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Les idées philosophiques de Lénine

samedi 2 octobre 2010, par Robert Paris

"A la jeunesse (écrit par Lénine en 1920)

"L’école livresque obligeait les gens à assimiler une masse de connaissances inutiles, sans vie, qui encombraient le cerveau et transformaient la jeune génération en bureaucrates bâtis sur le même modèle. Mais vous commettriez une grave erreur si vous tentiez d’en déduire que l’on peut devenir communiste sans avoir assimilé ce qui a été accumulé par la connaissance humaine. Il serait faux de croire qu’il suffit d’assimiler les mots d’ordre communistes, les conclusions de la science communiste,sans avoir assimilé cette somme de connaissances dont le communisme est lui-même le résultat. Le marxisme est justement la manière de montrer comment le communisme est issu de la somme des connaissances humaines."

Quelques réflexions philosophiques (extraits) de Lénine tirées des "Cahiers philosophiques" :

"Le mérite de la conception de Hegel est qu’elle exige une logique dont les formes soient des formes dynamiques, aient un contenu réel, vivant, des formes inséparablement unies au contenu. La logique est la théorie non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de toutes les choses, c’est-à-dire des lois de développement de tout le contenu concret du monde, le bilan de l’histoire de la connaissance. Dans la vie en mouvement, toute chose est aussi bien "en soi" que pour l’extérieur. Et toute chose passe d’un état à un autre. La dialectique est la théorie de la façon dont les contraires peuvent être et sont habituellement (la manière dont ils le deviennent) identiques - les conditions qui les rendent identiques en se changeant l’un dans l’autre - des raisons pour lesquelles l’esprit humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, figés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se changeant l’un dans l’autre. Pénétrant et intelligent, Hegel analyse des concepts qui d’habitude semblent morts et montre qu’il y a du mouvement en eux. Le mouvement, et l’automouvement, c’est-à-dire le mouvement autonome (indépendant), spontané (intérieurement nécessaire), ce fond qui fait l’hégélianisme, il fallait le découvrir, le comprendre, le transmettre, le décortiquer, l’épurer et c’est ce que Marx et Engels ont fait. Hegel écrit que "La loi ne va pas au-delà du phénomène, mais au contraire elle lui est immédiatement présente ; le royaume des lois est l’image "calme" du monde existant ou apparent." C’est une définition remarquablement matérialiste et remarquablement juste. La loi pren ce qui est calme - et, par là, la loi est étroite, incomplète, approchée. L’ensemble de tous les aspects du phénomène, de la réalité et leur rapports réciproques, voilà de quoi se compose la vérité. Les rapports (les passages, les contradictions) des concepts (contenu principal de la logique) et en même temps leurs rapports entre eux (contradictoires) sont montrés comme reflet du monde objectif. La dialectique des choses crée la dialectique des idées et non l’inverse. L’interdépendance de tous les concepts, dans l’identité de leurs contraires, dans le passage d’un concept à un autre, dans le mouvement sans fin, c’est un rapport semblable à celui des choses de la nature.

Les éléments de la dialectique :

1°) Objectivité de l’examen d’une chose

2°) Tout l’ensemble des rapports multiples et divers de cette chose aux autres

3°) Le développement de cette chose, son mouvement propre, sa vie propre.

4°) Les tendances (les différents aspects) intérieurement contradictoires dans cette chose

5°) La chose (le phénomène) comme somme et unité des contraires.

6°) La lutte respective, le déploiement de ces contraires, les aspirations contradictoires.

7°) L’union de l’analyse et de la synthèse, la séparation et la réunion des différentes parties

8°) Chaque chose est reliée aux autres. Des rapports multiples, divers et aussi universels.

9°) Non seulement l’unité des contraires, mais aussi les passages de chaque détermination, chaque qualité, chaque trait, chaque aspect, chaque propriété en chaque autre (en son contraire ?)

10°) Le processus infini de mise à jour de nouveaux aspects, de nouveaux rapports, etc...

11°) Le processus infini d’approfondissement de la connaissance

12°) De la coexistence à la causalité et d’une forme de liaison et d’interdépendance à une autre, plus profonde, plus générale.

13°) Répétition à un stade supérieur de certains traits, propriétés, etc..., du stade inférieur ...

14°) ... et retour apparent à l’ancien stade (négation de la négation)

15°) Lutte du contenu avec la forme, et inversement.

16°) Passage de la quantité en qualité, et inversement.

On peut définir brièvement la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires. par là on saisira le noyau de la dialectique, mais cela exige davantage d’explications. Par quoi un passage dialectique se distingue-t-il d’un passage non dialectique ? Par le saut. Par la contradiction. Par l’interruption de la gradation. Par l’unité de l’être et du non-être. La condition pour connaître tous les processus de l’univers dans leur "automouvement", dans leur développement spontané, dans leur vie dynamique, est de les connaître comme unité des contraires. Le développement est la "lutte" des contraires. L’unité des contraires est conditionnelle, transitoire, relative. La lutte entre contraires s’excluant mutuellement est fausse car absolue. "

Extraits de la Biographie de Karl Marx

par Lénine

LA DIALECTIQUE

Marx et Engels voyaient dans la dialectique de Hegel, doctrine la plus vaste, la plus riche et la plus profonde de l’évolution, une immense acquisition de la philosophie classique allemande. Tout autre énoncé du principe du développement, de l’évolution, leur paraissait unilatéral, pauvre, déformant et mutilant la marche réelle de l’évolution (souvent marquée de bonds, de catastrophes, de révolutions) dans la nature et dans la société. "Marx et moi, nous fûmes sans doute à peu près seuls à sauver [de l’idéalisme, l’hégélianisme y compris] la dialectique consciente pour l’intégrer dans la conception matérialiste de la nature". "La nature est le banc d’essai de la dialectique et nous devons dire à l’honneur de la science moderne de la nature qu’elle a fourni pour ce banc d’essai une riche moisson de faits [cela a été écrit avant la découverte du radium, des électrons, de la transformation des éléments, etc.!] qui s’accroît tous les jours, en prouvant ainsi que dans la nature les choses se passent, en dernière analyse, dialectiquement et non métaphysiquement".

"La grande idée fondamentale, écrit Engels, selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les idées, passent par un changement ininterrompu de devenir et dépérissement - cette grande idée fondamentale a, notamment depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience courante qu’elle ne trouve, sous cette forme générale, presque plus de contradiction. Mais la reconnaître en paroles et l’appliquer dans la réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l’investigation, sont deux choses différentes." "Il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré devant elle [la philosophie dialectique] ; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n’existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire, de l’ascension sans fin de l’inférieur au supérieur, dont elle n’est elle-même que le reflet dans le cerveau pensant." Donc, selon Marx, la dialectique est "la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine".
C’est cet aspect révolutionnaire de la philosophie de Hegel que Marx adopta et développa. Le matérialisme dialectique "n’a que faire d’une philosophie placée au-dessus des autres sciences". La partie de l’ancienne philosophie qui subsiste, c’est "la doctrine de la pensée et de ses lois - la logique formelle et la dialectique". Or, dans la conception de Marx, comme dans celle de Hegel, la dialectique inclut ce que l’on appelle aujourd’hui la théorie de la connaissance ou gnoséologie, qui doit considérer son objet également au point de vue historique, en étudiant et en généralisant l’origine et le développement de la connaissance, le passage de l’ignorance à la connaissance.

A notre époque, l’idée du développement, de l’évolution, a pénétré presque entièrement la conscience sociale, mais par d’autres voies que la philosophie de Hegel. Cependant, cette idée, telle que l’ont formulée Marx et Engels en s’appuyant sur Hegel, est beaucoup plus vaste et plus riche de contenu que l’idée courante de l’évolution. Un développement qui semble reproduire des stades déjà connus, mais sous une autre forme, à un degré plus élevé ("négation de la négations") ; un développement pour ainsi dire en spirale et non en ligne droite ; un développement par bonds, par catastrophes, par révolutions, "par solutions de continuités" ; la transformation de la quantité en qualité ; les impulsions internes du développement, provoquées par la contradiction, le choc des forces et tendances diverses agissant sur un corps donné, dans le cadre d’un phénomène donné ou au sein d’une société donnée ; l’interdépendance et la liaison étroite, indissoluble, de tous les aspects de chaque phénomène (et ces aspects, l’histoire en fait apparaître sans cesse de nouveaux), liaison qui détermine le processus universel du mouvement, processus unique, régi par des lois, tels sont certains des traits de la dialectique, en tarit que doctrine de l’évolution plus riche de contenu (que la doctrine usuelle). (Voir la lettre de Marx à Engels en date du 8 janvier 1868, où il se moque des "trichotomies rigides" de Stein, qu’il serait absurde de confondre avec la dialectique matérialiste.)

LA CONCEPTION MATERIALISTE DE L’HISTOIRE

Se rendant compte que l’ancien matérialisme était inconséquent, incomplet et unilatéral, Marx conclut qu’il fallait "mettre la science de la société... en accord avec la base matérialiste, et la reconstruire en s’appuyant sur elle". Si, d’une manière générale, le matérialisme explique la conscience par l’être et non l’inverse, cette doctrine, appliquée à la société humaine, exigeait qu’on expliquât la conscience sociale par l’être social. "La technologie, dit Marx, met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent" (Le Capital, livre I). On trouve une formulation complète des thèses fondamentales du matérialisme appliqué à la société humaine et à son histoire dans la préface de Marx à son ouvrage Contribution à la critique de l’économie politique, où il s’exprime comme suit :

"... dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue là structure économique de la société, la, base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout.

Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production... A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique"."

(Voir la brève formule que Marx donne dans sa lettre à Engels en date du 7 juillet 1866 : "Notre théorie de la détermination de l’organisation du travail par les moyens de production.")

La découverte de la conception matérialiste de l’histoire, ou, plus exactement, l’application conséquente et l’extension du matérialisme au domaine des phénomènes sociaux, a éliminé les deux défauts essentiels des théories historiques antérieures. En premier lieu, ces dernières ne considéraient, dans le meilleur des cas, que les mobiles idéologiques de l’activité historique des hommes, sans rechercher l’origine.de ces mobiles, sans saisir les lois objectives qui président au développement du système des rapports sociaux et sans discerner les racines de ces rapports dans le degré de développement de la production matérielle. En second lieu, les théories antérieures négligeaient précisément l’action des masses de la population, tandis que le matérialisme historique permet d’étudier, pour la première fois et avec la précision des sciences naturelles, les conditions sociales de là vie des masses et les modifications de ces conditions. La "sociologie" et l’historiographie d’avant Marx accumulaient dans le meilleur des cas des faits bruts, recueillis au petit bonheur, et n’exposaient que certains aspects du processus historique. Le marxisme a frayé le chemin à l’étude globale et universelle du processus de la naissance, du développement et du déclin des formations économiques et sociales en examinant l’ensemble des tendances contradictoires, en les ramenant aux conditions d’existence et de production, nettement précisées, des diverses classes de la société, en écartant le subjectivisme et l’arbitraire dans le choix des idées "directrices" ou dans leur interprétation, en découvrant l’origine de toutes les idées et des différentes tendances, sans exception, dans l’état des forces productives matérielles. Les hommes sont les artisans de leur propre histoire, mais par quoi les mobiles des hommes, et plus précisément des masses humaines, sont-ils déterminés ? Quelle est la cause des conflits entre les idées et les aspirations contradictoires ? Quelle est la résultante de tous ces conflits de l’ensemble des sociétés humaines ? Quelles sont les conditions objectives de la production de la vie matérielle sur lesquelles est basée toute l’activité historique des hommes ? Quelle est la loi qui préside à l’évolution de ces conditions ? Marx a porté son attention sur tous ces problèmes et a tracé la voie à l’étude scientifique de l’histoire conçue comme un processus unique, régi par des lois, quelles qu’en soient la prodigieuse variété et toutes les contradictions.

Marxisme et révisionnisme

V.I. Lenine

Un adage bien connu dit que si les axiomes géométriques heurtaient les intérêts des hommes, on essayerait certainement de les réfuter. Les théories des sciences naturelles, qui heurtaient les vieux préjugés de la théologie, ont suscité et suscitent encore une lutte forcenée. Rien d’étonnant si la doctrine de Marx, qui sert directement à éclairer et à organiser la classe avancée de la société moderne, indique les tâches de cette classe et démontre que — par suite du développement économique — le régime actuel sera inévitablement remplacé par un nouvel ordre de choses, rien d’étonnant si cette doctrine a dû conquérir de haute lutte chaque pas fait sur le chemin de la vie.

Inutile de parler de la science et de la philosophie bourgeoises, enseignées scolastiquement par des professeurs officiels pour abêtir la jeune génération des classes possédantes et la "dresser" contre les ennemis du dedans et du dehors. Cette science-là ne veut même pas entendre parler du marxisme ; qu’elle proclame réfuté et anéanti. Jeunes érudits, qui se font une carrière à réfuter le socialisme, et vieillards décrépits, gardiens du legs de tous les "systèmes" surannés possibles attaquent Marx avec un zèle égal. Le progrès du marxisme, la propagation et l’affirmation de ses idées dans la classe ouvrière rendent nécessairement plus fréquentes et plus aiguës ces attaques de la bourgeoisie contre le marxisme qui, après chaque "exécution" par la science officielle, devient plus ferme, plus trempé et plus vivant que jamais.

Mais, même parmi les doctrines rattachées à la lutte de la classe ouvrière et répandues principalement dans le prolétariat, le marxisme est bien loin d’avoir, d’emblée, affermi sa position. Dans les cinquante premières années de son existence (depuis les années 40 du XIX° siècle), le marxisme combattit les théories qui lui étaient foncièrement hostiles. De 1840 à 1845, Marx et Engels règlent leur compte aux jeunes hégéliens radicaux, qui professaient le point de vue de l’idéalisme philosophique. Vers 1850, la lutte s’engage dans le domaine des doctrines économiques, contre le proudhonisme. Les années 1850-1860 achèvent cette lutte : critique des partis et des doctrines qui se manifestèrent pendant la tourmente de 1848. De 1860 à 1870, la lutte passe du domaine de la théorie générale dans un domaine plus proche du mouvement ouvrier proprement dit : le bakouninisme est chassé de l’Internationale. Au début de la décade 1870-1880, en Allemagne, le proudhonien Muehlberger se met momentanément en avant ; vers 1880, c’est le tour du positiviste Dühring. Mais cette fois l’influence que l’un et l’autre exercent sur le prolétariat est tout à fait insignifiante. Dès lors le marxisme l’emporte indéniablement sur toutes les autres idéologies du mouvement ouvrier.

Aux environs de 1890 cette victoire, dans ses lignes générales, est un fait accompli. Même dans les pays latins, où les traditions proudhoniennes se sont maintenues le plus longtemps, les partis ouvriers édifient en fait leur programme et leur tactique sur la base marxiste. L’organisation internationale du mouvement ouvrier, ressuscitée sous forme de congrès internationaux périodiques, se place d’emblée et presque sans lutte, dans toutes les questions essentielles, sur le terrain du marxisme. Mais lorsque le marxisme eut supplanté les théories adverses tant soit peu cohérentes, les tendances que ces théories traduisaient recherchèrent des voies nouvelles. Les formes et les motifs de la lutte avaient changé, mais la lutte continuait. Et le second demi-siècle d’existence du marxisme commence (après 1890) par la lutte du courant antimarxiste au sein du marxisme.

L’ancien marxiste orthodoxe Bernstein, qui fit le plus de bruit et donna l’expression la plus complète des amendements à Marx, de la revision de Marx, du révisionnisme, a donné son nom à ce courant. Même en Russie où, naturellement — par suite du retard économique du pays et de la prédominance de la population paysanne écrasée sous les survivances du servage, — le socialisme non marxiste se maintint plus longtemps qu’ailleurs, même en Russie il dégénère manifestement, à vue d’oeil, en révisionnisme. Dans la question agraire (programme de municipalisation des terres) comme dans les questions générales de programme et de tactique, nos socialistes-populistes remplacent de plus en plus par des "amendements" à Marx les restes — en voie de dépérir, de disparaître, — de leur système caduc, mais cohérent à sa manière, et foncièrement hostile au marxisme.

Le socialisme prémarxiste est battu. Il poursuit la lutte, non plus sur son terrain propre, mais sur le terrain général du marxisme, en tant que révisionnisme. Voyons donc quelle est la substance idéologique du révisionnisme.
En matière de philosophie, le révisionnisme marchait à la remorque de la "science" professorale bourgeoise. Les professeurs "revenaient à Kant", — et le révisionnisme se traînait derrière les néokantiens. Les professeurs reprenaient les platitudes mille fois ressassées par les curés contre le matérialisme philosophique, — et les révisionnistes, souriant avec condescendance, bafouillaient (mot à mot selon le dernier Handbuch) que le matérialisme est depuis longtemps "réfuté". Les professeurs traitaient Hegel en "chien crevé" et prêchant eux-mêmes l’idéalisme, un idéalisme mille fois plus mesquin et plus plat que celui de Hegel, haussaient les épaules d’un air de mépris à propos de la dialectique, — et les révisionnistes allaient s’embourber derrière eux dans le marais de l’avilissement philosophique de la science, en remplaçant la dialectique "subtile" (et révolutionnaire) par une "évolution" "simple" (et de tout repos). Les professeurs gagnaient leurs appointements officiels, en accommodant leurs systèmes idéalistes et "critiques" à la "philosophie" médiévale en vogue (c’est-à-dire à la théologie), — et les révisionnistes de se ranger auprès d’eux, s’efforçant de faire de la religion une "affaire privée", non pas à l’égard de l’Etat contemporain, mais à l’égard du parti de la classe avancée.

Inutile de parler du véritable sens social qu’avaient ces "amendements" à Marx, — la chose est claire par elle-même. Constatons seulement que, dans la social-démocratie internationale, Plékhanov fut le seul marxiste qui, du point de vue du matérialisme dialectique conséquent, ait fait la critique des incroyables platitudes débitées ici par les révisionnistes. Cela, il est d’autant plus nécessaire de le souligner avec force, que de nos jours des tentatives foncièrement erronées sont accomplies pour faire passer le vieux fatras d’une philosophie réactionnaire sous le couvert d’une critique de l’opportunisme tactique de Plékhanov [1].

En matière d’économie politique, notons avant tout que les "amendements" des révisionnistes furent beaucoup plus variés et circonstanciés ; on s’efforça d’agir sur le public par les "récentes données du développement économique ". On prétendit que la concentration de la production et l’évincement de la petite production par la grande ne s’observaient pas du tout dans l’agriculture, et que dans le commerce et l’industrie ils ne s’effectuaient qu’avec une extrême lenteur. On prétendit que les crises se faisaient plus rares aujourd’hui, plus faibles, et que vraisemblablement les cartels et les trusts permettraient au Capital de les supprimer tout à fait On prétendit que la "théorie de la faillite" vers laquelle s’acheminait le capitalisme, était inconsistante, les antagonismes de classe ayant tendance à s’émousser, à s’atténuer. On prétendit enfin qu’il serait bon de corriger aussi la théorie de la valeur de Marx d’après Boehm-Bawerk [2].

La lutte contre les révisionnistes, dans ces questions, eut sur la pensée théorique du socialisme international une influence aussi féconde que la polémique d’Engels avec Dühring vingt ans plus tôt. Les arguments des révisionnistes furent examinés, faits et chiffres en main. Il fut démontré que les révisionnistes s’attachaient systématiquement à montrer sous un jour plus favorable la petite production moderne, Des données irréfutables attestent la supériorité technique et commerciale de la grosse production sur la petite, dans l’industrie comme dans l’agriculture. Mais, dans cette dernière, la production marchande est beaucoup moins développée ; les statisticiens et les économistes contemporains ne savent guère, ordinairement, faire valoir les branches spéciales (parfois même les opérations) de l’agriculture, qui traduisent l’intégration progressive de celle-ci dans le système d’échanges de l’économie mondiale. Sur les ruines de l’économie naturelle, la petite production se maintient au prix d’une sous-alimentation de plus en plus accentuée, d’une famine chronique, de l’allongement de la journée de travail, d’une baisse de la qualité du bétail et de son entretien, bref avec les mêmes moyens par lesquels la production artisanale tint tête à la manufacture capitaliste. Chaque pas fait en avant par la science et la technique sape inéluctablement, inexorablement, la base de la petite production dans la société capitaliste. La tâche de la science économique socialiste est donc d’analyser ce processus dans toutes ses formes, souvent complexes et enchevêtrées ; de démontrer au petit producteur l’impossibilité pour lui de se maintenir en régime capitaliste, la situation sans issue de l’économie paysanne sous le capitalisme, la nécessité pour le paysan d’embrasser le point de vue du prolétaire, Dans cette question, les révisionnistes pêchaient, sous le rapport scientifique, par une généralisation superficielle de faits pris tendancieusement en dehors de leur liaison avec l’ensemble du régime capitaliste ; et sous le rapport politique, ils péchaient parce qu’ils appelaient ou poussaient inévitablement, qu’ils le voulussent ou non, le paysan à embrasser le point de vue du propriétaire (c’est-à-dire le point de vue de la bourgeoisie), au lieu de lui faire adopter le point de vue du prolétariat révolutionnaire.

Les choses allaient encore plus mal pour le révisionnisme en ce qui concerne la théorie des crises et la théorie de la faillite. Ce n’est que pendant un laps de temps très court, que seuls les moins clairvoyants pouvaient songer à une refonte des principes de la doctrine de Marx, sous l’influence de quelques années d’essor et de prospérité industriels. La réalité ne tarda pas à montrer aux révisionnistes que l’époque des crises n’était pas révolue : la crise succédait à la prospérité. Les formes, la succession, la physionomie de certaines crises s’étaient modifiées ; mais les crises demeuraient partie intégrante inéluctable du régime capitaliste. Les cartels et les trusts, en unifiant la production, aggravaient en même temps aux yeux de tous l’anarchie de la production, aggravaient les dures conditions d’existence du prolétariat et l’oppression du Capital ; ils envenimaient ainsi, à un degré inconnu jusque-là, les antagonismes de classe. Les formidables trusts modernes précisément ont démontré d’une façon saisissante et en de vastes proportions, que le capitalisme allait vers la faillite, tant au point de vue des différentes crises politiques et économiques qu’au point de vue de l’effondrement total de l’ordre capitaliste. La récente crise financière en Amérique, l’aggravation effroyable du chômage dans toute l’Europe, sans parler de la crise industrielle imminente qu’annoncent de nombreux symptômes, ont abouti à ceci que les récentes "théories" des révisionnistes sont oubliées de tous, voire, paraît-il, de beaucoup de révisionnistes eux-mêmes. Seulement, il ne faut pas oublier les leçons que la classe ouvrière a tirées de cette instabilité d’intellectuels.

En ce qui concerne la théorie de la valeur, il suffit de dire que, hormis les soupirs et les allusions très voilées, à l’exemple de Boeh-mBawerk, les révisionnistes n’ont absolument rien donné ici et n’ont, par conséquent, laissé aucune trace dans le développement de la pensée scientifique.

En matière politique, le révisionnisme a tenté de reviser en fait le principe fondamental du marxisme : la théorie de la lutte des classes. La liberté politique, la démocratie, le suffrage universel privent de tout terrain la lutte de classe — nous a-t-on affirmé — et démentent le vieux principe du Manifeste du Parti communiste : les ouvriers n’ont pas de patrie. Dès l’instant où, dans la démocratie, c’est la "volonté de la majorité" qui domine, on ne saurait, paraît-il, ni envisager l’Etat comme un organisme de domination de classe, ni refuser les alliances avec la bourgeoisie progressive, social-réformatrice, contre les réactionnaires.

Il est incontestable que ces objections des révisionnistes se résumaient dans un système de conceptions assez cohérent, savoir : de conceptions bourgeoises libérales connues de longue date. Les libéraux ont toujours prétendu que le parlementarisme bourgeois supprimait les classes et les divisions en classes, puisque tous les citoyens sans distinction bénéficiaient du droit de vote, du droit de participation à la chose publique. Toute l’histoire européenne de la seconde moitié du XIX° siècle, toute l’histoire de la Révolution russe du début du XX° siècle, montrent à l’évidence combien ces conceptions sont absurdes. Avec la liberté du capitalisme "démocratique", les distinctions économiques. loin de se relâcher, s’intensifient et s’aggravent. Le parlementarisme. loin de faire disparaître, dévoile l’essence des républiques bourgeoises les plus démocratiques, comme organes d’oppression de classe. Aidant à éclairer et organiser des masses de la population infiniment plus grandes que celles qui, autrefois, participaient activement aux événements politiques, le parlementarisme prépare ainsi, non la suppression des crises et des révolutions politiques, mais une aggravation maximum de la guerre civile pendant ces révolutions. Les événements de Paris, au printemps de 1871, et ceux de Russie, en hiver 1905, ont montré, de toute évidence, que cette aggravation se produit inévitablement. La bourgeoisie française, pour écraser le mouvement prolétarien, n’a pas hésité une seconde à passer un marché avec l’ennemi de la nation, avec l’armée étrangère qui venait de ruiner sa patrie. Quiconque ne comprend pas l’inéluctable dialectique intérieure du parlementarisme et du démocratisme bourgeois, laquelle conduit à une solution du conflit, encore plus tranchée qu’autrefois, par la violence exercée contre les masses, ne saura jamais faire sur le terrain de ce parlementarisme une propagande et une agitation conformes à nos principes et susceptibles de préparer en fait les masses ouvrières à participer victorieusement à ces "conflits". L’expérience des alliances, des accords, des blocs avec le libéralisme social-réformateur en Occident, avec le réformisme libéral (les cadets) dans la révolution russe, a montré de façon convaincante que ces accords ne font qu’émousser la conscience des masses, qu’au lieu d’accentuer ils atténuent la portée véritable de leur lutte, en liant les combattants aux éléments les moins aptes à combattre, les plus prompts à la défaillance et à la trahison. Le millerandisme français [3] — l’expérience la plus considérable en matière d’application de la tactique politique révisionniste sur une grande échelle, à une échelle vraiment nationale, — a donné du révisionnisme une appréciation pratique que le prolétariat du monde entier n’oubliera jamais.

Le complément naturel des tendances économiques et politiques du révisionnisme a été son attitude à l’égard du but final du mouvement socialiste. Le mot ailé de Bernstein : "Le but final n’est rien, le mouvement est tout", traduit la nature du révisionnisme mieux que quantité de longues dissertations, Définir sa conduite d’une situation à l’autre, s’adapter aux événements du jour, aux changements des menus faits politiques, oublier les intérêts vitaux du prolétariat et les traits essentiels de l’ensemble du régime capitaliste, de toute l’évolution capitaliste, sacrifier ces intérêts vitaux au nom des avantages réels ou supposés de l’heure : telle est la politique révisionniste. Et de l’essence même de cette politique découle ce fait évident qu’elle peut varier ses formes à l’infini, et que chaque question un peu "nouvelle ", chaque changement un peu inattendu ou imprévu des événements — ce changement dût-il, à un degré infime et pour le plus court délai, modifier la ligne essentielle du développement, — engendreront, inévitablement et toujours, telles ou telles variétés du révisionnisme.

Ce qui rend le révisionnisme inévitable, ce sont les racines sociales qu’il a dans la société moderne. Le révisionnisme est un phénomène international. Pour tout socialiste un peu averti et pensant, il ne saurait y avoir le moindre doute que les rapports entre les orthodoxes et les bernsteiniens, en Allemagne ; entre les guesdistes et les jauressistes (aujourd’hui les broussistes surtout), en France ; entre la Fédération social-démocrate et le Parti ouvrier indépendant en Angleterre ; entre de Brouckère et Vandervelde en Belgique ; entre les intégralistes et les réformistes en Italie, entre les bolchéviks et les menchéviks en Russie, sont au fond partout de même nature, en dépit de l’immense diversité des conditions nationales et des facteurs historiques dans l’état actuel de tous ces pays. La "division" au sein du socialisme international contemporain s’opère, en fait, dès aujourd’hui, suivant la même ligne dans les divers pays du monde, attestant par là un grand pas en avant, en comparaison de ce qui se passait il y a trente ou quarante ans alors que, dans les divers pays, des tendances dissemblables s’affrontaient au sein d’un socialisme international unique. Même le "révisionnisme de gauche", qui apparaît aujourd’hui dans les pays latins comme un "syndicalisme révolutionnaire [4]", s’adapte lui aussi au marxisme en le "corrigeant" : Labriola en Italie, Lagardelle en France, en appellent à tout moment de Marx mal compris à Marx bien compris.

Nous ne pouvons nous attarder ici à l’analyse de la substance idéologique de ce révisionnisme, qui est encore loin de s’être développé comme le révisionnisme opportuniste, ne s’est pas internationalisé et n’a pratiquement soutenu aucune bataille importante avec le parti socialiste d’aucun pays. Nous nous bornerons donc au "révisionnisme de droite", esquissé plus haut.

Qu’est-ce qui rend le révisionnisme inévitable dans la société capitaliste ? Pourquoi est-il plus profond que les particularités nationales et les degrés de développement du capitalisme ? Mais parce que, dans chaque pays capitaliste, à côté du prolétariat se trouvent toujours les larges couches de la petite bourgeoisie, des petits patrons. La petite production a engendré et continue d’engendrer constamment le capitalisme, Celui-ci crée inéluctablement de nouvelles "couches moyennes" (appendice de la fabrique, travail à domicile, petits ateliers disséminés dans tout le pays, en raison des nécessités de la grosse industrie, par exemple le cycle et l’automobile, etc.). Ces nouveaux petits producteurs sont eux aussi inéluctablement rejetés dans les rangs du prolétariat. Dès lors il est parfaitement naturel que les conceptions petites-bourgeoises pénètrent encore et encore dans les rangs des grands partis ouvriers. Dès lors il est parfaitement naturel qu’il doive en être et qu’il en sera toujours ainsi jusqu’aux péripéties mêmes de la révolution prolétarienne. Car ce serait une grave erreur de croire que pour que cette révolution s’accomplisse, une prolétarisation "intégrale " de la majorité de la population soit nécessaire. Ce que nous traversons aujourd’hui, le plus souvent dans l’ordre des idées seulement : discussions au sujet des amendements théoriques à Marx ; ce qui, à l’heure présente, ne se manifeste dans la pratique que pour certaines questions particulières du mouvement ouvrier — comme les divergences tactiques avec les révisionnistes et les scissions qui se produisent sur ce terrain, — la classe ouvrière aura nécessairement à le subir dans des proportions incomparablement plus vastes, lorsque la révolution prolétarienne aura aiguisé toutes les questions litigieuses, concentré toutes les divergences sur des points d’une importance immédiate pour la détermination de la conduite des masses, nous aura obligés, dans le feu de la lutte, à séparer les ennemis des amis, à rejeter les mauvais alliés pour porter à l’ennemi des coups décisifs.

La lutte idéologique du marxisme révolutionnaire contre le révisionnisme, à la fin du XIX° siècle, n’est que le prélude des grands combats révolutionnaires du prolétariat en marche vers la victoire totale de sa cause, en dépit de toutes les hésitations et faiblesses des éléments petits-bourgeois.

Ecrit vers le 3 (16) avril 1908 au plus tard.
Imprimé en 1908 dans le recueil Karl Marx (1818-1883).
Signé : VI. Iline.
V. Lénine : Oeuvres, 4° éd. russe, t. 15, pp. 15-25.

Notes

[1] Voir les Essais de philosophie marxiste par Bogdanov, Bazarov et autres. Il n’y a pas lieu d’analyser ici cet ouvrage. Je me borne donc pour l’instant à déclarer que. dans un avenir prochain, je montrerai dans une série d’articles ou dans une brochure spéciale, que tout ce qui est dit dans le texte à propos des révisionnistes néo-kantiens s’adresse, en fait, à ces "nouveaux" révisionnistes néo-humistes et néo-berkeleyistes.(Note de l’auteur)
Peu après (en 1909) Lénine écrit son Matérialisme et Empiriocriticisme, ouvrage dans lequel il soumet à une critique foudroyante Bogdanov et les autres révisionnistes, ainsi que leurs maîtres de philosophie, Avenarius et Mach. Le livre de Lénine assume la défense des fondements théoriques du marxisme — du matérialisme dialectique et historique ; il fournit toutes les conquêtes de la science, tout d’abord des sciences de la nature, durant la période qui va de la mort d’Engels jusqu’à la parution de cet ouvrage de Lénine ; c’est aussi une préparation théorique du Parti bolchévik. (N.R.)

[2] Boehm-Baverk : économiste bourgeois autrichien. (N.R.)

[3] Millerandisme, courant opportuniste appelé ainsi du nom du "socialiste" français Millerand qui, en 1899, fit partie du gouvernement bourgeois réactionnaire français, et aida la bourgeoisie à pratiquer sa politique. La question de savoir s’il est admissible pour les socialistes de faire partie d’un gouvernement bourgeois, a été discutée en 1900 au Congrès de la II° Internationale, à Paris. Le Congrès adopta la résolution conciliatrice proposée par Kautsky, qui condamnait la participation des socialistes au gouvernement bourgeois, mais y admettait leur présence dans des cas "exceptionnels". Les socialistes français utiliseront cette réserve pour justifier leur entrée dans le gouvernement de la bourgeoisie impérialiste au début de la guerre de 1914-1918. (N.R.)

[4] "Syndicalisme révolutionnaire", courant semi-anarchiste du mouvement ouvrier de plusieurs pays d’Europe occidentale à la fin du XIX° siècle qui niait le rôle dirigeant du parti. Les syndicalistes révolutionnaires estimaient que les syndicats, en organisant la grève générale des ouvriers, pouvaient renverser le capitalisme et prendre en main la direction des industries.(N.R.)

Extraits de Matérialisme et empiriocriticisme

de Lénine

Chapitre 5

La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique

1 : La crise de la physique contemporaine

Le célèbre physicien français Henri Poincaré dit, dans sa Valeur de la science, qu’« il y a des indices d’une crise sérieuse » en physique et consacre un chapitre à cette crise (ch. VIII, cf. p. 171). Cette crise ne veut pas seulement dire que « le radium, ce grand révolutionnaire », sape le principe de la conservation de l’énergie. « Tous les autres principes sont également en danger » (p. 180). Le principe de Lavoisier ou le principe de la conservation de la masse est ainsi miné par la théorie électronique de la matière. D’après cette théorie les atomes sont formés de particules infimes appelées électrons, les unes chargées négativement, les autres chargées positivement et « plongées dans le milieu que nous nommons éther ». Les expériences de physiciens permettent de mesurer à la fois la vitesse des électrons et leur masse (ou plutôt le rapport de leur masse à leur charge). Il se trouve que la vitesse des électrons est comparable à celle de la lumière (300 000 kilomètres à la seconde), atteignant par exemple au tiers de cette vitesse. Il faut prendre en considération la double masse de l’électron et alors triompher d’une double inertie : de celle de l’électron lui‑même et de celle de l’éther. La première masse sera la masse réelle ou mécanique de l’électron ; la seconde, « la masse électro­dynamique représentant l’inertie de l’éther ». Or la première masse est égale à zéro. La masse entière de l’électron ou tout au moins des électrons négatifs est, par son origine, entièrement et exclusivement électrodynamique []. La masse disparaît. Les bases mêmes de la mécanique sont minées. Miné également le principe de Newton sur l’égalité de l’action et de la réaction, etc.

Nous sommes, dit Poincaré, au milieu de « ruines » des vieux principes de la physique, « en présence de cette débâcle générale des principes ». Il est vrai, ajoute‑t‑il en manière de restriction, que toutes ces dérogations aux principes, on ne les rencontre que dans les infiniment petits ; il est possible que nous ne connaissions pas encore d’autres grandeurs infiniment petites qui s’opposent, elles, à ce bouleversement des anciennes lois ; et de plus le radium est très rare. En tout cas, la « période de doutes » n’est pas niable. Nous avons déjà vu quelles sont les conclusions gnoséologiques que l’auteur en tire : « Ce n’est pas la nature qui nous les « ’espace et le temps) impose, c’est nous qui les imposons à la nature » ; « tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant ». Conclusions idéalistes. Le bouleversement des principes fondamentaux démontre (tel est le cours des idées de Poincaré) que ces principes ne sont pas des copies, des photographies de la nature, des reproductions de choses extérieures par rapport à la conscience de l’homme, mais des produits de cette conscience. Poincaré ne développe pas ces conclusions de façon suivie et ne s’intéresse guère au côté philosophique de la question. Le philosophe français Abel Rey s’y arrête longuement dans son livre La théorie de la physique chez le physiciens contemporains (Paris, F. Alcan, 1907). Il est vrai que l’auteur est lui‑même positiviste, c’est‑à‑dire confusionniste et à moitié acquis à Mach, ce qui en l’espèce est plutôt un avantage, car on ne peut le suspecter de vouloir « calomnier » l’idole de nos disciples de Mach. On ne peut se fier à Rey quand il s’agit de définir avec précision les concepts philosophiques, quand il s’agit du matérialisme notamment, car Rey est lui aussi un professeur et, comme tel, il professe à l’égard des matérialistes le mépris le plus complet (tout en se signalant par l’ignorance la plus complète de la gnoséologie matérialiste). Point n’est besoin de dire que Marx ou Engels, personnages quelconques, n’existent pas du tout pour de telles « sommités de la science ». Cependant, c’est avec le plus grand soin et, somme toute de façon consciencieuse, que Rey résume sur cette question la riche littérature tant anglaise et allemande (Ostwald et Mach surtout) que française ; aussi aurons‑nous souvent recours à son travail.

La physique, dit cet auteur, devait attirer sur elle, plus que sur toute autre science, l’attention des philosophes et de tous ceux qui, pour un motif ou un autre, désiraient critiquer la science en général. « C’est au fond la légitimité de la science positive, la possibilité d’une connaissance de l’objet, que l’on discute en cherchant les limites et la valeur de la science physique » (pp. I‑II). On a hâte de tirer de la « crise de la physique contemporaine » les conclusions sceptiques (p. 14). Quelle est donc la nature de cette crise ? Dans les deux premiers tiers du XIX° siècle les physiciens furent d’accord sur les points essentiels. « On croit à une explication purement mécanique de la nature ; on postule que la physique n’est qu’une complication de la mécanique : une mécanique moléculaire. On ne diffère, que sur les procédés employés pour réduire la physique à la mécanique, et sur les détails du mécanisme. » « Aujourd’hui, semble‑il, le spectacle que nous offrent les sciences physico‑chimiques a complètement changé. Une extrême diversité a remplacé l’unité générale, et non plus seulement dans les détails, mais dans les idées directrices et fondamentales. S’il serait exagéré de dire que chaque savant a ses tendances particulières, on doit constater que, comme l’art, la science, et surtout la physique, a ses écoles nombreuses, aux conclusions souvent éloignées, parfois opposées et hostiles...

« On comprend alors dans son principe, et dans toute son étendue, ce qu’on a appelé la crise de la physique contemporaine.

« La physique traditionnelle, jusqu’au milieu du XIX° siècle, postulait que la physique n’avait qu’à se prolonger pour être une métaphysique de la matière. Elle donnait à ses théories une valeur ontologique. Et ces théories étaient toutes mécanistes. Le mécanisme traditionnel » (ces mots, employés par Rey dans un sens particulier, désignent ici un ensemble de vues ramenant la physique à la mécanique) « représentait donc, au‑dessus et au‑delà des résultats de l’expérience, la connaissance réelle de l’univers matériel. Ce n’était pas une expression hypothétique de l’expérience ; c’était un dogme » (p. 16)...

Force nous est d’interrompre ici l’honorable « positiviste ». Il nous dépeint évidemment la philosophie matérialiste de la physique traditionnelle sans vouloir appeler le diable (c’est­-à‑dire le matérialisme) par son nom. A un disciple de Hume, le matérialisme doit apparaître sous l’aspect d’une métaphysique, d’un dogme, d’une excursion au‑delà des limites de l’expérience, etc. Ne connaissant pas le matérialisme, Rey, disciple de Hume, ignore à plus forte raison la dialectique et la différence entre le matérialisme dialectique et le matérialisme métaphysique, au sens prêté à ces mots par Engels. Aussi, les rapports entre la vérité absolue et la vérité relative, par exemple, lui échappent‑ils absolument.

« ... Les critiques du mécanisme traditionnel qui furent formulées pendant toute la seconde moitié du XIX° siècle, infirmèrent cette proposition de la réalité ontologique du mécanisme. Sur ces critiques s’établit une conception philosophique de la physique qui devint presque traditionnelle dans la philosophie de la fin du XIX° siècle. La science ne fut plus qu’une formule symbolique, un moyen de repérage (de création de signes, de repères, de symboles), et encore comme ce moyen de repérage variait selon les écoles, on arriva vite à trouver qu’il ne repérait que ce qu’on avait au préalable façonné pour être repéré (pour être symbolisé). La science devint une œuvre d’art pour les dilettantes, un ouvrage d’art pour les utilitaires : attitudes qu’on avait bien le droit de traduire universellement par la négation de la possibilité de la science. Une science, pur artifice pour agir sur la nature, simple technique utilitaire, n’a pas le droit, à moins de défigurer le sens des mots, de s’appeler science. Dire que la science ne peut être que cela, c’est nier la science, au sens propre du mot.

« L’échec du mécanisme traditionnel, ou plus exactement la critique à laquelle il fut soumis, entraîna cette proposition : la science, elle aussi, a échoué. De l’impossibilité de s’en tenir purement ou simplement au mécanisme traditionnel, on inféra : la science n’est plus possible » (pp. 16‑17).

L’auteur pose la question suivante : « La crise actuelle de la physique est‑elle un incident temporaire et extérieur, dans l’évolution de la science, ou la science tourne‑t‑elle brusquement sur elle‑même et abandonne‑t‑elle définitivement le chemin qu’elle a suivi ?... »

« ... Si les sciences physico‑chimiques qui, historiquement, ont été essentiellement émancipatrices, sombrent dans une crise qui ne leur laisse que la valeur de recettes techniquement utiles, mais leur enlève toute signification au point de vue de la connaissance de la nature, il doit en résulter, dans l’art logique et dans l’histoire des idées, un complet bouleversement. La physique perd toute valeur éducative ; l’esprit positif qu’elle représentait est un esprit faux et dangereux. » La science ne peut donner que des recettes pratiques, et non des connaissances réelles. « La connaissance du réel doit être cherchée et donnée par d’autres moyens... Il faut aller dans une autre voie, et rendre à une intuition subjective, à un sens mystique de l’a réalité, au mystère en un mot, tout ce que l’on croyait lui avoir arraché » (p. 19).

Positiviste, l’auteur professe que cette opinion est erronée et tient la crise de la physique pour passagère. Nous verrons plus loin comment Rey épure de ces vues Mach, Poincaré et Cie. Bornons‑nous pour l’instant à constater la « crise » et son importance. Les derniers mots que nous avons cités de Rey montrent bien quels éléments réactionnaires ont exploité cette crise et l’ont accentuée. Rey dit nettement dans la préface de son livre que « le mouvement fidéiste et anti‑intellectualiste des dernières années du XIX° siècle » prétend « s’appuyer sur l’esprit général de la physique contemporaine » (p. 11). On appelle en France fidéistes (du latin fides, foi) ceux qui placent la foi au‑dessus de la raison. L’anti‑intellectualisme nie les droits ou les prétentions de la raison. Ainsi, du point de vue de la philosophie, l’essence de la « crise de la physique contemporaine » est que l’ancienne physique voyait dans ses théories la « connaissance réelle du monde matériel », c’est‑à‑dire le reflet de la réalité objective. Le nouveau courant de la physique n’y voit que symboles, signes, points de repère d’une utilité pratique, c’est‑à‑dire qu’il nie l’existence de la réalité objective indépendante de notre conscience et reflétée par celle‑ci. Si Rey usait d’une terminologie philosophique exacte, il devrait dire : la théorie matérialiste de la connaissance adoptée inconsciemment par l’ancienne physique a fait place à la théorie idéaliste et agnostique, ce dont le fidéisme a bénéficié à l’encontre des idéalistes et des agnostiques.

Mais ce changement qui fait le fond de la crise, Rey ne se le représente pas comme si tous les nouveaux physiciens s’opposaient à tous les vieux physiciens. Non. Il montre que les physiciens contemporains se divisent, selon leurs tendances gnoséologiques, en trois écoles : énergétique ou conceptuelle (du mot concept, idée pure) ; mécaniste ou néomécaniste, celle‑ci ralliant toujours l’immense majorité des physiciens ; et criticiste, intermédiaire entre les deux premières. Mach et Duhem appartiennent à la première ; Henri Poincaré, à la dernière ; les vieux physiciens Kirchhoff, Helmholtz, Thomson (lord Kelvin), Maxwell et les physiciens modernes Larmor et Lorentz appartiennent à la deuxième. Rey montre dans les lignes suivantes la différence essentielle des deux tendances fondamentales (la troisième étant intermédiaire, et non autonome) :

« Le mécanisme traditionnel a construit un système de l’univers matériel. » Il partit, dans sa doctrine de la structure de la matière, d’« éléments qualitativement homogènes et identiques » qui devaient être considérés comme « indéformables, impénétrables », etc. La physique « construit un édifice réel, avec des matériaux réels et du ciment réel. Le physicien tenait les éléments matériels, les causes et la manière dont elles agissent, les lois réelles de leur action » (pp. 33‑38). « Les modifications de la conception générale de la physique consistent surtout dans le rejet de la valeur ontologique des théories figuratives, et dans le sens phénoménologique très accentué que l’on attribue à la physique. » La théorie conceptuelle opère sur des « notions abstraites pures et simples » et « cherche une théorie purement abstraite, qui éliminera autant qu’il est possible l’hypothèse matérielle ». « La notion d’énergie devenait ainsi là substructure de la physique nouvelle. C’est pourquoi la physique conceptuelle peut encore le plus souvent être appelée physique énergétique », bien que cette appellation ne puisse s’appliquer, par exemple, à un représentant de la physique conceptuelle tel que Mach (p. 46).

Cette confusion, chez Rey, de l’énergétique et de la doctrine de Mach n’est assurément pas plus juste que son assertion selon laquelle l’école néo‑mécaniste adopterait peu à, peu, malgré tout ce qui l’éloigne des conceptualistes, la conception phénoménologique de la physique (p. 48). La « nouvelle » terminologie de Rey obscurcit la question au lieu de l’éclaircir ; il ne nous a pourtant pas été possible de la passer sous silence, désireux que nous étions de donner au lecteur une idée de l’interprétation de la crise de la physique par un « positiviste ». Au fond, l’opposition de la « nouvelle », école à la vieille conception concorde complètement, comme le lecteur a pu s’en convaincre, avec la critique précitée de Helmholtz par Kleinpeter. Rey traduit, en exposant les vues, des différents physiciens, tout le vague et toute l’inconstance de leurs conceptions philosophiques. L’essence de la crise de la physique contemporaine consiste dans le bouleversement des vieilles lois et des principes’ fondamentaux, dans le rejet de toute réalité objective indépendante de la conscience, c’est‑à‑dire dans la substitution de l’idéalisme et de l’agnosticisme au matérialisme. « La matière disparaît » : on peut exprimer en ces mots la difficulté fondamentale, typique à l’égard de certaines questions particulières, qui a suscité cette crise. C’est à cette difficulté que nous nous arrêterons.

Notes

[1] La caractéristique donnée par H. Poincaré de la notion de masse et reproduite par Lénine, répond au niveau de dévelop­pement de la physique de l’époque. Le progrès de la théorie électronique, consécutif à la découverte de l’électron, a permis d’expliquer la nature de la masse de l’électron. J. Thomson émit l’hypothèse selon laquelle la masse propre de l’électron est conditionnée par l’énergie du champ électromagnétique (c’est‑à‑dire l’inertie de l’électron est due à l’inertie du champ) ; on a introduit le concept de la masse électromagnétique de l’électron, laquelle se trouva être dépendante de la vitesse de son mouvement ; quant à la masse mécanique de l’électron, de même que de toute autre particule, elle était tenue pour invariable. Les expériences sur la dépendance de la masse électromagnétique de l’électron vis‑à‑vis de la vitesse, entreprises en 1901-1902 par W. Kaufmann, devaient découvrir la masse mécanique. Or elles ont montré inopinément que l’électron se comporte de façon à faire croire que toute sa masse était électromagnétique . D’où l’on inférait que la masse mécanique antérieurement considérée comme une propriété inséparable de la matière, disparaissait dans l’électron. Ceci devait permettre toutes sortes de spéculations philosophiques, de déclarations relatives à la « disparition de la matière ». (N.R.)

(...)

Le mouvement est‑il concevable sans matière ?

L’exploitation de la nouvelle physique par l’idéalisme philosophique, ou les déductions idéalistes tirées de cette physique ne sont pas dues à la découverte de nouveaux aspects de la substance et de la force, de la matière et du mouvement, mais à la tentative de concevoir le mouvement sans matière. C’est cette tentative précisément que nos disciples de Mach n’arrivent pas à saisir en substance. Ils ont préféré ne pas affronter l’affirmation d’Engels, selon laquelle « le mouvement est inconcevable sans matière ». J. Dietzgen exprimait, dès 1869, dans son livre sur l’Essence du travail cérébral, la même idée qu’Engels, non sans tenter, il est vrai, comme il en avait la coutume, de « concilier » confusément le matérialisme et l’idéalisme. Laissons de côté ces tentatives, explicables dans une large mesure par la polémique de Dietzgen contre le matérialisme de Büchner étranger à la dialectique, et demandons‑nous quelles sont les opinions de Dietzgen lui‑même sur la question qui nous intéresse. « Les idéalistes veulent, dit‑il, le général sans le particulier, l’esprit sans la matière, la force sans la substance, la science sans l’expérience ou sans les matériaux, l’absolu sans le relatif » (Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit, 1903, p. 108). La tendance à détacher le mouvement de la matière et la force de la substance, Dietzgen la relie ainsi à l’idéalisme et la situe à côté de la tendance à détacher la pensée du cerveau. « Liebig, continue Dietzgen, qui aime à s’écarter de sa science inductive pour se rapprocher de la spéculation philosophique, dit, dans le sens de l’idéalisme : on ne peut voir la force » (p. 109). « Le spiritualiste ou l’idéaliste croit à l’essence idéale, c’està‑dire illusoire, inexplicable de la force » (p. 110). « La contradiction entre la force et la matière est aussi vieille que la contradiction entre l’idéalisme et le matérialisme » (p. 111). « Il n’y a sans doute ni force sans matière, ni matière sans force. La matière sans force et la force sans matière, c’est un non‑sens. Si les savants idéalistes croient à l’existence immatérielle des forces, ils sont sur ce point... des visionnaires, et non des savants » (p. 114).

Nous voyons ici qu’on pouvait déjà rencontrer, il y a quarante ans, des savants disposés à admettre la possibilité de concevoir le mouvement sans matière et que Dietzgen qualifiait « sur ce point » de visionnaires. Quel est donc le lien entre l’idéalisme philosophique et la tendance à détacher la matière du mouvement, à séparer la matière de la force ? N’est‑il pas en effet plus « économique » de concevoir le mouvement sans matière ?

Figurons‑nous un idéaliste conséquent pour qui, par exemple, le monde n’est que sa sensation ou sa représentation, etc. (si l’on prend la sensation ou la représentation, sans la préciser par un possessif, l’idéalisme philosophique changerait de variété et non d’essence). L’idéaliste ne songera pas à nier que le monde est un mouvement : mouvement de sa pensée, de ses représentations, de ses sensations. La question de savoir ce qui se meut, il la repoussera comme absurde : mes sensations, dira‑t‑il, se succèdent les unes aux autres, mes représentations apparaissent et disparaissent, et voilà tout. Il n’y a rien en dehors de moi. « Mouvement », un point c’est tout. On ne saurait imaginer de pensée plus « économique ». Pas de preuves, de syllogismes et de définitions qui puissent réfuter le solipsiste s’il développe logiquement sa conception.

Ce qui distingue essentiellement le matérialiste et le partisan de la philosophie idéaliste, c’est que le premier tient la sensation, la perception, la représentation et, en général, la conscience de l’homme pour une image de la réalité objective. Le monde est le mouvement de cette réalité objective reflétée par notre conscience. Au mouvement des représentations, des perceptions, etc., correspond le mouvement de la matière extérieure. Le concept de matière prime que la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. C’est pourquoi vouloir détacher le mouvement de la matière équivaudrait à détacher la pensée de la réalité objective, à détacher mes sensations du monde extérieur, c’est‑à‑dire à passer à l’idéalisme. Le tour de force qu’on accomplit généralement en niant la matière et en supposant le mouvement sans matière consiste à ne rien dire des rapports de la matière et de la pensée. Ces rapports sont représentés comme inexistants ; mais en réalité on les introduit subrepticement, on s’abstient de les mentionner au début du raisonnement et ils reparaissent, plus ou moins inaperçus, par la suite.

La matière a disparu, nous dit‑on, et l’on veut tirer de là des conclusions gnoséologiques. Et la pensée, reste‑t‑elle ? demanderons‑nous. Si la pensée a disparu avec la matière, si les représentations et les sensations ont disparu avec le cerveau et le système nerveux, alors tout s’évanouit, y compris votre raisonnement, échantillon d’une « pensée » quelconque (ou d’une insuffisance de pensée) ! Mais si vous supposez que la pensée (la représentation, la sensation, etc.) n’a pas disparu avec la matière, vous adoptez subrepticement le point de vue de l’idéalisme philosophique. C’est ce qui arrive précisément à ceux qui, pour des raisons d’« économie », veulent concevoir le mouvement sans la matière, puisque, du fait même qu’ils prolongent leur raisonnement, ils admettent tacitement l’existence de la pensée après la disparition de la matière. Cela veut dire qu’on prend pour base un idéalisme philosophique très simple ou très complexe : très simple quand il se ramène ouvertement au solipsisme (moi, j’existe, et le monde n’est que ma sensation) ; très complexe si l’on substitué à la pensée, à la représentation, à la sensation de l’homme vivant une abstraction morte : pensée, représentation, sensation tout court, pensée en général (idée absolue, volonté universelle, etc.), sensation considérée comme un « élément » indéterminé, « psychique », substitué à toute la nature physique, etc., etc. Des milliers de nuances sont possibles parmi les variétés de l’idéalisme philosophique, et l’on peut toujours y ajouter la mille et unième nuance (I’empiriomonisme, par exemple) dont la différence avec toutes les autres peut paraÎtre très importante à son auteur. Au point de vue du matérialisme ces différences ne jouent absolument aucun rôle. Ce qui importe, c’est le point de départ, c’est que la tentative de concevoir le mouvement sans matière introduit la pensée détachée de la matière, ce qui aboutit précisément à l’idéalisme philosophique.

C’est pourquoi, par exemple, le disciple anglais de Mach Karl Pearson, le plus clair, le plus conséquent, le plus hostile aux subtilités verbales, ouvre le chapitre VII de son livre, consacré à la « Matière », par ce sous‑titre caractéristique : « Tous les objets se meuvent, mais seulement dans la conception » (« All things move, but only in conception »). « Pour ce qui est du domaine des perceptions il est oiseux de se demander (« it is idle to ask ») : Qu’est‑ce qui se meut et pourquoi » (The Grammar of Science, p. 243).

Aussi les mésaventures philosophiques de Bogdanov avaient commencé avant qu’il eût fait la connaissance de Mach, à partir du jour où il crut le grand chimiste et médiocre philosophe Ostwald qui affirmait que le mouvement est concevable sans la matière. Il sera d’autant plus opportun de s’arrêter à cet épisode de l’évolution philosophique de Bogdanov, qu’on ne peut, en parlant des rapports de l’idéalisme philosophique avec certains courants de la nouvelle physique, passer sous silence l’« énergétique » d’Ostwald.

« Nous avons déjà dit, écrivait Bogdanov en 1899, que le XIX° siècle n’a pas réussi à trancher définitivement la question relative à « l’essence immuable des choses ». Cette essence joue, sous le nom de « matière », un rôle éminent dans les conceptions des penseurs les plus avancés du siècle »... (Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, p. 38.)

Confusion, avons‑nous dit. L’admission de la réalité objective du monde extérieur, l’admission ‑ en dehors de notre conscience, ‑ de l’existence d’une matière perpétuellement mouvante et perpétuellement changeante, est ici confondue avec l’admission de l’essence immuable des choses. Il n’est pas permis de supposer que Bogdanov n’ait pas rangé en 1899 Marx et Engels parmi les « penseurs avancés ». Mais il est évident qu’il n’a pas compris le matérialisme dialectique.

« ... On distingue encore habituellement deux aspects dans les processus naturels : la matière et son mouvement. On ne peut dire que le concept de matière soit très lumineux. Il n’est pas facile de donner une réponse satisfaisante à la question : Qu’est‑ce que la matière ? On la définit « cause des sensations » ou « possibilité permanente de sensations » ; mais il est certain qu’en ce cas on confond la matière avec le mouvement... »

Ce qui est évident, c’est que Bogdanov raisonne mal. Il confond l’admission matérialiste de la source objective des sensations (la cause des sensations est formulée en termes peu clairs) avec la définition agnostique, donnée par Mill, de la matière en tant que possibilité permanente de sensations. L’erreur capitale de l’auteur vient de ce que, en abordant de près le problème de l’existence ou de l’inexistence de la source objective des sensations, il l’abandonne à mi-chemin et saute au problème de l’existence ou de l’inexistence de la matière sans mouvement. L’idéaliste peut considérer le monde comme le mouvement de nos sensations (fussent‑elles « socialement organisées » et « harmonisées » au plus haut degré) ; le matérialiste peut le considérer comme le mouvement de la source objective, du modèle objectif de nos sensations. Le matérialiste métaphysique, c’est-à‑dire antidialectique, peut admettre l’existence (au moins temporaire, jusqu’au « choc premier », etc.) de la matière sans mouvement. Le matérialiste dialectique voit dans le mouvement une propriété inhérente à la matière, mais repousse la conception simpliste du mouvement, etc.

« ... La définition suivante serait peut‑être la plus précise : « la matière est ce qui se meut » ; mais ce serait tout aussi dénué de sens que de dire : la matière est le sujet d’une proposition dont « se meut » est le prédicat. Mais la difficulté ne vient‑elle pas précisément de ce que les hommes se sont accoutumés, à l’époque de la statique, à concevoir nécessairement un sujet comme quelque chose de solide, comme un « objet » quelconque, et à ne tolérer une chose aussi incommode pour la pensée statique que le « mouvement », qu’en qualité de prédicat ou de l’un des attributs de la « matière » ? »

Voilà qui rappelle un peu le grief que faisait Akimov aux partisans de l’Iskra, de ne pas inscrire au nominatif, dans leur programme, le mot prolétariat [1] ! Dire : le monde est matière en mouvement ou : le monde est mouvement matériel, ne change rien à l’affaire.

« ... Il faut bien que l’énergie ait un porteur ! », disent les partisans de la matière. « Et pourquoi ? », demande avec raison Ostwald. « La nature doit‑elle être formée d’un sujet et d’un prédicat ? » (p. 39).

La réponse d’Ostwald, dont Bogdanov s’émerveillait en 1899, n’est qu’un sophisme. Nos jugements, pourrait‑on répondre à Ostwald, doivent‑ils forcément être formés d’électrons et d’éther ? Eliminer mentalement de la « nature » la matière en tant que « sujet », c’est en réalité prendre implicitement en philosophie la pensée pour « sujet » (c’est‑à‑dire principe primordial, point de départ, indépendant de la matière). Ce n’est pas le sujet qu’on élimine, c’est la source objective de la sensation, et la sensation devient « sujet », c’est‑à‑dire que la philosophie devient du berkeleyisme, quelle que soit la façon dont on travestisse ensuite le mot sensation. Ostwald a tenté d’esquiver cette inévitable alternative philosophique (matérialisme ou idéalisme) en employant d’une manière imprécise le mot « énergie », mais sa tentative atteste une fois de plus la vanité des artifices de ce genre. Si l’énergie est mouvement, vous n’avez fait que reporter la difficulté du sujet sur le prédicat, vous n’avez fait que modifier les termes de la question : la matière est‑elle mouvante ? pour : l’énergie est‑elle matérielle ? La transformation de l’énergie s’accomplit-elle en dehors de ma conscience, indépendamment de l’homme et de l’humanité, ou n’est‑elle qu’une idée, qu’un symbole, qu’un signe conventionnel, etc. ? La philosophie « énergétique », cet essai pour remédier, à l’aide d’une terminologie « nouvelle », à d’anciennes erreurs gnoséologiques, s’est enferrée sur cette question.

Quelques exemples montreront à quelle confusion en est arrivé le créateur de l’énergétique, Ostwald. Il déclare, dans la préface de son Cours de philosophie naturelle [2], considérer comme « un immense avantage que l’ancienne difficulté de concilier les concepts de matière et d’esprit soit simplement et naturellement éliminée par la réduction de ces deux concepts à celui d’énergie ». Ce n’est pas un avantage, mais une perte, car la question de savoir s’il faut orienter les recherches gnoséologiques (Ostwald ne se rend pas exactement compte qu’il pose une question de gnoséologie et non de chimie !) dans un sens matérialiste ou idéaliste, loin d’être résolue, est encore obscurcie par l’emploi arbitraire du terme « énergie ». Certes, la « réduction » de la matière et de l’esprit à la notion d’énergie aboutit indéniablement à la suppression verbale de la contradiction, mais l’absurdité de la croyance aux loups-garous et aux lutins ne disparaîtra pas du fait que nous qualifierons cette croyance d’« énergétique ». Nous lisons, à la page 394 du Cours d’Ostwald : « L’explication la plus simple du fait que tous les phénomènes extérieurs peuvent être représentés comme des processus s’accomplissant entre les énergies, c’est que les processus de notre conscience sont eux‑mêmes des processus énergétiques et communiquent (aufprägen) cette qualité à toutes les expériences extérieures. » Pur idéalisme : notre pensée ne reflète pas la transformation de l’énergie dans le monde extérieur ; c’est le monde extérieur qui reflète la « qualité » de notre conscience ! Le philosophe américain Hibben dit très spirituellement à propos de ce passage et de quelques autres analogues du Cours d’Ostwald que ce dernier « apparaît ici sous la toge kantienne » : l’explicabilité des phénomènes de l’univers extérieur se déduit des propriétés de notre esprit [3] ! « Il est évident, dit Hibben, que si nous définissons le concept primitif de l’énergie de façon à lui faire englober aussi les phénomènes psychiques, ce ne sera plus le simple concept de l’énergie admis dans les milieux scientifiques et par les énergétistes eux-mêmes. » La transformation de l’énergie est considérée par les sciences de la nature comme un processus objectif indépendant de la conscience de l’homme et de l’expérience de l’humanité ; autrement dit, elle est considérée de façon matérialiste. En maintes occasions, et probablement dans l’immense majorité des cas, Ostwald lui‑même entend par énergie le mouvement matériel.

C’est pourquoi on a vu se produire ce fait curieux l’élève d’Ostwald, Bogdanov, une fois devenu l’élève de Mach, s’est mis à accuser son premier maître non de ne point s’en tenir avec esprit de suite à la conception matérialiste de l’énergie, mais d’admettre cette conception (et d’en faire même parfois la base). Les matérialistes reprochent à Ostwald d’être tombé dans l’idéalisme et d’essayer de concilier le matérialisme et l’idéalisme. Bogdanov le critique d’un point de vue idéaliste : « ... L’énergétique d’Ostwald, hostile à l’atomisme, mais pour le reste très proche de l’ancien matérialisme, s’est acquis mes plus vives sympathies, écrit Bogdanov en 1906. J’ai pourtant vite relevé une contradiction importante dans sa philosophie naturelle : tout en soulignant maintes fois la valeur purement méthodologique de la notion d’énergie, l’auteur ne réussit pas, dans un très grand nombre de cas, à s’en tenir à cette conception. L’énergie, pur symbole des rapports entre les faits expérimentaux, se transforme très fréquemment chez lui en substance de l’expérience, en matière du monde »... (Empiriomonisme, livre III, pp. XVI‑XVII).

L’énergie, pur symbole ! Après cela Bogdanov peut discuter à loisir avec l’ » empiriosymboliste » louchkévitch, avec les « disciples fidèles de la doctrine de Mach », avec les empiriocriticistes et autres, la discussion ne mettra jamais aux prises, aux yeux des matérialistes, qu’un croyant au diable jaune et un croyant au diable vert. Car l’important, ce n’est pas ce qui distingue Bogdanov des autres disciples de Mach, mais ce qu’ils ont de commun : l’interprétation idéaliste de l’« expérience » et de l’« énergie », la négation de la réalité objective à laquelle l’expérience humaine ne fait que s’adapter et que la « méthodologie » scientifique et l’« énergétique » scientifique se bornent à calquer.

« La matière du monde lui est indifférente (à l’énergétique d’Ostwald) ; elle est aussi compatible avec le vieux matérialisme qu’avec le panpsychisme » (p. XVII)... c est-à-­dire l’idéalisme philosophique ? Partant de la confuse énergétique, Bogdanov prend le chemin de l’idéalisme et non du matérialisme... « Représenter l’énergie comme une substance, c’est revenir purement et simplement à l’ancien matérialisme moins les atomes absolus, à un matérialisme corrigé en ce sens qu’il admet la continuité de ce qui existe » (ibid.). Oui, du « vieux » matérialisme, c’est‑à‑dire du matérialisme métaphysique des savants, Bogdanov n’est pas allé au matérialisme dialectique, qu’il ne comprend pas plus en 1906 qu’en 1899, mais à l’idéalisme et au fidéisme, car nul représentant instruit du fidéisme contemporain, nul immanent, nul « néo‑criticiste », etc., ne fera d’objection à la conception « méthodologique » de l’énergie ni à son interprétation en tant que « pur symbole des rapports entre les faits expérimentaux ». Prenez P. Carus, dont la physionomie nous est maintenant assez familière, et vous verrez ce disciple de Mach critiquer Ostwald tout à fait dans la manière de Bogdanov : « Le matérialisme et l’énergétique, écrit Carus, appartiennent sans contredit à une seule et même catégorie » (The Monist, vol.XVII,1907, n° 4, p. 536). « Le matérialisme nous éclaire fort peu quand il nous dit que tout est matière, que les corps sont matière, que la pensée n’est qu’une fonction de la matière ; l’énergétique du professeur Ostwald ne vaut guère mieux, puisqu’il nous dit que la matière n’est que l’énergie et que l’âme n’est qu’un facteur de cette énergie » (p. 533).

L’énergétique d’Ostwald nous offre un bel exemple de la terminologie « nouvelle » rapidement en vogue : elle nous montre avec quelle promptitude on se rend compte qu’un mode d’expression légèrement modifié ne suffit pas à éliminer les questions et tendances fondamentales de la philosophie. On peut tout aussi bien (avec plus ou moins d’esprit de suite, assurément) exprimer le matérialisme et l’idéalisme en termes d’« énergétique » qu’en termes d’« expérience », etc. La physique énergétique est la source de nouvelles tentatives idéalistes pour concevoir le mouvement sans la matière à la suite de la décomposition de particules de matière que l’on croyait jusqu’ici indécomposables, et de la découverte de nouvelles formes, jusque‑là inconnues, du mouvement matériel.

Notes

[1] Allusion à l’intervention au II° Congrès du P.O.S.D.R., de l’« économiste » Akimov, qui répudiait le programme du parti défendu par l’Iskra. Un de ses arguments était que le mot « prolétariat » figurait dans le programme non pas comme sujet, mais comme complément… (N.R.)

[2] Wilhelm Ostwald : Vorlesungen über Naturphilosophie, 2. Aufl., Leipzig, 1902, p. VIII.

[3] J. G. Hibben : The Theory ot Energetics and its Philosophical Bearings, The Monist, vol. XIII, n° 3, 1903, April, pp. 329‑330.

(...)

Essence et valeur de l’idéalisme « physique »

Nous avons vu que le problème des conclusions gnoséologiques à tirer de la physique moderne est posé dans la littérature anglaise, allemande et française, et y est discuté des points de vue les plus différents. Il est hors de doute que nous sommes en présence d’une tendance idéologique internationale, ne dépendant pas d’un système philosophique donné, mais déterminée par des causes générales placées en dehors du domaine de la philosophie. Les données que nous venons de passer en revue montrent indubitablement que la doctrine de Mach est « liée » à la nouvelle physique ; elles montrent aussi que l’idée de cette liaison, répandue par nos disciples de Mach, est profondément erronée. Ceux‑ci suivent servilement la mode, en philosophie comme en physique, et se montrent incapables d’apprécier de leur point de vue, du point de vue marxiste, l’aspect général et la valeur de certains courants.

Un double faux entache toutes les dissertations selon lesquelles la philosophie de Mach serait « la philosophie des sciences de la nature du XX° siècle », la « philosophie moderne des sciences de la nature », le « positivisme moderne des sciences de la nature », etc. (Bogdanov dans la préface à l’Analyse des sensations, pp. IV, XII ; cf. aussi Iouchkévitch, Valentinov et consorts). D’abord, la doctrine de Mach est liée idéologiquement à une seule école dans une seule branche des sciences contemporaines. En second lieu, et c’est là l’important, elle est liée à cette école non par ce qui la distingue de tous les autres courants et petits systèmes de la philosophie idéaliste, mais par ce qu’elle a de commun avec l’idéalisme philosophique en général. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette tendance idéologique dans son ensemble pour que la justesse de cette thèse ne puisse laisser l’ombre d’un doute. Considérez les physiciens de cette école : l’Allemand Mach, le Français Henri Poincaré, le Belge P. Duhem, l’Anglais K. Pearson. Bien des choses leur sont communes ; ils n’ont qu’une base et qu’une orientation, chacun d’eux en convient très justement, mais ni la doctrine de l’empiriocriticisme en général, ni au moins celle de Mach sur les « éléments du monde », en particulier, ne font partie de ce patrimoine commun. Les trois derniers physiciens ne connaissent ni l’une ni l’autre doctrine. Ce qui leur est commun, c’est « uniquement » l’idéalisme philosophique auquel ils sont tous sans exception enclins, plus ou moins consciemment, plus ou moins nettement. Considérez les philosophes qui s’appuient sur cette école de la nouvelle physique, s’efforçant de lui fournir une justification gnoséologique et de la développer ; vous retrouverez là, une fois de plus, des immanents allemands, des disciples de Mach, des néo‑criticistes et des idéalistes français, des spiritualistes anglais, le Russe Lopatine, plus l’unique empiriomoniste, A. Bogdanov. Ils n’ont de commun qu’une chose : ils professent plus ou moins consciemment, plus ou moins nettement l’idéalisme philosophique, soit avec une tendance brusque ou hâtive au fidéisme, soit en dépit d’une répugnance personnelle à son égard (chez Bogdanov).

L’idée fondamentale de cette école de physique nouvelle, c’est la négation de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation et que reflètent nos théories, ou bien le doute sur l’existence de cette réalité. Cette école s’écarte sur ce point du matérialisme (improprement appelé réalisme, néo‑mécanisme, hylocinétique et que les physiciens mêmes n’ont pas développé de façon plus ou moins consciente), qui de l’aveu général prévaut parmi les physiciens ; elle s’en écarte comme école de l’idéalisme « physique ».

Il faut, pour expliquer ce terme d’une résonance si singulière, rappeler un épisode de l’histoire de la philosophie moderne et des sciences modernes. L. Feuerbach attaquait en 1866 Johannes Müller, le célèbre fondateur de la physiologie moderne, et le classait parmi les « idéalistes physiologiques » (Werke, t. X, p. 197). Ce physiologiste, analysant le mécanisme de nos organes des sens dans leurs rapports avec nos sensations et précisant, par exemple, que la sensation de lumière peut être obtenue par diverses excitations de l’œil, était enclin à en inférer que nos sensations ne sont pas des images de la réalité objective : c’était là son idéalisme. Cette tendance d’une école de savants à l’« idéalisme physiologique », c’est‑à‑dire à l’interprétation idéaliste de certains résultats de la physiologie, L. Feuerbach la discerna avec beaucoup de finesse. Les « attaches » de la physiologie et de l’idéalisme philosophique, du genre kantien principalement, furent plus tard longuement exploitées par la philosophie réactionnaire. F. A. Lange spécula sur la physiologie dans sa défense de l’idéalisme kantien et dans ses réfutations du matérialisme ; parmi les immanents (que Bogdanov a grandement tort de situer entre Mach et Kant), J. Rehmke s’insurgeait tout spécialement en 1882 contre la prétendue confirmation du kantisme par la physiologie [1]. Que nombre de grands physiologistes aient penché à cette époque vers l’idéalisme et le kantisme, cela n’est pas plus contestable que le fait que nombre de physiciens éminents penchent de nos jours vers l’idéalisme philosophique. L’idéalisme « physique », c’est‑à‑dire l’idéalisme d’une certaine école de physiciens de la fin du XIX° et du commencement du XX° siècle, « réfute » aussi peu le matérialisme et démontre tout aussi peu les attaches de l’idéalisme (ou de l’empiriocriticisme) avec les sciences de la nature, que le furent autrefois les velléités analogues de F. A. Lange et des idéalistes « physiologiques ». La déviation qu’a manifestée dans ces deux cas vers la philosophie réactionnaire, une école scientifique dans une branche des sciences de la nature, n’a été qu’un détour temporaire, une courte période douloureuse dans l’histoire de la science, une maladie de croissance, due par‑dessus tout à un brusque bouleversement des vieux concepts hérités du passé.

Les attaches de l’idéalisme « physique » contemporain avec la crise de la physique contemporaine sont générale­ment reconnues, comme nous l’avons montré plus haut. « Les arguments de la critique sceptique de la physique con­temporaine reviennent tous, au fond, au fameux argument de tous les scepticismes : la diversité des opinions » (parmi les physiciens), écrit A. Rey, visant moins les sceptiques que les partisans avoués du fidéisme tels que Brunetière. Mais les divergences « ne peuvent, par conséquent, rien prou­ver contre l’objectivité de la physique ». « On peut distin­guer dans l’histoire de la physique, comme dans toute histoire, de grandes périodes qui se différencient par la forme et l’aspect général des théories... Mais vienne une de ces découvertes qui retentissent sur toutes les parties de la physique, parce qu’elles dégagent un fait capital, jusque‑là mal ou très partiellement aperçu, et l’aspect de la physique se modifie ; une nouvelle période commence. C’est ce qui est arrivé après les découvertes de Newton, après les découvertes de Joule‑Meyer et Carnot‑Clausius. C’est ce qui paraît en train de se produire depuis la découverte de la radio‑activité... L’historien qui voit ensuite les choses avec le recul nécessaire n’a pas de peine à démêler, là où les contemporains montraient conflits, contradictions, scissions en écoles différentes, une évolution continue. Il semble que la crise qu’a traversée la physique en ces dernières années (malgré les conclusions qu’en a déduites la critique philosophique) n’est pas autre chose. Elle représente même très bien le type de ces crises de croissance amenées par les grandes découvertes nouvelles. La transformation indéniable qui en résultera (y aurait‑il évolution et progrès sans cela ?) ne modifiera pas sensiblement l’esprit scientifique » (l.c., pp. 370‑372).

Le conciliateur Rey s’efforce de coaliser toutes les écoles de la physique contemporaine contre le fidéisme ! Il commet un faux, avec les meilleures intentions sans doute, mais un faux, car le penchant de l’école de Mach‑Poincaré‑Pearson pour l’idéalisme (savoir : pour le fidéisme raffiné) est incontestable. Quant à l’objectivité de la physique, liée aux bases de l’« esprit scientifique » et non à l’esprit fidéiste, et défendue par Rey avec tant d’ardeur, elle n’est autre chose qu’une définition « honteuse » du matérialisme. L’esprit matérialiste essentiel de la physique, comme de toutes les sciences contemporaines, sortira vainqueur de toutes les crises possibles et imaginables, à la condition expresse que le matérialisme métaphysique fasse place au matérialisme dialectique.

La crise de la physique contemporaine vient de ce qu’elle a cessé de reconnaître franchement, nettement et résolument la valeur objective de ses théories, ‑ le conciliateur Rey s’efforce très souvent de le dissimuler, mais les faits sont plus forts que toutes les tentatives de conciliation. « Il semble, écrit Rey, qu’à traiter d’ordinaire d’une science où l’objet, au moins en apparence, est créé par l’esprit du savant, où, en tout cas, les phénomènes concrets n’ont plus à intervenir dans la recherche, on se soit fait (les mathématiciens) de la science physique une conception trop abstraite : on a cherché à la rapprocher toujours plus près de la mathématique, et on a transposé une conception générale de la mathématique dans une conception générale de la physique... Il y a là une invasion de l’esprit mathématique dans les façons de juger et de comprendre la physique, que dénoncent tous les expérimentateurs. Et n’est‑ce pas à cette influence, qui, pour être cachée, n’en est pas moins prépondérante, que sont dus parfois l’incertitude, l’hésitation de la pensée sur l’objectivité de la physique, et les détours que l’on prend, ou les obstacles que l’on surmonte pour la mettre en évidence ?... » (p. 227).

C’est très bien dit. L’« hésitation de la pensée » dans la question de l’objectivité de la physique est au fond même de l’idéalisme « physique » en vogue.

« ... Les fictions abstraites de la mathématique semblent avoir interposé un écran entre la réalité physique et la façon dont les mathématiciens comprennent la science de cette réalité. Ils sentent confusément l’objectivité de la physique... Bien qu’ils veuillent être avant tout objectifs, lorsqu’ils s’appliquent ensuite à la physique, bien qu’ils cherchent à prendre et à garder pied dans le réel, ils restent hantés par les coutumes antérieures. Et jusque dans la conception énergétique qui a voulu construire plus solidement et avec moins d’hypothèses gue le mécanisme, qui a cherché à décalquer l’univers sensible et non à le reconstruire, on a toujours affaire à des théories de mathématiciens... Ils (les mathématiciens) ont tout fait pour sauver l’objectivité sans laquelle ils comprennent très bien qu’on ne peut parler de physique... Mais les complications ou les détours de leurs théories laissent pourtant un malaise. Cela est trop fait ; cela a été recherché, édifié ; un expérimentateur n’y sent pas la confiance spontanée que le contact continuel avec la réalité physique lui donne en ses propres vues... Voilà ce que disent en substance ‑ et ils sont légion, ‑ tous les physiciens qui sont avant tout physiciens ou ne sont que cela, et toute l’école mécaniste... Elle [la crise de la physique] est dans la conquête du domaine de la physique par l’esprit mathématique. Les progrès de la physique, d’une part, et les progrès de la mathématique, d’autre part, ont amené au XIX° siècle une fusion étroite entre ces deux sciences... La physique théorique devint la physique mathématique ... Alors commença la période formelle, c’est‑à‑dire la physique mathématique, purement mathématique, la physique mathématique, non plus branche de la physique, si on peut ainsi parler, mais branche de la mathématique, cultivée par des mathématiciens. Nécessairement dans cette phase nouvelle, le mathématicien habitué aux éléments conceptuels (purement logiques) qui fournissent la seule matière de son oeuvre gêné par les éléments grossiers, matériels, qu’il trouvait peu malléables, dut tendre toujours à en faire le plus possible abstraction, à se les représenter d’une façon tout à fait immatérielle et conceptuelle, ou même à les négliger complètement. Les éléments, en tant que données réelles, objectives, et pour tout dire, en tant qu’éléments physiques disparurent finalement. On ne garda que des relations formelles représentées par les équations différentielles... Et si le mathématicien n’est pas dupe de son travail constructif... il sait bien retrouver ses attaches à l’expérience, et... à première vue, et pour un esprit non prévenu, on croit se trouver en face d’un développement arbitraire... Le concept, la notion a remplacé partout l’élément réel... Ainsi s’expliquent historiquement, par la forme mathématique qu’à prise la physique théorique... le malaise, la crise de la physique et son éloignement apparent des faits objectifs » (pp. 228‑232).

Telle est la cause première de l’idéalisme « physique ». Les velléités réactionnaires naissent du progrès même de la science. Les grands progrès des sciences de la nature, la découverte d’éléments homogènes et simples de la matière dont les lois du mouvement sont susceptibles d’une expression mathématique, font oublier la matière aux mathématiciens. « La matière disparaît », il ne subsiste que des équations. Ce nouveau stade de développement nous ramène à l’ancienne idée kantienne présentée sous un jour soi‑disant nouveau : la raison dicte ses lois à la nature. Hermann Cohen, ravi, comme nous l’avons vu, de l’esprit idéaliste de la physique nouvelle, en arrive à recommander l’enseignement des mathématiques supérieures dans les écoles, cela afin de faire pénétrer dans l’intelligence des lycéens l’esprit idéaliste évincé par notre époque matérialiste (Geschichte, des Materialismus von A. Lange, 5. Auflage, 1896, t. 11, p. XLIX). Ce n’est là assurément que le rêve absurde d’un réactionnaire : en réalité, il n’y a, il ne peut y avoir là qu’un engouement momentané d’un petit groupe de spécialistes pour l’idéalisme. Mais il est significatif au plus haut point que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils à un naufragé qui s’attache à un brin de paille, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder, artificiellement une place modeste au fidéisme engendré au sein des masses populaires par l’ignorance, l’hébétude et l’absurde sauvagerie des contradictions capitalistes.

Une autre cause de l’idéalisme « physique », c’est le principe du relativisme, de la relativité de notre connaissance, principe qui s’impose aux physiciens avec une vigueur particulière en cette période de brusque renversement des vieilles théories et qui, joint à l’ignorance de la dialectique, mène infailliblement à l’idéalisme.

Cette question des rapports du relativisme et de la dialectique est peut‑être la plus importante pour expliquer les mésaventures théoriques de la doctrine de Mach. Rey, par exemple, n’a, comme tous les positivistes européens, aucune idée de la dialectique de Marx. Il n’emploie le mot dialectique qu’au sens de spéculation philosophique idéaliste. Aussi, se rendant compte que la nouvelle physique déraille dans la question du relativisme, se démène‑t‑il sans parvenir à distinguer le relativisme modéré du relativisme immodéré. Certes, le « relativisme immodéré confine, logiquement, sinon dans la pratique, à un véritable scepticisme » (p. 215), mais Poincaré n’est pas entaché de ce relativisme « immodéré ». Qu’à cela ne tienne ! Avec une balance d’apothicaire on pèse un peu plus ou un peu moins de relativisme, pour sauver la cause de Mach !

En réalité, seule la dialectique matérialiste de Marx et d’Engels résout, en une théorie juste, la question du relativisme, et celui qui ignore la dialectique est voué à passer du relativisme à l’idéalisme philosophique. L’incompréhension de ce fait suffit à ôter toute valeur à l’absurde petit livre de M. Bermann La dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance. M. Bermann a répété de vieilles, de très vieilles bourdes sur la dialectique, dont il ne comprend pas le premier mot. Nous avons déjà vu que tous les disciples de Mach manifestent à chaque pas, dans la théorie de la connaissance, la même incompréhension.

Toutes les anciennes vérités de la physique, y compris celles qui furent considérées comme immuables et non sujettes à caution, se sont révélées relatives ; c’est donc qu’il ne peut y avoir aucune vérité objective indépendante de l’humanité. Telle est l’idée non seulement de toute la doctrine de Mach mais aussi de tout l’idéalisme « physique » en général. Que la vérité absolue résulte de la somme des vérités relatives en voie de développement ; que les vérités relatives soient des ‑reflets relativement exacts d’un objet indépendant de l’humanité ; que ces reflets deviennent de plus en plus exacts ; que chaque vérité scientifique contienne en dépit de sa relativité un élément de vérité absolue, toutes ces propositions évidentes pour quiconque a réfléchi à l’Anti‑Dühring d’Engels, sont de l’hébreu pour la théorie « contemporaine » de la connaissance.

Des œuvres telles que La théorie physique de P. Duhem [2] ou Les Concepts et théories de la physique moderne, de Stallo [3], particulièrement recommandées par Mach, montrent de toute évidence que ces idéalistes « physiques » attachent précisément la plus grande importance à la démonstration de la relativité de nos connaissances et hésitent, au fond, entre l’idéalisme et le matérialisme dialectique. Les deux auteurs, qui appartiennent à des époques différentes et abordent la question à des points de vue différents (Duhem, physicien, a une expérience de vingt ans ; Stallo, ancien hégélien orthodoxe, rougit d’avoir publié en 1848 une philosophie de la nature conçue dans le vieil esprit hégélien), combattent surtout avec énergie la conception mécano‑atomiste de la nature. Ils s’appliquent à démontrer qu’elle est bornée, qu’il est impossible d’y voir la limite de nos connaissances, qu’elle conduit à des concepts pétrifiés chez les écrivains qui s’en inspirent. Ce défaut du vieux matérialisme est indéniable ; l’incompréhension de la relativité de toutes les théories scientifiques, l’ignorance de la dialectique, l’exagération de la valeur du point de vue mécaniste, Engels en fit grief aux matérialistes d’autrefois. Mais Engels a su (contrairement à Stallo) répudier l’idéalisme hégélien et comprendre le principe rationnel vraiment génial de la dialectique hégélienne. Il a renoncé au vieux matérialisme métaphysique pour adopter le matérialisme dialectique, et non le relativisme qui glisse au subjectivisme. « La théorie mécaniste, dit par exemple Stallo, hypostasie, ainsi que toutes les théories métaphysiques, des groupes d’attributs partiels, idéaux et peut‑être purement conventionnels, ou même des attributs isolés qu’elle considère comme des aspects variés de la réalité objective » (p. 150). Cela est vrai tant que vous ne renoncez pas à la reconnaissance de la réalité objective et que vous combattez la métaphysique parce qu’antidialectique. Stallo ne s’en rend pas bien compte. N’ayant pas compris la dialectique matérialiste, il lui arrive fréquemment de glisser par le relativisme au subjectivisme et à l’idéalisme.

Il en est de même de Duhem. Duhem démontre à grand‑peine, à l’aide d’un grand nombre d’exemples intéressants et précieux empruntés à l’histoire de la physique, ‑ tels qu’on en rencontre souvent chez Mach, ‑ que « toute loi de physique est provisoire et relative, parce qu’elle est approchée » (p. 280). Pourquoi enfoncer des portes ouvertes ? se demande le marxiste à la lecture des longues dissertations sur ce sujet. Mais le malheur de Duhem, de Stallo, de Mach, de Poincaré, c’est qu’ils ne voient pas la porte ouverte par le matérialisme dialectique. Ne sachant pas donner du relativisme une juste définition, ils glissent à l’idéalisme. « Une loi de physique n’est, à proprement parler, ni vraie ni fausse, mais approchée », écrit Duhem (p. 274). Ce « mais » renferme déjà un germe de faux, le début d’un effacement des limites entre la théorie scientifique qui reflète approximativement l’objet, ou qui se rapproche de la vérité objective, et la théorie arbitraire, fantaisiste, purement conventionnelle qu’est, par exemple, la théorie de la religion ou celle du jeu d’échecs.

Ce faux prend chez Duhem des proportions telles que cet auteur en arrive à qualifier de métaphysique (p. 10) la question de l’existence d’une « réalité matérielle » cor­respondant aux phénomènes sensibles : A bas le problème de la réalité ! Nos concepts et nos hypothèses ne sont que des signes (p. 26), des constructions « arbitraires » (p. 27), etc. De là à l’idéalisme, à la « physique du croyant », prê­chée par M. Pierre Duhem dans un esprit kantien (voir Rey, p. 162 ; cf. p. 160), il n’y a qu’un pas. Et cet excel­lent Adler (Fritz) ‑ encore un disciple de Mach, se réclamant du marxisme ! ‑ n’a rien trouvé de plus intelligent que de « corriger » ainsi Duhem : Duhem, prétend‑il, n’évince « les réalités dissimulées derrière les phénomènes qu’en tant qu’objets de la théorie, et non en tant qu’objets de la réa­lité [4] ». Nous retrouvons là une critique qui nous est bien familière, la critique du kantisme selon Hume et Berkeley.

Mais il ne peut être question, chez P. Duhem, d’aucun kantisme conscient. Tout comme Mach, il erre simplement sans savoir sur quoi étayer son relativisme. En maints passages, il aborde de près le matérialisme dialectique. Le son nous est connu « tel qu’il est par rapport à nous, non tel qu’il est en lui‑même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son, il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très rapide... » (p. 7). Les corps ne sont pas les signes des sensations, mais les sensations sont les signes (ou plutôt les images) des corps. « Le développement de la physique provoque une lutte continuelle entre la nature qui ne se lasse pas de fournir et la raison qui ne veut pas se lasser de concevoir » (p. 32). La nature est infinie comme l’est la moindre de ses particules (l’électron y compris), mais l’esprit de même transforme infiniment les « choses en soi » en « choses pour nous ». « Ainsi se continuera indéfiniment cette lutte entre la réalité et les lois de la physique ; à toute loi que formulera la physique, la réalité opposera, tôt ou tard, le brutal démenti d’un fait ; mais, infatigable, la physique retouchera, modifiera, compliquera la loi démentie » (p. 290). Nous aurions là un exposé parfaitement juste du matérialisme dialectique si l’auteur affirmait fermement la réalité objective, indépendante de l’humanité. « ... La théorie physique n’est point un système purement artificiel, aujourd’hui commode et demain sans usage... elle est une classification de plus en plus naturelle, un reflet de plus en plus clair des réalités que la méthode expérimentale ne saurait contempler face à face » (p. 445),

Le disciple de Mach Duhem flirte en cette dernière phrase avec l’idéalisme kantien : comme si un sentier s’ouvrait à une méthode autre que la méthode « expérimentale », comme si nous n’apprenions pas à connaître immédiatement, directement, face à face, les « choses en soi ». Mais si la théorie physique devient de plus en plus naturelle, c’est qu’une « nature », une réalité, « reflétée » par cette théorie, existe indépendamment de notre conscience, tel est précisément le point de vue du matérialisme dialectique.

En un mot, l’idéalisme « physique » d’aujourd’hui, comme l’idéalisme « physiologique » d’hier, montre seulement qu’une école de savants dans une branche des sciences de la nature est tombée dans la philosophie réactionnaire, faute d’avoir su s’élever directement, d’un seul coup, du matérialisme métaphysique au matérialisme dialectique [5]. Ce pas, la physique contemporaine le fait et le fera, mais elle s’achemine vers. la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment, mais spontanément, non point guidée par un « but final » nettement aperçu, mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couche. Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux. L’être vivant et viable est inévitablement accompagné de quelques produits morts, déchets destinés à être évacués avec les impuretés. Tout l’idéalisme physique, toute la philosophie empiriocriticiste, avec l’empiriosymbolisme, l’empiriomonisme, etc., sont parmi ces déchets.

Notes

[1] Johannes Rehmke : Philosophie und Kantianismus, Eisenach, 1882, p. 15 et suivantes.

[2] P. Duhem : la Théorie physique, son objet et sa structure, Paris, 1906.

[3] J. B. Stallo : The Concepts and Theories of Modern Physics, Londres, 1882. Il y a la traduction en français et en allemand.

[4] Note du traducteur à la traduction allemande du livre de Duhem, Leipzig, 1908, J. Barth.

[5] Le célèbre chimiste William Ramsay dit : « On m’a souvent demandé : L’électricité n’est‑elle pas une vibration ? Comment expliquer la télégraphie sans fil par le transport des particules ou des corpuscules ? Voici la réponse à cette question : l’électricité est une chose ; elle n’est pas (c’est Ramsay qui souligne) autre chose que ces corpuscules, mais quand ces corpuscules se détachent de quelque objet, une onde analogue à une onde lumineuse, se propage dans l’éther, et c’est cette onde que l’on utilise dans la télégraphie sans fil » (William Ramsay, Essays, Biographical and Chemical, Londres, 1908, p.126). Après avoir exposé le processus de la transformation du radium en hélium, Ramsay observe : « Un prétendu élément, tout au moins, ne peut plus être considéré comme matière ultime ; il se transforme lui‑même en une forme plus simple da la matière » (p. 160). « Il est à peu près certain que l’électricité négative est une forme particulière de la matière ; l’électricité positive est la matière dépourvue d’électricité négative, c’est‑à‑dire la matière moins cette matière électrique » (176). « Qu’est‑ce que l’électricité ? On croyait autrefois qu’il y avait deux sortes d’électricité : positive et négative. Il était alors impossible de répondre à la question posée. Mais les recherches les plus récentes rendent probable l’hypothèse que ce que nous avons accoutumé d’appeler électricité négative est en réalité (really) une substance. Le poids relatif de ses particules a, en effet, eté mesuré ; il est approximativement égal à un sept centième de la masse de l’atome de l’hydrogène... Les atomes de l’électricité s’appellent électrons » (p. 196.) Si nos disciples de Mach, auteurs de livres et d’articles traitant de sujets philosophiques, savaient penser, ils comprendraient que les phrases : « la matière disparaît », « la matière se ramène à l’électricité », etc., ne sont que des expressions gnoséologiquement impuissantes de cette vérité que la science parvient à découvrir de nouvelles formes de la matière, de nouvelles formes du mouvement matériel, à ramener les formes anciennes à ces formes nouvelles, etc.

Lénine

L’attitude des classes et des partis à l’égard de la religion et de l’Église

4 juin 1909

Les débats qui ont eu lieu à la Douma d’Etat sur le budget du synode, sur le recouvrement de leurs droits par les personnes qui ont quitté l’état ecclésiastique et sur les communautés de vieux‑croyants sont très instructifs pour qui veut connaître l’attitude des partis politiques russes à l’égard de la religion et de l’Église. Nous allons procéder à un examen d’ensemble de cette documentation en nous arrêtant particulièrement sur les discussions qui ont eu lieu sur le budget du synode (nous n’avons pas encore reçu le compte rendu sténographique des autres débats).

La première conclusion qui s’impose quand on étudie ces débats, c’est qu’en Russie le cléricalisme militant est non seulement vivant, mais qu’il est manifestement en train de se renforcer et d’améliorer son organisation. Le 16 avril, l’évêque Métrophane a déclaré : « Dès que le peuple nous a eu honoré de ses suffrages, notre activité parlementaire a eu pour but précis de nous placer à la Douma au‑dessus des divisions de parti et de parvenir à la formation d’un groupe du clergé dont le point de vue éthique aurait répandu la lumière sur toutes choses... Pourquoi ne sommes‑nous pas parvenus à cette situation idéale ?... La faute en incombe à ceux qui siègent sur ces bancs avec vous » (c’est‑à‑dire avec les cadets [1] et la « gauche »), « à savoir les députés du clergé qui appartiennent à l’opposition. Ce sont eux qui, les premiers, ont élevé la voix et déclaré que cela reviendrait purement et simplement à donner naissance à un parti clérical, ce qui serait extrêmement néfaste. Il va de soi qu’on ne peut parler de cléricalisme à propos du clergé orthodoxe russe, au sein duquel ces tendances n’ont jamais existé. Les buts que nous poursuivions en voulant constituer un groupe à part étaient purement moraux et éthiques. Et aujourd’hui, Messieurs » (c’est‑à‑dire les cadets), « c’est nous que vous venez accuser d’être responsables des divisions et du morcellement dus à la discorde que les députés de la gauche ont apportée dans notre communauté fraternelle. »

L’évêque Métrophane, dans ce discours d’analphabète, a vendu la mèche : la gauche, voyez‑vous, est coupable d’avoir dissuadé une partie des popes qui siègent à la Douma de former un groupe « moral » (pour tromper le peuple, il vaut mieux employer ce terme que celui de « clérical » ) !

Le 13 mai, c’est‑à‑dire près d’un mois plus tard, l’évêque Euloge a lu une « résolution du clergé de la Douma » qui proclame : « l’écrasante majorité des membres du clergé orthodoxe qui siègent à la Douma estime »... qu’étant donné la « position dominante et la primauté de l’Église orthodoxe », il est inadmissible que les vieux‑croyants aient la liberté de propager leur foi et de constituer des communautés sans autorisation préalable et que leurs pasteurs soient dénommés ministres du culte. II est donc parfaitement clair que le « point de vue purement moral » des popes russes est tout simplement du cléricalisme. Quant à la « majorité écrasante » au nom de laquelle parlait l’évêque Euloge, il est probable qu’elle était constituée par les 29 prêtres de la droite et de la droite modérée qui siègent à la troisième Douma, auxquels avaient dû se joindre les 8 prêtres octobristes [2] . Les 4 prêtres du groupe des progressistes et des partisans de la rénovation pacifique étaient vraisemblablement passés à l’opposition, ainsi qu’un du groupe polono‑lituanien.

Quel est donc le « point de vue purement moral, éthique, de l’écrasante majorité des membres du clergé qui siègent à la Douma » (la Douma du 3 juin faut‑il ajouter) ? Voici quelques extraits du discours : « Tout ce que je dis, c’est que ce n’est pas l’État ni à plus forte raison la commission budgétaire qui doit prendre l’initiative de ces transformations (les transformations au sein de l’Église). Cette initiative doit venir de l’intérieur de l’Église et non de l’extérieur. L’Église est une institution divine et éternelle, ses lois sont immuables, alors que les idéaux de la vie de l’État, comme on le sait, sont exposés à être constamment modifiés » (l’évêque Euloge, 14 avril). L’orateur évoque un « parallèle historique inquiétant » : la sécularisation des biens du clergé sous le règne de Catherine II. « Qui peut nous garantir, poursuit‑il, que la commission budgétaire, qui souhaite cette année que les disponibilités financières de l’Église soient soumises au contrôle de l’État, ne va pas émettre le vœu l’année prochaine, qu’elles soient transférées à la trésorerie de l’État et que, par la suite, elle ne proposera pas d’en confier la gestion non plus aux autorités ecclésiastiques, mais exclusivement à l’autorité civile ou à l’État. Les canons ecclésiastiques spécifient que si on confie les âmes des chrétiens à un évêque, à plus forte raison on doit lui confier les biens de l’Église. Aujourd’hui, votre mère spirituelle, la Sainte Église orthodoxe, s’adresse à vous (les députés à la Douma), non seulement comme à des représentants du peuple, mais comme à ses enfants spirituels » (idem).

Voilà du pur cléricalisme. L’Église est au‑dessus de l’État, car ce qui est divin et éternel est supérieur à ce qui est terrestre et temporel. l’Église ne pardonne pas à l’État la sécularisation des biens ecclésiastiques. Elle exige la primauté et une situation dominante. Elle considère les députés non seulement ‑ ou plutôt bien moins ‑ comme des représentants du peuple mais comme ses « enfants spirituels ».

Ces prêtres ne sont pas des fonctionnaires en soutanes, comme a dit le social‑démocrate Sourkov, mais des féodaux en soutane. La politique de la majorité des membres du clergé qui siègent à la troisième Douma consiste à défendre ouvertement les privilèges féodaux de l’Église et le Moyen Age. L’évêque Euloge n’est absolument pas une exception. Guépetski pousse lui aussi les hauts cris contre la « sécularisation » qu’il qualifie d’« offense » intolérable (14 avril). Le pope Machkévitch fulmine contre le rapport octobriste qui tend à « miner les fondements historiques et canoniques sur lesquels toute notre vie ecclésiastique a toujours reposé et doit continuer à reposer » et qui voudrait « détourner la vie et l’activité de l’Église orthodoxe russe de la voie canonique pour leur faire prendre une voie... où les vrais princes de l’Église, les évêques, devraient céder aux princes de ce monde presque tous les droits qu’ils ont hérités des apôtres »... « Ce n’est rien d’autre... qu’une atteinte à la propriété d’autrui, aux droits et aux biens de l’Église. » « Le rapporteur veut aboutir à la destruction de la structure canonique de la vie ecclésiastique, il veut subordonner l’Église orthodoxe et toutes ses fonctions économiques à la Douma d’État, institution composée des éléments les plus divers et dont les croyances religieuses ne sont pas toutes tolérables dans notre Etat » (14 avril).

Pendant longtemps, les populistes et les libéraux russes se sont consolés ou plutôt se sont dupés eux‑mêmes en développant une « théorie » selon laquelle il n’existait pas en Russie de base pour un cléricalisme militant, pour la lutte des « princes de l’Église » contre le pouvoir civil, etc. C’est là une des illusions populistes et libérales que notre révolution a dissipée. Tant que l’autocratie est demeurée intacte et inviolable, le cléricalisme ne s’est pas manifesté au grand jour. La toute‑puissance de la police et de la bureaucratie détournait les regards de la « société » et du peuple de la lutte de classes en général et de la lutte menée par « les féodaux en soutanes » contre la « vile populace » en particulier. Mais la première brèche percée par le prolétariat révolutionnaire et la paysannerie dans l’autocratie féodale a révélé au grand jour ce qui était jusqu’alors resté secret. Dès que le prolétariat et les éléments d’avant‑garde de la démocratie bourgeoise ont commencé à utiliser la liberté politique, la liberté d’organiser les masses, qu’ils avaient conquise. à la fin de 1905, les classes réactionnaires ont entrepris de mettre sur pied leurs propres organisations agissant au grand jour. Si ces classes restaient inorganisées et n’agissaient pas ouvertement quand l’absolutisme régnait sans partage, c’était non parce qu’elles étaient faibles mais parce qu’elles étaient fortes, non pas parce qu’elles étaient incapables de s’organiser et de mener la lutte politique, mais parce qu’elles n’avaient pas encore sérieusement besoin d’une organisation de classe autonome. Elles ne croyaient pas qu’un mouvement de masse contre l’autocratie et les féodaux fût possible en Russie. Elles estimaient que le knout était suffisant pour faire tenir la populace tranquille. Les premières blessures infligées à l’autocratie ont obligé les éléments sociaux qui la soutiennent et qui ont besoin d’elle à se montrer la face découverte. Pour mener la lutte contre des masses qui ont été capables de faire la journée du 9 janvier, le mouvement de grève de 1905 et la révolution d’octobre‑décembre, il n’est plus possible de se contenter du vieux knout. Il faut créer des organisations politiques autonomes ; il devient nécessaire pour le Conseil de la noblesse unifiée de mettre sur pied l’organisation des Cent-Noirs et de se livrer à la démagogie la plus effrénée ; il devient nécessaire pour les « évêques, princes de l’Église » de rassembler le clergé réactionnaire en une force autonome.

Ce qui caractérise la troisième Douma et la période de la contre‑révolution russe qui lui correspond, c’est justement le fait que cette organisation des forces réactionnaires est devenue évidente, qu’elle a commencé à se développer à l’échelle nationale et qu’elle a exigé un « parlement » Cent‑Noirs bourgeois spécial. Le cléricalisme militant a montré son vrai visage et la social‑démocratie russe aura maintes fois l’occasion d’observer des conflits entre la bourgeoisie cléricale et la bourgeoisie anticléricale et de prendre part à ces conflits. Nous avons pour tâche générale d’aider le prolétariat à s’unir en une classe à part, capable de se séparer de la démocratie bourgeoise. Cela implique, entre autres choses, qui nous utilisions tous les moyens de propagande et d’agitation et, en particulier, la tribune de la Douma, pour expliquer aux masses la différence existant entre l’anticléricalisme bourgeois et l’anticléricalisme prolétarien.

Les octobristes et les cadets qui sont intervenus à la troisième Douma contre l’extrême‑droite, contre les cléricaux et le gouvernement nous ont grandement facilité ce travail, car ils ont montré sans équivoque quelle est l’attitude de la bourgeoisie à l’égard de l’Église et de la religion. A l’heure actuelle, la presse légale des cadets et des soi-disant progressistes accorde une attention toute particulière au problème des vieux‑croyants, au fait que les octobristes et les cadets sont intervenus contre le gouvernement, au fait qu’ils « ont pris » ne fût‑ce que dans une faible mesure, « la voie qui conduit aux réformes » promises le 17 octobre. Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est le problème considéré sous son aspect de principe, c’est l’attitude de la bourgeoisie en général, jusques et y compris des éléments qui prétendent au titre de démocrates cadets, à l’égard de la religion et de l’Église. Nous ne devons pas permettre que des problèmes relativement mineurs, comme le conflit qui oppose les vieux‑croyants à l’Église dominante, la conduite des octobristes qui sont liés aux vieux‑croyants et qui même dépendent en partie d’eux sur le plan financier (on dit que Goloss Moskvy [3] est financé par les vieux‑croyants), en viennent à masquer la question fondamentale, qui est celle des intérêts et de la politique de la bourgeoisie en tant que classe.

Voyez le discours du comte Ouvarov, de même tendance que les octobristes, mais qui a quitté leur groupe. Prenant la parole après le social‑démocrate Sourkov, il a immédiatement refusé de poser le problème sur le plan des principes, comme l’avait fait le député ouvrier. Il s’est contenté de lancer des attaques contre la mauvaise volonté dont font preuve le synode et le procureur général quand il s’agit de donner à la Douma des informations sur certains revenus de l’Église et sur la façon dont sont dépensés les fonds paroissiaux. Le porte‑parole officiel des octobristes Kamenski a abordé (le 16 avril) le problème de la même manière et a demandé que la paroisse soit rétablie « dans l’intérêt du renforcement de l’orthodoxie ». Cette idée a été développée par le soi-disant « octobriste de gauche » Kapoustine qui s’est écrié : « Si nous considérons la vie du peuple, la vie de la population rurale, nous sommes témoins d’un phénomène déplorable : la vie religieuse est ébranlée, le fondement le plus important, le grand, l’unique fondement de l’ordre moral de la population est ébranlé... Par quoi peut‑on remplacer le concept de péché, la voix de la conscience ? Sûrement pas par le concept de lutte des classes, du droit de telle ou telle classe ! C’est là une notion déplorable qui est entrée dans notre vie quotidienne. Eh bien, si on veut que la religion, qui est la base de la morale, survive et soit accessible à l’ensemble de la population, il faut que ses promoteurs jouissent de l’autorité voulue... »

Ce représentant de la bourgeoisie contre‑révolutionnaire veut renforcer la religion et son influence sur les masses, car il comprend que les « fonctionnaires en soutanes » sont insuffisants, surannés, qu’ils portent même préjudice aux classes dirigeantes et compromettent l’autorité de l’Église. Si l’octobriste combat le cléricalisme extrémiste et la tutelle policière, c’est parce qu’il veut renforcer l’influence de la religion sur les masses et abolir au moins, parmi les méthodes employées pour abrutir le peuple, celles qui sont trop grossières, trop surannées et qui manquent leur but, pour les remplacer par des méthodes plus subtiles et plus perfectionnées. La religion policière ne suffit plus pour abrutir les masses. Donnez‑nous une religion rénovée, moins grossière, plus souple et qui puisse être efficace dans une paroisse autonome. Telles sont les revendications que le capital adresse à l’autocratie.

Ce point de vue est repris intégralement par le cadet Karaoulov ; le renégat « libéral » (qui a évolué de la Narodnaïa Volia [4] aux cadets de droite) vocifère contre la « dénationalisation de l’Église, c’est‑à‑dire contre le fait que les masses du peuple, les laïcs se voient ôter toute possibilité de participer à l’organisation de l’Église ». Il trouve « horrible » (textuel !) que les masses soient « en train de perdre la foi ». Il se désole, absolument comme Menchikov [5] , de ce que « l’immense valeur intrinsèque de l’Église se déprécie... ce qui porte un énorme préjudice non seulement à sa propre cause mais également à l’État ». Il proclame que ce fanatique d’Euloge « parle d’or » quand il prétend, avec une monstrueuse hypocrisie, que « la tâche de l’Église est éternelle, immuable et que, par conséquent, on ne peut la lier à la politique ». Et s’il proteste contre l’alliance de l’Église avec les Cent‑Noirs, c’est poussé par le désir de voir l’Église « beaucoup plus forte et plus glorieuse, d’accomplir sa grande et sainte mission dans un esprit chrétien d’amour et de liberté ».

Le camarade Bélooussov a eu parfaitement raison de se moquer de ces « envolées lyriques » de Karaoulov à la tribune de la Douma. Mais les railleries sont loin d’être suffisantes. Il fallait montrer (et il faudra le faire à la tribune de la Douma dès que l’occasion s’en présentera) que le point de vue des cadets est absolument identique à celui des octobristes et n’exprime rien d’autre que le désir des capitalistes « évolués » d’employer, pour abrutir le peuple par l’opium de la religion, des méthodes plus subtiles de duperie cléricale que celles des bons popes russes d’antan.

Pour maintenir le peuple dans l’esclavage spirituel, il faut que l’Église s’unisse étroitement aux Cent‑Noirs ; telle est l’opinion des « hobereaux sauvages » et des vieux Derjimorda [6] qui a été proclamée par Pourichkévitch [7] . Vous vous trompez, Messieurs, répliquent les bourgeois contre‑révolutionnaires par la bouche de Karaoulov : avec de telles méthodes, vous ne réussirez qu’à éloigner définitivement le peuple de la religion. Il faut agir plus intelligemment, avec plus de ruse et d’habileté : faisons disparaître les Cent‑Noirs trop grossiers et trop stupides, déclarons la guerre à la « dénationalisation de l’Église » et inscrivons sur nos étendards les « paroles d’or » de l’évêque Euloge qui affirme que l’Église est au‑dessus de la politique. C’est seulement en agissant ainsi que nous réussirons à mystifier ne fût‑ce qu’une partie des ouvriers retardataires et surtout les petits bourgeois et les paysans, que nous pourrons aider une Église renouvelée à accomplir sa « grande et sainte mission » qui consiste à perpétuer l’esclavage spirituel des masses populaires.

Au cours de la dernière période, notre presse libérale, la Retch comprise, a beaucoup reproché à Strouvé et consorts leur collaboration au recueil Vékhi. Mais Karaoulov, orateur officiel du parti cadet à la Douma d’État, a magnifiquement démontré toute l’hypocrisie de ces reproches et de ces mises au ban. Strouvé ne fait que dire tout haut ce que Karaoulov et Milioukov pensent tout bas. Si les libéraux s’en prennent à Strouvé, c’est uniquement parce qu’il a imprudemment vendu la mèche et montré son jeu trop ouvertement. En s’en prenant aux Vékhi, tout en continuant à soutenir le parti cadet, les libéraux trompent le peuple de la façon la plus éhontée ; ils condamnent un texte parce qu’il est trop révélateur et imprudent, mais ils continuent à faire exactement ce qui est dit dans ce texte.

Il y a peu à dire de l’attitude des troudoviks [8] dans ces débats. Comme toujours, on a pu observer une nette différence entre les troudoviks paysans et les troudoviks intellectuels, et cette différence n’est pas à l’avantage de ces derniers, toujours prêts à suivre les cadets. Il est vrai que le discours du paysan Rojkov a révélé à quel point il manquait de conscience politique : il s’est contenté en effet de reprendre les platitudes des cadets selon lesquelles l’Union du peuple russe contribuait non pas à renforcer mais à affaiblir la foi, et il s’est montré incapable d’exposer un programme. Mais en revanche, dès qu’il a commencé à dire naïvement toute la vérité, sans l’enjoliver, sur les exactions du clergé, sur les chantages des popes qui, pour célébrer un mariage, exigent, en plus de l’argent, « une bouteille de vodka, de la nourriture et une livre de thé, et qui parfois demandent des choses dont je n’ose parler à cette tribune » (16 avril, p. 2259 du compte rendu sténographique), la Douma Cent‑Noirs n’a pas pu le supporter et le tumulte s’est déchaîné sur les bancs de la droite. « C’est un scandale, une honte », se sont écriés les Cent‑Noirs qui ont compris que ce simple discours d’un paysan sur les exactions du clergé et sur les « taxes » que font payer les popes pour célébrer un service religieux avait sur les masses une influence plus révolutionnaire que n’importe quelle déclaration théorique ou tactique contre l’Église ou la religion. La bande de suppôts de la réaction qui défend l’autocratie à la troisième Douma, a donc fait pression sur son valet, le président Mayendorff, et l’a obligé à retirer la parole à Rojkov (les social‑démocrates appuyés par plusieurs troudoviks, cadets et autres ont élevé une protestation contre cette mesure).

Malgré son caractère extrêmement élémentaire, le discours du paysan troudovik Rojkov prouve magnifiquement à quel point la défense de la religion hypocrite et délibérément réactionnaire des cadets est différente de la religiosité primitive, inconsciente et routinière du moujik, chez qui, du fait même de ses conditions de vie, les exactions provoquent, sans qu’il le veuille et qu’il s’en rende compte, une rancœur véritablement révolutionnaire, et qui est prêt à mener une lutte décisive contre le Moyen Age. Les cadets sont les représentants de la bourgeoisie contre-­révolutionnaire qui veut rénover et renforcer la religion contre le peuple. Les Rojkov sont les représentants de la démocratie bourgeoise révolutionnaire, qui est peu développée, opprimée, sans conscience ni initiative politiques, dispersée, mais qui recèle des réserves d’énergie révolutionnaire qui sont encore bien loin d’être épuisées, pour la lutte contre les gros propriétaires fonciers, les popes et l’autocratie.

L’intellectuel troudovik Rozanov s’est rapproché des cadets de façon beaucoup plus consciente que Rojkov. S’il a su parler de la séparation de l’Église et de l’État, qui est une revendication de la « gauche », il n’a pas pu s’empêcher de faire des phrases réactionnaires et petites‑bourgeoises sur « une modification de la loi électorale qui tendrait à écarter le clergé de la lutte politique ». L’esprit révolutionnaire qui se manifeste spontanément chez un moujik moyen et typique dès qu’il commence à dire la vérité sur sa vie quotidienne, disparaît chez l’intellectuel troudovik pour être remplacé par des phrases imprécises et parfois franchement odieuses. C’est là une preuve supplémentaire, la centième ou la millième peut‑être à l’appui de cette vérité : ce n’est qu’en suivant le prolétariat que les masses paysannes de Russie seront capables d’abolir le joug combien pesant et ruineux des propriétaires fonciers féodaux, des féodaux en soutanes et des partisans de l’autocratie féodale.

Le social‑démocrate Sourkov, représentant du parti ouvrier et de la classe ouvrière, est le seul député de la Douma qui ait su véritablement placer les débats sur le plan des principes et exposer sans ambages quelle est l’attitude du prolétariat et quelle doit être l’attitude de toute démocratie conséquente et vigoureuse à l’égard de l’Église et de la religion. « La religion est l’opium du peuple »... « Pas un sou de l’argent du peuple ne doit être accordé à ces ennemis jurés du peuple qui obscurcissent la conscience populaire. » Ce cri de guerre, sans équivoque et courageux, lancé par un socialiste, a retenti comme un défi à la Douma Cent‑Noirs. Il a trouvé un écho chez des millions de prolétaires qui vont le diffuser parmi les masses et sauront, au moment propice, le transformer en action révolutionnaire.

Notes

[1] Cadet : Parti « constitutionnel-démocrate », libéral-monarchiste.

[2] Octobristes : membres de l’ « Union du 17 octobre », en référence à un manifeste du tsar du 17.10.1905. Défendait les intérêts de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers.

[3] . « Goloss Moskvy » [La Voix de Moscou], quotidien ; organe des octobristes, parti de la grande bourgeoisie industrielle et des gros propriétaires fonciers ; parut a Moscou de 1905 à1915.

[4] Narodnaïa Volia (la Volonté du Peuple) : parti populiste utilisant fréquemment la terreur individuelle contre les dignitaires tsariste.

[5] Menchikov, publiciste réactionnaire qui collaborait au journal des Cent‑Noirs Novoïé Vremia.

[6] Derjimorda, nom d’un policier mis en scène par Gogol dans son Révizor. Le nom de Derjimorda est devenu synonyme de brute stupide et impudente.

[7] Pourichkévitch (1870-1920) : grand propriétaire foncier réactionnaire, fondateur des Cents-Noirs, bandes réactionnaires qui semaient la terreur parmi les ouvriers et les minorités nationales, notamment juives.

[8] Troudoviks : groupe de députés petits-bourgeois surtout paysans fondé en avril 1906. Ils se prononçaient pour le suffrage universel, l’abolition des restrictions de classes et nationalités, la jouissance « égalitaire » de la terre, etc. Les troudoviks étaient en fait un groupe intermédiaire entre le cadets et la social-démocratie.

La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique
3 : Le mouvement est‑il concevable sans matière ?

L’exploitation de la nouvelle physique par l’idéalisme philosophique, ou les déductions idéalistes tirées de cette physique ne sont pas dues à la découverte de nouveaux aspects de la substance et de la force, de la matière et du mouvement, mais à la tentative de concevoir le mouvement sans matière. C’est cette tentative précisément que nos disciples de Mach n’arrivent pas à saisir en substance. Ils ont préféré ne pas affronter l’affirmation d’Engels, selon laquelle « le mouvement est inconcevable sans matière ». J. Dietzgen exprimait, dès 1869, dans son livre sur l’Essence du travail cérébral, la même idée qu’Engels, non sans tenter, il est vrai, comme il en avait la coutume, de « concilier » confusément le matérialisme et l’idéalisme. Laissons de côté ces tentatives, explicables dans une large mesure par la polémique de Dietzgen contre le matérialisme de Büchner étranger à la dialectique, et demandons‑nous quelles sont les opinions de Dietzgen lui‑même sur la question qui nous intéresse. « Les idéalistes veulent, dit‑il, le général sans le particulier, l’esprit sans la matière, la force sans la substance, la science sans l’expérience ou sans les matériaux, l’absolu sans le relatif » (Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit, 1903, p. 108). La tendance à détacher le mouvement de la matière et la force de la substance, Dietzgen la relie ainsi à l’idéalisme et la situe à côté de la tendance à détacher la pensée du cerveau. « Liebig, continue Dietzgen, qui aime à s’écarter de sa science inductive pour se rapprocher de la spéculation philosophique, dit, dans le sens de l’idéalisme : on ne peut voir la force » (p. 109). « Le spiritualiste ou l’idéaliste croit à l’essence idéale, c’està‑dire illusoire, inexplicable de la force » (p. 110). « La contradiction entre la force et la matière est aussi vieille que la contradiction entre l’idéalisme et le matérialisme » (p. 111). « Il n’y a sans doute ni force sans matière, ni matière sans force. La matière sans force et la force sans matière, c’est un non‑sens. Si les savants idéalistes croient à l’existence immatérielle des forces, ils sont sur ce point... des visionnaires, et non des savants » (p. 114).

Nous voyons ici qu’on pouvait déjà rencontrer, il y a quarante ans, des savants disposés à admettre la possibilité de concevoir le mouvement sans matière et que Dietzgen qualifiait « sur ce point » de visionnaires. Quel est donc le lien entre l’idéalisme philosophique et la tendance à détacher la matière du mouvement, à séparer la matière de la force ? N’est‑il pas en effet plus « économique » de concevoir le mouvement sans matière ?

Figurons‑nous un idéaliste conséquent pour qui, par exemple, le monde n’est que sa sensation ou sa représentation, etc. (si l’on prend la sensation ou la représentation, sans la préciser par un possessif, l’idéalisme philosophique changerait de variété et non d’essence). L’idéaliste ne songera pas à nier que le monde est un mouvement : mouvement de sa pensée, de ses représentations, de ses sensations. La question de savoir ce qui se meut, il la repoussera comme absurde : mes sensations, dira‑t‑il, se succèdent les unes aux autres, mes représentations apparaissent et disparaissent, et voilà tout. Il n’y a rien en dehors de moi. « Mouvement », un point c’est tout. On ne saurait imaginer de pensée plus « économique ». Pas de preuves, de syllogismes et de définitions qui puissent réfuter le solipsiste s’il développe logiquement sa conception.

Ce qui distingue essentiellement le matérialiste et le partisan de la philosophie idéaliste, c’est que le premier tient la sensation, la perception, la représentation et, en général, la conscience de l’homme pour une image de la réalité objective. Le monde est le mouvement de cette réalité objective reflétée par notre conscience. Au mouvement des représentations, des perceptions, etc., correspond le mouvement de la matière extérieure. Le concept de matière prime que la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. C’est pourquoi vouloir détacher le mouvement de la matière équivaudrait à détacher la pensée de la réalité objective, à détacher mes sensations du monde extérieur, c’est‑à‑dire à passer à l’idéalisme. Le tour de force qu’on accomplit généralement en niant la matière et en supposant le mouvement sans matière consiste à ne rien dire des rapports de la matière et de la pensée. Ces rapports sont représentés comme inexistants ; mais en réalité on les introduit subrepticement, on s’abstient de les mentionner au début du raisonnement et ils reparaissent, plus ou moins inaperçus, par la suite.

La matière a disparu, nous dit‑on, et l’on veut tirer de là des conclusions gnoséologiques. Et la pensée, reste‑t‑elle ? demanderons‑nous. Si la pensée a disparu avec la matière, si les représentations et les sensations ont disparu avec le cerveau et le système nerveux, alors tout s’évanouit, y compris votre raisonnement, échantillon d’une « pensée » quelconque (ou d’une insuffisance de pensée) ! Mais si vous supposez que la pensée (la représentation, la sensation, etc.) n’a pas disparu avec la matière, vous adoptez subrepticement le point de vue de l’idéalisme philosophique. C’est ce qui arrive précisément à ceux qui, pour des raisons d’« économie », veulent concevoir le mouvement sans la matière, puisque, du fait même qu’ils prolongent leur raisonnement, ils admettent tacitement l’existence de la pensée après la disparition de la matière. Cela veut dire qu’on prend pour base un idéalisme philosophique très simple ou très complexe : très simple quand il se ramène ouvertement au solipsisme (moi, j’existe, et le monde n’est que ma sensation) ; très complexe si l’on substitué à la pensée, à la représentation, à la sensation de l’homme vivant une abstraction morte : pensée, représentation, sensation tout court, pensée en général (idée absolue, volonté universelle, etc.), sensation considérée comme un « élément » indéterminé, « psychique », substitué à toute la nature physique, etc., etc. Des milliers de nuances sont possibles parmi les variétés de l’idéalisme philosophique, et l’on peut toujours y ajouter la mille et unième nuance (I’empiriomonisme, par exemple) dont la différence avec toutes les autres peut paraÎtre très importante à son auteur. Au point de vue du matérialisme ces différences ne jouent absolument aucun rôle. Ce qui importe, c’est le point de départ, c’est que la tentative de concevoir le mouvement sans matière introduit la pensée détachée de la matière, ce qui aboutit précisément à l’idéalisme philosophique.

C’est pourquoi, par exemple, le disciple anglais de Mach Karl Pearson, le plus clair, le plus conséquent, le plus hostile aux subtilités verbales, ouvre le chapitre VII de son livre, consacré à la « Matière », par ce sous‑titre caractéristique : « Tous les objets se meuvent, mais seulement dans la conception » (« All things move, but only in conception »). « Pour ce qui est du domaine des perceptions il est oiseux de se demander (« it is idle to ask ») : Qu’est‑ce qui se meut et pourquoi » (The Grammar of Science, p. 243).

Aussi les mésaventures philosophiques de Bogdanov avaient commencé avant qu’il eût fait la connaissance de Mach, à partir du jour où il crut le grand chimiste et médiocre philosophe Ostwald qui affirmait que le mouvement est concevable sans la matière. Il sera d’autant plus opportun de s’arrêter à cet épisode de l’évolution philosophique de Bogdanov, qu’on ne peut, en parlant des rapports de l’idéalisme philosophique avec certains courants de la nouvelle physique, passer sous silence l’« énergétique » d’Ostwald.

« Nous avons déjà dit, écrivait Bogdanov en 1899, que le XIX° siècle n’a pas réussi à trancher définitivement la question relative à « l’essence immuable des choses ». Cette essence joue, sous le nom de « matière », un rôle éminent dans les conceptions des penseurs les plus avancés du siècle »... (Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, p. 38.)

Confusion, avons‑nous dit. L’admission de la réalité objective du monde extérieur, l’admission ‑ en dehors de notre conscience, ‑ de l’existence d’une matière perpétuellement mouvante et perpétuellement changeante, est ici confondue avec l’admission de l’essence immuable des choses. Il n’est pas permis de supposer que Bogdanov n’ait pas rangé en 1899 Marx et Engels parmi les « penseurs avancés ». Mais il est évident qu’il n’a pas compris le matérialisme dialectique.

« ... On distingue encore habituellement deux aspects dans les processus naturels : la matière et son mouvement. On ne peut dire que le concept de matière soit très lumineux. Il n’est pas facile de donner une réponse satisfaisante à la question : Qu’est‑ce que la matière ? On la définit « cause des sensations » ou « possibilité permanente de sensations » ; mais il est certain qu’en ce cas on confond la matière avec le mouvement... »

Ce qui est évident, c’est que Bogdanov raisonne mal. Il confond l’admission matérialiste de la source objective des sensations (la cause des sensations est formulée en termes peu clairs) avec la définition agnostique, donnée par Mill, de la matière en tant que possibilité permanente de sensations. L’erreur capitale de l’auteur vient de ce que, en abordant de près le problème de l’existence ou de l’inexistence de la source objective des sensations, il l’abandonne à mi-chemin et saute au problème de l’existence ou de l’inexistence de la matière sans mouvement. L’idéaliste peut considérer le monde comme le mouvement de nos sensations (fussent‑elles « socialement organisées » et « harmonisées » au plus haut degré) ; le matérialiste peut le considérer comme le mouvement de la source objective, du modèle objectif de nos sensations. Le matérialiste métaphysique, c’est-à‑dire antidialectique, peut admettre l’existence (au moins temporaire, jusqu’au « choc premier », etc.) de la matière sans mouvement. Le matérialiste dialectique voit dans le mouvement une propriété inhérente à la matière, mais repousse la conception simpliste du mouvement, etc.

« ... La définition suivante serait peut‑être la plus précise : « la matière est ce qui se meut » ; mais ce serait tout aussi dénué de sens que de dire : la matière est le sujet d’une proposition dont « se meut » est le prédicat. Mais la difficulté ne vient‑elle pas précisément de ce que les hommes se sont accoutumés, à l’époque de la statique, à concevoir nécessairement un sujet comme quelque chose de solide, comme un « objet » quelconque, et à ne tolérer une chose aussi incommode pour la pensée statique que le « mouvement », qu’en qualité de prédicat ou de l’un des attributs de la « matière » ? »

Voilà qui rappelle un peu le grief que faisait Akimov aux partisans de l’Iskra, de ne pas inscrire au nominatif, dans leur programme, le mot prolétariat [1] ! Dire : le monde est matière en mouvement ou : le monde est mouvement matériel, ne change rien à l’affaire.

« ... Il faut bien que l’énergie ait un porteur ! », disent les partisans de la matière. « Et pourquoi ? », demande avec raison Ostwald. « La nature doit‑elle être formée d’un sujet et d’un prédicat ? » (p. 39).

La réponse d’Ostwald, dont Bogdanov s’émerveillait en 1899, n’est qu’un sophisme. Nos jugements, pourrait‑on répondre à Ostwald, doivent‑ils forcément être formés d’électrons et d’éther ? Eliminer mentalement de la « nature » la matière en tant que « sujet », c’est en réalité prendre implicitement en philosophie la pensée pour « sujet » (c’est‑à‑dire principe primordial, point de départ, indépendant de la matière). Ce n’est pas le sujet qu’on élimine, c’est la source objective de la sensation, et la sensation devient « sujet », c’est‑à‑dire que la philosophie devient du berkeleyisme, quelle que soit la façon dont on travestisse ensuite le mot sensation. Ostwald a tenté d’esquiver cette inévitable alternative philosophique (matérialisme ou idéalisme) en employant d’une manière imprécise le mot « énergie », mais sa tentative atteste une fois de plus la vanité des artifices de ce genre. Si l’énergie est mouvement, vous n’avez fait que reporter la difficulté du sujet sur le prédicat, vous n’avez fait que modifier les termes de la question : la matière est‑elle mouvante ? pour : l’énergie est‑elle matérielle ? La transformation de l’énergie s’accomplit-elle en dehors de ma conscience, indépendamment de l’homme et de l’humanité, ou n’est‑elle qu’une idée, qu’un symbole, qu’un signe conventionnel, etc. ? La philosophie « énergétique », cet essai pour remédier, à l’aide d’une terminologie « nouvelle », à d’anciennes erreurs gnoséologiques, s’est enferrée sur cette question.

Quelques exemples montreront à quelle confusion en est arrivé le créateur de l’énergétique, Ostwald. Il déclare, dans la préface de son Cours de philosophie naturelle [2], considérer comme « un immense avantage que l’ancienne difficulté de concilier les concepts de matière et d’esprit soit simplement et naturellement éliminée par la réduction de ces deux concepts à celui d’énergie ». Ce n’est pas un avantage, mais une perte, car la question de savoir s’il faut orienter les recherches gnoséologiques (Ostwald ne se rend pas exactement compte qu’il pose une question de gnoséologie et non de chimie !) dans un sens matérialiste ou idéaliste, loin d’être résolue, est encore obscurcie par l’emploi arbitraire du terme « énergie ». Certes, la « réduction » de la matière et de l’esprit à la notion d’énergie aboutit indéniablement à la suppression verbale de la contradiction, mais l’absurdité de la croyance aux loups-garous et aux lutins ne disparaîtra pas du fait que nous qualifierons cette croyance d’« énergétique ». Nous lisons, à la page 394 du Cours d’Ostwald : « L’explication la plus simple du fait que tous les phénomènes extérieurs peuvent être représentés comme des processus s’accomplissant entre les énergies, c’est que les processus de notre conscience sont eux‑mêmes des processus énergétiques et communiquent (aufprägen) cette qualité à toutes les expériences extérieures. » Pur idéalisme : notre pensée ne reflète pas la transformation de l’énergie dans le monde extérieur ; c’est le monde extérieur qui reflète la « qualité » de notre conscience ! Le philosophe américain Hibben dit très spirituellement à propos de ce passage et de quelques autres analogues du Cours d’Ostwald que ce dernier « apparaît ici sous la toge kantienne » : l’explicabilité des phénomènes de l’univers extérieur se déduit des propriétés de notre esprit [3] ! « Il est évident, dit Hibben, que si nous définissons le concept primitif de l’énergie de façon à lui faire englober aussi les phénomènes psychiques, ce ne sera plus le simple concept de l’énergie admis dans les milieux scientifiques et par les énergétistes eux-mêmes. » La transformation de l’énergie est considérée par les sciences de la nature comme un processus objectif indépendant de la conscience de l’homme et de l’expérience de l’humanité ; autrement dit, elle est considérée de façon matérialiste. En maintes occasions, et probablement dans l’immense majorité des cas, Ostwald lui‑même entend par énergie le mouvement matériel.

C’est pourquoi on a vu se produire ce fait curieux l’élève d’Ostwald, Bogdanov, une fois devenu l’élève de Mach, s’est mis à accuser son premier maître non de ne point s’en tenir avec esprit de suite à la conception matérialiste de l’énergie, mais d’admettre cette conception (et d’en faire même parfois la base). Les matérialistes reprochent à Ostwald d’être tombé dans l’idéalisme et d’essayer de concilier le matérialisme et l’idéalisme. Bogdanov le critique d’un point de vue idéaliste : « ... L’énergétique d’Ostwald, hostile à l’atomisme, mais pour le reste très proche de l’ancien matérialisme, s’est acquis mes plus vives sympathies, écrit Bogdanov en 1906. J’ai pourtant vite relevé une contradiction importante dans sa philosophie naturelle : tout en soulignant maintes fois la valeur purement méthodologique de la notion d’énergie, l’auteur ne réussit pas, dans un très grand nombre de cas, à s’en tenir à cette conception. L’énergie, pur symbole des rapports entre les faits expérimentaux, se transforme très fréquemment chez lui en substance de l’expérience, en matière du monde »... (Empiriomonisme, livre III, pp. XVI‑XVII).

L’énergie, pur symbole ! Après cela Bogdanov peut discuter à loisir avec l’ » empiriosymboliste » louchkévitch, avec les « disciples fidèles de la doctrine de Mach », avec les empiriocriticistes et autres, la discussion ne mettra jamais aux prises, aux yeux des matérialistes, qu’un croyant au diable jaune et un croyant au diable vert. Car l’important, ce n’est pas ce qui distingue Bogdanov des autres disciples de Mach, mais ce qu’ils ont de commun : l’interprétation idéaliste de l’« expérience » et de l’« énergie », la négation de la réalité objective à laquelle l’expérience humaine ne fait que s’adapter et que la « méthodologie » scientifique et l’« énergétique » scientifique se bornent à calquer.

« La matière du monde lui est indifférente (à l’énergétique d’Ostwald) ; elle est aussi compatible avec le vieux matérialisme qu’avec le panpsychisme » (p. XVII)... c est-à-­dire l’idéalisme philosophique ? Partant de la confuse énergétique, Bogdanov prend le chemin de l’idéalisme et non du matérialisme... « Représenter l’énergie comme une substance, c’est revenir purement et simplement à l’ancien matérialisme moins les atomes absolus, à un matérialisme corrigé en ce sens qu’il admet la continuité de ce qui existe » (ibid.). Oui, du « vieux » matérialisme, c’est‑à‑dire du matérialisme métaphysique des savants, Bogdanov n’est pas allé au matérialisme dialectique, qu’il ne comprend pas plus en 1906 qu’en 1899, mais à l’idéalisme et au fidéisme, car nul représentant instruit du fidéisme contemporain, nul immanent, nul « néo‑criticiste », etc., ne fera d’objection à la conception « méthodologique » de l’énergie ni à son interprétation en tant que « pur symbole des rapports entre les faits expérimentaux ». Prenez P. Carus, dont la physionomie nous est maintenant assez familière, et vous verrez ce disciple de Mach critiquer Ostwald tout à fait dans la manière de Bogdanov : « Le matérialisme et l’énergétique, écrit Carus, appartiennent sans contredit à une seule et même catégorie » (The Monist, vol.XVII,1907, n° 4, p. 536). « Le matérialisme nous éclaire fort peu quand il nous dit que tout est matière, que les corps sont matière, que la pensée n’est qu’une fonction de la matière ; l’énergétique du professeur Ostwald ne vaut guère mieux, puisqu’il nous dit que la matière n’est que l’énergie et que l’âme n’est qu’un facteur de cette énergie » (p. 533).

L’énergétique d’Ostwald nous offre un bel exemple de la terminologie « nouvelle » rapidement en vogue : elle nous montre avec quelle promptitude on se rend compte qu’un mode d’expression légèrement modifié ne suffit pas à éliminer les questions et tendances fondamentales de la philosophie. On peut tout aussi bien (avec plus ou moins d’esprit de suite, assurément) exprimer le matérialisme et l’idéalisme en termes d’« énergétique » qu’en termes d’« expérience », etc. La physique énergétique est la source de nouvelles tentatives idéalistes pour concevoir le mouvement sans la matière à la suite de la décomposition de particules de matière que l’on croyait jusqu’ici indécomposables, et de la découverte de nouvelles formes, jusque‑là inconnues, du mouvement matériel.

Notes

[1] Allusion à l’intervention au II° Congrès du P.O.S.D.R., de l’« économiste » Akimov, qui répudiait le programme du parti défendu par l’Iskra. Un de ses arguments était que le mot « prolétariat » figurait dans le programme non pas comme sujet, mais comme complément… (N.R.)

[2] Wilhelm Ostwald : Vorlesungen über Naturphilosophie, 2. Aufl., Leipzig, 1902, p. VIII.

[3] J. G. Hibben : The Theory ot Energetics and its Philosophical Bearings, The Monist, vol. XIII, n° 3, 1903, April, pp. 329‑330.

Messages

  • Merci mille fois de nous communiquer ces quelques réflexions philosophiques (extraits) de Lénine tirées des "Cahiers philosophiques". Ces idées ne mourront jamais car ces idées sont révolutionnaires communistes et prolétariennes internationalistes..bravo bravo. A la jeunesse

  • bil de bko Je suis très ravi de lire ce message puisqu’il me parait très important.
    Je crois bien ( si ma lecture a été pertinente) que ce message de Lenine est bien le reflet, le miroir de notre société actuelle. Je m’explique. Dans nombre de pays actuellement dans le monde l’on rencontre des jeunes, "des prétendus diplômés" alors qu’ils n’ont même pas la compétence nécessaire ou voulue pour exercer un tel ou tel metier. je pense comme il le dit d’ailleurs que l’on doit pas être des "bêtes de portages". Que nos étude soient pertinents.A cette phrase je réference à ceci de Lenine :""L’école livresque obligeait les gens à assimiler une masse de connaissances inutiles, sans vie, qui encombraient le cerveau et transformaient la jeune génération en bureaucrates bâtis sur le même modèle."
    En ce qui concerne le texte de Hegel, je pense qu’on l’a déjà debattu ici.
    je retiens que toutes les choses que l’on voit calme ou immobile, ils n’en sont pas d’ailleurs pour de vrai (c’est à dire intérieurement). A l’xtérieur ou à l’apparence, elle est calme mais on rentre dans la chose, elle bouge à des échelles incroyables.
    Bill .de bko.

  • bil de bko. On parle dès fois sur le rapport entre philo et la religion, la science dans le monde ....
    J’ai aussi vu votre réponse sur ma lettre ouverte sur la Chine et je te promets de lire tout le texte pour donner mon point sur Mao. J’ai su que dans toutes choses il y a une idéologie cachée, un mythe mais puisque je n’ai pas encore fini de le manger, je m’arrête à ceci.
    Porte toi Bien et merci.

  • "La physique contemporaine s’achemine vers la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment mais spontanément, non point guidée par un "but final" nettement aperçu mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couches. Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux."

    Lénine dans "Matérialisme et empiriocriticisme"

  • Les idées philosophiques de Lénine
    jeudi 12 novembre 2009, par Robert Paris

    "A la jeunesse (écrit par Lénine en 1920)

    "L’école livresque obligeait les gens à assimiler une masse de connaissances inutiles, sans vie, qui encombraient le cerveau et transformaient la jeune génération en bureaucrates bâtis sur le même modèle. Mais vous commettriez une grave erreur si vous tentiez d’en déduire que l’on peut devenir communiste sans avoir assimilé ce qui a été accumulé par la connaissance humaine. Il serait faux de croire qu’il suffit d’assimiler les mots d’ordre communistes, les conclusions de la science communiste,sans avoir assimilé cette somme de connaissances dont le communisme est lui-même le résultat. Le marxisme est justement la manière de montrer comment le communisme est issu de la somme des connaissances humaines."

    Quelques réflexions philosophiques (extraits) de Lénine tirées des "Cahiers philosophiques" :

    "Le mérite de la conception de Hegel est qu’elle exige une logique dont les formes soient des formes dynamiques, aient un contenu réel, vivant, des formes inséparablement unies au contenu. La logique est la théorie non des formes extérieures de la pensée, mais des lois du développement de toutes les choses, c’est-à-dire des lois de développement de tout le contenu concret du monde, le bilan de l’histoire de la connaissance. Dans la vie en mouvement, toute chose est aussi bien "en soi" que pour l’extérieur. Et toute chose passe d’un état à un autre. La dialectique est la théorie de la façon dont les contraires peuvent être et sont habituellement (la manière dont ils le deviennent) identiques - les conditions qui les rendent identiques en se changeant l’un dans l’autre - des raisons pour lesquelles l’esprit humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, figés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se changeant l’un dans l’autre. Pénétrant et intelligent, Hegel analyse des concepts qui d’habitude semblent morts et montre qu’il y a du mouvement en eux. Le mouvement, et l’automouvement, c’est-à-dire le mouvement autonome (indépendant), spontané (intérieurement nécessaire), ce fond qui fait l’hégélianisme, il fallait le découvrir, le comprendre, le transmettre, le décortiquer, l’épurer et c’est ce que Marx et Engels ont fait. Hegel écrit que "La loi ne va pas au-delà du phénomène, mais au contraire elle lui est immédiatement présente ; le royaume des lois est l’image "calme" du monde existant ou apparent." C’est une définition remarquablement matérialiste et remarquablement juste. La loi pren ce qui est calme - et, par là, la loi est étroite, incomplète, approchée. L’ensemble de tous les aspects du phénomène, de la réalité et leur rapports réciproques, voilà de quoi se compose la vérité. Les rapports (les passages, les contradictions) des concepts (contenu principal de la logique) et en même temps leurs rapports entre eux (contradictoires) sont montrés comme reflet du monde objectif. La dialectique des choses crée la dialectique des idées et non l’inverse. L’interdépendance de tous les concepts, dans l’identité de leurs contraires, dans le passage d’un concept à un autre, dans le mouvement sans fin, c’est un rapport semblable à celui des choses de la nature.

    Les éléments de la dialectique :

    1°) Objectivité de l’examen d’une chose

    2°) Tout l’ensemble des rapports multiples et divers de cette chose aux autres

    3°) Le développement de cette chose, son mouvement propre, sa vie propre.

    4°) Les tendances (les différents aspects) intérieurement contradictoires dans cette chose

    5°) La chose (le phénomène) comme somme et unité des contraires.

    6°) La lutte respective, le déploiement de ces contraires, les aspirations contradictoires.

    7°) L’union de l’analyse et de la synthèse, la séparation et la réunion des différentes parties

    8°) Chaque chose est reliée aux autres. Des rapports multiples, divers et aussi universels.

    9°) Non seulement l’unité des contraires, mais aussi les passages de chaque détermination, chaque qualité, chaque trait, chaque aspect, chaque propriété en chaque autre (en son contraire ?)

    10°) Le processus infini de mise à jour de nouveaux aspects, de nouveaux rapports, etc...

    11°) Le processus infini d’approfondissement de la connaissance

    12°) De la coexistence à la causalité et d’une forme de liaison et d’interdépendance à une autre, plus profonde, plus générale.

    13°) Répétition à un stade supérieur de certains traits, propriétés, etc..., du stade inférieur ...

    14°) ... et retour apparent à l’ancien stade (négation de la négation)

    15°) Lutte du contenu avec la forme, et inversement.

    16°) Passage de la quantité en qualité, et inversement.

    On peut définir brièvement la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires. par là on saisira le noyau de la dialectique, mais cela exige davantage d’explications. Par quoi un passage dialectique se distingue-t-il d’un passage non dialectique ? Par le saut. Par la contradiction. Par l’interruption de la gradation. Par l’unité de l’être et du non-être. La condition pour connaître tous les processus de l’univers dans leur "automouvement", dans leur développement spontané, dans leur vie dynamique, est de les connaître comme unité des contraires. Le développement est la "lutte" des contraires. L’unité des contraires est conditionnelle, transitoire, relative. La lutte entre contraires s’excluant mutuellement est fausse car absolue. "

    Extraits de la Biographie de Karl Marx

    par Lénine

  • Lénine dans "Cahiers sur la dialectique de Hegel" :

    "Il peut être possible de présenter les éléments de la dialectique de la manière suivante :

    1°) objectivité de l’analyse

    2°) tout l’ensemble des rapports multiples de cette chose avec d’autres

    3°) Le développement de cette chose (ou phénomène), son mouvement propre, sa vie propre

    4°) les tendances et aspects internes dans cette chose

    5°) la chose (le phénomène, etc.. ;) comme somme et unité des contraires

    6°) la lutte et le développement de ces contradictions, la contradiction des tendances, etc...

    7°) l’unité de l’analyse et de la synthèse"

    (...) Hegel expose ainsi :

    "Ni la négation nue, ni la négation vaine, ni la négation sceptique, ni l’hésitation, ni le doute ne sont caractéristiques et essentiels dans la dialectique (...) la négation est conçue en tant moment de la liaison, moment du développement qui maintient le positif, c’est-à-dire sans aucune hésitation, sans éclectisme."

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