Président – Quel terme ?

M. G. – Blanquisme.

• Oui, il a écrit plus d’un article au cours de la révolution russe, plus d’une fois il a écrit : "Nous ne sommes pas des blanquistes".

M. G. – Alors, qu’est-ce que "blanquisme" signifie ?

• Blanqui était une figure du mouvement révolutionnaire français qui eut des partisans durant la Commune de Paris en 1871. Blanqui avait sa propre conception du parti et de la révolution, et ses idées sont connues parmi les étudiants de l’histoire du mouvement ouvrier comme le blanquisme.

M. G. – Quelles étaient ces idées ?

• L’idée de Blanqui était qu’un petit groupe de gens déterminés, fortement disciplinés, pourrait accomplir la révolution par un coup d’Etat.

M. G. – Qu’est-ce qu’un coup d’Etat ?

• C’est la prise du pouvoir, la prise du pouvoir d’Etat par l’action armée d’un petit groupe déterminé et discipliné ; ils feraient, pour ainsi dire, la révolution pour les masses.

M. G. – Et que disait Lénine à ce propos ?

• Lénine s’opposait à ces vues et ses articles étaient écrits en réponse à des opposants qui avaient accusé les bolcheviks de projeter de prendre le pouvoir sans la majorité. Il disait : "Nous ne sommes pas des blanquistes. Nous nous fondons sur les partis des masses et les mouvements des masses, et tant que nous sommes une minorité, notre tâche est d’expliquer patiemment les problèmes et les solutions jusqu’à ce que nous gagnions la majorité, et tant que nous serons dans la minorité, nous n’essaierons pas de vous renverser. Laissez-nous notre liberté de presse et de parole, donnez-nous l’opportunité d’exposer nos idées, et vous n’aurez pas à craindre un putsch blanquiste de notre part." Un putsch, comme je l’ai expliqué avant, c’est une tentative par un petit groupe de prendre le pouvoir par la tactique et la surprise.

M. G. – Donc, Lénine comptait sur les partis de masse et sur l’obtention de la majorité par ces partis de masse, n’est-ce pas ?

• Oui, dans les premiers jours de l’Internationale communiste – c’est une période que je connais bien, parce que je l’ai étudiée de près et que j’ai personnellement participé au mouvement – il martelait cette idée tout le temps, pas seulement contre ses détracteurs en Russie, mais contre divers groupes et individus qui venaient soutenir la révolution russe et avaient quelques idées déformées.
En Allemagne, par exemple, en mars 1921, le parti allemand qui avait été organisé tenta une insurrection sans avoir le soutien des masses ; cela devint célèbre dans la littérature de notre mouvement international comme "l’action de mars". La tactique qu’elle incarnait, la conception de certains leaders allemands selon laquelle ils pourraient forcer la révolution par leur propre détermination et leur sacrifice – cette idée entière, l’action de mars, et toutes les idées qu’elle incarnait furent condamnées par le Troisième Congrès de l’Internationale communiste sur l’insistance de Lénine et de Trotsky. Ils réfutèrent cette théorie, et lui opposèrent celle des partis de masse, des mouvements de masse gagnant la majorité.
Ils mirent en avant le slogan que le parti allemand devait tendre à avoir un million de membres. Zinoviev, qui fut président du Komintern, fit de cela une de ses idées maîtresses sur la question allemande, à savoir que la tâche du parti allemand n’était pas d’être impatient et d’essayer de forcer l’histoire, mais de faire activement de l’agitation et de la propagande, et d’avoir comme objectif de gagner un million de membres au parti.

M. G. – Ces millions de membres ne feraient pas la révolution par eux-mêmes, n’est-ce pas ?

• Non, naturellement – Lénine n’attendait pas qu’une majorité de la population devienne membres du parti, mais qu’elle soutienne le parti. Mais le fait même qu’il ait proposé ou plutôt que Zinoviev, qui était le lieutenant de Lénine, agissant comme président de l’Internationale communiste, ait proposé comme slogan : "Un million de membres dans le parti allemand" fut certainement une importante indication qu’ils ne s’attendaient pas à obtenir la majorité du peuple tant qu’ils ne seraient pas un parti numériquement puissant.

M. G. – S’il y en a eu, quelle relation y a-t-il eu entre Léon Trotsky et le Socialist Workers Party ?

• Notre mouvement en 1928 – quand notre fraction fut expulsée du Parti communiste – a adopté le programme de Trotsky. Nous avons soutenu son programme depuis le début et cela longtemps avant d’avoir un contact personnel avec lui. Il avait été exclu du parti russe, et était exilé dans un désert asiatique appelé Alma-Ata. Nous n’avions aucun contact avec lui. Nous ne savions pas où il se trouvait, s’il était mort ou vivant, mais nous avions un de ses importants documents programmatiques appelé Critique du projet de programme de l’Internationale communiste. Ce livre développait en détail ses théories contre celles de Staline sur des aspects fondamentaux. Nous l’adoptâmes comme notre propre programme, et depuis le tout début nous avons proclamé que notre fraction était la fraction de Trotsky.
Nous avons travaillé pendant environ six mois sans aucun contact avec lui, jusqu’à ce qu’il soit déporté en Turquie – Constantinople – et là nous avons établi le contact avec lui par la poste. Nous avions une correspondance très fournie avec lui, et dans cette correspondance et au cours de visites que lui firent des membres individuellement, nous eûmes des relations extrêmement proches de lui, et nous I’avons toujours considéré comme l’inspirateur théorique et le professeur de notre mouvement.

M. G. – Quand avez-vous rendu visite à Trotsky pour la première fois ?

• Je lui ai rendu visite en France en 1934 – c’était la première fois après notre exclusion du Parti communiste.

M. G. – Et quel rôle, éventuellement, Trotsky joua-t-il dans la formulation des doctrines du Socialist Workers Party ?

• Il a joué un rôle très important. Rien qu’il n’ait pas écrit les documents de notre parti, ses idées pour interpréter le marxisme pour notre temps furent la source à laquelle nous avons puisé nos concepts principaux, que nous avons réécrits dans des termes américains, que nous avons essayé d’appliquer aux conditions américaines.

M. G. – A-t-il écrit des articles sur les conditions et le développement des Etats-Unis à cette époque ?

• Je ne me rappelle pas qu’il ait beaucoup écrit sur l’Amérique à cette époque.

M G. – A cette époque, à un moment ou un autre, vous a-t-il dit quelle action pratique devait être entreprise aux Etats-Unis par votre groupe ?

• Oui. Un des sujets de polémique à nos débuts portait sur quelle sorte d’activité devrions nous engager.
Il soutenait l’idée d’une activité purement propagandiste à nos débuts – ce qui est différent de ce que nous appelons le travail de masse. Nous étions tellement peu numériquement, nous ne pouvions espérer faire autre chose que d’essayer de publier un journal et de gagner quelques personnes à nos idées fondamentales ; une tâche très, très modeste de propagande était imposée par la situation de notre groupe en ce temps-là, et c’est cela qu’il soutenait.

M. G. – Quand avez-vous commencé à avoir des contacts fréquents avec Trotsky ?

• Il fut expulsé de France, puis de Norvège, et reçut finalement asile au Mexique grâce à l’action du président Cardenas. Si je ne me trompe pas de mois, je pense que c’était en janvier 1937. Par la suite, il vécut au Mexique jusqu’au 21 août 1940, où il fut assassiné.
Pendant la période où il était là-bas, nous lui rendîmes fréquemment visite. Je suis personnellement allé le voir deux fois, une fois au printemps 1938, et à nouveau à l’été 1940, D’autres dirigeants du parti et des membres du parti lui rendaient fréquemment visite. Personnellement, j’ai entretenu une correspondance très active avec lui, comme l’ont fait d’autres membres du parti, et je dirais que nous étions en contact très, très intime avec lui après qu’il fut arrivé au Mexique.

M. G. – Qu’a fait le Socialist Workers Party pour aider Trotsky à se protéger et aussi pour l’aider financièrement ?

• Nous savions que Trotsky était sous la menace d’un assassinat par Staline, qui avait tué pratiquement tous les chefs importants de la révolution à travers ses procès de masse, ses purges, ses coups montés, etc. Nous savions que Trotsky, en tant que le plus grand de tous les opposants à Staline, était menacé d’assassinat, et nous avons entrepris de le protéger. Nous avons mis sur pied un comité spécial qui avait pour seul but de collecter des fonds pour soutenir cet effort. Nous avons fourni des gardes, nous avons fourni de l’argent régulièrement et systématiquement pour transformer autant que possible sa maison en forteresse. Nous avons collecté et réuni les fonds pour lui acheter une maison. Nous avons subvenu aux besoins des gardes qui étaient envoyés là-bas, et en général, par tous les moyens possibles, nous nous sommes efforcés de protéger sa vie et de faciliter son travail.

M. G. – Quelle était la nature des discussions que vous aviez avec Trotsky lorsque vous étiez là-bas ?

• Nous discutions de tous les problèmes importants du mouvement mondial.

M. G. – Des problèmes du mouvement ouvrier américain ?

• Oui.

M. G. – Avez-vous jamais discuté à propos des gardes d’autodéfense syndicales et du Local 544 avec lui ?

• Non, je n’ai personnellement eu aucune discussion avec lui sur les gardes du local 544. Nous avons discuté avec lui de la question des gardes en général. Cela, je pense, lors de notre visite de 1938.

M. G. – Savez-vous si, à votre connaissance, Trotsky avait beaucoup de visiteurs ?

• Oui, je sais qu’il en avait beaucoup. Je sais qu’il avait beaucoup de visiteurs, parce qu’en ma qualité de secrétaire du parti, j’étais fréquemment sollicité pour fournir des lettres d’introduction aux gens qui voulaient lui rendre visite. Il avait la visite, non seulement de nos membres, mais aussi de journalistes, de professeurs d’école, une classe d’histoire qui avait l’habitude de visiter le Mexique, et des gens de toutes sortes et de toutes opinions lui rendirent visite alors qu’il était là-bas.

M. G. – Alors, les discussions que vous avez eues avec Trotsky se référaient et traitaient de questions politiques générales, n’est-ce pas ?

• Oui, les questions de la guerre, du fascisme, du syndicalisme...

M. G. – Mais cela n’avait rien à voir avec les activités du parti, de ses sections ou de secteurs particuliers du parti ?

• Non, je ne me rappelle pas que Trotsky ait même été intéressé par les détails du travail local du parti, je ne me le rappelle pas.

M. G. – Comment s’occupait-il ?

• C’était l’homme le plus occupé que j’aie jamais connu. Trotsky, en plus de tout son travail politique. de son énorme correspondance, et de son travail journalistique – il écrivit d’innombrables articles et pamphlets pour nous – il écrivait pour des magazines et des journaux tels que le New York Times, le Saturday Evening Post, Liberty et d’autres magazines – en plus de cela, il a produit, au cours des onze ans depuis son exil en Turquie en 1929 jusqu’à sa mort en 1940, un travail littéraire plus important en volume qu’un écrivain moyen qui ne fait rien d’autre qu’écrire.
Il écrivit les trois énormes volumes sur l’histoire de la Révolution russe, ce qui, du point de vue du travail littéraire, pourrait être considéré comme la tâche d’une vie par n’importe quel écrivain. A cette époque, il écrivit un livre de grande envergure, La Révolution trahie, il écrivit son autobiographie ainsi que d’innombrables livres plus courts, des pamphlets et des articles.

M. G. – Le parti, alors, ne l’a jamais importuné avec des questions mineures de politique et d’activité ?

• Pas à ma connaissance : moi, je sais que je ne l’ai jamais fait.

M. G. – Voulez-vous dire à la cour et au jury quelle est la position du Socialist Workers Party sur les gardes d’autodéfense ouvrières ?

• Eh bien, le parti est pour que les travailleurs organisent des gardes ouvrières partout où leurs organisations ou leurs réunions sont menacées par la violence des voyous. Les travailleurs ne doivent pas permettre que leurs réunions soient brisées, leurs locaux saccagés, leur travail perturbé par le Ku Klux Klan, les Silver Shirts (Chemises d’argent), des fascistes de tout type, des voyous ou des nervis réactionnaires, et ils doivent organiser un service d’ordre et se protéger quand c’est nécessaire.

M. G. – Depuis combien de temps est apparue pour la première fois l’idée d’une garde d’autodéfense ouvrière dans le groupe dont vous êtes membre ?

• Je dirais que j’ai rencontré cette idée, que nous n’avons pas du tout inventée, tout au long de mes trente ans dans le mouvement ouvrier. J’ai rencontré l’idée des gardes ouvrières, je les ai vues s’organiser, et j’ai aidé à leur organisation plus d’une fois longtemps avant d’avoir même entendu parler de la révolution russe.

M. G. – Et est-ce que le groupe trotskyste a commencé à organiser ces gardes avant de devenir le Socialist Workers Party ?

• Oui, dès la première année de son existence, en 1929. Le Parti communiste, les staliniens, essayaient de briser nos réunions avec des violences de voyous. Ils cassèrent réellement nombre de réunions, et nous réagîmes à cela en organisant une garde ouvrière pour protéger nos réunions, et nous avons invité à participer à cette garde non seulement les trotskystes, mais les autres organisations ouvrières qui avaient aussi été attaquées par les voyous staliniens.
Laissez-moi expliquer cela. Les staliniens avaient un système en ce temps-là, qui consistait à essayer de casser les réunions du Parti socialiste, de l’IWW, d’un groupe appelé les Prolétaires, et de quiconque n’était pas d’accord avec les staliniens.
Ils essayèrent le jeu de Staline de les briser ; alors, pour nous défendre, sans aucune théorie de qui que ce soit, nous avons réagi en organisant des gardes ouvrières pour protéger nos réunions. Et j’ajouterais, par parenthèse, que nous nous protégeâmes si bien que nous avons mis un coup d’arrêt à ces manigances au prix de quelques crânes brisés, ce que j’ai personnellement beaucoup apprécié à l’époque.

M. G. – Voici un recueil du Militant daté 1928 à 1930, et je vous demande de vous rafraîchir la mémoire à l’aide de ce recueil, et de raconter au jury en quelles occasions des gardes ouvrières furent organisées par le groupe trotskyste. Regardez l’article, puis racontez au jury, sans lui lire l’article.

• Le premier est daté du 1er janvier 1929. Il se rapporte à une réunion où j’ai pris la parole, à New Haven, dans le Connecticut, sur le thème "La vérité sur Trotsky et la plate-forme de l’Opposition". C’est un compte rendu journalistique de la réunion.

M. G. – Bon, M. Cannon, lisez juste cela, puis racontez au jury ce que vous vous rappelez sur cet incident.

• Je me le rappelle très bien, parce qu’ils avaient envoyé une bande de voyous à la réunion, et ils la cassèrent, et m’empêchèrent de continuer mon discours, provoquèrent une bagarre, et au milieu de la bagarre, la police arriva dans la salle et déclara que la réunion était dissoute. Cette réunion se tenait au Lycéum des Travailleurs à New Haven, dans le Connecticut, le 21 décembre 1929.

G. – À la suite de cela, avez-vous organisé une garde pour protéger vos réunions ?

• Oui, dans le même compte rendu, il est question d’une seconde réunion tenue à Philadelphie le 27 décembre, avec Max Schachtman comme orateur, et cela raconte que, profitant de l’expérience de New Haven, ils organisèrent une garde ouvrière qui vint pour protéger la réunion, et l’orateur put parler sans être interrompu.

M. G. – Avez-vous jamais tenu une réunion où vous avez parlé, et où une garde ouvrière protégeait la réunion ?

• Oui. Là, c’est le Militant à la date du 15 janvier 1929 (il le montre) qui relate une réunion où j’ai pris la parole à Cleveland, dans l’Ohio, sur ce sujet sur lequel je parlais alors, "La vérité sur Trotsky et l’Opposition russe", et le récit du journal raconte comment un gang de staliniens arriva ici, essaya d’interrompre la réunion, chahuta l’orateur, et commença à essayer d’utiliser la violence...

M. G. – C’était vous l’orateur, n’est-ce pas ?

• C’était moi, et je me rappelle très bien que j’étais protégé par une garde que nous avions organisée, et le récit dit que la garde ouvrière forma finalement un groupe volant qui repoussa les perturbateurs hors de la réunion, et ainsi l’orateur put continuer jusqu’au bout.

M. G. – Et à la suite de cela, avez-vous parlé dans des réunions où des gardes ouvrières étaient organisées pour protéger ces réunions ?

• Oui, il y a ici un récit dans le Militant de février 1929, qui raconte deux réunions où j’ai pris la parole dans la ville de Minneapolis.

M. G. – Vous vous souvenez de ce qui se passa lors de ces réunions ?

• Oui, la première réunion, nous avons tenté de la tenir dans un local là-bas – j’ai oublié le nom, AOUW Hall, ils disent ici – je me rappelle qu’à cette réunion, avant qu’elle ne commence, une bande de voyous staliniens a envahi la réunion, a attaqué Oscar Coover à coups de nerf de bœuf, alors qu’il était debout à la porte à prendre des tickets, je crois, a forcé le passage jusque dans la salle avant que la foule ne rentre, et quand je suis arrivé et que j’ai tenté de parler, ils se sont levés et sont intervenus, ils ont chahuté, perturbé et interrompu la réunion, jusqu’à ce qu’elle se termine finalement en une mêlée générale, et je n’ai pas eu la possibilité de faire mon discours. Puis ce récit dit que...

M. G. – Bon, que vous rappelez-vous ?

• Oui, il est relaté ici, dans ce numéro du journal, que nous allâmes alors au local de l’IWW – C’est une autre organisation radicale à laquelle nous ne sommes pas liés, mais qui avait aussi souffert des agissements des staliniens, et nous leur avons demandé s’ils acceptaient de coopérer avec nous pour organiser un service d’ordre pour protéger la réunion, de façon que je puisse parler sur le sujet sur lequel je faisais une tournée dans le pays, "La vérité sur Trotsky et notre plate-forme". Ils furent d’accord.
Nous avons formé une garde ouvrière à Minneapolis en janvier 1929, et l’IWW nous laissa l’usage de son local. Ils possédaient un local quelque part dans Washington Street. Nous avons annoncé cette réunion largement, et fait savoir que cette réunion se tiendrait sous la protection d’une garde d’autodéfense ouvrière. Et je me rappelle personnellement qu’il y avait une telle garde, qu’ils étaient équipés de manches de haches, et se tenaient debout sur le côté de la salle, et qu’ils annoncèrent que personne ne perturberait cette réunion. J’ai parlé pendant environ deux heures, sans aucune perturbation, sous la protection de cette garde ouvrière.

M. G. – Ainsi vous pouvez dire qu’à votre connaissance ces gardes ouvrières...

• Il y a d’autres comptes rendus journalistiques, ici, si vous voulez. C’est une période où nous avons obtenu finalement le droit d’être laissés tranquilles, et alors il n’y eut plus besoin de garde, et nous l’avons dissoute.

M. G. – A propos de la garde d’auto-défense ouvrière défendue par le Socialist Workers Party, quelle action formelle le parti a-t-il entrepris à un moment ?

• Eh bien, dans cette dernière période de 1938 et 1939, nous avons été confrontés à un mouvement fasciste naissant dans quelques endroits du pays. Différentes organisations, avec des noms divers, commencèrent à prêcher les doctrines hitlériennes dans ce pays, et essayèrent de pratiquer les méthodes hitlériennes d’intimidation physique des réunions ouvrières, des Juifs, des magasins juifs, et d’interdiction de la libre expression par des méthodes violentes.
A New York, cela devint un problème assez aigu. Les divers "Bundists" et autres groupes associés à New York commençaient à pratiquer le cassage des rassemblements de rue, alors même que notre parti ou quelque autre parti ouvrier essayait de prendre la parole avec l’autorisation des autorités de la ville. Ils avaient l’habitude de tourner aux alentours, de molester les boutiquiers juifs, de les empêcher de travailler, de les battre, de les provoquer pour qu’ils se bagarrent, etc.
Il y avait une organisation qui était déchaînée à cette époque, appelée les "Silver Shirts" (Chemises d’argent). Je ne souviens pas d’eux à New York, mais dans des points divers de l’Ouest et du Middle West.

M. G. – Vous rappelez-vous le "Christian Front" (Front chrétien) ?

• Oui, à New York, les Bundists et le Christian Front, et deux ou trois autres organisations qui se réclamaient du fascisme, avaient l’habitude de monter ce genre de coups. A cette époque, la libre expression était entravée de façon flagrante à Jersey City sous l’autorité de cet homme, Hague, qui annonça qu’il était la loi, prit l’habitude de chasser le peuple de la ville, et qui permit que les réunions soient cassées ostensiblement, non pas par les autorités, niais par des "citoyens outragés" que lui et son gang avaient organisés à cet effet. D’une façon générale, il y avait alors des signes – il y avait beaucoup de mécontentement et d’agitation dans le pays – il y avait des signes qu’un mouvement fasciste était en train de monter, et se posa la question de comment nous allions nous protéger, et pas seulement nous, mais comment les syndicats allaient se protéger. Par exemple, à Jersey City, faire des piquets était interdit par ces moyens, et le droit de grève était enfreint – c’était des questions très sérieuses d’entraves aux libertés civiles par des corps non officiels.
En nous fondant sur les expériences des mouvements fascistes allemands et italiens, qui commencèrent comme bandes de voyous, et finirent par détruire complètement les syndicats, toutes les organisations ouvrières et tous les droits civiques – nous sommes arrivés à la conclusion que les fascistes devaient être rencontrés sur leur propre terrain, et que nous devions promouvoir le slogan de garde ouvrière pour protéger les réunions, les locaux et les institutions ouvrières contre la violence crapuleuse des fascistes naissants.
Nous discutâmes de cela avec Trotsky : sa contribution à cela fut d’abord un exposé sur le développement du mouvement fasciste en Europe. Je ne me rappelle pas aujourd’hui si il fut à l’origine de l’idée, mais quoi qu’il en soit il appuya chaleureusement l’idée que notre parti devait proposer que les syndicats, dès lors que leur tranquillité était menacée par ces voyous, devraient organiser des gardes ouvrières pour se protéger.

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