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Le chaos en biologie

vendredi 10 avril 2009, par Robert Paris

Le chaos en biologie

Le chaos déterministe

Introduction : les premières observations

Une étape dans l’histoire de la notion de chaos a été la publication par le physicien et écologiste Robert M. May, en 1972, d’un article intitulé “Simple mathematical models with very complicated dynamics” (Nature, vol. 261, p. 459). Cet article, sans doute l’un des plus cités lorsqu’il est question de chaos, présente un modèle très simple d’évolution du nombre d’individus d’une population, volontairement le plus simple qu’on puisse imaginer pour décrire la dynamique d’une population : x n + 1 = ax n (1 – x n).

Ce modèle est appelé « application logistique », par référence à « l’équation logistique » introduite par le belge Pierre-François Verhulst en 1846.
L’effectif de la population au temps t + 1 dépend bien sûr de la période précédente t. Ce modèle prend en compte par le terme 1 – xn la contrainte liée au « logis » : une population ne peut pas croître indéfiniment sur un territoire donné.
Le paramètre a est le taux de croissance effectif. Les valeurs a < 0 et a > 4 du paramètre sont exclues car elles conduisent à des valeurs de la population relative x situées en dehors de l’intervalle acceptable [0,1] car x représente le pourcentage de l’effectif maximum dans le territoire donné.
May étudia donc cette évolution pour a variant dans [0,4] et obtint une richesse de comportements de dynamique des populations à l’époque insoupçonnée, certains présentant une « apparence erratique et imprédictible à long terme », et aujourd’hui qualifiés de « chaotiques ».
Cet article de May inspira de nombreux travaux, portant entre autres sur les variations cycliques ou chaotiques de populations de pucerons, de sauterelles, de lemmings, de sardines, ou encore de systèmes prédateur-proie (le choix des espèces étudiées est déterminé soit par l’occurrence de phénomènes remarquables, comme les invasions de sauterelles ou les « suicides collectifs » de lemmings, soit par la présence de données fiables et précises sur une longue durée, typiquement plus d’un siècle, fournis par les registres des criées aux poissons, ou ceux des peausseries pour divers couples prédateur-proie, comme les lynx et les lièvres). Mais l’étude du chaos en biologie ne se limite pas à la dynamique des populations, et d’autres domaines d’investigation sont :
– l’épidémiologie de certaines maladies infectieuses (rougeole, grippe1) ;
– le rythme cardiaque ;
– les neurosciences, tant à l’échelle neuronale (enregistrement de l’activité électrique d’un neurone) qu’à l’échelle cérébrale (activité enregistrée par électroencéphalogramme) ;
– le métabolisme et les rythmes intracellulaires, observés au niveau de concentrations de certaines molécules (glucose, hormones, ions calcium ou potassium, ...). Ils illustrent et prolongent in vivo les comportements chaotiques manifestés par certaines réactions chimiques2.

Pourquoi chercher du chaos ?

Au-delà de l’effet de mode ou de la curiosité intellectuelle, pourquoi chercher à mettre en évidence du chaos dans un phénomène, en particulier biologique ? Nous pouvons dégager deux objectifs sous-tendant l’étude du chaos en biologie :
– une classification des systèmes d’après leur dynamique, chaotique ou non, à des fins diagnostiques ;
– une explication des comportements observés, à des fins thérapeutiques.
Identifier du chaos fournit des informations primordiales pour comprendre l’origine de la dynamique observée et la modéliser.

Comment chercher du chaos ?

Nous commencerons par une mise en garde essentielle : la valeur d’un indice de chaos ne peut être et ne doit jamais être interprétée comme une preuve de la nature chaotique de la dynamique. Elle ne constitue une signature de chaos que si l’on a d’abord montré que la dynamique était essentiellement déterministe et son espace des phases de basse dimension.
En pratique, on testera cette condition en prenant pour t le pas de temps de l’enregistrement et en traçant la valeur x n + 1 observée à l’instant t n + 1 = (n + 1) t en fonction de x n.
On obtient une courbe si l’évolution est déterministe, ou au contraire un nuage si l’évolution est aléatoire (voir les exemples présentés dans la partie « En pratique »). Les données expérimentales sont typiquement l’enregistrement temporel d’une variable xn :
– le nombre d’individus d’une population à la génération n ;
– le nombre d’individus malades (par exemple, de la rougeole) à l’instant tn ;
– la concentration d’une molécule donnée (glucose, hormones, ions) à l’instant tn ;
– l’intervalle de temps entre le n-ième et le (n + 1)-ième battement cardiaque ;
– le potentiel entre deux électrodes dans un électroencéphalogramme à l’instant tn ;
– le potentiel de membrane d’un axone à l’instant t n ;
– l’intervalle de temps entre la n-ième et la (n + 1)-ième décharge neuronale.

Les exemples donnés dans la partie pratique montrent que la mise en œuvre est moins immédiate que les principes théoriques, en particulier parce que le signal enregistré est en général « bruité » par des phénomènes auxiliaires ou du bruit expérimental. Une autre limitation est due à la taille finie et souvent courte du signal, qui ne permet pas une reconstruction fiable de la dynamique puisque seule une petite région de l’espace des phases, à priori non représentative, est explorée. Cette limitation est renforcée par la non-stationnarité du signal : il est fréquent que les propriétés statistiques de la dynamique du système évoluent entre le début et la fin de l’expérience (les systèmes sont vivants et ils peuvent être affectés par les méthodes de mesure ou ne les supporter qu’un temps limité), obligeant à restreindre la suite de données réellement exploitable à une fenêtre temporelle où cette dérive peut être négligée.
De façon plus fondamentale, il faut retenir que la distinction, à partir des données expérimentales, entre une dynamique chaotique et une dynamique stochastique (aléatoire) est excessivement délicate voire dépourvue de sens : suivant l’échelle à laquelle on l’observe (le grossissement du microscope), le même phénomène pourra apparaître comme déterministe et chaotique, ou bien aléatoire.
Lorsque le contexte expérimental le permet, une façon très différente et plus fiable de valider la présence de chaos est d’observer une bifurcation (ou une suite de bifurcations) menant au chaos ; autrement dit, en faisant varier un seul paramètre de contrôle a, d’observer un régime régulier (état d’équilibre ou oscillations périodiques) pour a inférieur à une valeur critique ac et un régime chaotique pour a supérieur à ac.

Le rythme cardiaque

Inspirées par la théorie du chaos, de nombreuses études se sont penchées sur les éventuelles caractéristiques chaotiques du rythme cardiaque, tel qu’on l’observe par électrocardiogramme. On a comparé les résultats obtenus chez des sujets sains avec ceux de sujets atteints de pathologies cardiaques. La conclusion (il y faudrait bien sûr plus de nuances) est que le rythme cardiaque sain présente une composante chaotique alors que les rythmes très réguliers sont associés à des pathologies.
L’explication vient de ce qu’un rythme cardiaque exactement périodique serait peu robuste : la moindre perturbation entraînerait une désynchronisation entre le rythme cardiaque et le rythme respiratoire. Qu’en est-il pour un régime chaotique ? La sensibilité aux conditions initiales des systèmes chaotiques, responsable de leur imprédictibilité à long terme, peut aussi apparaître comme un avantage exploitable au sens où une très faible influence extérieure peut suffire à modifier qualitativement le comportement. Cette constatation a mené à l’idée du contrôle d’une dynamique chaotique à l’aide de perturbations extérieures soigneusement choisies. Dans les systèmes vivants, les mécanismes de régulation réalisant ce contrôle ont pu se mettre en place au cours de l’évolution, par sélection naturelle. Il semble donc que le rythme cardiaque illustre cette possibilité de stabiliser un régime chaotique sur une trajectoire approximativement périodique, tout en gardant « en réserve » toute la sensibilité et la richesse de la dynamique chaotique pour mieux réagir aux perturbations et s’adapter plus rapidement aux changements extérieurs.
La diminution du caractère chaotique du rythme cardiaque est ainsi un signe clinique inquiétant, indiquant un risque de moindre adaptabilité et de moindre robustesse. Cependant, on voit là un exemple des nuances à apporter quand on parle de chaos en biologie : ce seront souvent des versions plus sophistiquées ou hybrides de dynamiques chaotiques qui seront rencontrées.

Du chaos dans les neurones ?

Des comportements chaotiques bien avérés ont été observés au niveau des axones de neurones isolés ayant un rôle de « pacemakers » ou appartenant à de petits réseaux fonctionnels bien identifiés, par exemple les Central Pattern Generators impliqués dans des activités motrices. On observe aussi des comportements intermittents, comme nous le verrons dans la partie « En pratique ».
À l’échelle des réseaux de neurones, de remarquables expériences ont été réalisées, où des neurones réels ont été couplés à des neurones électroniques artificiels, donc parfaitement contrôlables et réglables. On a pu ainsi étudier les modifications du comportement d’un neurone réel en fonction des influences qu’il reçoit de ses voisins. Un point essentiel que cette étude a clairement mis en évidence est que les potentialités dynamiques d’un neurone sont profondément affectées par son insertion dans un réseau, et des régimes dynamiques (oscillations, trains de décharges) peuvent alors être observés pour le neurone alors qu’ils ne le sont pas pour le neurone isolé. À l’inverse, l’insertion dans un réseau d’un neurone, chaotique lorsqu’il est isolé, peut le stabiliser et éliminer tout comportement irrégulier. On trouve ici un avantage sélectif du chaos : partir de neurones dont le « régime de base » est un régime chaotique donne une grande souplesse dans la mise en place d’un réseau fonctionnel, puisqu’un neurone chaotique peut potentiellement être stabilisé dans un grand nombre de régimes.

Bien que les méthodes d’acquisition se ressemblent, l’analyse de l’électroencéphalogramme est beaucoup plus compliquée que celle de l’électrocardiogramme. La raison principale est que le cerveau, à la différence du cœur, n’a pas un fonctionnement globalement synchronisé. Ce qu’il est possible de prouver, c’est la présence de composantes déterministes non linéaires dans l’électroencéphalogramme.
Les conclusions ne sont cependant pas claires et unanimes, de plus affaiblies par les hypothèses exigées par les méthodes d’analyse. La question du chaos dans la dynamique cérébrale est donc encore très ouverte et activement étudiée par de nombreuses équipes.

Intérêt biologique du chaos

Les exemples du rythme cardiaque et des neurones illustrent une conclusion plus générale, que l’on peut résumer ainsi : le chaos donne des propriétés d’adaptation et de robustesse constituant un avantage fonctionnel et donc un avantage sélectif. Mais ces propriétés exigent comme ingrédients supplémentaires des mécanismes de régulation, spécifiques au vivant.
Une distinction essentielle existe en effet entre les systèmes vivants, capables de se reproduire et soumis à la sélection naturelle d’une génération à la suivante, et les systèmes physiques, où la seule sélection est fournie par un critère de stabilité des états d’équilibre et des régimes dynamiques par rapport au bruit et aux faibles perturbations. Les systèmes vivants sont donc infiniment plus aptes à explorer l’ensemble des possibles, via une lente adaptation des paramètres contrôlant leur comportement ou une coévolution des sous-systèmes les constituant.
En conclusion, nous retiendrons les deux points suivants :
– il est très délicat de mettre en évidence du chaos dans des données expérimentales, particulièrement des données biologiques ;
– un caractère chaotique strict, proche de la notion mathématique de chaos déterministe, ne sera observé que dans des éléments, par exemple un neurone isolé. Au niveau de systèmes biologiques, le chaos sera modifié par des mécanismes de régulation et de contrôle, mis en place au cours de l’évolution, pour exploiter la robustesse et l’adaptabilité que donnent une composante chaotique dans la dynamique.

Annick Lesne,
Institut des Hautes études scientifiques, Bures-sur-Yvette
Laboratoire de physique théorique de la matière condensée,
université Pierre-et-Marie-Curie.


1 Voir par exemple l’article de revue de R. M. May, « Le chaos en biologie », dans le numéro spécial 232 de La Recherche, 1991.
2 Nous renvoyons aux ouvrages d’Hervé Lemarchand et Christian Vidal, La Réaction créatrice : dynamique des systèmes chimiques, Hermann, 1988 ; Albert Goldbeter, Rythmes et chaos dans les systèmes biochimiques et cellulaires, Masson, 1990.

Messages

  • "Dès 1985, Walter Freeman et ses collègues, de l’Université de Berkeley, se sont intéressés au processus de reconnaissance d’odeurs dans le bulbe olfactif du lapin. En se fondant sur leurs observations, ils ont proposé un mécanisme où la dynamique des signaux observés est chaotique et où la reconnaissance d’une odeur particulière se matérialise par un changement drastique de dynamique que l’on nomme bifurcation : on passe d’un attracteur étrange à un attracteur d’un autre type spécifique de l’odeur reconnue. dans ce modèle, on associe à chaque odeur un attracteur et c’est l’identification de cet attracteur qui permet la reconnaissance de l’odeur."

    Hughes Berry et Bruno Cessac dans "Du chaos dans les neurones"

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