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Des grèves à la révolution

mardi 16 juin 2009, par Robert Paris

Goloubev

Des grèves à l’insurrection

I. Des grèves à l’insurrection

En 1897 je suis rentré à l’école gratuite du soir Kornilov fréquentée surtout par des ouvriers voulant apprendre à lire et à écrire. Mais y venaient également ceux qui cherchaient une réponse aux questions sociales qu’ils étaient amenés à se poser chaque jour.

Durant les premières années de leur existence, les écoles de ce genre étaient peu suivies, elles étaient suspectes à la police qui les surveillait. Il était, d’autre part, difficile de venir faire trois heures d’études après un travail exténuant de douze heures à l’usine.

Cependant, à mesure que le mouvement ouvrier se développait, croissait aussi le besoin de connaître et d’apprendre et l’attitude des ouvriers changeait à l’égard des écoles, si bien que de 1891 à 1898 celles-ci n’étaient déjà plus assez grandes pour contenir tous ceux qui voulaient en suivre les cours. On dut établir une sorte d’examen pour limiter le nombre des élèves. Cette école du soir située derrière la porte de Nevski était considérée comme une des meilleures de Saint-Pétesbourg. Elle comptait parmi ses maîtres des révolutionnaires notoires, tels que Kroupskaïa, Nadejda Konstantinovna, Koudelli, Prascovie Franzevna, les sœurs Meryinski et beaucoup d’autres.

L’enseignement proprement dit était bien organisé. Ici les ouvriers entendaient pour la première fois parler de la physique, de la chimie, de l’astronomie, de la zoologie. L’école nous fit connaître les musées, l’observatoire, les théâtres, ce qui, en dehors de l’école nous était inaccessible.
Nous nous adressions souvent à nos maîtres pour leur demander ce qu’était exactement la foi religieuse, mais nous ne parvenions pas à obtenir une réponse satisfaisante. Les uns se taisaient pour des raisons de conspiration et les autres… parce qu’ils croyaient encore en Dieu !

Quoique l’école du soir ne touchât pas aux bases mêmes de l’autocratie, elle les ébranlait tout de même du fait qu’elle élargissait l’horizon des ouvriers et leur donnait certaines connaissances. L’école nous recommandait la lecture de tout ce qui paraissait de vraiment intéressant dans notre littérature malgré la censure, et quelquefois même nous procurait des livres. C’est grâce à cela que j’ai appris à connaître la lutte des ouvriers des autres pays pour l’amélioration de leur situation matérielle. La connaissance de ce genre de littérature et les discussions qui suivaient la lecture de ces livres, nous permettaient d’échanger en secret nos idées.

Si l’école elle-même ne nous appelait pas directement à la lutte révolutionnaire, l’exploitation capitaliste que nous subissions dans les usines ne pouvait que nous y pousser.

Quoique le rôle révolutionnaire de l’école de Kornilov ait été bien modeste, j’en ai gardé pourtant un souvenir ineffaçable. Je lui dois énormément, et je ne me tromperai guère en disant que le haut degré de développement des ouvriers pétersbourgeois est dû en partie aux écoles du soir. Celles-ci réunissaient le plus grand nombre des milliers d’ouvriers qui cherchaient d’une façon ou d’une autre une explication aux questions.

II. A l’usine

L’usine des fonderies de l’Etat, où je me suis, pour la première fois, assimilé les méthodes de la lutte collective de classe, dépendait de l’administration du chemin de fer Nicolas (appelé maintenant Octobre). Au point de vue révolutionnaire, le personnel ouvrier qui y travaillait était, en comparaison des autres usines de Pétersbourg, un des plus retardataires. La plupart de ces ouvriers habitaient un hameau proche (le village de Michel Archangel). Ils étaient propriétaires de petites maisons, tiraient des revenus de la location de chambres et de logements et, à l’usine même, nombre d’entre eux étaient contremaîtres, chefs d’équipes, chefs de brigade, etc.… Les autres étaient des paysans qui n’avaient pas rompu leurs liens avec la campagne et qui s’intéressaient surtout à leurs fermes. La propagande révolutionnaire n’avait guère de prise sur ces éléments conservateurs.

Seuls, les ouvriers qui ne possédaient rien et les paysans qui avaient définitivement rompu avec la campagne constituaient les éléments qui se préparaient peu à peu, à l’usine, à la vraie lutte révolutionnaire.

Les salaires étaient très bas. Des ouvriers qualifiés tels que chaudronniers, riveurs, tourneurs, serruriers, etc.… ne touchaient que 70 copecks à un rouble par jour, tandis que les brigadiers touchaient jusqu’à deux roubles par jour. Pour améliorer leur situation matérielle, les ouvriers devaient travailler aux pièces et faire des heures supplémentaires. Le nombre total de journées de travail dépassait ainsi chaque mois celui du calendrier. La journée de 11 heures et demie fixée par la loi de 1897, de 10 heures dans les usines d’Etat, se transformait en fait en une journée de 16 heures. Les ouvriers donnaient tout leur temps à l’usine. Et si, par hasard, un jour de fête, ils ne travaillaient pas, ils en profitaient pour s’enivrer. L’ivrognerie était si grande que souvent, ayant commencé à boire le samedi, l’ouvrier ne se dégrisait que le mardi et quelquefois même à la fin de la semaine.

Après avoir dépensé dans cette débauche son argent et vendu même ses effets, l’ouvrier était souvent menacé de renvoi.

Afin de l’éviter, il s’humiliait devant l’administration de l’entreprise, en assurant que jamais plus il ne s’adonnerait à la boisson ; il invoquait Dieu en témoignage en apportant un certificat du pope.

Il y avait à la fabrique de papier de Vargouine (derrière la porte de Nevski) un pope qui s’occupait spécialement de ces sortes d’affaires et qui jouissait, il faut le croire, d’une confiance spéciale de la part de ces ouvriers : pour trois roubles ce pope les inscrivait au registre d’ouvriers " sobres " !

Durant les années 1899 et 1900, ces groupes d’ouvriers " sobres " sur l’initiative des popes, commencèrent à se constituer en organisations.

Dans le quartier de Zanevsk fut même organisé une sorte de centre régional avec un conseil élu, des membres honoraires et des cotisations annuelles de cinq roubles ; chaque entreprise y était représentée par plusieurs membres. Des organisations de ce genre existaient également dans les quartiers de Poutilov, de Vyborg et de Moscou. C’est grâce à ces sociétés de tempérance que se renforça l’influence du pope Gapone qui s’était mis à la tête du mouvement populaire dans les journées qui ont précédé les événements du 9 janvier 1905. La police, en outre, recrutait des agents secrets parmi les membres de ces sociétés qui trahissaient ainsi le mouvement ouvrier.

Tout ce qui détournait les ouvriers de la lutte, tout ce qui embrouillait leurs idées, comme, par exemple, les sociétés de tempérance, les " noyaux " d’ateliers, tout était encouragé par le patronat et la police. Les popes, les agents de l’Eglise et de la police, faisaient semblant de compatir aux besoins des ouvriers, se posaient en intermédiaires pour la défense de leurs intérêts et, dans certains cas, obtenaient des concessions de la part de l’administration.

Cependant, malgré les efforts des popes, alliés des patrons, pour embrouiller les idées de la masse ouvrière, le mécontentement de celle-ci se manifestait tout de même. Les ouvriers conscients, en pénétrant dans les sociétés de tempérance ou dans les autres organisations analogues, ouvraient les yeux des leurs sur le cynisme des popes et des fabricants et sur la manière dont ceux-ci les exploitaient.

Pour augmenter leurs profits, ils ne se contentaient pas seulement d’obliger les ouvriers à une journée de travail trop longue et de fixer les tarifs extrêmement bas, ils procédaient aussi à un véritable pillage systématique des ouvriers. Il en était ainsi grâce aux amendes : celles-ci prenaient des proportions telle que les jours de paye, les ouvriers se voyaient prélever de 25 à 30 % de leur salaire, qui restaient ainsi dans la poche du patron. Les ouvriers cherchaient une protection chez les autorités tsaristes (inspecteurs des fabriques, procureurs, gouverneurs, etc.…) mais sans succès, naturellement, car celles-ci vivaient des gratifications que leur accordaient les industriels.

Ayant perdu la foi en la possibilité d’un accord à l’amiable, n’ayant pas trouvé d’appui chez les fonctionnaires tsaristes, les ouvriers passaient à des protestations ouvertes contre le pillage dont ils étaient victimes. Ces protestations surgissaient spontanément tantôt dans un atelier, tantôt dans un autre, dans différentes fabriques. Mais le patronat, profitant de ce que les ouvriers n’étaient ni conscients ni organisés, se vengeait en rendant les conditions de travail de plus en plus mauvaises dans certains ateliers.

Souvent les ouvriers poussés à bout, dans un mouvement de révolte spontané, détruisaient tout ce qui leur tombait sous la main, tout ce qui était le fruit de leur travail, mais qui appartenait au patron. C’étaient les " émeutiers " et ils encouraient des châtiments sévères. Les autorités tsaristes envoyaient des cosaques et des gendarmes protéger les fabricants pendant qu’elles faisaient fusiller les ouvriers, les emprisonnaient, les exilaient dans des régions lointaines. Mais rien n’arrêtait ces ouvriers, la lutte continuait : la manière de lutter seule changeait.

III. La grève

De la grande période du mouvement gréviste, je citerai l’exemple de la grève héroïque des ouvriers de la fabrique Maxwell
(Pétersbourg) en 1898, grève que j’avais suivi de très près. Elle commença par des revendications économiques portant sur l’augmentation des salaires (quelques copecks de plus seulement) mais, dans la suite, elle prit un caractère politique nettement marqué. Ayant cessé le travail, les ouvriers élirent des délégués (un comité de grève) pour engager des pourparlers avec l’administration et diriger la lutte. Dans les revendications qu’ils présentèrent alors aux patrons, il n’y avait même pas l’ombre de revendications politiques. Ils ne parlaient que de leurs besoins matériels. Malgré cela, dès le deuxième et troisième jour de grève, l’administration décida d’en finir avec la " sédition " dans l’usine.

Un détachement d’agents de police se présenta donc une nuit aux casernes ouvrières (bâtiments dépendant de la fabrique et de l’usine où logeaient les ouvriers) pour arrêter les délégués. La nouvelle que la police était venue pour les arrêter fit rapidement le tour de toutes les chambrettes. Les ouvriers voulaient cacher leurs élus et s’apprêtèrent à les défendre. Ils se barricadèrent comme ils purent, fermant ainsi l’accès du local à la police, qui appela l’armée à l’aide. Les soldats enfoncèrent les portes et firent irruption dans le bâtiment. Les ouvriers se mirent à leur jeter à la tête tout ce qui leur tombait sous la main : pots, tabourets, tables, etc.… Les agents et les soldats arrachèrent les portes des étages inférieurs et s’en firent des boucliers pour avancer. La bataille dura jusqu’au lendemain soir.

Mais la force était tout de même du côté des patrons, de la police et de l’armée et la résistance des ouvriers désarmés fut brisée.

Les ouvriers de Maxwell payèrent chèrement la solidarité dont ils avaient fait preuve. Nombre d’entre eux furent arrêtés et déférés au tribunal qui les jugea comme des criminels de droit commun, pour résistance opposée aux autorités et les condamna à plusieurs années de régiment de correction. Mais les répressions féroces dont le tsarisme usa envers ces prisonniers devaient avoir pour effet de grouper les ouvriers non seulement contre les oppresseurs capitalistes, mais aussi contre ceux qui protégeaient cette exploitation et tenaient les ouvriers dans l’ignorance et les ténèbres.

Chaque grève, qu’elle fût ou non couronnée de succès, détachait de la masse des grévistes de petits groupes d’ouvriers à l’état d’esprit révolutionnaire. Ces ouvriers, ayant un but de lutte commun, poursuivis par le tsarisme, se sentaient particulièrement solidaires et formaient un noyau révolutionnaire solide. C’est de ces noyaux, jadis très peu nombreux, que grandit le parti du marxisme révolutionnaire.

IV. Vers l’organisation

Le développement du mouvement ouvrier a fait surgir sur moi une très forte impression. La cause ouvrière s’empara de toutes mes pensées. Ce n’est pas une brochure lue par hasard ou une rencontre avec un révolutionnaire professionnel, qui a fait de moi - simple ouvrier - un ouvrier révolutionnaire. Je le devins grâce aux progrès du mouvement ouvrier, grâce au fait que j’appartenais depuis toujours à la classe ouvrière et grâce à la situation dans laquelle je m’étais trouvé dès mon arrivée à Pétersbourg, alors véritable foyer de travail révolutionnaire.

Les répressions dont les ouvriers furent victimes, n’ont fait que précipiter mon entrée dans l’organisation.

Les croyances religieuses étaient inculquées à chaque ouvrier depuis sa plus tendre enfance. Il était très important et très difficile de les ébranler. L’ayant compris, nous avons fait de Dieu et de la religion le thème principal de nos entretiens tant au travail à l’usine, qu’à l’école du soir. Même avant d’entrer dans une organisation se trouvant dans les groupes dits " sauvages " (non encore affiliés à un parti), nous avons commencé à étudier les questions religieuses.

Le désir de participer à la vie politique se renforça davantage encore chez les ouvriers lorsque, à la suite du mouvement ouvrier de masse et des poursuites auxquelles il donna lieu, commença à se dessiner parmi les étudiants un mouvement puissant. Le mouvement ouvrier des années 1895 à 1898 créa un terrain favorable à une lutte politique des intellectuels et, avant tout, des étudiants. Ceux-ci, de la lutte académique pour l’autonomie des écoles passèrent bientôt aux démonstrations ayant pour objectif la revendication des libertés politiques, la convocation de l’Assemblée constituante, etc.… A ces démonstrations ne prenaient part que de petits groupes d’ouvriers, représentant les organisations régionales.

Mais dans leur ensemble les masses ouvrières accueillaient parfois assez peu amicalement la nouvelle de ces démonstrations d’étudiants. Elles se demandaient ce qu’ils voulaient, eux qui appartenaient aux classes possédantes.

Les ouvriers organisés cherchaient à briser cette hostilité en montrant à la masse, preuves à l’appui, qu’il suffisait aux ouvriers de présenter aux fabricants les revendications les plus élémentaires, pour que le tsarisme intervint immédiatement et les écrasât au moyen de son armée et de la police. Ils démontraient que les étudiants dans leur lutte contre l’autocratie faisaient cause commune avec les ouvriers et que, par conséquent, ceux-ci devaient les soutenir tant qu’ils luttaient contre l’ennemi commun. Le jour où ils tourneraient casaque, les ouvriers lutteraient alors contre eux.

V. Mon adhésion au Parti

A l’usine des fonderies, où j’avais commencé à travailler en 1898, l’organisation ouvrière, depuis la grève de 1896, était dissoute, ses meilleurs éléments ayant été arrêtés. Deux camarades qui étaient restés se tenaient cois ou ne parvenaient pas à retrouver la liaison avec l’organisation. Il arrivait souvent au cours du travail clandestin que l’organisation, quoique sachant pertinemment que dans telle entreprise il existait des groupes d’ouvriers conscients désireux d’établir des liaisons avec elle, ne trouvait tout de même pas la voie pour parvenir jusqu’à eux, et les ouvriers eux-mêmes ne savaient pas comment s’y prendre. Ainsi en était-il avec les ouvriers des fonderies : dans certains ateliers il y avait aussi des groupes d’ouvriers qui cherchaient à établir des liens avec l’organisation.

Bientôt après mon entrée à l’usine, je fis la connaissance d’ouvriers révolutionnaires travaillant dans l’atelier de fabrication des roues : le tourneur apprenti Matvéev et le serrurier Pétroussevitch. Peu après, je fis connaissance de Boulyguine, de l’usine Oboukhov. Boulyguine, en 1896, faisait partie de l’organisation et, de ce fait, il fut un peu plus tard expulsé de Pétersbourg et exilé à Tver. Il nous passait de la littérature clandestine et nous la lisions ensemble chez lui.

Boulyguine nous présenta aux représentant de l’organisation du quartier Oboukhov (je ne savais pas alors que c’était une organisation social-démocrate). Nous y entrâmes tous les trois, Alexandrov, Pétroussevitch et moi, en qualité de représentants de notre usine et nous avons assisté plusieurs fois aux réunions. Plus tard, je ne sais plus comment, nous avons perdu contact avec elle. Il nous fallut chercher de nouveau à établir les possibilités d’une liaison. Je fis connaître à nos nouveaux camarades des fonderies notre bibliothécaire de l’école Lydie Ivanovna et sa sœur Zénaïde. Elles faisaient toutes les deux leurs études à l’Université. Nous venions souvent les voir pour prendre des livres, ou simplement pour causer, pour échanger nos impressions avec des gens cultivés. Des rapports de camaraderie s’établirent ainsi entre nous. Nous leur racontions ce qui se passait à l’usine et elles nous parlaient des événements et de la vie dans les écoles supérieures, nous apprenaient les nouvelles littéraires et quelquefois nous donnaient des livres et des revues parus récemment. Au printemps de 1899, Lydie Ivanovna me fit connaître un tourneur de l’atelier d’ajustage des fonderies, nommé Nicolas Goloubkov. Nicolas me fit très bonne impression. On sentait qu’il avait beaucoup travaillé pour parachever son instruction. Il était très au courant de toutes les questions ouvrières et il était visible qu’il était, (ou avait été) affilié à une organisation. Lydie pensait qu’il ne travaillait pas dans une de ces organisations parce qu’il ne voulait pas avoir affaire aux " intellectuels ". Il guérit bientôt de cette " maladie ", et il devint un militant très actif. Jusqu’au printemps de 1899, notre groupe travaillait sans aucun plan, nous lisions simplement tout ce qui nous tombait sous la main. Aussi avions-nous des discussions interminables sur les formes et les méthodes de lutte. Les uns étaient partisans de la lutte économique et adversaires de la lutte politique, les autres, au contraire, partisans de la lutte politique et adversaires de la lutte économique, les troisièmes se déclaraient partisans et de l’une et de l’autre, les quatrièmes enfin - les " travailleurs culturels ", comme on les appelait - se prononçaient surtout pour le développement de l’instruction, car avec l’aide des connaissances ainsi acquises, ils croyaient être à même de faire du travail très utile parmi les masses ouvrières, de les préparer à diriger elles-mêmes le mouvement ouvrier et de les rendre indépendantes des intellectuels bourgeois. Ce point de vue était surtout défendu par Nicolas.

Malgré toutes ces divergences de vues, nous ne nous éloignions pas les uns des autres et nous voulions sincèrement nous faire une idée précise sur tous ces problèmes qui nous échappaient encore et auxquels, d’ailleurs, nous n’avions pas encore réfléchi. Bref, nous cherchions la meilleure voie à suivre pour la lutte ouvrière. Nous ne pouvions pas admettre qu’il nous serait impossible de trouver un point de vue commun. Nous étions convaincus que parmi les ouvriers il ne pouvait pas y avoir d’intérêts différents, il fallait chercher à établir des liens avec une organisation ouvrière, mais nous ne savions pas comment nous y prendre. Nicolas ne voulait pas agir par l’intermédiaire de Lydie Ivanovna. J’avais des camarades à l’école du soir que je soupçonnais d’être affiliés à une organisation, car ils me parlaient souvent des organisations ouvrières à l’étranger ainsi que des organisations russes, non pas comme membres de celles-ci, mais comme simples observateurs. Pourtant je ne voulais pas m’adresser à eux, de crainte de tomber sur un mouchard qui nous eût tous livrés à la police, mes camarades et moi.

Après avoir pris conseil des camarades, je me décidai cependant à m’adresser à Lydie Ivanovna. Je lui fis part de nos interminables discussions et aussi de notre crainte de voir notre groupe se disloquer. Je la priai, en conséquence, de nous aider à établir des liens avec une organisation et de nous faire envoyer un " propagandiste " expérimenté.

C’est ainsi que fut fixé un rendez-vous chez Boulyguine avec un propagandiste organisateur qui se fit appeler Ivan Ivanovitch.

Après avoir établi les bases principales des différents programmes d’activité sans lesquelles il aurait été très difficile de bien travailler, nous nous séparâmes. Chacun dut penser à ce qu’il avait à faire le lendemain pour commencer une nouvelle vie en tant que membre d’une organisation ouvrière. Nos convictions à la suite de ces entretiens devinrent plus nettes et l’indécision disparut.

Notre travail dans le Parti commença dès ce jour-là. Il consistait, dans l’usine même et également à l’établissement, à établir une liaison avec d’autres entreprises. Tout cela demandait beaucoup de temps.

Nous propagions notre littérature, nous organisions des cercles, et, en été, chaque samedi nous faisions des meetings en dehors de la ville.

Les premiers temps la littérature nous parvenais irrégulièrement. Par la suite nous organisâmes un entrepôt régional chez un ouvrier de Palevsk, un nommé Bagdanov (je l’ai perdu de vue depuis), à proximité d’un état-major de gendarmerie. Celui-ci ne pouvait pas s’imaginer événement qu’on put choisir, pour y entreposer des livres clandestins, un endroit si proche de lui. Sous les fenêtres des gendarmes nous distribuions la littérature entre les délégués des différents quartiers.

Un travail non moins compliqué incombait aux représentants des usines et des fabriques pour la propagation de cette littérature dans leurs entreprises respectives. Il fallait au préalable plier soigneusement chaque feuillet, puis venir à l’usine de grand matin et, à l’insu des gardiens, et d’une façon générale, de tous ceux qui n’étaient pas versés dans le travail clandestin, placer ces feuillets sur les établis, sur les métiers, dans les poches de pardessus, les mettre dans les endroits où les ouvriers se réunissent (dans les water-closets), les coller, la nuit, sur les murs dans les rues que les ouvriers empruntaient d’ordinaire pour aller à l’usine.

Ce travail ne pouvait être accompli que par des hommes ayant une source inépuisable d’énergie, d’initiative et de dévouement à la cause des ouvriers.

C’est le côté pratique du travail qui accaparait toute notre attention. Nous n’avions pas le temps d’approfondir nos connaissances théoriques.

Notre désir le plus ardent était de transformer la lutte spontanée des ouvriers en une lutte consciente, d’éveiller leur conscience politique. A cette fin nous profitions de toutes les occasions et surtout des conflits avec l’administration, avec les fonctionnaires du gouvernement et avec la gendarmerie et la police.

Dans les organisations, les intellectuels avaient affaire aux ouvriers déjà préparés à comprendre des idées plus complexes. Car c’étaient les " organisateurs ouvriers ", quoiqu’ils ne fussent pas tous politiquement très développés, qui faisaient le gros travail au sein des masses. Notre littérature populaire clandestine, traitait de toute sorte de questions sur la vie pénible des ouvriers. Elle était un instrument très puissant entre nos mains.

Je ne me souviens plus des titres des brochures et des livres qui avaient le plus de succès parmi les ouvriers, j’en ai gardé certains cependant dans la mémoire tels que Quelques éclaircissements sur la loi des amendes. Que doit savoir chaque ouvrier et de quoi il doit se souvenir. Comment chacun vit, etc.…

Tout en nous occupant de l’organisation des cercles et de la diffusion de la littérature, nous nous préparions durant les années 1900 et 1901 à des démonstrations politiques. Pour organiser celles-ci, il fallait outre une campagne d’agitation prolongée, se préparer, pour ainsi dire, stratégiquement. Elaborer un plan, un itinéraire, répartir les fonctions entre ceux qui dirigeraient la démonstration, c’était pour nous une sorte de revue de nos forces s’apprêtant aux combats futurs ; on pouvait comparer cela à des manœuvres militaires.

Pour la démonstration du 4 mars, nous avions fixé, conformément à un plan préalablement établi, deux points de rassemblement et un autre pour la contre-manifestation, laquelle était destinée à couvrir la démonstration proprement dite. On procédait de la sorte afin de détourner l’attention des détachements armés des gendarmes et de la police, et pour éviter ainsi la dispersion de la démonstration.

Lors de celle-ci, que nous avions organisée en commun avec les étudiants, les cosaques et les gendarmes enfoncèrent nos colonnes, et nous frappèrent à coups de nagaïka.

Quelques affiliés de notre cercle furent arrêtés.

Bientôt après nous commençâmes à nous préparer à notre propre démonstration ouvrière du 1er Mai, laquelle était d’abord fixée au 18 avril et puis remise au dimanche 22 avril (vieux style). L’agitation à propos de cette démonstration fut d’une telle envergure que toute la ville était au courant de nos préparatifs. Le gouverneur prit les mesures nécessaires pour faire avorter le mouvement, en établissant notamment partout des cordons de soldats qui ne laissaient pas pénétrer les ouvriers dans les quartiers du centre. Mais malgré ces mesures, malgré les arrestations en masse opérées la veille, près de 3000 ouvriers surent tout de même se faufiler dans les quartiers interdits. Cependant, le nombre des soldats était encore plus grand que celui des manifestants et nous fûmes forcés de revenir sur nos pas.

Le mouvement révolutionnaire croissait à vue d’œil. Rien ne l’arrêtait, ni le massacre et les arrestations en masse à la démonstration du 4 mars, ni les arrestations à la veille du 1er Mai. Au contraire, ces répressions eurent pour conséquence un redoublement d’énergie ; on n’hésitait plus à engager avec l’autocratie un combat mortel.

VI. A l’usine d’Oboukhov

Il est à remarquer que dans les usines d’Etat, telle que celle d’Oboukhov, il était, à cause de certaines circonstances, très difficile de mener la lutte pour une amélioration de la situation matérielle. L’administration de ces usines était composée de fonctionnaires militaires et des détachements armés de soldats, de gendarmes et de la police y stationnaient en permanence. En outre, le mouchardage y était particulièrement bien organisé.

Au mécontentement général des ouvriers, provoqué par les règlements et les tarifs existant à l’usine, vint s’ajouter le mécontentement provoqué d’une part par le fait que l’administration n’avait pas rempli ses engagements et n’avait pas éloigné le directeur adjoint particulièrement odieux aux ouvriers, et, d’autre part, par les arrestations pour agitation politique à la veille du 1er mai et après cette date. Les ouvriers présentèrent à l’administration les revendications suivantes :
1. Remise immédiate en liberté des ouvriers arrêtés ;
2. Jour de congé le 1er mai ;
3. Congédiement du directeur adjoint et de quelques autres fonctionnaires.

En réponse le directeur de l’usine déclara qu’il ne pouvait pas donner satisfaction aux ouvriers de sa propre autorité, étant donné le caractère politique des revendications, mais qu’il se rendrait au ministère de la Guerre et s’y efforcerait de les faire accepter (il voulait se montrer libéral aux yeux des ouvriers). Lorsqu’il fut parti, les ouvriers de l’atelier de fabrication des canons se réunirent dans la cour et c’est là que le drame commença.

Le directeur adjoint resté à l’usine décida de se venger des ouvriers et donna l’ordre aux soldats qui étaient de garde de tirer sur la foule réunie dans la cour. Les soldats firent feu, tuèrent un ouvrier et en blessèrent plusieurs. La nouvelle de cette fusillade se répandit immédiatement dans tous les ateliers et l’indignation des ouvriers n’eut plus de bornes. Tous cessèrent le travail et sortirent dans la cour. S’étant armés comme ils l’avaient pu, ils se jetèrent sur les soldats et sur la police et les chassèrent de l’usine. Puis, ils sortirent dans la rue, drapeaux déployés, et se rendirent dans d’autres entreprises. Bientôt arrivèrent des détachements de soldats, tant à pied qu’à cheval. On coupa aux manifestants les rues conduisant à d’autres usines.

Un groupe d’ouvriers fut acculé à une fabrique de carton où travaillaient des femmes. Les ouvrières cessèrent le travail et les aidèrent à sa barricader. Elles prirent, du reste, une part très active à cette affaire en leur apportant de gros cailloux que les ouvriers lancèrent à la tête des soldats. La bataille continua jusqu’à la nuit, et finalement, les soldats eurent le dessus. Nous avions des tués et des blessés. Des centaines d’ouvriers y compris des femmes, furent arrêtés.

Le lendemain, dans toutes les usines, il ne fut question que de faire une grève de solidarité. Bientôt une série d’usines et de fabriques de Pétersbourg se déclarèrent en grève. Derrière la porte de Nevski l’usine des fonderies de Siminanikovski, les ateliers de construction des wagons, les fabriques de Pal et d’autres cessèrent le travail. Profitant de ce qu’une grève de solidarité était déclarée, nous présentâmes le lendemain des revendications économiques.

Je fus alors pris en filature par la police tant à l’usine qu’au dehors.

Désireux de retarder autant que possible le moment de mon arrestation, je quittai l’usine des fonderies. Mais je ne pus tenir très longtemps, bientôt je fus arrêté et conduit au quartier de police de Spasski, puis à la maison de réclusion préventive, où je suis resté jusqu’au 24 décembre 1901.

II. A l’usine

L’usine des fonderies de l’Etat, où je me suis, pour la première fois, assimilé les méthodes de la lutte collective de classe, dépendait de l’administration du chemin de fer Nicolas (appelé maintenant Octobre). Au point de vue révolutionnaire, le personnel ouvrier qui y travaillait était, en comparaison des autres usines de Pétersbourg, un des plus retardataires. La plupart de ces ouvriers habitaient un hameau proche (le village de Michel Archangel). Ils étaient propriétaires de petites maisons, tiraient des revenus de la location de chambres et de logements et, à l’usine même, nombre d’entre eux étaient contremaîtres, chefs d’équipes, chefs de brigade, etc.… Les autres étaient des paysans qui n’avaient pas rompu leurs liens avec la campagne et qui s’intéressaient surtout à leurs fermes. La propagande révolutionnaire n’avait guère de prise sur ces éléments conservateurs.

Seuls, les ouvriers qui ne possédaient rien et les paysans qui avaient définitivement rompu avec la campagne constituaient les éléments qui se préparaient peu à peu, à l’usine, à la vraie lutte révolutionnaire.

Les salaires étaient très bas. Des ouvriers qualifiés tels que chaudronniers, riveurs, tourneurs, serruriers, etc.… ne touchaient que 70 copecks à un rouble par jour, tandis que les brigadiers touchaient jusqu’à deux roubles par jour. Pour améliorer leur situation matérielle, les ouvriers devaient travailler aux pièces et faire des heures supplémentaires. Le nombre total de journées de travail dépassait ainsi chaque mois celui du calendrier. La journée de 11 heures et demie fixée par la loi de 1897, de 10 heures dans les usines d’Etat, se transformait en fait en une journée de 16 heures. Les ouvriers donnaient tout leur temps à l’usine. Et si, par hasard, un jour de fête, ils ne travaillaient pas, ils en profitaient pour s’enivrer. L’ivrognerie était si grande que souvent, ayant commencé à boire le samedi, l’ouvrier ne se dégrisait que le mardi et quelquefois même à la fin de la semaine.

Après avoir dépensé dans cette débauche son argent et vendu même ses effets, l’ouvrier était souvent menacé de renvoi.

Afin de l’éviter, il s’humiliait devant l’administration de l’entreprise, en assurant que jamais plus il ne s’adonnerait à la boisson ; il invoquait Dieu en témoignage en apportant un certificat du pope.

Il y avait à la fabrique de papier de Vargouine (derrière la porte de Nevski) un pope qui s’occupait spécialement de ces sortes d’affaires et qui jouissait, il faut le croire, d’une confiance spéciale de la part de ces ouvriers : pour trois roubles ce pope les inscrivait au registre d’ouvriers " sobres " !

Durant les années 1899 et 1900, ces groupes d’ouvriers " sobres " sur l’initiative des popes, commencèrent à se constituer en organisations.

Dans le quartier de Zanevsk fut même organisé une sorte de centre régional avec un conseil élu, des membres honoraires et des cotisations annuelles de cinq roubles ; chaque entreprise y était représentée par plusieurs membres. Des organisations de ce genre existaient également dans les quartiers de Poutilov, de Vyborg et de Moscou. C’est grâce à ces sociétés de tempérance que se renforça l’influence du pope Gapone qui s’était mis à la tête du mouvement populaire dans les journées qui ont précédé les événements du 9 janvier 1905. La police, en outre, recrutait des agents secrets parmi les membres de ces sociétés qui trahissaient ainsi le mouvement ouvrier.

Tout ce qui détournait les ouvriers de la lutte, tout ce qui embrouillait leurs idées, comme, par exemple, les sociétés de tempérance, les " noyaux " d’ateliers, tout était encouragé par le patronat et la police. Les popes, les agents de l’Eglise et de la police, faisaient semblant de compatir aux besoins des ouvriers, se posaient en intermédiaires pour la défense de leurs intérêts et, dans certains cas, obtenaient des concessions de la part de l’administration.

Cependant, malgré les efforts des popes, alliés des patrons, pour embrouiller les idées de la masse ouvrière, le mécontentement de celle-ci se manifestait tout de même. Les ouvriers conscients, en pénétrant dans les sociétés de tempérance ou dans les autres organisations analogues, ouvraient les yeux des leurs sur le cynisme des popes et des fabricants et sur la manière dont ceux-ci les exploitaient.

Pour augmenter leurs profits, ils ne se contentaient pas seulement d’obliger les ouvriers à une journée de travail trop longue et de fixer les tarifs extrêmement bas, ils procédaient aussi à un véritable pillage systématique des ouvriers. Il en était ainsi grâce aux amendes : celles-ci prenaient des proportions telle que les jours de paye, les ouvriers se voyaient prélever de 25 à 30 % de leur salaire, qui restaient ainsi dans la poche du patron. Les ouvriers cherchaient une protection chez les autorités tsaristes (inspecteurs des fabriques, procureurs, gouverneurs, etc.…) mais sans succès, naturellement, car celles-ci vivaient des gratifications que leur accordaient les industriels.

Ayant perdu la foi en la possibilité d’un accord à l’amiable, n’ayant pas trouvé d’appui chez les fonctionnaires tsaristes, les ouvriers passaient à des protestations ouvertes contre le pillage dont ils étaient victimes. Ces protestations surgissaient spontanément tantôt dans un atelier, tantôt dans un autre, dans différentes fabriques. Mais le patronat, profitant de ce que les ouvriers n’étaient ni conscients ni organisés, se vengeait en rendant les conditions de travail de plus en plus mauvaises dans certains ateliers.

Souvent les ouvriers poussés à bout, dans un mouvement de révolte spontané, détruisaient tout ce qui leur tombait sous la main, tout ce qui était le fruit de leur travail, mais qui appartenait au patron. C’étaient les " émeutiers " et ils encouraient des châtiments sévères. Les autorités tsaristes envoyaient des cosaques et des gendarmes protéger les fabricants pendant qu’elles faisaient fusiller les ouvriers, les emprisonnaient, les exilaient dans des régions lointaines. Mais rien n’arrêtait ces ouvriers, la lutte continuait : la manière de lutter seule changeait.

III. La grève

De la grande période du mouvement gréviste, je citerai l’exemple de la grève héroïque des ouvriers de la fabrique Maxwell
(Pétersbourg) en 1898, grève que j’avais suivi de très près. Elle commença par des revendications économiques portant sur l’augmentation des salaires (quelques copecks de plus seulement) mais, dans la suite, elle prit un caractère politique nettement marqué. Ayant cessé le travail, les ouvriers élirent des délégués (un comité de grève) pour engager des pourparlers avec l’administration et diriger la lutte. Dans les revendications qu’ils présentèrent alors aux patrons, il n’y avait même pas l’ombre de revendications politiques. Ils ne parlaient que de leurs besoins matériels. Malgré cela, dès le deuxième et troisième jour de grève, l’administration décida d’en finir avec la " sédition " dans l’usine.

Un détachement d’agents de police se présenta donc une nuit aux casernes ouvrières (bâtiments dépendant de la fabrique et de l’usine où logeaient les ouvriers) pour arrêter les délégués. La nouvelle que la police était venue pour les arrêter fit rapidement le tour de toutes les chambrettes. Les ouvriers voulaient cacher leurs élus et s’apprêtèrent à les défendre. Ils se barricadèrent comme ils purent, fermant ainsi l’accès du local à la police, qui appela l’armée à l’aide. Les soldats enfoncèrent les portes et firent irruption dans le bâtiment. Les ouvriers se mirent à leur jeter à la tête tout ce qui leur tombait sous la main : pots, tabourets, tables, etc.… Les agents et les soldats arrachèrent les portes des étages inférieurs et s’en firent des boucliers pour avancer. La bataille dura jusqu’au lendemain soir.

Mais la force était tout de même du côté des patrons, de la police et de l’armée et la résistance des ouvriers désarmés fut brisée.

Les ouvriers de Maxwell payèrent chèrement la solidarité dont ils avaient fait preuve. Nombre d’entre eux furent arrêtés et déférés au tribunal qui les jugea comme des criminels de droit commun, pour résistance opposée aux autorités et les condamna à plusieurs années de régiment de correction. Mais les répressions féroces dont le tsarisme usa envers ces prisonniers devaient avoir pour effet de grouper les ouvriers non seulement contre les oppresseurs capitalistes, mais aussi contre ceux qui protégeaient cette exploitation et tenaient les ouvriers dans l’ignorance et les ténèbres.

Chaque grève, qu’elle fût ou non couronnée de succès, détachait de la masse des grévistes de petits groupes d’ouvriers à l’état d’esprit révolutionnaire. Ces ouvriers, ayant un but de lutte commun, poursuivis par le tsarisme, se sentaient particulièrement solidaires et formaient un noyau révolutionnaire solide. C’est de ces noyaux, jadis très peu nombreux, que grandit le parti du marxisme révolutionnaire.

IV. Vers l’organisation

Le développement du mouvement ouvrier a fait surgir sur moi une très forte impression. La cause ouvrière s’empara de toutes mes pensées. Ce n’est pas une brochure lue par hasard ou une rencontre avec un révolutionnaire professionnel, qui a fait de moi - simple ouvrier - un ouvrier révolutionnaire. Je le devins grâce aux progrès du mouvement ouvrier, grâce au fait que j’appartenais depuis toujours à la classe ouvrière et grâce à la situation dans laquelle je m’étais trouvé dès mon arrivée à Pétersbourg, alors véritable foyer de travail révolutionnaire.

Les répressions dont les ouvriers furent victimes, n’ont fait que précipiter mon entrée dans l’organisation.

Les croyances religieuses étaient inculquées à chaque ouvrier depuis sa plus tendre enfance. Il était très important et très difficile de les ébranler. L’ayant compris, nous avons fait de Dieu et de la religion le thème principal de nos entretiens tant au travail à l’usine, qu’à l’école du soir. Même avant d’entrer dans une organisation se trouvant dans les groupes dits " sauvages " (non encore affiliés à un parti), nous avons commencé à étudier les questions religieuses.

Le désir de participer à la vie politique se renforça davantage encore chez les ouvriers lorsque, à la suite du mouvement ouvrier de masse et des poursuites auxquelles il donna lieu, commença à se dessiner parmi les étudiants un mouvement puissant. Le mouvement ouvrier des années 1895 à 1898 créa un terrain favorable à une lutte politique des intellectuels et, avant tout, des étudiants. Ceux-ci, de la lutte académique pour l’autonomie des écoles passèrent bientôt aux démonstrations ayant pour objectif la revendication des libertés politiques, la convocation de l’Assemblée constituante, etc.… A ces démonstrations ne prenaient part que de petits groupes d’ouvriers, représentant les organisations régionales.

Mais dans leur ensemble les masses ouvrières accueillaient parfois assez peu amicalement la nouvelle de ces démonstrations d’étudiants. Elles se demandaient ce qu’ils voulaient, eux qui appartenaient aux classes possédantes.

Les ouvriers organisés cherchaient à briser cette hostilité en montrant à la masse, preuves à l’appui, qu’il suffisait aux ouvriers de présenter aux fabricants les revendications les plus élémentaires, pour que le tsarisme intervint immédiatement et les écrasât au moyen de son armée et de la police. Ils démontraient que les étudiants dans leur lutte contre l’autocratie faisaient cause commune avec les ouvriers et que, par conséquent, ceux-ci devaient les soutenir tant qu’ils luttaient contre l’ennemi commun. Le jour où ils tourneraient casaque, les ouvriers lutteraient alors contre eux.

V. Mon adhésion au Parti

A l’usine des fonderies, où j’avais commencé à travailler en 1898, l’organisation ouvrière, depuis la grève de 1896, était dissoute, ses meilleurs éléments ayant été arrêtés. Deux camarades qui étaient restés se tenaient cois ou ne parvenaient pas à retrouver la liaison avec l’organisation. Il arrivait souvent au cours du travail clandestin que l’organisation, quoique sachant pertinemment que dans telle entreprise il existait des groupes d’ouvriers conscients désireux d’établir des liaisons avec elle, ne trouvait tout de même pas la voie pour parvenir jusqu’à eux, et les ouvriers eux-mêmes ne savaient pas comment s’y prendre. Ainsi en était-il avec les ouvriers des fonderies : dans certains ateliers il y avait aussi des groupes d’ouvriers qui cherchaient à établir des liens avec l’organisation.

Bientôt après mon entrée à l’usine, je fis la connaissance d’ouvriers révolutionnaires travaillant dans l’atelier de fabrication des roues : le tourneur apprenti Matvéev et le serrurier Pétroussevitch. Peu après, je fis connaissance de Boulyguine, de l’usine Oboukhov. Boulyguine, en 1896, faisait partie de l’organisation et, de ce fait, il fut un peu plus tard expulsé de Pétersbourg et exilé à Tver. Il nous passait de la littérature clandestine et nous la lisions ensemble chez lui.

Boulyguine nous présenta aux représentant de l’organisation du quartier Oboukhov (je ne savais pas alors que c’était une organisation social-démocrate). Nous y entrâmes tous les trois, Alexandrov, Pétroussevitch et moi, en qualité de représentants de notre usine et nous avons assisté plusieurs fois aux réunions. Plus tard, je ne sais plus comment, nous avons perdu contact avec elle. Il nous fallut chercher de nouveau à établir les possibilités d’une liaison. Je fis connaître à nos nouveaux camarades des fonderies notre bibliothécaire de l’école Lydie Ivanovna et sa sœur Zénaïde. Elles faisaient toutes les deux leurs études à l’Université. Nous venions souvent les voir pour prendre des livres, ou simplement pour causer, pour échanger nos impressions avec des gens cultivés. Des rapports de camaraderie s’établirent ainsi entre nous. Nous leur racontions ce qui se passait à l’usine et elles nous parlaient des événements et de la vie dans les écoles supérieures, nous apprenaient les nouvelles littéraires et quelquefois nous donnaient des livres et des revues parus récemment. Au printemps de 1899, Lydie Ivanovna me fit connaître un tourneur de l’atelier d’ajustage des fonderies, nommé Nicolas Goloubkov. Nicolas me fit très bonne impression. On sentait qu’il avait beaucoup travaillé pour parachever son instruction. Il était très au courant de toutes les questions ouvrières et il était visible qu’il était, (ou avait été) affilié à une organisation. Lydie pensait qu’il ne travaillait pas dans une de ces organisations parce qu’il ne voulait pas avoir affaire aux " intellectuels ". Il guérit bientôt de cette " maladie ", et il devint un militant très actif. Jusqu’au printemps de 1899, notre groupe travaillait sans aucun plan, nous lisions simplement tout ce qui nous tombait sous la main. Aussi avions-nous des discussions interminables sur les formes et les méthodes de lutte. Les uns étaient partisans de la lutte économique et adversaires de la lutte politique, les autres, au contraire, partisans de la lutte politique et adversaires de la lutte économique, les troisièmes se déclaraient partisans et de l’une et de l’autre, les quatrièmes enfin - les " travailleurs culturels ", comme on les appelait - se prononçaient surtout pour le développement de l’instruction, car avec l’aide des connaissances ainsi acquises, ils croyaient être à même de faire du travail très utile parmi les masses ouvrières, de les préparer à diriger elles-mêmes le mouvement ouvrier et de les rendre indépendantes des intellectuels bourgeois. Ce point de vue était surtout défendu par Nicolas.

Malgré toutes ces divergences de vues, nous ne nous éloignions pas les uns des autres et nous voulions sincèrement nous faire une idée précise sur tous ces problèmes qui nous échappaient encore et auxquels, d’ailleurs, nous n’avions pas encore réfléchi. Bref, nous cherchions la meilleure voie à suivre pour la lutte ouvrière. Nous ne pouvions pas admettre qu’il nous serait impossible de trouver un point de vue commun. Nous étions convaincus que parmi les ouvriers il ne pouvait pas y avoir d’intérêts différents, il fallait chercher à établir des liens avec une organisation ouvrière, mais nous ne savions pas comment nous y prendre. Nicolas ne voulait pas agir par l’intermédiaire de Lydie Ivanovna. J’avais des camarades à l’école du soir que je soupçonnais d’être affiliés à une organisation, car ils me parlaient souvent des organisations ouvrières à l’étranger ainsi que des organisations russes, non pas comme membres de celles-ci, mais comme simples observateurs. Pourtant je ne voulais pas m’adresser à eux, de crainte de tomber sur un mouchard qui nous eût tous livrés à la police, mes camarades et moi.

Après avoir pris conseil des camarades, je me décidai cependant à m’adresser à Lydie Ivanovna. Je lui fis part de nos interminables discussions et aussi de notre crainte de voir notre groupe se disloquer. Je la priai, en conséquence, de nous aider à établir des liens avec une organisation et de nous faire envoyer un " propagandiste " expérimenté.

C’est ainsi que fut fixé un rendez-vous chez Boulyguine avec un propagandiste organisateur qui se fit appeler Ivan Ivanovitch.

Après avoir établi les bases principales des différents programmes d’activité sans lesquelles il aurait été très difficile de bien travailler, nous nous séparâmes. Chacun dut penser à ce qu’il avait à faire le lendemain pour commencer une nouvelle vie en tant que membre d’une organisation ouvrière. Nos convictions à la suite de ces entretiens devinrent plus nettes et l’indécision disparut.

Notre travail dans le Parti commença dès ce jour-là. Il consistait, dans l’usine même et également à l’établissement, à établir une liaison avec d’autres entreprises. Tout cela demandait beaucoup de temps.

Nous propagions notre littérature, nous organisions des cercles, et, en été, chaque samedi nous faisions des meetings en dehors de la ville.

Les premiers temps la littérature nous parvenais irrégulièrement. Par la suite nous organisâmes un entrepôt régional chez un ouvrier de Palevsk, un nommé Bagdanov (je l’ai perdu de vue depuis), à proximité d’un état-major de gendarmerie. Celui-ci ne pouvait pas s’imaginer événement qu’on put choisir, pour y entreposer des livres clandestins, un endroit si proche de lui. Sous les fenêtres des gendarmes nous distribuions la littérature entre les délégués des différents quartiers.

Un travail non moins compliqué incombait aux représentants des usines et des fabriques pour la propagation de cette littérature dans leurs entreprises respectives. Il fallait au préalable plier soigneusement chaque feuillet, puis venir à l’usine de grand matin et, à l’insu des gardiens, et d’une façon générale, de tous ceux qui n’étaient pas versés dans le travail clandestin, placer ces feuillets sur les établis, sur les métiers, dans les poches de pardessus, les mettre dans les endroits où les ouvriers se réunissent (dans les water-closets), les coller, la nuit, sur les murs dans les rues que les ouvriers empruntaient d’ordinaire pour aller à l’usine.

Ce travail ne pouvait être accompli que par des hommes ayant une source inépuisable d’énergie, d’initiative et de dévouement à la cause des ouvriers.

C’est le côté pratique du travail qui accaparait toute notre attention. Nous n’avions pas le temps d’approfondir nos connaissances théoriques.

Notre désir le plus ardent était de transformer la lutte spontanée des ouvriers en une lutte consciente, d’éveiller leur conscience politique. A cette fin nous profitions de toutes les occasions et surtout des conflits avec l’administration, avec les fonctionnaires du gouvernement et avec la gendarmerie et la police.

Dans les organisations, les intellectuels avaient affaire aux ouvriers déjà préparés à comprendre des idées plus complexes. Car c’étaient les " organisateurs ouvriers ", quoiqu’ils ne fussent pas tous politiquement très développés, qui faisaient le gros travail au sein des masses. Notre littérature populaire clandestine, traitait de toute sorte de questions sur la vie pénible des ouvriers. Elle était un instrument très puissant entre nos mains.

Je ne me souviens plus des titres des brochures et des livres qui avaient le plus de succès parmi les ouvriers, j’en ai gardé certains cependant dans la mémoire tels que Quelques éclaircissements sur la loi des amendes. Que doit savoir chaque ouvrier et de quoi il doit se souvenir. Comment chacun vit, etc.…

Tout en nous occupant de l’organisation des cercles et de la diffusion de la littérature, nous nous préparions durant les années 1900 et 1901 à des démonstrations politiques. Pour organiser celles-ci, il fallait outre une campagne d’agitation prolongée, se préparer, pour ainsi dire, stratégiquement. Elaborer un plan, un itinéraire, répartir les fonctions entre ceux qui dirigeraient la démonstration, c’était pour nous une sorte de revue de nos forces s’apprêtant aux combats futurs ; on pouvait comparer cela à des manœuvres militaires.

Pour la démonstration du 4 mars, nous avions fixé, conformément à un plan préalablement établi, deux points de rassemblement et un autre pour la contre-manifestation, laquelle était destinée à couvrir la démonstration proprement dite. On procédait de la sorte afin de détourner l’attention des détachements armés des gendarmes et de la police, et pour éviter ainsi la dispersion de la démonstration.

Lors de celle-ci, que nous avions organisée en commun avec les étudiants, les cosaques et les gendarmes enfoncèrent nos colonnes, et nous frappèrent à coups de nagaïka.

Quelques affiliés de notre cercle furent arrêtés.

Bientôt après nous commençâmes à nous préparer à notre propre démonstration ouvrière du 1er Mai, laquelle était d’abord fixée au 18 avril et puis remise au dimanche 22 avril (vieux style). L’agitation à propos de cette démonstration fut d’une telle envergure que toute la ville était au courant de nos préparatifs. Le gouverneur prit les mesures nécessaires pour faire avorter le mouvement, en établissant notamment partout des cordons de soldats qui ne laissaient pas pénétrer les ouvriers dans les quartiers du centre. Mais malgré ces mesures, malgré les arrestations en masse opérées la veille, près de 3000 ouvriers surent tout de même se faufiler dans les quartiers interdits. Cependant, le nombre des soldats était encore plus grand que celui des manifestants et nous fûmes forcés de revenir sur nos pas.

Le mouvement révolutionnaire croissait à vue d’œil. Rien ne l’arrêtait, ni le massacre et les arrestations en masse à la démonstration du 4 mars, ni les arrestations à la veille du 1er Mai. Au contraire, ces répressions eurent pour conséquence un redoublement d’énergie ; on n’hésitait plus à engager avec l’autocratie un combat mortel.

VI. A l’usine d’Oboukhov

Il est à remarquer que dans les usines d’Etat, telle que celle d’Oboukhov, il était, à cause de certaines circonstances, très difficile de mener la lutte pour une amélioration de la situation matérielle. L’administration de ces usines était composée de fonctionnaires militaires et des détachements armés de soldats, de gendarmes et de la police y stationnaient en permanence. En outre, le mouchardage y était particulièrement bien organisé.

Au mécontentement général des ouvriers, provoqué par les règlements et les tarifs existant à l’usine, vint s’ajouter le mécontentement provoqué d’une part par le fait que l’administration n’avait pas rempli ses engagements et n’avait pas éloigné le directeur adjoint particulièrement odieux aux ouvriers, et, d’autre part, par les arrestations pour agitation politique à la veille du 1er mai et après cette date. Les ouvriers présentèrent à l’administration les revendications suivantes :
1. Remise immédiate en liberté des ouvriers arrêtés ;
2. Jour de congé le 1er mai ;
3. Congédiement du directeur adjoint et de quelques autres fonctionnaires.

En réponse le directeur de l’usine déclara qu’il ne pouvait pas donner satisfaction aux ouvriers de sa propre autorité, étant donné le caractère politique des revendications, mais qu’il se rendrait au ministère de la Guerre et s’y efforcerait de les faire accepter (il voulait se montrer libéral aux yeux des ouvriers). Lorsqu’il fut parti, les ouvriers de l’atelier de fabrication des canons se réunirent dans la cour et c’est là que le drame commença.

Le directeur adjoint resté à l’usine décida de se venger des ouvriers et donna l’ordre aux soldats qui étaient de garde de tirer sur la foule réunie dans la cour. Les soldats firent feu, tuèrent un ouvrier et en blessèrent plusieurs. La nouvelle de cette fusillade se répandit immédiatement dans tous les ateliers et l’indignation des ouvriers n’eut plus de bornes. Tous cessèrent le travail et sortirent dans la cour. S’étant armés comme ils l’avaient pu, ils se jetèrent sur les soldats et sur la police et les chassèrent de l’usine. Puis, ils sortirent dans la rue, drapeaux déployés, et se rendirent dans d’autres entreprises. Bientôt arrivèrent des détachements de soldats, tant à pied qu’à cheval. On coupa aux manifestants les rues conduisant à d’autres usines.

Un groupe d’ouvriers fut acculé à une fabrique de carton où travaillaient des femmes. Les ouvrières cessèrent le travail et les aidèrent à sa barricader. Elles prirent, du reste, une part très active à cette affaire en leur apportant de gros cailloux que les ouvriers lancèrent à la tête des soldats. La bataille continua jusqu’à la nuit, et finalement, les soldats eurent le dessus. Nous avions des tués et des blessés. Des centaines d’ouvriers y compris des femmes, furent arrêtés.

Le lendemain, dans toutes les usines, il ne fut question que de faire une grève de solidarité. Bientôt une série d’usines et de fabriques de Pétersbourg se déclarèrent en grève. Derrière la porte de Nevski l’usine des fonderies de Siminanikovski, les ateliers de construction des wagons, les fabriques de Pal et d’autres cessèrent le travail. Profitant de ce qu’une grève de solidarité était déclarée, nous présentâmes le lendemain des revendications économiques.

Je fus alors pris en filature par la police tant à l’usine qu’au dehors.

Désireux de retarder autant que possible le moment de mon arrestation, je quittai l’usine des fonderies. Mais je ne pus tenir très longtemps, bientôt je fus arrêté et conduit au quartier de police de Spasski, puis à la maison de réclusion préventive, où je suis resté jusqu’au 24 décembre 1901.

III. La grève

De la grande période du mouvement gréviste, je citerai l’exemple de la grève héroïque des ouvriers de la fabrique Maxwell
(Pétersbourg) en 1898, grève que j’avais suivi de très près. Elle commença par des revendications économiques portant sur l’augmentation des salaires (quelques copecks de plus seulement) mais, dans la suite, elle prit un caractère politique nettement marqué. Ayant cessé le travail, les ouvriers élirent des délégués (un comité de grève) pour engager des pourparlers avec l’administration et diriger la lutte. Dans les revendications qu’ils présentèrent alors aux patrons, il n’y avait même pas l’ombre de revendications politiques. Ils ne parlaient que de leurs besoins matériels. Malgré cela, dès le deuxième et troisième jour de grève, l’administration décida d’en finir avec la " sédition " dans l’usine.

Un détachement d’agents de police se présenta donc une nuit aux casernes ouvrières (bâtiments dépendant de la fabrique et de l’usine où logeaient les ouvriers) pour arrêter les délégués. La nouvelle que la police était venue pour les arrêter fit rapidement le tour de toutes les chambrettes. Les ouvriers voulaient cacher leurs élus et s’apprêtèrent à les défendre. Ils se barricadèrent comme ils purent, fermant ainsi l’accès du local à la police, qui appela l’armée à l’aide. Les soldats enfoncèrent les portes et firent irruption dans le bâtiment. Les ouvriers se mirent à leur jeter à la tête tout ce qui leur tombait sous la main : pots, tabourets, tables, etc.… Les agents et les soldats arrachèrent les portes des étages inférieurs et s’en firent des boucliers pour avancer. La bataille dura jusqu’au lendemain soir.

Mais la force était tout de même du côté des patrons, de la police et de l’armée et la résistance des ouvriers désarmés fut brisée.

Les ouvriers de Maxwell payèrent chèrement la solidarité dont ils avaient fait preuve. Nombre d’entre eux furent arrêtés et déférés au tribunal qui les jugea comme des criminels de droit commun, pour résistance opposée aux autorités et les condamna à plusieurs années de régiment de correction. Mais les répressions féroces dont le tsarisme usa envers ces prisonniers devaient avoir pour effet de grouper les ouvriers non seulement contre les oppresseurs capitalistes, mais aussi contre ceux qui protégeaient cette exploitation et tenaient les ouvriers dans l’ignorance et les ténèbres.

Chaque grève, qu’elle fût ou non couronnée de succès, détachait de la masse des grévistes de petits groupes d’ouvriers à l’état d’esprit révolutionnaire. Ces ouvriers, ayant un but de lutte commun, poursuivis par le tsarisme, se sentaient particulièrement solidaires et formaient un noyau révolutionnaire solide. C’est de ces noyaux, jadis très peu nombreux, que grandit le parti du marxisme révolutionnaire.

IV. Vers l’organisation

Le développement du mouvement ouvrier a fait surgir sur moi une très forte impression. La cause ouvrière s’empara de toutes mes pensées. Ce n’est pas une brochure lue par hasard ou une rencontre avec un révolutionnaire professionnel, qui a fait de moi - simple ouvrier - un ouvrier révolutionnaire. Je le devins grâce aux progrès du mouvement ouvrier, grâce au fait que j’appartenais depuis toujours à la classe ouvrière et grâce à la situation dans laquelle je m’étais trouvé dès mon arrivée à Pétersbourg, alors véritable foyer de travail révolutionnaire.

Les répressions dont les ouvriers furent victimes, n’ont fait que précipiter mon entrée dans l’organisation.

Les croyances religieuses étaient inculquées à chaque ouvrier depuis sa plus tendre enfance. Il était très important et très difficile de les ébranler. L’ayant compris, nous avons fait de Dieu et de la religion le thème principal de nos entretiens tant au travail à l’usine, qu’à l’école du soir. Même avant d’entrer dans une organisation se trouvant dans les groupes dits " sauvages " (non encore affiliés à un parti), nous avons commencé à étudier les questions religieuses.

Le désir de participer à la vie politique se renforça davantage encore chez les ouvriers lorsque, à la suite du mouvement ouvrier de masse et des poursuites auxquelles il donna lieu, commença à se dessiner parmi les étudiants un mouvement puissant. Le mouvement ouvrier des années 1895 à 1898 créa un terrain favorable à une lutte politique des intellectuels et, avant tout, des étudiants. Ceux-ci, de la lutte académique pour l’autonomie des écoles passèrent bientôt aux démonstrations ayant pour objectif la revendication des libertés politiques, la convocation de l’Assemblée constituante, etc.… A ces démonstrations ne prenaient part que de petits groupes d’ouvriers, représentant les organisations régionales.

Mais dans leur ensemble les masses ouvrières accueillaient parfois assez peu amicalement la nouvelle de ces démonstrations d’étudiants. Elles se demandaient ce qu’ils voulaient, eux qui appartenaient aux classes possédantes.

Les ouvriers organisés cherchaient à briser cette hostilité en montrant à la masse, preuves à l’appui, qu’il suffisait aux ouvriers de présenter aux fabricants les revendications les plus élémentaires, pour que le tsarisme intervint immédiatement et les écrasât au moyen de son armée et de la police. Ils démontraient que les étudiants dans leur lutte contre l’autocratie faisaient cause commune avec les ouvriers et que, par conséquent, ceux-ci devaient les soutenir tant qu’ils luttaient contre l’ennemi commun. Le jour où ils tourneraient casaque, les ouvriers lutteraient alors contre eux.

V. Mon adhésion au Parti

A l’usine des fonderies, où j’avais commencé à travailler en 1898, l’organisation ouvrière, depuis la grève de 1896, était dissoute, ses meilleurs éléments ayant été arrêtés. Deux camarades qui étaient restés se tenaient cois ou ne parvenaient pas à retrouver la liaison avec l’organisation. Il arrivait souvent au cours du travail clandestin que l’organisation, quoique sachant pertinemment que dans telle entreprise il existait des groupes d’ouvriers conscients désireux d’établir des liaisons avec elle, ne trouvait tout de même pas la voie pour parvenir jusqu’à eux, et les ouvriers eux-mêmes ne savaient pas comment s’y prendre. Ainsi en était-il avec les ouvriers des fonderies : dans certains ateliers il y avait aussi des groupes d’ouvriers qui cherchaient à établir des liens avec l’organisation.

Bientôt après mon entrée à l’usine, je fis la connaissance d’ouvriers révolutionnaires travaillant dans l’atelier de fabrication des roues : le tourneur apprenti Matvéev et le serrurier Pétroussevitch. Peu après, je fis connaissance de Boulyguine, de l’usine Oboukhov. Boulyguine, en 1896, faisait partie de l’organisation et, de ce fait, il fut un peu plus tard expulsé de Pétersbourg et exilé à Tver. Il nous passait de la littérature clandestine et nous la lisions ensemble chez lui.

Boulyguine nous présenta aux représentant de l’organisation du quartier Oboukhov (je ne savais pas alors que c’était une organisation social-démocrate). Nous y entrâmes tous les trois, Alexandrov, Pétroussevitch et moi, en qualité de représentants de notre usine et nous avons assisté plusieurs fois aux réunions. Plus tard, je ne sais plus comment, nous avons perdu contact avec elle. Il nous fallut chercher de nouveau à établir les possibilités d’une liaison. Je fis connaître à nos nouveaux camarades des fonderies notre bibliothécaire de l’école Lydie Ivanovna et sa sœur Zénaïde. Elles faisaient toutes les deux leurs études à l’Université. Nous venions souvent les voir pour prendre des livres, ou simplement pour causer, pour échanger nos impressions avec des gens cultivés. Des rapports de camaraderie s’établirent ainsi entre nous. Nous leur racontions ce qui se passait à l’usine et elles nous parlaient des événements et de la vie dans les écoles supérieures, nous apprenaient les nouvelles littéraires et quelquefois nous donnaient des livres et des revues parus récemment. Au printemps de 1899, Lydie Ivanovna me fit connaître un tourneur de l’atelier d’ajustage des fonderies, nommé Nicolas Goloubkov. Nicolas me fit très bonne impression. On sentait qu’il avait beaucoup travaillé pour parachever son instruction. Il était très au courant de toutes les questions ouvrières et il était visible qu’il était, (ou avait été) affilié à une organisation. Lydie pensait qu’il ne travaillait pas dans une de ces organisations parce qu’il ne voulait pas avoir affaire aux " intellectuels ". Il guérit bientôt de cette " maladie ", et il devint un militant très actif. Jusqu’au printemps de 1899, notre groupe travaillait sans aucun plan, nous lisions simplement tout ce qui nous tombait sous la main. Aussi avions-nous des discussions interminables sur les formes et les méthodes de lutte. Les uns étaient partisans de la lutte économique et adversaires de la lutte politique, les autres, au contraire, partisans de la lutte politique et adversaires de la lutte économique, les troisièmes se déclaraient partisans et de l’une et de l’autre, les quatrièmes enfin - les " travailleurs culturels ", comme on les appelait - se prononçaient surtout pour le développement de l’instruction, car avec l’aide des connaissances ainsi acquises, ils croyaient être à même de faire du travail très utile parmi les masses ouvrières, de les préparer à diriger elles-mêmes le mouvement ouvrier et de les rendre indépendantes des intellectuels bourgeois. Ce point de vue était surtout défendu par Nicolas.

Malgré toutes ces divergences de vues, nous ne nous éloignions pas les uns des autres et nous voulions sincèrement nous faire une idée précise sur tous ces problèmes qui nous échappaient encore et auxquels, d’ailleurs, nous n’avions pas encore réfléchi. Bref, nous cherchions la meilleure voie à suivre pour la lutte ouvrière. Nous ne pouvions pas admettre qu’il nous serait impossible de trouver un point de vue commun. Nous étions convaincus que parmi les ouvriers il ne pouvait pas y avoir d’intérêts différents, il fallait chercher à établir des liens avec une organisation ouvrière, mais nous ne savions pas comment nous y prendre. Nicolas ne voulait pas agir par l’intermédiaire de Lydie Ivanovna. J’avais des camarades à l’école du soir que je soupçonnais d’être affiliés à une organisation, car ils me parlaient souvent des organisations ouvrières à l’étranger ainsi que des organisations russes, non pas comme membres de celles-ci, mais comme simples observateurs. Pourtant je ne voulais pas m’adresser à eux, de crainte de tomber sur un mouchard qui nous eût tous livrés à la police, mes camarades et moi.

Après avoir pris conseil des camarades, je me décidai cependant à m’adresser à Lydie Ivanovna. Je lui fis part de nos interminables discussions et aussi de notre crainte de voir notre groupe se disloquer. Je la priai, en conséquence, de nous aider à établir des liens avec une organisation et de nous faire envoyer un " propagandiste " expérimenté.

C’est ainsi que fut fixé un rendez-vous chez Boulyguine avec un propagandiste organisateur qui se fit appeler Ivan Ivanovitch.

Après avoir établi les bases principales des différents programmes d’activité sans lesquelles il aurait été très difficile de bien travailler, nous nous séparâmes. Chacun dut penser à ce qu’il avait à faire le lendemain pour commencer une nouvelle vie en tant que membre d’une organisation ouvrière. Nos convictions à la suite de ces entretiens devinrent plus nettes et l’indécision disparut.

Notre travail dans le Parti commença dès ce jour-là. Il consistait, dans l’usine même et également à l’établissement, à établir une liaison avec d’autres entreprises. Tout cela demandait beaucoup de temps.

Nous propagions notre littérature, nous organisions des cercles, et, en été, chaque samedi nous faisions des meetings en dehors de la ville.

Les premiers temps la littérature nous parvenais irrégulièrement. Par la suite nous organisâmes un entrepôt régional chez un ouvrier de Palevsk, un nommé Bagdanov (je l’ai perdu de vue depuis), à proximité d’un état-major de gendarmerie. Celui-ci ne pouvait pas s’imaginer événement qu’on put choisir, pour y entreposer des livres clandestins, un endroit si proche de lui. Sous les fenêtres des gendarmes nous distribuions la littérature entre les délégués des différents quartiers.

Un travail non moins compliqué incombait aux représentants des usines et des fabriques pour la propagation de cette littérature dans leurs entreprises respectives. Il fallait au préalable plier soigneusement chaque feuillet, puis venir à l’usine de grand matin et, à l’insu des gardiens, et d’une façon générale, de tous ceux qui n’étaient pas versés dans le travail clandestin, placer ces feuillets sur les établis, sur les métiers, dans les poches de pardessus, les mettre dans les endroits où les ouvriers se réunissent (dans les water-closets), les coller, la nuit, sur les murs dans les rues que les ouvriers empruntaient d’ordinaire pour aller à l’usine.

Ce travail ne pouvait être accompli que par des hommes ayant une source inépuisable d’énergie, d’initiative et de dévouement à la cause des ouvriers.

C’est le côté pratique du travail qui accaparait toute notre attention. Nous n’avions pas le temps d’approfondir nos connaissances théoriques.

Notre désir le plus ardent était de transformer la lutte spontanée des ouvriers en une lutte consciente, d’éveiller leur conscience politique. A cette fin nous profitions de toutes les occasions et surtout des conflits avec l’administration, avec les fonctionnaires du gouvernement et avec la gendarmerie et la police.

Dans les organisations, les intellectuels avaient affaire aux ouvriers déjà préparés à comprendre des idées plus complexes. Car c’étaient les " organisateurs ouvriers ", quoiqu’ils ne fussent pas tous politiquement très développés, qui faisaient le gros travail au sein des masses. Notre littérature populaire clandestine, traitait de toute sorte de questions sur la vie pénible des ouvriers. Elle était un instrument très puissant entre nos mains.

Je ne me souviens plus des titres des brochures et des livres qui avaient le plus de succès parmi les ouvriers, j’en ai gardé certains cependant dans la mémoire tels que Quelques éclaircissements sur la loi des amendes. Que doit savoir chaque ouvrier et de quoi il doit se souvenir. Comment chacun vit, etc.…

Tout en nous occupant de l’organisation des cercles et de la diffusion de la littérature, nous nous préparions durant les années 1900 et 1901 à des démonstrations politiques. Pour organiser celles-ci, il fallait outre une campagne d’agitation prolongée, se préparer, pour ainsi dire, stratégiquement. Elaborer un plan, un itinéraire, répartir les fonctions entre ceux qui dirigeraient la démonstration, c’était pour nous une sorte de revue de nos forces s’apprêtant aux combats futurs ; on pouvait comparer cela à des manœuvres militaires.

Pour la démonstration du 4 mars, nous avions fixé, conformément à un plan préalablement établi, deux points de rassemblement et un autre pour la contre-manifestation, laquelle était destinée à couvrir la démonstration proprement dite. On procédait de la sorte afin de détourner l’attention des détachements armés des gendarmes et de la police, et pour éviter ainsi la dispersion de la démonstration.

Lors de celle-ci, que nous avions organisée en commun avec les étudiants, les cosaques et les gendarmes enfoncèrent nos colonnes, et nous frappèrent à coups de nagaïka.

Quelques affiliés de notre cercle furent arrêtés.

Bientôt après nous commençâmes à nous préparer à notre propre démonstration ouvrière du 1er Mai, laquelle était d’abord fixée au 18 avril et puis remise au dimanche 22 avril (vieux style). L’agitation à propos de cette démonstration fut d’une telle envergure que toute la ville était au courant de nos préparatifs. Le gouverneur prit les mesures nécessaires pour faire avorter le mouvement, en établissant notamment partout des cordons de soldats qui ne laissaient pas pénétrer les ouvriers dans les quartiers du centre. Mais malgré ces mesures, malgré les arrestations en masse opérées la veille, près de 3000 ouvriers surent tout de même se faufiler dans les quartiers interdits. Cependant, le nombre des soldats était encore plus grand que celui des manifestants et nous fûmes forcés de revenir sur nos pas.

Le mouvement révolutionnaire croissait à vue d’œil. Rien ne l’arrêtait, ni le massacre et les arrestations en masse à la démonstration du 4 mars, ni les arrestations à la veille du 1er Mai. Au contraire, ces répressions eurent pour conséquence un redoublement d’énergie ; on n’hésitait plus à engager avec l’autocratie un combat mortel.

VI. A l’usine d’Oboukhov

Il est à remarquer que dans les usines d’Etat, telle que celle d’Oboukhov, il était, à cause de certaines circonstances, très difficile de mener la lutte pour une amélioration de la situation matérielle. L’administration de ces usines était composée de fonctionnaires militaires et des détachements armés de soldats, de gendarmes et de la police y stationnaient en permanence. En outre, le mouchardage y était particulièrement bien organisé.

Au mécontentement général des ouvriers, provoqué par les règlements et les tarifs existant à l’usine, vint s’ajouter le mécontentement provoqué d’une part par le fait que l’administration n’avait pas rempli ses engagements et n’avait pas éloigné le directeur adjoint particulièrement odieux aux ouvriers, et, d’autre part, par les arrestations pour agitation politique à la veille du 1er mai et après cette date. Les ouvriers présentèrent à l’administration les revendications suivantes :
1. Remise immédiate en liberté des ouvriers arrêtés ;
2. Jour de congé le 1er mai ;
3. Congédiement du directeur adjoint et de quelques autres fonctionnaires.

En réponse le directeur de l’usine déclara qu’il ne pouvait pas donner satisfaction aux ouvriers de sa propre autorité, étant donné le caractère politique des revendications, mais qu’il se rendrait au ministère de la Guerre et s’y efforcerait de les faire accepter (il voulait se montrer libéral aux yeux des ouvriers). Lorsqu’il fut parti, les ouvriers de l’atelier de fabrication des canons se réunirent dans la cour et c’est là que le drame commença.

Le directeur adjoint resté à l’usine décida de se venger des ouvriers et donna l’ordre aux soldats qui étaient de garde de tirer sur la foule réunie dans la cour. Les soldats firent feu, tuèrent un ouvrier et en blessèrent plusieurs. La nouvelle de cette fusillade se répandit immédiatement dans tous les ateliers et l’indignation des ouvriers n’eut plus de bornes. Tous cessèrent le travail et sortirent dans la cour. S’étant armés comme ils l’avaient pu, ils se jetèrent sur les soldats et sur la police et les chassèrent de l’usine. Puis, ils sortirent dans la rue, drapeaux déployés, et se rendirent dans d’autres entreprises. Bientôt arrivèrent des détachements de soldats, tant à pied qu’à cheval. On coupa aux manifestants les rues conduisant à d’autres usines.

Un groupe d’ouvriers fut acculé à une fabrique de carton où travaillaient des femmes. Les ouvrières cessèrent le travail et les aidèrent à sa barricader. Elles prirent, du reste, une part très active à cette affaire en leur apportant de gros cailloux que les ouvriers lancèrent à la tête des soldats. La bataille continua jusqu’à la nuit, et finalement, les soldats eurent le dessus. Nous avions des tués et des blessés. Des centaines d’ouvriers y compris des femmes, furent arrêtés.

Le lendemain, dans toutes les usines, il ne fut question que de faire une grève de solidarité. Bientôt une série d’usines et de fabriques de Pétersbourg se déclarèrent en grève. Derrière la porte de Nevski l’usine des fonderies de Siminanikovski, les ateliers de construction des wagons, les fabriques de Pal et d’autres cessèrent le travail. Profitant de ce qu’une grève de solidarité était déclarée, nous présentâmes le lendemain des revendications économiques.

Je fus alors pris en filature par la police tant à l’usine qu’au dehors.

Désireux de retarder autant que possible le moment de mon arrestation, je quittai l’usine des fonderies. Mais je ne pus tenir très longtemps, bientôt je fus arrêté et conduit au quartier de police de Spasski, puis à la maison de réclusion préventive, où je suis resté jusqu’au 24 décembre 1901.

(...)

XIV. Moscou et les environs

J’arrivai à Moscou au début du mois de juillet.

Je reçus l’adresse de la permanence du Comité de Moscou. Je remis au secrétaire le compte-rendu du Comité de Bakou que j’avais apporté pour le C.R Je l’informai de l’état de l’organisation de Bakou, je m’entretins avec lui du travail que j’aurais à remplir à la suite de quoi je fus envoyé dans un rayon de la périphérie de Moscou.

Je n’avais jamais vécu à Moscou. Je n’avais pas le droit d’y vivre, car en 1904, le ministère des affaires intérieures m’avait frappé pour une durée de cinq ans d’interdiction de séjour dans six à huit villes de Russie, Moscou étant du nombre. Je fus donc forcé de vivre clandestinement.

Muni d’un passeport portant un nom d’emprunt, je m’installai dans le quartier Zamoskorétchié chez un ouvrier de la fabrique de cuirs et peaux, Bak….chine. Lorsque je rentrai le soir, la patronne m’appris qu’un officier de police était venu m’inviter à me présenter au Bureau de police. Je trouvai plus sage d’abandonner les lieux.

J’avais une lettre pour Cécile Zelikman Bobrovskaïa, nommée Olga Pétrovna que j’avais rencontrée en militant dans l’organisation de Bakou. Cette lettre me fut d’un grand secours. Cécile Samouilovna me présenta à quelques camarades de l’organisation de Moscou. Je me rendis à plusieurs permanences et j’assistai aux réunions des boulangers, des typographes, des ouvriers des abattoirs de la ville qui se préparaient à partir en grève. Ils étaient pleins d’entrain.

Cécile Samouilovna s’occupait alors de la technique ; elle me fit travailler chez elle. Et je me liai avec de nombreux étudiants qui l’aidaient dans son activité. Pleine d’enthousiasme, elle accomplissait son travail avec entrain, l’animant de tout le zèle révolutionnaire qui la possédait.

Ce milieu était nouveau pour moi et je m’intéressai non seulement au travail, mais aussi à la vie de ces intellectuels dont j’ingrismes tout.

Bientôt je fus envoyé dans la région d’Orekhovo-Zouievsk pour le travail d’organisation. Bien que soixante huit verstes seulement me séparassent de Moscou, les conditions de travail y étaient tout à fait différentes.

Orekhovo-Zouievsk est une région ouvrière, où l’on ne trouve pas d’éléments intermédiaires petit-bourgeois ou libéraux. Deux classes ennemies y sont en présence : les fabricants et les ouvriers.

En quittant Moscou, le C.R. m’indique l’adresse de deux camarades. Le premier était en liaison avec les fabriques de Koulievski et Ziminski, le second avec les entreprises de Likinski et de Morozov.

Nous organisâmes les ouvriers de ces fabriques en un groupe central du P.O.S.D.R. Etaient-ils vraiment des membres du Parti dans toute l’acception du monde. Il serait difficile de le dire, personne ne les examina, la vie était d’ailleurs le meilleur des examinateurs.

Aux fabriques de Morozov une méthode raffinée de lutte était en vigueur contre les révolutionnaires. On punissait non seulement ceux qui participaient directement à la lutte, mais toute leur parenté, jusqu’à la quatrième génération, était chassée de la fabrique et des logements qu’elle habitait. Maintes fois le fouet cosaque avait cinglé le dos des ouvriers. Il suffisait à ces derniers de se diriger en groupe vers le bois, de se reposer ensemble dans la clairière, pour qu’aussitôt les cosaques apparussent soudains, comme surgis de terre. Il fallait travailler avec de grandes précautions pour ne pas livrer les ouvriers au ressentiment de Morozov. Nous organisâmes une réunion, une fois par semaine, en un point quelconque de la lisière du bois et un meeting chaque samedi.

Des agitateurs venant de Moscou, participaient à des meetings, qui se prolongeaient jusqu’au matin. Je me souviens tout particulièrement d’un meeting où l’on fit un compte-rendu sur la grève d’Ivanovo-Voznosensk. Les ouvriers réclamaient une grève de solidarité pour soutenir les ouvriers de cet endroit. Mais nous avions reçu la directive d’éviter les petites grèves éparses car nous attendions d’importants événements politiques. Et nous fûmes contraints de nous prononcer contre la grève, malgré les excellentes dispositions de la masse.

Nous entrâmes en rapport avec les paysans, leur fournissant des écrits révolutionnaires et organisant des causeries parmi eux. Certains retournaient au village le dimanche, pour passer la journée en famille. Nous en profitions pour y envoyer nos propagandistes qui s’entretenaient tout d’abord avec les groupes en des lieux convenus.

Se réunir le dimanche était chose plus difficile ; les cosaques par leurs allées et venues le long de la lisière du bois ne nous en laissaient point la latitude.

XV. Des armes ! Des armes !

L’esprit révolutionnaire croissait de jour en jour, d’heure en heure. Une simple agitation n’arrivait plus à satisfaire les ouvriers. Ils réclamaient l’action. Ils exprimaient tout haut le mécontentement que leur inspirait le régime politique existant, et personne ne songeait à la lutte économique sans lutte politique. " Des armes ! Des armes ! " criaient les ouvriers Mais comment se les procurer ? Ce n’est que peu de temps avant mon départ d’Orekhovo-Zouisvsk que nous reçûmes trente fusils : ces trente fusils auraient-ils pu résister à deux cents cosaques ?

Nous n’avions pas reçu les fusils, mais seulement la promesse de les avoir bientôt, que déjà cent ouvriers s’étaient inscrits à notre droujine et lorsque les armes furent enfin en notre possession, ce fut à qui s’en emparerait le premier. C’est tout juste si l’on ne tira pas à la courte paille.

A la fin de septembre, je dus quitter la ville ; il y avait plusieurs jours que j’étais réfugié dans le bois, où les ouvriers m’apportaient des vivres. Une telle situation devenait dangereuse non seulement pour moi, mais aussi pour l’organisation et je partis pour Moscou.

Bientôt après la région constitua son comité régional et le sous-rayon Orekhovo-Zouievsk devint un des rayons les plus importants de la région.

Bogorosdski y fut envoyé pour l’organiser. Il s’occupa immédiatement de former des sections de combat et déjà avant l’insurrection armée de Moscou il y eut plusieurs collisions sanglantes, entre les ouvriers d’Orekhovo-Zouievsk et la police.

La première eut lieu en novembre ; l’ouvrier Pavel Erouza y trouva la mort… Son enterrement rallia les ouvriers et les ouvrières les plus arriérés.

Bientôt après, un second combat sanglant éclata à la caserne nº 30.

Les cosaques, ayant appris que l’état-major révolutionnaire des ouvriers s’était réuni dans le séchoir de la caserne, au cinquième étage, s’y rendirent ; le commissaire Chapkine en tête. Des coups de feu partirent dans le corridor, les portes furent enfoncées. Les ouvriers opposèrent une résistance héroïque, ne voulant pas tomber vivants entre les mains de l’adversaire. Il y eut, de part et d’autre, des tués et des blessés. Les ouvriers emportèrent quelques cadavres et une dizaine de blessés parmi lesquels des jeunes gens et des enfants.

Des portes enfoncées, des débris de vitres achevaient le tableau de cette lutte inégale.

Et le lendemain, les ouvriers furent contraints de passer entre deux rangées de cosaques qui leur donnaient des coups de crosse de fusil et de nagaïka.

Les ouvriers d’Orekhovo-Zouievsk reçurent le baptême du feu, avant l’insurrection armée de Moscou. Les balles ennemies en abattirent plus d’un. Les membres de la section de combat d’Orekhovo-Zouievsk trouvèrent presque tous une mort héroïque aux jours de l’insurrection sur les places publiques, dans les gares et les chambrettes des immeubles de Morozov (nº 31 et 33) habitées par les ouvriers. Et le camarade Bogorodski qui était parvenu à s’éclipser eut le système nerveux tellement ébranlé par les événements qu’il mourut deux ans plus tard atteint d’aliénation mentale.

Durant de longues années, bien que travaillant à Moscou et dans d’autres villes, je restai en rapport avec les ouvriers d’Orekhovo-Zouievsk.

XVI. A la veille de l’insurrection de décembre, à Moscou

A la fin de septembre, je quittai Orekhovo-Zouievsk pour Moscou où les conditions de travail étaient toujours différentes. L’appareil du Parti y était composé en majorité d’intellectuels ; quelques ouvriers avaient été joints aux comités de la ville et du rayon pour assurer la liaison avec les masses.

Le mouvement ouvrier de masse commença vers la fin de septembre. Le 14 les typographes se mirent en grève ; le 25 ce furent les ouvriers de la boulangerie Filippov ; la police frappa les grévistes, il y eut trente arrestations.

A la fin de septembre, les typographes se rendirent dans les rues et sur les places où se trouvaient les imprimeries les plus importantes pour organiser des meetings et des manifestations. Dès les premiers jours leur grève prit un caractère politique, des collisions se produisirent entre les ouvriers, la police et les cosaques. La bagarre qui eut lieu dans la rue Malaïa-Bronnaïa est particulièrement éloquente : les cosaques, brandissant leurs nagaïkas, rouèrent de coups les manifestants rassemblés. Ceux-ci ripostèrent en leur lançant des pavés.

Les démonstrations massives des typographes et des boulangers, leurs manifestations, les coups assenés aux grévistes et les arrestations dont ils furent l’objet produisirent une énorme impression sur les ouvriers de Moscou et firent naître la sympathie de la bourgeoisie intellectuelle. C’est pourquoi la grève des typographes et des boulangers peut être considérée comme le début de la grève générale d’octobre à Moscou.

Sous l’influence de ces événements, le Comité de Moscou des social-démocrates lança au début d’octobre le mot d’ordre suivant : " Se préparer à la grève générale ", mais elle n’en fixa point la date.

Après la grève des typographes, on passa au travail de masse dans tous les rayons, non seulement parmi les ouvriers organisés, mais encore parmi les larges couches d’ouvriers non organisés.

Les premiers meetings furent piteux : des " Cent-Noirs " et des policiers vêtus en civils, ayant eu vent de la chose, s’y rendirent et organisèrent un guet-apens ; en plein meeting ils se ruèrent sur les ouvriers, munis de crocs, de bâtons et même d’armes. Notre nouveau public, que tant de bruit suffisait seul à effrayer, s’enfuit à toutes jambes, pris de panique, entraînant à sa suite les ouvriers organisés.

Pour parer aux attaques des " Cent-Noirs " et de la police, nous nous réunîmes dès lors sous la protection de notre section armée. Bien qu’elle ne possédât que cinq révolver, elle inspirait aux ouvriers une confiance inébranlable, et lorsqu’ils apprirent qu’elle assisterait à notre meeting, ils vinrent nombreux et plus confiants : les " Cent-Noirs " éprouvaient pour elle une terreur panique. Mais les cosaques continuaient à se faire craindre. On avait peur de rentrer seul à la maison. Chacun songea à s’armer : poignards, piques et révolvers assurèrent l’auto-défense.

Nous faisions de l’agitation en vue d’une grève générale. Nous discutions sur les droits des ouvriers tout en examinant les conditions matérielles de leur existence.

Une conférence des bolchéviks (des comités d’usines) se tint le 10 octobre afin d’examiner l’attitude à prendre vis-à-vis de la Douma de Boulyguine. Mais au lieu de discuter sur ce sujet l’un des ouvriers présents proposa de déclarer la grève générale. Cette proposition, mise aux voix, recueillit tous les suffrages. Le prolétariat de Moscou fut convié à entrer en grève le 11 octobre.

Les autres organisations menchéviks et socialistes-révolutionnaires, se rallièrent à cette décision de la conférence à l’unanimité.

Le 11 octobre, la vie des usines se figea, toute la ville sombra dans les ténèbres, la lumière et l’eau avaient disparu. Tout était mort : les chemins de fer, les institutions d’Etat, les pharmacies, etc., car les employés aussi étaient partis en grève. C’était le front uni de tous les travailleurs contre le régime existant. Seules quelques entreprises travaillaient, résultat de l’inconscience des ouvriers restant étrangers à la lutte collective.

La grève d’octobre engloba toutes les grandes entreprises du rayon de Rogojsk excepté l’usine métallurgique la plus importante du rayon de Moscou : l’usine Goujon.

Dans certaines entreprises, notre organisation était assez influente, elle put arrêter le travail. C’est ce qui eut lieu à Gakental, Goubkine, Kouznetzov, Perenoud, etc. Ailleurs il fallut l’intervention d’agitateurs, ou de groupes d’ouvriers déjà partis en grève.

Le rayon Rogojski était arriéré au point de vue révolutionnaire, comparativement aux autres rayons.

Afin de renforcer l’influence de notre parti à l’usine Goujon, nous y fîmes entrer l’agitateur Nicolaï et nous y allâmes en groupes pour contraindre les ouvriers à quitter le travail. En vain. Ils se montrèrent récalcitrants, malgré tous nos efforts pour les convaincre, et nous lancèrent toutes sortes d’objets en fer, blessant trois camarades, qu’ils livrèrent ensuite à la police.

Ce fut Goujon lui-même qui nous aida à arrêter son usine. Le jour de la paye, les ouvriers se rendirent compte que ses belles promesses n’avaient été que de vains mots, et apprirent qu’il se disposait à renvoyer ceux qui semblaient suspects.

Profitant de cette occasion, nous fîmes de l’agitation, avançant des revendications non seulement économiques, mais politiques et juridiques (droits des ouvriers des usines, doyens de fabriques et d’usines). Goujon accéda à l’élection de doyens, en vertu de la loi alors en vigueur sur les doyens de fabriques et d’usines, et fit afficher sa décision dans les ateliers.

Nous ripostâmes en diffusant des tracts disant quels étaient les doyens dont nous avions besoin. Par ces tracts tirés à la polycopie, nous menions une agitation énergique en faveur de la grève, sous prétexte d’examiner la question des doyens.

La première réunion se tint à l’école de la ville située au-delà de la Pokrovskaïa Zastava et où les cours du soir se donnaient pour les ouvriers le dimanche.

Les ouvriers organisés de chez Goujon et les sympathisants étaient présents.

Nous prîmes nos dispositions et bientôt nous convoquâmes une seconde réunion, plus grande cette fois, dans un café au-delà de la Rogojskaïa Zastava. Tous les ateliers y étaient représentés. Le café était comble. La réunion eut lieu dans plusieurs pièces à la fois. A côté des revendications économiques, nous posâmes des questions politiques. Et les ouvriers de chez Goujon, qui la veille encore s’opposaient au mouvement, acceptèrent volontiers nos mots d’ordre révolutionnaires. Ainsi l’atmosphère révolutionnaire anima la masse ouvrière. Son attitude changea complètement à notre égard.

Ils étaient enfin de notre bord. Le Comité de Moscou accordait une grande importance à la déclaration de la grève dans cette usine.

Un comité de grève fut élu. La plupart de ses membres étaient des nôtres.

Il organisa l’aide aux ouvriers nécessiteux, pères de famille. Ils eurent bientôt une section de combat forte de quarante à cinquante hommes.

C’est également à cette époque que nous commençâmes à nous organiser dans les entreprises de Podobiev, à la douane, dans les fabriques de Konstantinov, de Stolkind.

A la fabrique Alexiev, les ouvriers vivaient totalement étrangers à la vie de Moscou. La plupart d’entre eux avaient des attaches à la campagne et se tenaient à l’écart du mouvement ouvrier. Notre activité parmi eux se développait lentement et avec peine. Nous réussîmes d’abord à organiser des cercles dans les dortoirs.

Parmi les petites entreprises du rayon, il en est beaucoup qui continuèrent à travailler. Elles étaient sous la dépendance trop directe du patron.

A la fin de la grève d’octobre, nous commençâmes pourtant à les attirer au front révolutionnaire. Notre organisation les aidait à formuler leurs revendications économiques et à obtenir des réalisations.

Il n’était pas rare que nous servions de médiateurs entre les ouvriers et les patrons.

Certains ouvriers, ceux de la fabrique de charcuterie, des petites entreprises de textile, accueillaient nos mots d’ordre de mauvaise grâce, car c’était la première fois que l’appel des social-démocrates s’adressait à eux.

Dès le début de l’année scolaire, après que fut décrétée l’autonomie des écoles supérieures, les étudiants tinrent des réunions dont le Comité der Moscou sut tirer parti, les transformant en des meetings massifs du prolétariat moscovite.

Ils eurent lieu, tout d’abord à l’Ecole Technique Impériale, puis à l’Institut des Ingénieurs, et à l’Université qui, grâce à l’activité déployée par la fraction des étudiants, furent mis à l’entière disposition de notre organisation et devinrent l’état-major révolutionnaire du Comité de Moscou.

Les meetings s’y succédaient sans trêve. Les orateurs allaient d’un oratoire à l’autre, d’une école à l’autre. Certains ouvriers, las d’entendre les orateurs leur répéter les mêmes choses, quittaient nos réunions et d’autres prenaient leur place. C’est alors que les ouvriers eurent pour la première fois à prendre la parole devant des auditoires aussi nombreux, et ils apprirent petit à petit à exprimer leur pensée. Jamais personne n’avait de la chaire du " temple de la science ", tonné contre le régime de l’autocratie, comme le faisaient ces orateurs à l’extérieur peu soigné et jamais l’on avait, dans les auditoires de ces écoles supérieures, serré les points comme le faisait ce public inaccoutumé.

L’état d’esprit des masses ouvrières changeait à vue d’œil. Elles se préparaient à se jeter dans une lutte à mort contre l’autocratie, l’ennemi séculaire. On s’en rendit compte dans le camp ennemi.

L’autocratie mobilisa pour lutter contre le mouvement ouvrier grandissant, non seulement l’Okhrana, la police et les cosaques, mais encore les " Cent-Noirs ", où cabaretiers, bouchers, criminels de droit commun, travailleurs de quelques catégories isolées tels les izvoztchiki et les employés de petites entreprises commerciales se coudoyaient.

Sous l’égide de la " sainte " Eglise et de la police avec les mots d’ordre : " pour la défense du petit père le tsar ", " contre les juifs et les révolutionnaires à leur solde ", les " Cent-Noirs " enivrés d’alcool et avec l’assentiment des agents du pouvoir, avaient juré l’extermination des " séditieux ".

D’abord ils attaquèrent timidement et traîtreusement des ouvriers séparés et des intellectuels, puis ce fut la terreur pour les révolutionnaires en vue.

XV. Des armes ! Des armes !

L’esprit révolutionnaire croissait de jour en jour, d’heure en heure. Une simple agitation n’arrivait plus à satisfaire les ouvriers. Ils réclamaient l’action. Ils exprimaient tout haut le mécontentement que leur inspirait le régime politique existant, et personne ne songeait à la lutte économique sans lutte politique. " Des armes ! Des armes ! " criaient les ouvriers Mais comment se les procurer ? Ce n’est que peu de temps avant mon départ d’Orekhovo-Zouisvsk que nous reçûmes trente fusils : ces trente fusils auraient-ils pu résister à deux cents cosaques ?

Nous n’avions pas reçu les fusils, mais seulement la promesse de les avoir bientôt, que déjà cent ouvriers s’étaient inscrits à notre droujine et lorsque les armes furent enfin en notre possession, ce fut à qui s’en emparerait le premier. C’est tout juste si l’on ne tira pas à la courte paille.

A la fin de septembre, je dus quitter la ville ; il y avait plusieurs jours que j’étais réfugié dans le bois, où les ouvriers m’apportaient des vivres. Une telle situation devenait dangereuse non seulement pour moi, mais aussi pour l’organisation et je partis pour Moscou.

Bientôt après la région constitua son comité régional et le sous-rayon Orekhovo-Zouievsk devint un des rayons les plus importants de la région.

Bogorosdski y fut envoyé pour l’organiser. Il s’occupa immédiatement de former des sections de combat et déjà avant l’insurrection armée de Moscou il y eut plusieurs collisions sanglantes, entre les ouvriers d’Orekhovo-Zouievsk et la police.

La première eut lieu en novembre ; l’ouvrier Pavel Erouza y trouva la mort… Son enterrement rallia les ouvriers et les ouvrières les plus arriérés.

Bientôt après, un second combat sanglant éclata à la caserne nº 30.

Les cosaques, ayant appris que l’état-major révolutionnaire des ouvriers s’était réuni dans le séchoir de la caserne, au cinquième étage, s’y rendirent ; le commissaire Chapkine en tête. Des coups de feu partirent dans le corridor, les portes furent enfoncées. Les ouvriers opposèrent une résistance héroïque, ne voulant pas tomber vivants entre les mains de l’adversaire. Il y eut, de part et d’autre, des tués et des blessés. Les ouvriers emportèrent quelques cadavres et une dizaine de blessés parmi lesquels des jeunes gens et des enfants.

Des portes enfoncées, des débris de vitres achevaient le tableau de cette lutte inégale.

Et le lendemain, les ouvriers furent contraints de passer entre deux rangées de cosaques qui leur donnaient des coups de crosse de fusil et de nagaïka.

Les ouvriers d’Orekhovo-Zouievsk reçurent le baptême du feu, avant l’insurrection armée de Moscou. Les balles ennemies en abattirent plus d’un. Les membres de la section de combat d’Orekhovo-Zouievsk trouvèrent presque tous une mort héroïque aux jours de l’insurrection sur les places publiques, dans les gares et les chambrettes des immeubles de Morozov (nº 31 et 33) habitées par les ouvriers. Et le camarade Bogorodski qui était parvenu à s’éclipser eut le système nerveux tellement ébranlé par les événements qu’il mourut deux ans plus tard atteint d’aliénation mentale.

Durant de longues années, bien que travaillant à Moscou et dans d’autres villes, je restai en rapport avec les ouvriers d’Orekhovo-Zouievsk.

XVI. A la veille de l’insurrection de décembre, à Moscou

A la fin de septembre, je quittai Orekhovo-Zouievsk pour Moscou où les conditions de travail étaient toujours différentes. L’appareil du Parti y était composé en majorité d’intellectuels ; quelques ouvriers avaient été joints aux comités de la ville et du rayon pour assurer la liaison avec les masses.

Le mouvement ouvrier de masse commença vers la fin de septembre. Le 14 les typographes se mirent en grève ; le 25 ce furent les ouvriers de la boulangerie Filippov ; la police frappa les grévistes, il y eut trente arrestations.

A la fin de septembre, les typographes se rendirent dans les rues et sur les places où se trouvaient les imprimeries les plus importantes pour organiser des meetings et des manifestations. Dès les premiers jours leur grève prit un caractère politique, des collisions se produisirent entre les ouvriers, la police et les cosaques. La bagarre qui eut lieu dans la rue Malaïa-Bronnaïa est particulièrement éloquente : les cosaques, brandissant leurs nagaïkas, rouèrent de coups les manifestants rassemblés. Ceux-ci ripostèrent en leur lançant des pavés.

Les démonstrations massives des typographes et des boulangers, leurs manifestations, les coups assenés aux grévistes et les arrestations dont ils furent l’objet produisirent une énorme impression sur les ouvriers de Moscou et firent naître la sympathie de la bourgeoisie intellectuelle. C’est pourquoi la grève des typographes et des boulangers peut être considérée comme le début de la grève générale d’octobre à Moscou.

Sous l’influence de ces événements, le Comité de Moscou des social-démocrates lança au début d’octobre le mot d’ordre suivant : " Se préparer à la grève générale ", mais elle n’en fixa point la date.

Après la grève des typographes, on passa au travail de masse dans tous les rayons, non seulement parmi les ouvriers organisés, mais encore parmi les larges couches d’ouvriers non organisés.

Les premiers meetings furent piteux : des " Cent-Noirs " et des policiers vêtus en civils, ayant eu vent de la chose, s’y rendirent et organisèrent un guet-apens ; en plein meeting ils se ruèrent sur les ouvriers, munis de crocs, de bâtons et même d’armes. Notre nouveau public, que tant de bruit suffisait seul à effrayer, s’enfuit à toutes jambes, pris de panique, entraînant à sa suite les ouvriers organisés.

Pour parer aux attaques des " Cent-Noirs " et de la police, nous nous réunîmes dès lors sous la protection de notre section armée. Bien qu’elle ne possédât que cinq révolver, elle inspirait aux ouvriers une confiance inébranlable, et lorsqu’ils apprirent qu’elle assisterait à notre meeting, ils vinrent nombreux et plus confiants : les " Cent-Noirs " éprouvaient pour elle une terreur panique. Mais les cosaques continuaient à se faire craindre. On avait peur de rentrer seul à la maison. Chacun songea à s’armer : poignards, piques et révolvers assurèrent l’auto-défense.

Nous faisions de l’agitation en vue d’une grève générale. Nous discutions sur les droits des ouvriers tout en examinant les conditions matérielles de leur existence.

Une conférence des bolchéviks (des comités d’usines) se tint le 10 octobre afin d’examiner l’attitude à prendre vis-à-vis de la Douma de Boulyguine. Mais au lieu de discuter sur ce sujet l’un des ouvriers présents proposa de déclarer la grève générale. Cette proposition, mise aux voix, recueillit tous les suffrages. Le prolétariat de Moscou fut convié à entrer en grève le 11 octobre.

Les autres organisations menchéviks et socialistes-révolutionnaires, se rallièrent à cette décision de la conférence à l’unanimité.

Le 11 octobre, la vie des usines se figea, toute la ville sombra dans les ténèbres, la lumière et l’eau avaient disparu. Tout était mort : les chemins de fer, les institutions d’Etat, les pharmacies, etc., car les employés aussi étaient partis en grève. C’était le front uni de tous les travailleurs contre le régime existant. Seules quelques entreprises travaillaient, résultat de l’inconscience des ouvriers restant étrangers à la lutte collective.

La grève d’octobre engloba toutes les grandes entreprises du rayon de Rogojsk excepté l’usine métallurgique la plus importante du rayon de Moscou : l’usine Goujon.

Dans certaines entreprises, notre organisation était assez influente, elle put arrêter le travail. C’est ce qui eut lieu à Gakental, Goubkine, Kouznetzov, Perenoud, etc. Ailleurs il fallut l’intervention d’agitateurs, ou de groupes d’ouvriers déjà partis en grève.

Le rayon Rogojski était arriéré au point de vue révolutionnaire, comparativement aux autres rayons.

Afin de renforcer l’influence de notre parti à l’usine Goujon, nous y fîmes entrer l’agitateur Nicolaï et nous y allâmes en groupes pour contraindre les ouvriers à quitter le travail. En vain. Ils se montrèrent récalcitrants, malgré tous nos efforts pour les convaincre, et nous lancèrent toutes sortes d’objets en fer, blessant trois camarades, qu’ils livrèrent ensuite à la police.

Ce fut Goujon lui-même qui nous aida à arrêter son usine. Le jour de la paye, les ouvriers se rendirent compte que ses belles promesses n’avaient été que de vains mots, et apprirent qu’il se disposait à renvoyer ceux qui semblaient suspects.

Profitant de cette occasion, nous fîmes de l’agitation, avançant des revendications non seulement économiques, mais politiques et juridiques (droits des ouvriers des usines, doyens de fabriques et d’usines). Goujon accéda à l’élection de doyens, en vertu de la loi alors en vigueur sur les doyens de fabriques et d’usines, et fit afficher sa décision dans les ateliers.

Nous ripostâmes en diffusant des tracts disant quels étaient les doyens dont nous avions besoin. Par ces tracts tirés à la polycopie, nous menions une agitation énergique en faveur de la grève, sous prétexte d’examiner la question des doyens.

La première réunion se tint à l’école de la ville située au-delà de la Pokrovskaïa Zastava et où les cours du soir se donnaient pour les ouvriers le dimanche.

Les ouvriers organisés de chez Goujon et les sympathisants étaient présents.

Nous prîmes nos dispositions et bientôt nous convoquâmes une seconde réunion, plus grande cette fois, dans un café au-delà de la Rogojskaïa Zastava. Tous les ateliers y étaient représentés. Le café était comble. La réunion eut lieu dans plusieurs pièces à la fois. A côté des revendications économiques, nous posâmes des questions politiques. Et les ouvriers de chez Goujon, qui la veille encore s’opposaient au mouvement, acceptèrent volontiers nos mots d’ordre révolutionnaires. Ainsi l’atmosphère révolutionnaire anima la masse ouvrière. Son attitude changea complètement à notre égard.

Ils étaient enfin de notre bord. Le Comité de Moscou accordait une grande importance à la déclaration de la grève dans cette usine.

Un comité de grève fut élu. La plupart de ses membres étaient des nôtres.

Il organisa l’aide aux ouvriers nécessiteux, pères de famille. Ils eurent bientôt une section de combat forte de quarante à cinquante hommes.

C’est également à cette époque que nous commençâmes à nous organiser dans les entreprises de Podobiev, à la douane, dans les fabriques de Konstantinov, de Stolkind.

A la fabrique Alexiev, les ouvriers vivaient totalement étrangers à la vie de Moscou. La plupart d’entre eux avaient des attaches à la campagne et se tenaient à l’écart du mouvement ouvrier. Notre activité parmi eux se développait lentement et avec peine. Nous réussîmes d’abord à organiser des cercles dans les dortoirs.

Parmi les petites entreprises du rayon, il en est beaucoup qui continuèrent à travailler. Elles étaient sous la dépendance trop directe du patron.

A la fin de la grève d’octobre, nous commençâmes pourtant à les attirer au front révolutionnaire. Notre organisation les aidait à formuler leurs revendications économiques et à obtenir des réalisations.

Il n’était pas rare que nous servions de médiateurs entre les ouvriers et les patrons.

Certains ouvriers, ceux de la fabrique de charcuterie, des petites entreprises de textile, accueillaient nos mots d’ordre de mauvaise grâce, car c’était la première fois que l’appel des social-démocrates s’adressait à eux.

Dès le début de l’année scolaire, après que fut décrétée l’autonomie des écoles supérieures, les étudiants tinrent des réunions dont le Comité der Moscou sut tirer parti, les transformant en des meetings massifs du prolétariat moscovite.

Ils eurent lieu, tout d’abord à l’Ecole Technique Impériale, puis à l’Institut des Ingénieurs, et à l’Université qui, grâce à l’activité déployée par la fraction des étudiants, furent mis à l’entière disposition de notre organisation et devinrent l’état-major révolutionnaire du Comité de Moscou.

Les meetings s’y succédaient sans trêve. Les orateurs allaient d’un oratoire à l’autre, d’une école à l’autre. Certains ouvriers, las d’entendre les orateurs leur répéter les mêmes choses, quittaient nos réunions et d’autres prenaient leur place. C’est alors que les ouvriers eurent pour la première fois à prendre la parole devant des auditoires aussi nombreux, et ils apprirent petit à petit à exprimer leur pensée. Jamais personne n’avait de la chaire du " temple de la science ", tonné contre le régime de l’autocratie, comme le faisaient ces orateurs à l’extérieur peu soigné et jamais l’on avait, dans les auditoires de ces écoles supérieures, serré les points comme le faisait ce public inaccoutumé.

L’état d’esprit des masses ouvrières changeait à vue d’œil. Elles se préparaient à se jeter dans une lutte à mort contre l’autocratie, l’ennemi séculaire. On s’en rendit compte dans le camp ennemi.

L’autocratie mobilisa pour lutter contre le mouvement ouvrier grandissant, non seulement l’Okhrana, la police et les cosaques, mais encore les " Cent-Noirs ", où cabaretiers, bouchers, criminels de droit commun, travailleurs de quelques catégories isolées tels les izvoztchiki et les employés de petites entreprises commerciales se coudoyaient.

Sous l’égide de la " sainte " Eglise et de la police avec les mots d’ordre : " pour la défense du petit père le tsar ", " contre les juifs et les révolutionnaires à leur solde ", les " Cent-Noirs " enivrés d’alcool et avec l’assentiment des agents du pouvoir, avaient juré l’extermination des " séditieux ".

D’abord ils attaquèrent timidement et traîtreusement des ouvriers séparés et des intellectuels, puis ce fut la terreur pour les révolutionnaires en vue.

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