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Le communisme, avenir de la société

vendredi 15 mai 2009, par Robert Paris

Le communisme, avenir de la société


Auguste Blanqui


L’étude attentive de la géologie et de l’histoire révèle que l’humanité a commencé par l’isolement, par l’individualisme absolu, et qu’à travers une longue série de perfectionnements elle doit aboutir à la communauté.

La preuve de cette vérité se fera par la méthode expérimentale, la seule valable aujourd’hui, parce qu’elle a fondé la science.

L’observation des faits et leurs déductions irréfutables établiront pied à pied cette marche constante du genre humain. On verra nettement que tout progrès est une conquête, tout recul une défaite du communisme, que son développement se confond avec celui de la civilisation, que les deux idées sont identiques ; que tous les problèmes successivement posés dans l’histoire par les besoins de notre espèce ont eu une solution communiste, que les questions aujourd’hui pendantes, si ardues, si pleines de trouble et de guerre, n’en peuvent pas davantage recevoir d’autre, à peine d’aggravation du mal et de chute dans l’absurde.

Tous les perfectionnements de l’impôt, la régie substituée à la ferme, les postes, le tabac, le sel, innovations communistes. Les compagnies industrielles, les sociétés commerciales, les assurances mutuelles de toute nature, même estampille. L’armée, les collèges, les prisons, les casernes, communisme dans les limbes, grossier, brutal, mais inévitable. Rien ne se fait hors de cette voie. L’impôt, le gouvernement lui-même sont du communisme, de la pire espèce à coup sûr, et cependant, d’une nécessité absolue. L’idée a dit à peine son premier mot. Avant d’en être à son dernier, elle aura tout changé de face. Nous ne sommes encore que des barbares.

Voyez les effets du régime actuel ! Le bas prix et par conséquent l’abondance des denrées sont tenus pour une calamité, qui ruine les producteurs, met aux abois l’industrie et le commerce. L’économie politique consacre ouvertement ce blasphème par ses définitions. Elle dénomme utilité la richesse naturelle, et valeur la richesse sociale. Or, l’utilité, c’est l’abondance, et la valeur c’est la rareté. Plus il y a de valeur utile, moins il y a de valeur vénale. O démence ! comment ce qui est un bienfait par soi-même peut devenir un fléau ? Par l’avidité du capital, qui exige la part du lion et se retire dès que les prix la lui refusent. Sa retraite renchérit les produits, et il revient pêcher en eau trouble.

Les Hollandais, dans leurs possessions asiatiques, interdisaient la culture du poivre, de la muscade, etc..., et détruisaient par masses les épices, afin d’en maintenir le haut prix sur le marché. Dans les pays civilisés, chaque producteur désire la cherté de son produit et l’abaissement de tous les autres. La baisse des farines désole l’agriculteur, et la hausse désespère l’industriel. Cette guerre sociale en permanence n’est-elle pas une accusation terrible contre l’organisation présente ?

Sous le régime communitaire, le bien profite à tout le monde et le mal ne profite à personne. Les bonnes récoltes sont une bénédiction, les mauvaises une calamité. Nul ne bénéficie de ce qui nuit aux autres et ne souffre de ce qui leur est utile. Toutes choses se règlent selon la justice et la raison. Le stock peut regorger, sans qu’il s’ensuive des crises industrielles et commerciales. Bien au contraire, l’accumulation des produits, impossible aujourd’hui sans désastres, n’aura de limite alors que leur détérioration naturelle.

Les pires plantes s’emparent souvent du terrain au détriment des meilleures. Le capitalisme, âpre au gain, l’oeil aux aguets, a saisi la partie de l’association, et ce magnifique instrument de progrès est devenu entre ses mains un véritable chassepot. Il en use pour exterminer la petite et moyenne industrie, le moyen et le petit commerce.

Ces pauvres gens meurent, étouffés dans l’ombre, à la muette. Ni éclat, ni scandale. On ne voit, on n’entend rien. Ils disparaissent incognito. Ceci est bien autre chose que les émeutes de 1848, cause de tant de fureurs aveugles et de vengeances sans pitié. Les commerçants peuvent méditer à loisir la fable de La Fontaine, le torrent au fracas inoffensif, la rivière qui engloutit sans bruit dans ses eaux tranquilles. On passe le torrent, les pieds un peu mouillés ; on reste au fond de la rivière.

Sur les ruines du bourgeois modeste s’élève, plus savante et plus terrible que le vieux patriciat, cette triple féodalité financière, industrielle et commerciale qui tient sous ses pieds la société entière ; l’astuce au lieu de la violence, le détrousseur de grande route supplanté par le pickpocket.

Il était écrit que le passé, avant de mourir, frapperait son dernier coup avec l’arme même qui doit le tuer. En frappant, il s’est porté de sa propre main une blessure mortelle. L’association, au service du Capital, devient un fléau tel qu’il ne sera pas longtemps supporté. C’est le privilège de ce glorieux principe de ne pouvoir faire que le bien. Il est pour le mal l’insecticide Vicat. Les punaises qui s’y frottent périssent empoisonnées.

Quand l’heure a sonné d’une évolution sociale, tout se précipite à sa rescousse, pour aider l’enfantement. Les énergies épuisées qui vont s’éteindre lui apportent elles-mêmes, sans en avoir conscience, le concours de leur dernier effort. Nous assistons à un curieux spectacle. Sous nos yeux se déroulent les préliminaires de la communauté.

Qu’est-ce que l’assistance mutuelle, dont le principe reçoit à chaque instant une application nouvelle, et travaille à solidariser peu à peu tous les intérêts ? Une des faces de la transformation qui s’approche. Et l’association, cette favorite du jour, panacée universelle dont les louanges retentissent en choeur, sans une seule voix discordante, qu’est-ce également sinon la grande avenue et le dernier mot du communisme ?

Point d’illusions cependant. Ce dernier mot ne se dira pas tant que la grande majorité reste accroupie, dans l’ignorance. La lune descendrait sur notre globe, plutôt que la communauté, privée de son élément indispensable, les lumières. Il nous serait aussi facile à nous de respirer sans air qu’à elle d’exister sans l’instruction, son atmosphère et son véhicule. Entre ces deux choses, instruction et communisme, le lien est si étroit que l’une ne saurait faire sans l’autre, ni un pas en avant, ni un pas en arrière. Elles ont constamment marché de conserve et de front dans l’humanité et ne se distanceront jamais d’une ligne jusqu’à la fin de leur commun voyage.

Ignorance et communauté sont incompatibles. Généralité de l’instruction sans communisme, et communisme sans généralité de l’instruction, constituent deux impossibilités égales. L’homme de la communauté, c’est celui qu’on ne trompe, ni ne mène. Or tout ignorant est une dupe et un instrument de duperie, un serf et un instrument de servitude...

Un insensé, sinon un jésuite, a osé dire dans une réunion publique : « Si la société était composée de producteurs, de bons ouvriers, mais ignorants, elle marcherait tombant de l’exploitation au despotisme, mais elle vivrait. Si la société était composée de savants, nullement producteurs, elle ne saurait vivre. »

Le même homme a dit aussi : « Je redoute cette anomalie de déclassés qu’on voit chaque jour, qui sont très instruits, très intelligents, et qui sont hors d’état de gagner leur vie. »

C’est encore ce précieux orateur qui a repousse l’enseignement gratuit, obligatoire et laïque, comme attentatoire à la liberté et aggravant la réglementation centralisatrice. »

Ce sont là tous les voeux et toutes les haines des prêtres, voeux de ténèbres, haines des lumières. La guerre aux déclassés était, après le coup d’État, le cri de ralliement de la chasse impitoyable faite aux instituteurs et aux collèges laïques. Il faut lire les circulaires des préfets de cette époque néfaste pour comprendre les projets de la réaction clérico-monarchique.

L’enseignement libre livrerait toute l’éducation aux jésuites. Nulle concurrence possible devant la coalition du clergé et du Capital. La trahison seule osera soutenir le contraire. Enfin, l’anathème lancé à une société toute composée de savants révèle suffisamment l’intention de perpétuer le régime des castes, ici les parias du travail manuel, là les privilégiés de l’intelligence, une masse d’abrutis et une privilégiés d’abrutisseurs.

Il faut beaucoup d’audace, si ce n’est encore plus d’ineptie, pour prétendre qu’une nation de savants ne saurait vivre et sans doute se lasserait de mourir de faim. Aucun peuple des temps actuels ne pourrait lutter de puissance productive avec une nation de savants, soit en agriculture, soit en industrie. La distance entre les deux serait plus grande qu’entre les Gaulois de César et les Français de 1870.

Que les réunions publiques, si elles durent, prennent garde aux émissaires de la Compagnie de Jésus. C’est sa tactique d’en entretenir dans tous les clubs, et, pour enlever les questions qui tiennent à coeur aux révérends pères, ces limiers ont l’ordre de prendre tous les masques. Or l’intérêt clérical, c’est l’enseignement libre, la mise en suspicion de la science et des savants, et la guerre aux déclassés, autrement dit, aux hommes instruits et pauvres.

Quiconque, sous prétexte de liberté et d’économie, rejette l’enseignement gratuit et obligatoire, pour demander l’enseignement libre, est un agent du jésuitisme. Qu’il se dise d’ailleurs républicain, révolutionnaire, athée, matérialiste, socialiste, communiste, proudhoniste, tout ce qu’il voudra, peu importe la couleur de son masque, on peut, sans crainte d’erreur, l’appeler suppôt des jésuites. En effet, le bon sens montre que l’enseignement libre, sans intervention de l’État, ni gratuité, c’est, par la toute-puissance de l’écu, le monopole de l’éducation aux mains des prêtres.

Or enseignement du prêtre signifie ténèbres et oppression. L’armée noire, forte de cent mille soldats mâles et femelles, s’en va pleine de furie, colportant la nuit et posant partout l’éteignoir. Appuyée sur l’État, elle domine, gouverne, menace, comprime. Le bras séculier est à ses ordres, le Capital lui prodigue toutes ses ressources, la sachant son meilleur auxiliaire, ou plutôt sa dernière planche de salut.

Qui ne connaît aujourd’hui ce péril ? La démocratie entière, sans distinction de nuances, le proclame, en invoquant l’unique remède, l’instruction. Divisée pour tout le reste, elle est unanime sur ce point. Le même cri s’échappe de toutes les poitrines « De la lumière ! De la lumière ! Plus d’abrutissement clérical ! »

Vaines clameurs. le gouvernement fait la sourde oreille et ne répond que par l’accélération fiévreuse de l’influence jésuitique. Chaque année se ferment par centaines les écoles laïques et s’ouvrent plus nombreuses encore les écoles congréganistes. Si l’on compare 1848 à 1870, on verra que les filles, il y a vingt-cinq ans, appartenaient par moitié aux deux enseignements, et qu’il en reste à peine un sixième aujourd’hui aux laïques ; que de dix-sept pour cent, le chiffre des garçons empoisonnés par l’éducation sacerdotale s’est élevé à cinquante pour cent, et que cette effrayante progression continue avec redoublement pour les deux sexes. Le plan de crétinisation universelle se poursuit sans relâche. S’accomplirat-il ?

Non ! Mais quel retard dans l’avènement des jours heureux ! Quelle halte désolante dans l’antagonisme et la misère ! Les années fuient, inutiles et monotones, les générations passent, dévorées l’une après l’autre par le monstre de la superstition et de l’ignorance. Il est là debout, barrant à l’humanité le chemin de la terre promise qu’elle entrevoit dans le lointain, sans pouvoir l’atteindre.

Combien de temps encore faudra-t-il lutter contre cet ennemi qui ne fait jamais quartier, lui, et qu’on pardonne toujours, après l’avoir terrassé ? Ah ! Si la révolution avait fait son devoir en 1830, en 1848, ce demi-siècle, si tristement perdu, aurait suffi pour toucher le but. La guerre serait finie, et les nations, laissant derrière elles passé s’enfoncer rapidement dans la nuit, s’avanceraient à grands pas vers un avenir toujours plus radieux.

La révolution sera-t-elle sage enfin à son prochain triomphe, ou fera-t-elle grâce encore une fois au génie du mal, qu’elle a laissé jusqu’ici se relever plus terrible de chacune de ses chutes ? Il y a dans nos rangs des traîtres qui le protègent aux heures de revers, avec des phrases cabalistiques dont le peuple est dupe. Le mot d’ordre de la prochaine trahison sera : « libération du budget des cultes ; séparation de l’Église et de État. » Traduisez : victoire du catholicisme, écrasement de la révolution. Que notre devise à nous soit — « Suppression des cultes, expulsion des prêtres ! Et qu’elle ne fléchisse ni devant la prière, ni devant la menace, ni devant l’astuce.

Céder serait la mort. La république victorieuse n’aura pas de temps à gaspiller en luttes inutiles. Trop d’obstacles exigeront des années de tranchée ouverte, pour s’amuser à l’attaque en règle d’une haie qui peut se franchir à la course. L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simples haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie ; pour le bastion, vingt ans.

La haie gênerait le siège ; — rasée. Il ne sera encore que trop long, et, comme la communauté ne peut s’établir que sur l’emplacement du bastion détruit, il n’y faut pas compter pour le lendemain. Un voyage à la lune serait une chimère moins dangereuse. C’est pourtant le rêve de bien des impatiences, hélas, trop légitimes, rêve irréalisable avant la transformation des esprits. La volonté même de la France entière resterait impuissante à devancer l’heure, et la tentative n’aboutirait qu’à un échec, signal de furieuses réactions.

Il y a des conditions d’existence pour tous les organismes. En dehors de ces conditions, ils ne sont pas viables. La communauté ne peut s’improviser, parce qu’elle sera une conséquence de l’instruction qui ne s’improvisé pas davantage. N’oublions pas la race des vampires, qui est aussi celle des caméléons. Elle ne disparaîtrait pas plus, le lendemain de la révolution, que la race des naïfs et des simples, sa pâture ordinaire.

Les habits seraient tôt retournés. On verrait surgir de terre, en foule, comme les champignons après l’orage, des charlatans de communisme pour embrigader les hommes, des tartuffes de communauté pour embobeliner les femmes. A eux, prix infaillible de l’intrigue, la gérance, c’est-à-dire la disposition discrétionnaire des biens communs. La masse des ignorants deviendrait leur proie et leur armée... absolument comme aujourd’hui, avec des conséquences bien autrement terribles : une telle mêlée de tyrannie et d’anarchie que la contre-révolution arriverait foudroyante, non pour un jour, mais pour de longues années, sous les terreurs vivaces du souvenir. Un bond effroyable en arrière !

N’est-ce point d’ailleurs folie de s’imaginer que, par une simple culbute, la société va retomber sur ses pieds, reconstruite à neuf ? Non ! les choses ne se passent pas ainsi, ni chez les hommes, ni dans la nature.

La communauté s’avancera pas à pas, parallèlement à l’instruction sa compagne et son guide, jamais en avant, jamais en arrière, toujours de front. Elle sera complète le jour où, grâce à l’universalité des lumières, pas un seul homme ne pourra être la dupe d’un autre. Ce jour-là, nul ne voudra souffrir l’inégalité de fortune. Or le communisme seul satisfait à cette condition...

On objectera peut-être que l’égalité de l’éducation n’entraîne point du tout celle des intelligences, et qu’il restera toujours l’inégalité des cerveaux pour constituer une hiérarchie intellectuelle, depuis le génie jusqu’à la nullité.

D’accord. Mais, chez le plus pauvre cerveau, l’instruction intégrale sera une armure suffisante, à l’épreuve de la tromperie, quel qu’en soit le masque. L’expérience le prouve. L’exploiteur rencontrerait sur chaque visage ce sourire écrasant qui veut dire : « Banquiste, va ! La conviction de son impuissance lui épargnera ce déboire. D’ailleurs, l’ordre établi n’étant point une improvisation, la race des vampires aura eu le temps de s’acclimater et de se résigner au nouveau milieu. Qu’on ne s’y trompe pas, la fraternité, c’est l’impossibilité de tuer son frère.

La plus utile des facultés humaines, la faculté protectrice par excellence, qui nous défend à la fois contre le dedans et le dehors, contre les autres et contre nousmêmes, le jugement, trop rare aujourd’hui, prendra, par l’instruction intégrale, un essor prodigieux qui en fera l’arme de la société nouvelle. Fruit de l’expérience et de la comparaison, il y puisera une force inconnue. C’en sera fait alors de la ruse. Une clairvoyance implacable ira la dépister sous ses derniers déguisements. Fripons et dupes cesseront de former les deux grandes divisions de l’humanité.

Déjà la crédulité est partout battue en brèche. L’armée noire garde encore sous séquestre les enfants et les femmes. Les hommes l’abandonnent. Tenir l’enfant et perdre l’adulte ! Avoir toujours à soi, par privilège., la page blanche où se gravent si aisément les impressions ineffaçables, et les voir ensuite effacer, remplacer... travail si rude ! Quelle sentence irrévocable ! Puisse-t-elle s’exécuter à bref délai !

Le génie demeurera une exception. Le jugement deviendra l’apanage commun. Il suffit pour détrôner à jamais l’hypocrisie, reine actuelle du monde. Tartuffes de sentiment, tartuffes de franchise, tartuffes de mansuétude, tartuffes de dévouement, tartuffes de cordialité, tartuffes de candeur, tartuffes de chevalerie, tartuffes de vertu, tartuffes de bonhomie, tartuffes de bienveillance, tartuffes, mes amis, abominables peste, vous serez démasqués à la minute, sifflés, bafoués, et la tartuferie religieuse,. la plus infernale de toutes, ne sera plus qu’un souvenir historique, souvenir d’étonnement et d’horreur.

Les gens auront des regards si perçants que, chez tout individu, défauts et qualités se compteront un à un, comme dans un bocal de verre. Ah ! Il faudra marcher droit, sous peine des rires et des huées. Et cependant l’indulgence sera le fond général des esprits, car le libre arbitre, par arrêt définitif de la science, aura cessé d’exister. Quant au crime, disparu avec le Capital et la religion, ses père et mère.

Telles seront, d’après nous, les conséquences de l’universalité des lumières. Notez que, dans cet horoscope, le communisme figure comme simple effet, non comme cause. Il naîtra fatalement de l’instruction généralisée et ne peut naître que de là.

Or on lui reproche d’être le sacrifice de l’individu et la négation de la liberté. Certes, s’il venait, par forceps, avant terme, ce triste avorton ferait fuir à toutes jambes vers les oignons d’Égypte. Mais, s’il doit être fils de la science, qui osera se porter accusateur contre l’enfant d’une telle mère ? Où sont d’ailleurs les preuves à l’appui de l’imputation qu’on lui lance ? Elle n’est qu’une insulte gratuite, puisque l’accusé n’a jamais vécu.

Et au nom de qui cette arrogante supposition ? Au nom de l’individualisme qui, depuis des milliers d’années, assassine en permanence la liberté et l’individu. Combien sont-ils, dans notre espèce, les individus dont il n’ait pas fait des ilotes et des victimes ? Un sur dix mille peut-être. Dix mille martyrs pour un bourreau ! Dix mille esclaves pour un tyran ! et l’on plaide de par la liberté ! Je comprends ! Quelque sinistre escobarderie, embusquée derrière une définition. L’oligarchie ne s’intitule-t-elle pas démocratie, le parjure honnêteté, l’égorgement modération ?

La liberté qui plaide contre le communisme, nous la connaissons, c’est la liberté d’asservir, la liberté d’exploiter à merci, la liberté des grandes existences, comme dit Renan, avec les multitudes pour marchepied. Cette liberté-là, le peuple l’appelle oppression et crime. Il ne veut plus la nourrir de sa chair et de son sang.

Moralistes et législateurs posent tous en principe que l’homme est tenu de faire à la société le sacrifice d’une portion de sa liberté, en d’autres termes que la liberté de chacun a pour limite la liberté d’autrui. Cette définition est-elle obéie par l’ordre actuel, avec ses deux catégories de privilégiés et de parias ? Combien faut-il de servitudes pour faire une liberté ? 10, 20, 60, 100, 2 000, 30 000, 100 000 ? Innombrables les tarifs, innombrables leurs applications. La chaîne seule ne varie pas.

Tout empiètement sur la liberté d’autrui viole la définition des moralistes, la seule légitime, quoique toujours restée un vain mot. Elle implique donc parité sociale entre les individus, d’où il suit que la liberté a pour limite l’égalité.

Seule, l’association intégrale peut satisfaire cette loi souveraine. Le vieil ordre la trepigne sans pudeur et sans pitié. Le communisme est la sauvegarde de l’individu, l’individualisme en est l’extermination. Pour l’un, tout individu est sacré. L’autre n’en tient pas plus compte que d’un ver de terre, et l’immole par hécatombe à la sanglante trinité Loyola, César et Shylock ; après quoi , il dit avec flegme : « La communauté serait le sacrifice de l’individu. »

Elle troublerait le festin des anthropophages, cela est clair. Mais ceux qui en font les frais ne trouveront pas mauvais ce dérangement. C’est l’essentiel. Sous quel prétexte d’ailleurs nous chercher querelle ? S’agit-il d’imposer le communisme a priori ? Nullement. On se borne à prédire qu’il sera le résultat infaillible de l’instruction universalisée. Qui pourrait condamner le développement rapide des lumières ? S’il doit s’ensuivre l’avènement régulier de la communauté, personne n’a mot à dire.

Chacun proclame l’instruction la seule réponse possible aux énigmes du sphinx social. Il n’est pas bien sur que cette invocation soit sincère dans toutes les bouches. Il en est encore de ce mot comme de tous ceux qui posent un problème. Autant de partis, autant de définitions. Pour les prêtres, c’est le catéchisme et point de science ; pour les socialistes, c’est la science et plus de catéchisme.

Rien d’étonnant dès lors dans cette unanimité des voix. Elle n’en cache pas moins une guerre à mort. Le peuple n’a pas à s’en inquiéter. Il est sans arrièrepensée, lui, et ne prend point de fausses enseignes. Il a toujours écrit sur la sienne : Liberté, Instruction, avec un sens clair et précis. Le cléricalisme, au contraire, après avoir longtemps chargé ces deux mots de ses anathèmes, s’est ravisé, voyant son impuissance, et les colle aujourd’hui à sa bannière, pour bénéficier de leur prestige. Double et impudent mensonge. Que lui importe, pourvu qu’il fasse des dupes !

Que le conservatisme pressente où conduit la diffusion des lumières, son alliance avec l’éteignoir le dit assez haut. Plus d’ignorance, plus d’oppression ! Il est sapé par la base et lutte pour prolonger les ténèbres, son milieu vital. Au socialisme la tâche opposée : faire émerger de la nuit présente le ciel lumineux qui éclairera sa victoire, victoire de la justice et du sens commun sur la malfaisance et l’absurdité. Sa mission alors sera remplie.

On prétend toutefois exiger de lui davantage. La doctrine capitaliste, qui a comblé et comble encore le genre humain de tant de bienfaits, se tourmente fort de voir son pupille s’acheminer vers d’autres drapeaux. Dans sa sollicitude, elle somme le communisme, son jeune rival, d’exposer par le menu les détails de l’organisation future, de résoudre toutes les difficultés qu’il lui plaît de prévoir, de servir enfin à sa curiosité un édifice, complet de la cave au grenier, sans omission d’un clou ni d’une cheville.

« Comment le citoyen de la nouvelle Salente disposerait-il de sa personne, de son temps, de ses fantaisies de voyage ou de repos ? Qui lavera la vaisselle ? Qui balaiera ? Qui videra les pots de chambre et remplira les tinettes ? Qui tirera la houille des mines, etc...? »

A ces interrogations impertinentes, une seule réponse « Cela ne vous regarde pas, ni moi non plus. »

Eh ! quoi ! Voici quarante à cinquante millions d’hommes, tous ferrés à glace, mieux que pas un académicien, tous armés de pied en cap contre la violence et la ruse, tous susceptibles comme des sensitives, ombrageux comme des chevaux sauvages. Rien de ce quelque chose d’exécrable et d’exécré qui s’appelle un gouvernement ne pourrait montrer son nez au milieu d’eux ; pas une ombre d’autorité, pas un atome de contrainte, pas un souffle d’influence ! Et ces quarante millions de capacités, à qui nul de nous n’irait à la cheville, auraient besoin, pour s’organiser, de nos conseils, de nos règlements, de notre férule ! Ils ne sauraient, sans nous, où trouver des chemises et des culottes, et ils seraient gens à mettre dans leur oreille, si nous ne les avions prévenus qu’on mange par la bouche ! C’est fort. Quant à moi, s’ils venaient me relancer dans ma tombe sur la question des pots de chambre, je leur dirais tout net : « Quand on ne sait pas se boucher le nez, on se bouche le derrière. »

Nos quarante immortels eux-mêmes, si une multiplication soudaine par six zéros improvisait un million de Thiers, un million d’Ollivier, un million de Dupanloup, etc... avec la France déserte à leur disposition, croyez-vous bonnement que, montés au chiffre de quarante millions, ils passeraient tout leur temps à s’adresser des harangues en vers et en prose ? Pas si fous ! Idem, il faut déjeuner, et ils n’attendraient pas une heure pour mettre la main à la pâte.

Naturellement, le premier vote aurait pour objet la division du travail. Le système des castes, presque installé d’avance par le fait des quarante types, serait-il acclamé d’enthousiasme ? Oh ! Que nenni ! Je me persuade que les Mérimée, par exemple, ne tiendraient pas obstinément au privilège de rincer les vases de nuit, fût-ce des vases étrusques. Tant de fortes têtes sauraient bien entourer cette besogne indispensable d’une auréole de poésie, qui permît de dire de tous et de chacun /

Ce réac édenté devint, à son honneur,
D’assez triste écrivain, merveilleux vidangeur.

C’est une chose réjouissante, quand on discute communisme, comme les terreurs de l’adversaire le portent d’instinct sur ce meuble fatal ! « Qui videra le pot de chambre ? » C’est toujours le premier cri. « Qui videra mon pot de chambre ? » veut-il dire, au fond. Mais il est trop avisé pour user du pronom possessif, et, généreusement, il consacre ses alarmes à la postérité.

Sale chose que l’égoïsme de l’heure vivante ! Un mélange de cynisme et d’hypocrisie ! Est-il question du passé ? Feuilles mortes ! On en fait litière. L’Histoire s’esquisse à grands traits, du plus beau sang-froid ; avec des monceaux de cadavres et de ruines. Nulle boucherie ne fait sourciller ces fronts impassibles. Le massacre d’un peuple, évolution de l’humanité. L’invasion des barbares ? Infusion de sang jeune et neuf dans les vieilles veines de l’Empire romain. La trombe des Germains et des Huns n’a passé sur le monde latin que pour en purifier l’atmosphère corrompue. Ouragan providentiel ! Quant aux populations et aux villes que le fléau a couchées sur son passage... Nécessité... Marche fatale du progrès. Tout est bien qui a enfanté le présent, c’est-à-dire nous. Pas d’avances trop dispendieuses pour un si beau produit.

Mais s’agit-il des générations à venir ? Quel changement ! A l’insensibilité succède une passion délirante. On est pris d’une telle furie de tendresse devant ces poupards en perspective, qu’on se hâte de les mettre sous clé, afin de les préserver des accidents. Leurs pas, leurs gestes sont comptés, équilibrés, crainte de chute. Tout est réglé d’avance, comme un papier de musique, pour les pauvres petits automates, et à perpétuité, s’il vous plaît. Religion perpétuelle, dynastie perpétuelle, lois perpétuelles, et surtout dette perpétuelle, en payement légitime de tant de sollicitude et d’amour.

Hé ! Bonnes gens, quand vous aurez rejoint vos ancêtres, on fera de vous le cas, et un peu moins, que vous avez fait d’eux. Après s’être mises à l’abri de l’infection de vos carcasses matérielles, les poupées à ressort de votre usine casseront tous leurs ressorts et feront, à peu près en ces termes, l’oraison funèbre de vos carcasses morales :

« Dans l’histoire de l’Humanité, vous êtes la page du choléra et de la peste. Les barbaries et les sottises de vos aïeux étaient la faute de l’ignorance, le résultat de convictions aveugles. Vous avez fait le mal, vous, sciemment, avec préméditation, par noir égoïsme. Car vous n’avez jamais cru à rien qu’à votre intéret, ignobles sceptiques, et à cet intérêt vous avez voulu sacrifier jusqu’à vos plus lointains neveux. »

« Qui vous avait donné mandat de stipuler en notre nom, de penser et d’agir pour nous ? Avons-nous consenti la traite tirée sur notre travail ? Tartuffes ! Sous prétexte d’assurer notre bien-être, vous avez dévoré d’avance le fruit de nos sueurs, nous crevant de votre mieux les yeux et les oreilles, pour nous empêcher de voir et d’entendre. Que ne vous borniez-vous à vos affaires, en nous laissant le soin des nôtres ? Vous aviez l’impôt annuel, pour recette et pour dépense. Il fallait rester dans cette limite et vous conduire en loyaux usufruitiers, frais et profits compensés. Nous n’acceptons l’héritage que sous bénéfice d’inventaire. Qui fait les dettes les paye. »

« On dit que vos emprunts avaient pour but des travaux profitables à la postérité, et qu’elle doit prendre sa part des charges comme des bénéfices. On travaille pour elle, à elle de payer. — Pour elle ? Hypocrites ! Quelle entreprise a jamais été conçue dans un intérêt futur ? Non ! le présent ne songe qu’à lui. Il se moque de l’avenir aussi bien que du passé. Il exploite les débris de l’un et veut exploiter l’autre par anticipation. Il dit : "Après moi le déluge !" ou, s’il ne le dit pas, il le pense et agit en conséquence. Ménage-t-on les trésors amassés par la nature, trésors qui ne sont point inépuisables et ne se reproduiront pas ? On fait de la houille un odieux gaspillage, sous prétexte de gisements inconnus, réserve de l’avenir. On extermine la baleine, ressource puissante, qui va disparaître, perdue pour nos descendants. Le présent saccage et détruit au hasard, pour ses besoins ou ses caprices. »

Donc, occupons-nous d’aujourd’hui. Demain ne nous appartient pas, ne nous regarde pas. Notre seul devoir est de lui préparer de bons matériaux pour son travail d’organisation. Le reste n’est plus de notre compétence. Un bas Breton n’a point à faire la leçon à l’Institut. Si monsieur Veuillot soutient le contraire, comme c’est probable, disons à son intention personnelle : « Gros-Jean n’en doit pas remontrer à son curé ! » Ce rôle de bas Breton ou de Gros-Jean n’est-il pas grotesque ? Et ne faut-il pas admirer la fatuité de ces Lycurgue qui se croient tenus en conscience de minuter article par article le code de l’avenir ? Ils semblent craindre que ces pauvres générations futures ne sachent pas mettre un pied devant l’autre et s’empressent de leur fabriquer, qui un bourrelet, qui des brassières, qui une petite prison roulante pour leur apprendre à marcher libres.

Il est vrai que ces générations ne seront pas en reste de charité et s’attendriront à leur tour sur la folie de ces bons ancêtres, maçonnant à l’envi des édifices sociaux pour y claquemurer la postérité. La vieille prison est encore debout ; menaçante et noire, avec deux ou trois lézardes à peine qui ont permis l’évasion de quelques captifs, et déjà comme les mères-poules, à la vue de leurs petits canards descendus à l’eau, les néo-révélateurs sont dans les transes pour les malheureux évadés qui s’ébattent joyeusement au soleil :

« Eh ! Mes enfants ! Quelle imprudence ! Vous allez vous enrhumer au grand air. Vite, rentrez dans le beau palais que j’ai construit en votre faveur. On n’a jamais vu, on ne verra jamais son pareil ! »

Ils sont déjà trois ou quatre Moïses qui assurent avoir bâti à chaux et à ciment pour l’éternité, et les portes de l’enfer ne prévaudront certes pas contre ces paradis neufs à l’enchère. Libre à un croyant de chercher, à travers la brume, quelque fugitive échappée sur le monument de l’avenir. C’est un but honnête de promenade et un excellent exercice pour les yeux. Mais nous rapporter de cette excursion un dessin complet et minutieux de l’édifice, plan, coupe, hauteur et détails, avec état de lieux authentique... non, mon ami, non, rempochez votre épure.

La manie serait innocente, si ces fanatiques amants de claustration ne prêtaient main-forte contre les démolisseurs de la vieille geôle, qui refusent de travailler à la confection de la nouvelle et prétendent laisser le public en promenade, chose horrible suivant tous les messies.

Que la civilisation ait pour couronnement inévitable la communauté, il serait difficile de nier cette évidence. L’étude du passé et du présent atteste que tout progrès est un pas fait dans cette voie, et l’examen des problèmes aujourd’hui en litige ne permet pas d’y trouver une autre solution raisonnable. Tout est en pleine marche vers ce dénouement. Il ne relève que de l’instruction publique, par conséquent de notre bonne volonté. Le communisme n’est donc pas une utopie. Il est un développement normal et n a aucune parenté avec les trois ou quatre systèmes, sortis tout équipés de cervelles fantaisistes.

Cabet, par son Icarie et sa tentative de Nauvoo [1], a eu précisément le tort d’assimiler l’idéal régulier de l’avenir aux hypothèses en l’air des révélateurs de pacotille. Il a dû échouer plus rudement encore que ses émules, le communisme étant une résultante générale, et non point un oeuf pondu et couvé dans un coin de l’espèce humaine, par un oiseau à deux pieds, sans plume ni ailes.

Saint-simoniens, fouriéristes, positivistes ont tous déclaré la guerre à la révolution, accusée par eux de négativisme incorrigible. Pendant une trentaine d’années, leurs prêches ont annoncé à l’univers la fin de l’ère de destruction et l’avènement de la période organique, dans la personne de leurs messies respectifs. Rivales de boutique, les trois sectes ne s’accordaient que dans leurs diatribes contre les révolutionnaires, pécheurs endurcis, refusant d’ouvrir les yeux à la lumière nouvelle et les oreilles à la parole de vie.

Chose remarquable qui suffit pour établir la distinction, les communistes n’ont cessé de former l’avant-garde la plus audacieuse de la démocratie, tandis que les poursuivants d’hypothèses ont rivalisé de platitude devant tous les gouvernements rétrogrades et mendié leurs bonnes grâces par l’insulte à la république. C’est que le communisme est l’essence, la moelle de la révolution, tandis que les nouvelles religions n’en furent jamais que les ennemies, tout comme l’ancienne.

Personne n’ignore ce que sont aujourd’hui les saint-simoniens : des piliers de l’Empire. On ne peut pas certes les accuser d’apostasie. Leurs doctrines ont triomphé : la souveràineté du Capital, l’omnipotence de la banque et de la haute industrie. Ils trônent avec elles, rien de mieux. Mais dire que ces braves gens ont été pris pour de dangereux novateurs !

Les fouriéristes, après avoir fait, dix-huit ans, leur cour à Louis-Philippe sur le dos des républicains, ont passé à la république avec la victoire, fort étonnés bientôt et encore plus déconfits de rencontrer la roscription où ils avaient cru trouver la puissance. Disparus dans la tempête avec leur burlesque utopie. Les débris restent mêlés aux rangs démocratiques. Ils n’ont plus d’espoir ailleurs.

Le positivisme, troisième chimère du siècle, a débuté par la négation de tous les cultes, et fini par le système des castes, enté sur une caricature de catholicisme. Du reste, il s’est divisé. Les orthodoxes disent gravement la messe comtiste dans la chambre mortuaire du Prophète. Les protestants passent leur vie à nier la doctrine qu’ils prêchent, ou prêcher la doctrine qu’ils nient, comme on voudra. Tous également remarquables par leur crainte des coups, leur respect de la force et leur soin de fuir le contact des vaincus.

Comte a consacré ses dernières années au panégyrique de l’empereur Nicolas et au trépignement des révolutionnaires. Il avait imaginé ses castes pour gagner le coeur de la réaction. La réaction et le tsar n’ont pas daigné tourner la tête.

Les schismatiques font un certain bruit et possèdent un simulacre d’influence, grâce aux trembleurs de l’athéisme qui sont venus s’abriter sous une équivoque. Passé le péril, cette ombre d’existence s’évanouira, et les positivistes prendront la queue du socialisme ou émigreront dans le camp conservateur.

Le communisme, qui est la révolution même, doit se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique. Il en était dehors naguère. Il s’y trouve en plein coeur aujourd’hui. Elle n’est plus que sa servante. Il ne doit pas la surmener, afin de conserver ses services. Il lui est impossible de s’imposer brusquement, pas plus le lendemain que la veille d’une victoire. Autant vaudrait partir pour le soleil. Avant d’être bien haut, on se retrouverait par terre, avec membres brisés et une bonne.halte à l’hôpital.

N’oublions pas notre axiome : instruction et communauté cheminent de front et ne peuvent se devancer d’un pas. C’est beaucoup déjà d’avoir une soeur siamoise que tout le monde appelle à grands cris. L’une ne viendra pas sans l’autre.

Il est vrai que ces appels unanimes ont un sous-entendu : la définition. Or, nous l’avons vu, la définition est double, noire et blanche. Ne soyons pas dupes. Les pièces sont là. Le gouvernement et le conservatisme ne veulent que l’instruction donnée par les prêtres, ce qui signifie : ténèbres. Ils poussent avec frénésie à ce résultat. César, Shylock et Loyola marchent, les coudes serrés, à la conquête de la nuit. Ils n’arriveront pas, mais ils nous empêchent aussi d’arriver.

Les deux forces aux prises se tiennent mutuellement en échec. Personne n’avance, personne ne recule. Immobilité sur place. Pour nous, dans la situation, c’est un succès. La nuit tient à ses ordres 50.000 prêtres, 50.000 congréganistes et à peu près 40.000 instituteurs. Car presque tous aujourd’hui obéissent à la sacristie. L’Université est en pleine trahison.

On ne peut même pas compter sur la presse. Celle de l’opposition ne dépasse guère les murs des villes. La campagne appartient aux feuilles rétrogrades qui viennent appuver de leur propagande écrite la propagande orale du curé, des ignorantins et des grands propriétaires. Tout est contre nous, rien pour nous.

Que nous reste-t-il donc ? Le souffle du progrès qui circule dans l’air, les communications d’homme à homme par les routes ferrées, la conscience publique, le spectacle de nos ennemis surtout, notre meilleur plaidoyer. Ce qui grandit peut-être, c’est la colère, force précaire. La colère d’aujourd’hui devient souvent la peur de demain. Point de base solide que l’instruction, et les efforts adverses la paralysent. Nous marquons le pas.

Mais le lendemain d’une révolution, coup de théâtre. Non pas qu’il s’opère une transformation subite. Hommes et choses sont les mêmes que la veille. Seulement l’espoir et la crainte ont changé de camp. Les chaînes sont tombées, la nation est libre, et un horizon immense s’ouvre devant elle.

Que faire alors ? Atteler un nouveau relais au même chariot, comme en 1848, et reprendre tranquillement les mêmes ornières ? On sait où elles mènent. Si, au contraire, le sens commun a pris enfin le dessus, voici, tracées côte à côte, deux routes parallèles. L’une, d’étape en étape, aboutit à l’instruction intégrale universelle ; l’autre, par des étapes correspondantes, à la communauté.

Sur les deux routes, au début, même mesure : destruction des obstacles. Ils sont bien connus. Ici, l’armée noire ; à côté, la conspiration du Capital. L’armée noire, on l’évacue au delà des frontières, besogne simple. Le Capital est moins accommodant. On sait son procédé invariable : il fuit ou se cache. Après quoi, le capitalisme se met à la fenêtre et regarde tranquillement le peuple barboter dans le ruisseau. C’est l’histoire de 1848. Le peuple a gémi, pleuré, maugréé, puis, se fâchant trop tard, a été bien battu et a repris ses fers. Ne recommençons pas.

Empêcher la disparition du numéraire, impossible ! Il n’y faut pas songer seulement. Mais les meubles, voire les plaines, ne peuvent ni se cacher, ni fuir. Cela suffit. On court au plus pressé.


Note

[1] Colonie communiste fondée aux États-Unis par Cabet en 1849.

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