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La révolution en Turquie et les tâches du prolétariat, Léon Trotsky

mercredi 29 avril 2009, par Robert Paris

La révolution en Turquie et les tâches du prolétariat

17 décembre 1908

I

La révolution russe (de 1905) a eu des échos dans des lieux éloignés des frontières de la Russie. En Europe occidentale, elle a provoqué un développement tumultueux du mouvement prolétarien. Mais elle a aussi entraîné les pays d’Asie dans l’activité politique. En Perse, aux frontières du Caucase et sous l’influence directe des événements de Russie, une lutte révolutionnaire a commencé qui, avec des formes diverses, dure depuis plus de deux ans. En Chine, aux Indes, partout les masses se dressent contre leurs propres tyrans et les spoliateurs européens (capitalistes, missionnaires) qui non contents d’exploiter le prolétariat d’Europe pillent aussi les peuples d’Asie. Le contrecoup le plus récent de la révolution russe est la révolution qui a eu lieu cet été en Turquie.

La Turquie se trouve dans la péninsule balkanique, dans le coins sud-est de l’Europe. Depuis des temps immémoriaux, ce pays a symbolisé la stagnation, l’immobilisme et le despotisme. Sur ce terrain, le sultan de Constantinople n’est en rien inférieur à son frère de Saint-Pétersbourg, il le surpasse même. Des populations de races et de religions différentes (Slaves, Arméniens, Grecs) furent soumises à de diaboliques persécutions. Mais le peuple du Sultan lui-même - les musulmans turcs - ne vivaient pas dans le bonheur. Les paysans étaient pratiquement tenus en esclavage par les agents de l’administration et les propriétaires fonciers. Ils étaient pauvres, ignorants, sujets à la superstition. Il y avait peu d’écoles. Toute une série de mesures prises par le gouvernement du Sultan -qui craignait la croissance du prolétariat entravaient la construction d’usines. Les espions sévissaient partout. Le gaspillage et le détournement de fonds pratiqués par la bureaucratie du Sultan (comme par celle du Tsar) étaient sans limite. Tout cela devait aboutir au déclin complet de l’Etat. Les gouvernements capitalistes d’Europe, tels des chiens affamés, encerclaient la Turquie prêts à s’en disputer les dépouilles. Et le Sultan Abdul Hamid continuait d’accumuler les dettes dont le paiement saignait à blanc ses sujets. Le mécontentement du peuple grandissait depuis longtemps et sous l’impact des événements de Russie et de Perse, il s’est maintenant manifesté ouvertement.

En Russie, c’est le prolétariat qui s’est imposé comme le principal combattant de la révolution. En Turquie, comme je l’ai indiqué plus haut, l’industrie n’existait que sous une forme embryonnaire, aussi le prolétariat est-il faible et numériquement réduit. Les éléments les plus formés de l’intelligentsia turque, les enseignants, les ingénieurs, etc. trouvant peu de possibilités pour exercer leurs talents dans des écoles ou des usines, sont devenus officiers de carrière. Nombre d’entre eux ont étudié en Europe occidentale et sont devenus familiers des régimes y existant ; revenant en Turquie, ils se sont trouvés face à l’ignorance et à la pauvreté du soldat turc et face à la dégradation de l’Etat. Cela a provoqué leur ressentiment et le corps des officiers est devenu le foyer du mécontentement et de la révolte.

Lorsque celle-ci éclate en juillet de cette année (1908), le Sultan, d’emblée, s’est trouvé pratiquement sans armée. L’une après l’autre les unités militaires passaient à la révolution. Les soldats ignorants ne comprenaient sans doute pas le but du mouvement, mais leur mécontentement à l’égard de leurs conditions d’existence les conduisirent à suivre leurs officiers. Ceux-ci réclamèrent péremptoirement une Constitution, menaçant si cette revendication n’était pas acceptée de renverser le Sultan. Il ne restait à Abdul Hamid que de céder. Il octroya une Constitution (les Sultans font toujours de tels gestes quand ils ont la pointe d’un couteau à la gorge), constitua un ministère de personnalités libérales et s’orienta vers la tenue d’élections à un Parlement. Tout le pays fut alors saisi d’une grande activité. Les meetings succédaient aux meetings. En nombre, de nouveaux journaux furent publiés. Comme réveillé par un coup de tonnerre le jeune prolétariat se mit en mouvement. Des grèves éclatèrent, des organisations ouvrières furent crées. A Salonique, fut lancé le premier journal socialiste.

Au moment où ces lignes sont écrites, le parlement turc s’est déjà réuni - avec en son sein une majorité de "jeunes Turcs" réformateurs. Le futur proche nous indiquera ce que sera le sort de cette "Douma" turque.
II

La Turquie impuissante du vieil ordre fut déchiquetée par les Etats capitalistes. L’Autriche s’étant déjà emparée, il y a trente ans de deux provinces (la Bosnie et l’Herzégovine peuplée de Serbes).

Dans le langage codé du banditisme diplomatique, cet acte de pillage s’intitule une "occupation" c’est à dire une prise en charge temporaire de ces provinces. Mais il y a maintenant trois décennies que l’Autriche maintient une domination sans partage sur ces possessions.

Lorsque la Turquie secoua le despotisme du Sultan et que le peuple turc prit en main ses affaires, les requins européens furent inquiets. Les Turcs ayant renforcé l’Etat allaient peut-être réclamer le retour de certains territoires. L’Autriche se hâta de proclamer que son "occupation" était désormais une "annexion" - c’est-à-dire une acquisition définitive par elle des territoires concernés. Dans les faits, rien n’était changé, dans la mesure où la Bosnie-Herzégovine était déjà entre les mains de l’Autriche. Néanmoins, les Turcs protestèrent réclamant une compensation. Des négociations ont maintenant lieu entre les gouvernements turc et autrichien sur cette question.

Toutefois, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas ces négociations en elles-mêmes mais les cris et la fureur provoquée au sein des partis bourgeois russes - et d’abord les Cadets - par cette annexion.

"La Bosnie est peuplée par des Serbes, les Serbes étant des slaves, sont nos frères. En conséquence le gouvernement russe doit sans délai prendre des mesures pour libérer la Bosnie, aujourd’hui prisonnière de l’Autriche". Voilà l’exigence lancée par les Cadets et qu’ils reprennent dans tous leurs meetings et dans la presse.

Nous, les sociaux-démocrates, nous devons nous opposer fermement à cette agitation absurde et dangereuse. Réfléchissons un instant, les libéraux proposent que le gouvernement du Tsar libère les Slaves de la péninsule balkanique. Mais n’y a-t-il pas des Slaves plus proches de la Russie qui doivent être libérés du joug tsariste. Les Polonais sont également des "slaves". Pourtant leur sort sous le talon de l’autocratie est incomparablement pire que celui des Serbes soumis à la domination autrichienne.

Les Polonais et les Ukrainiens, les Biélorusses et les Juifs, les Arméniens et les Géorgiens, les Slaves comme les non slaves, nous marchons tous dans le sang quotidiennement versé par le gang tsariste. Et les libéraux en appellent à ce gouvernement, le plus coupable de tous, pour arracher les Serbes à la poigne autrichienne. Dans quel but ? Pour que le tsar puisse les étrangler dans ses mains encore plus sanglantes.

Le prolétariat de Russie ne peut en appeler aux Romanov pour combattre l’Autriche car l’Autriche n’est pas notre ennemi et Romanov n’est pas notre ami.

En Autriche, tout comme le peuple serbe, nous avons un allié sur qui nous pouvons compter : le prolétariat autrichien. Il est engagé dans une lutte à mort contre son propre gouvernement. Pour notre part, nous ne pouvons pas renforcer le gouvernement tsariste au nom d’une lutte contre l’Autriche, nous ne devons pas lui fournir des recrues, nous ne devons pas voter pour son budget et ses emprunts comme le font les traîtres Cadets ou la Douma, mais au contraire nous devons affaiblir ce régime de toutes les manières jusqu’à ce que nous puissions lui porter l’estocade.

L’autocratie russe est l’ennemi juré des peuples libres du monde. Il y a peu que le colonel tsariste Lyakhov a personnellement assuré la dislocation des Majies (le Parlement perse) et à la première occasion favorable le gouvernement tsariste tentera sans aucun doute de frapper la nouvelle Turquie.

C’est pourquoi notre lutte contre le tsarisme a une portée mondiale. Le meilleur service que nous puissions rendre aux Serbes de Bosnie comme à tous les peuples opprimés sera de faire tomber la couronne de la tête de Nicolas Il. Nous ne pouvons donner le moindre appui aux baïonnettes tsaristes - des baïonnettes souillées de notre propre sang.

Pravda n° 2, 17 décembre 1908

La nouvelle Turquie

Les "jeunes Turcs" ont atteint le zénith de leur influence. Ils ont une majorité au parlement que préside l’un des leurs. Le Sultan ne cesse de donner l’accolade à d’anciens mutins que la diplomatie européenne voudrait étouffer sous les baisers...

Beaucoup d’années se seraient-elles donc écoulées depuis le jour où Ahmed Riza, un émigré vivant à Paris, rédacteur d’une feuille clandestine, en appela à la première conférence internationale de la Hague pour défendre le peuple turc contre la tyrannie déchaînée par Constantinople ? On mit à la porte sans ménagement l’émigré turc. Pas une seule oreille diplomatique n’était prête à l’écouter. Le gouvernement hollandais menaça de l’expulser du pays comme "étranger fauteur de troubles". Il essaya en vain de s’adresser à des parlementaires influents, ils refusèrent de le recevoir. Le socialiste Van Kol fut le seul à lui apporter un soutien, organisant une réunion sous sa présidence où Ahmed Riza appela les participants à la solidarité.

Aujourd’hui, au contraire les représentants semi-officiels des gouvernements européens s’empressent d’assurer le nouveau président de Turquie qu’il bénéficie légitimement de la bonne volonté de tous les gouvernements d’Europe.

Bülow n’hésite pas à déclarer au Reichstag qu’il tient en haute estime les officiers turcs héros du coup d’état révolutionnaire ("nous nous souviendrons de ce que vous avez dit, M. le Chancelier du Reich", devait écrire Parvas, commentant ce discours.)

La victoire est le plus fort des arguments et le succès constitue la plus efficace des recommandations. Mais quel est le secret de la victoire et où réside l’explication de cet étonnant succès ? A ce sujet, le journal Rech a écrit en critiquant la gauche qu’en Turquie, les différentes classes de la société s’étaient engagées ensemble dans la lutte en préservant la hiérarchie existant entre elles dans la vie économique du pays, les classes économiquement dominantes ont donc conservé leur hégémonie sur les masses dans la révolution - d’où la victoire.

Et Novoye Vremya, de son côté, sur un ton d’hypocrisie moralisante, s’adresse aux Cadets pour souligner que les "jeunes Turcs", à l’inverse des libéraux doctrinaires de Russie, ont fermement brandi le drapeau du nationalisme patriotique et ne se sont pas écartés un instant des croyances monarchistes et religieuses du peuple - et que c’est pour cela qu’ils ont accédé au pouvoir. Comme dans le domaine politique dans la vie privée, il n’y a rien de meilleur marché que la morale, rien de meilleur marché, mais rien d’aussi inutile. Nombre de gens, néanmoins, y trouvent un certain attrait, car cela leur épargne d’examiner le mécanisme objectif des événements.

Qu’est-ce qui explique le retentissant triomphe des "jeunes Turcs", leur victoire arrachée presque sans sacrifice, ni effort ?

Dans sa signification objective, une révolution est une lutte pour le pouvoir d’Etat. Celui-ci repose directement sur l’Armée. C’est pourquoi toutes les révolutions dans l’histoire ont posé abruptement la question : de quel côté se trouve l’armée ? Et il a été répondu, d’une manière ou d’une autre à cette question. Dans le cas de la révolution en Turquie - et cela lui donne sa physionomie particulière - c’est l’armée elle-même qui s’est mise en avant comme porteuse des idées libératrices. En conséquence, une nouvelle classe sociale n’a pas eu à surmonter une résistance armée de la part de l’ancien régime mais, au contraire elle a pu se contenter du rôle de chœur de soutien aux officiers révolutionnaires qui entraînèrent leurs hommes contre le gouvernement du Sultan.

Par ses origines et ses traditions historiques, la Turquie est un Etat militaire. Actuellement, elle est la première parmi les Nations européennes pour ce qui est de la taille relative de son armée. Une grande armée exige un nombre considérable d’officiers dont certains sont sortis des rangs par l’ancienneté. Mais le Yildiz (le Palais du Sultan), malgré sa résistance barbare aux exigences du développement historique, a été contraint d’européaniser son armée dans une certaine mesure et de l’ouvrir aux hommes cultivés du pays. Ces derniers n’ont pas attendu pour profiter de l’occasion. L’insignifiance de l’industrie turque et bas développement de la culture urbaine ne laissaient à l’intelligentsia turque guère d’autre choix que la carrière militaire ou l’administration. Aussi l’Etat organisait-il en son sein l’avant-garde militante de la nation bourgeoise en formation : l’intelligentsia critique et mécontente. Les dernières années avaient vu une série ininterrompue de désordres dans l’armée turque dus aux non-paiements de la solde ou aux retards dans les promotions. Les troupes s’emparèrent d’une station télégraphique et entamèrent des négociations directes avec le Palais. La camarilla du Sultan n’avait d’autre choix que de s’incliner et, de cette manière, régiment après régiment, l’armée s’instruisit à l’école de la rébellion.

Après le succès de la révolte, nombre de politiciens européens et de journalistes ont parlé d’un air mystérieux de l’organisation brillamment conçue par les "jeunes Turcs" dont on disait qu’elle avait étendu ses tentacules partout. Cette conception naïve ne faisait que refléter la superstition de caractère fétichiste que provoque le succès.

En fait, les liens révolutionnaires entre les officiers, spécialement dans les garnisons de Constantinople et Adrianople étaient notoirement insuffisants. Ainsi que Niazy Bey et Enver Bey l’admettaient eux-mêmes, la révolte éclata alors que les "jeunes Turcs" étaient "largement sans préparation" pour y faire face. Ce qui vint à leur secours, c’est l’organisation automatique d’une armée. Le mécontentement spontané des soldats affamés et en haillons les conduisit à soutenir naturellement les officiers qui s’opposaient politiquement au gouvernement. Ainsi, la discipline mécanique de l’armée se transforma naturellement en discipline interne de la révolution.

Un effondrement de la machine bureaucratique se combina avec la révolte de l’armée. Dans un petit livre écrit par l’ancien ministre serbe Vladan Georgievic, nous trouvons l’information selon laquelle au début de la révolte, les Kaimakams et les Moutessarifs (administrateurs et administrateurs adjoints des districts de Turquie) de trois districts macédoniens invitèrent les habitants à envoyer au palais du Sultan des télégrammes réclamant le retour à la Constitution de 1876. Dans ces conditions, Abdul Hamid n’avait rien d’autre à faire que de se proposer comme président honoraire de comités Shura I Umet (les comités union et progrès).

Par les tâches qu’elle doit accomplir (l’indépendance économique, l’unité de la nation et de l’Etat, les libertés politiques), la révolution turque correspond à l’autodétermination de la nation bourgeoise et relève en ce sens de la tradition des révolutions de 1789 - 1848. Mais l’armée, conduite par ses officiers, fonctionna comme l’organe exécutif de la nation, et cela donna d’emblée aux événements le caractère planifié de manœuvres militaires. Ce serait néanmoins pure sottise (et bien des gens ont été coupables de ce péché) que de voir dans les événements de juillet dernier en Turquie un simple pronunciamiento et de les traiter comme similaires à un quelconque coup d’Etat militaro-dynastique en Serbie. La force des officiers turcs et le secret de leur succès ne reposent pas dans un plan brillamment organisé ou dans des talents conspiratifs d’une habileté diabolique, mais dans la sympathie active que leur ont manifesté les classes les plus avancées de la société : les marchands, les artisans, les ouvriers, des secteurs de l’administration et du clergé et enfin les masses de la campagne incarnées dans les masses paysannes.

Mais toutes ces classes entraînent avec elles, non seulement leur "sympathie" mais aussi leurs intérêts, leurs revendications et leurs espoirs. Leurs aspirations sociales, longtemps étouffées, s’expriment maintenant ouvertement alors qu’un Parlement leur fournit un centre pour les présenter. D’amères désillusions attendent ceux qui pensent que la révolution turque est déjà terminée. Parmi ceux qui seront déçus, ne figurera pas seulement Abdul Hamid mais aussi, semble-t-il, le Parti des "jeunes Turcs".

Au premier plan et avant tout, figure la question nationale. Le caractère mêlé de la composition de la population turque, en ce qui concerne les nationalités et les religions, conduit à l’émergence de puissantes tendances centrifuges. L’ancien régime espérait les surmonter par le poids mécanique de l’armée, exclusivement formée de musulmans. En fait, c’est cela qui a abouti à la désintégration de l’Etat. Sous le règne d’Abdul Hamid, la Turquie a perdu la Bulgarie, la Roumélie orientale, la Bosnie, l’Herzégovine, l’Egypte, la Tunisie et le Dobruja. L’Asie mineure est devenue la proie impuissante de la dictature économique et politique de l’Allemagne. A la veille de la révolution, l’Autriche était sur le point de construire une ligne de chemin de fer traversant le Sanjak (district) de Novibazar pour fournir une voie stratégique en direction de la Macédoine.

D’autre part, l’Angleterre, en opposition à l’Autriche, soutenait ouvertement un projet d’autonomie macédonienne... Il n’y avait pas de fin visible au démembrement de la Turquie. Pourtant, un territoire économiquement unifié et s’étendant est une condition indispensable à un développement économique. Cela s’applique non seulement à la Turquie mais à la péninsule balkanique dans sa totalité. Ce n’est pas sa diversité nationale mais le fait qu’elle soit émiettée dans de nombreux Etats qui pèse sur elle comme une malédiction. Les frontières douanières la divisent artificiellement en fragments séparés. Les machinations des puissances capitalistes s’unissent aux intrigues sanglantes des dynasties balkaniques. Si ces conditions se perpétuent, la péninsule des Balkans demeurera une boite de Pandore. Ce n’est qu’un Etat unique de toutes les nationalités balkaniques, sur une base démocratique et fédérale d’après le modèle de la Suisse et des Etats-Unis, qui peut apporter la paix intérieure aux Balkans et assurer les conditions d’un large développement des forces productives.

Les "jeunes Turcs" ont pour leur part définitivement rejeté cette route. Représentant la nationalité dominante et possédant leur propre armée nationale, ils tiennent à être et demeurer des centralistes nationaux. L’aile droite s’oppose constamment à l’auto-gouvernement, même au niveau provincial. La lutte contre de puissantes tendances centrifuges a rendu les "jeunes Turcs" partisans d’une solide autorité centrale et les pousse à un accord avec le Sultan "quand même" (en français dans le texte). Cela signifie que dès que le nœud des contradictions nationales commencera à se défaire au sein du Parlement, l’aile droite des "jeunes Turcs" se dirigera ouvertement du côté de la contre-révolution.

Après la question nationale, vient la question sociale. En premier lieu, il y a la paysannerie. Elle porte le lourd fardeau du militarisme et est soumise à un régime de semi-servage. Un cinquième des paysans étant sans terre, les paysans ont une lourde note à présenter au nouveau régime. Et pourtant, seulement une organisation en Macédoine et Adrianople (le groupe bulgare de Sandanski) et les organisations révolutionnaires arméniennes (les Dashnaks et les Henchaks) ont présenté un programme agraire plus ou moins radical. En ce qui concerne le parti dirigeant "Jeunes Turcs", dans lequel dominent des Beys propriétaires de terres, son aveuglement national-libéral le conduit à nier qu’il y ait jamais existé une question paysanne. Evidemment, les "jeunes Turcs" espèrent qu’une remise à neuf de l’administration, liée aux formes et procédures du parlementarisme, suffira à contenter les paysans. Ils ont bien tort. Le mécontentement à la campagne à l’égard du nouvel ordre des choses trouvera de plus inéluctablement son reflet dans l’armée qui est constituée de paysans. La conscience des soldats a du considérablement croître dans les derniers mois. Et si un parti qui est basé sur des officiers, après n’avoir rien donné aux paysans, tente de resserrer la discipline dans l’armée, il pourrait aisément se produire que les soldats se soulèvent une nouvelle fois mais cette fois contre leurs officiers comme précédemment ces mêmes officiers s’étaient dressés contre Abdul Hamid.

A côté de la question paysanne, il y a la question ouvrière. L’industrie turque est, nous l’avons dit, très faible. Non seulement le régime du sultan a miné les fondations économiques du pays, mais il a délibérément fait obstacle à la construction d’usines, mu par une crainte salutaire du prolétariat. Néanmoins, il s’avéra impossible de préserver complètement le régime contre ce danger. Les premières semaines de la révolution turque furent marquées par des grèves dans les boulangeries, les imprimeries, le textile, les transports publics, les manufactures de tabac, les ouvriers des ports et les cheminots. Le boycott des marchandises autrichiennes aurait dû mobiliser et inspirer encore plus le jeune prolétariat de Turquie - spécialement les dockers - qui joua un rôle décisif dans cette campagne. Mais comment le nouveau régime a-t-il répondu à la naissance politique de la classe ouvrière ? Par une loi imposant les travaux forcés pour fait de grève. Le programme des "jeunes Turcs" n’a pas un mot concernant des mesures précises pour aider les travailleurs. Et pourtant, traiter le prolétariat turc comme une "quantité négligeable" (en français dans le texte) signifie courir le risque de sérieuses surprises. L’importance d’une classe ne doit jamais être évaluée simplement par son nombre. La force du prolétariat contemporain, même lorsqu’il est petit en nombre, repose sur le fait qu’il détient entre ses mains le pouvoir productif concentré du pays et le contrôle des plus importants moyens de communication.

Contre ce fait élémentaire de l’économie politique capitaliste, le parti "jeunes Turcs" se heurtera durement à la réalité.

Telles sont les contradictions sociales profondes, même si elles sont cachées, dans le contexte desquelles le Parlement turc est appelé à fonctionner. De ces 240 députés, les "jeunes Turcs" ont le soutien d’environ 140. Environ 80 députés, essentiellement des Arabes et des Grecs, forment le bloc des "décentralisateurs". Le prince Saba-ed-Din cherche une base d’influence politique par une alliance avec eux - il est difficile de dire aujourd’hui s’il s’agit d’un dilettante rêveur dépourvu de sens commun ou d’un intriguant qui n’a pas encore abattu ses cartes. A l’extrême gauche, se trouvent les révolutionnaires arméniens et bulgares qui incluent dans leurs rangs quelques sociaux-démocrates.

Telle est la physionomie externe de l’assemblée représentative de Turquie. Mais les "jeunes Turcs" et les "décentralisateurs" constituent encore des nébuleuses politiques dont les contours se dessineront en relation avec les problèmes sociaux. Encore plus important toutefois pour le sort du parlementarisme turc, sont les forces qui opèrent hors du Parlement, à savoir les étrangers, les paysans, les travailleurs, la masse des soldats. Chacun de ces groupes veut obtenir la plus large place possible pour lui sous le toit de la nouvelle Turquie. Chacun a ses propres intérêts et suit sa propre courbe dans la révolution. Déterminer à l’avance la résultante de toutes ces forces dans le Parlement turc par pure spéculation, c’est-à-dire par des calculs effectués dans un bureau ou dans une bibliothèque est une entreprise qui n’a de sens que pour les doctrinaires utopistes du libéralisme. L’histoire ne fonctionne jamais ainsi.

Elle fait s’affronter durement les forces vives du pays et les contraint à produire une "résultante" comme résultat de la lutte. C’est pourquoi je maintiens que la révolte militaire de Macédoine de juillet dernier, qui a conduit à la convocation du Parlement, n’était que le prologue de la révolution : le drame est toujours devant nous.

Que va-t-il se passer en Turquie dans un futur immédiat ? Il serait futile d’essayer de le deviner. Une chose est claire, c’est que la victoire de la révolution signifiera la victoire de la démocratie en Turquie, une Turquie démocratique servirait de fondation à une fédération balkanique et cette fédération balkanique nettoierait une bonne fois pour toutes le "nid de frelons" du Proche-Orient, de ses intrigues capitalistes et dynastiques qui menacent comme un orage, non seulement cette malheureuse péninsule mais l’Europe tout entière.

La restauration du Sultan et de son despotisme signifierait la fin pour la Turquie, laissant l’Etat turc à la merci de ceux qui veulent la démembrer. La victoire de la démocratie turque, au contraire, signifierait la paix. Rien n’est joué ! Et tandis que derrière les grands sourires des diplomates européens à l’égard du Parlement turc se profilent les mâchoires de prédateurs capitalistes, prêts à profiter à la première occasion des difficultés internes de la Turquie pour la mettre en pièces, la démocratie européenne appuie de tout son poids par sa sympathie et son soutien à la "nouvelle" Turquie - la Turquie qui n’existe pas encore, qui est seulement sur le point de naître.

Kievskaya Mysl n°3, 3 janvier 1909

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