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Ecrits de Rosa Luxemburg

28 septembre 2009, 09:10, par Max

Et devant mes yeux je vis passer la guerre...Lettre de Rosa Luxemburg

....Ah ! ma petite Sonia, j’ai éprouvé ici une douleur aiguë.
Dans la cour où je me promène arrivent tous les jours des véhicules militaires bondés de sacs, de vielles vareuses de soldats et de chemises souvent tachées de sang...
On les décharge ici avant de les répartir dans les cellules où les prisonnières les raccomodent, puis on les recharge sur la voiture pour les livrer à l’armée.
Il y a quelques jours arriva un de ces véhicules tiré non par des chevaux, mais par des buffles.
C’était la première fois que je voyais ces animaux de près.

Leur carrure est plus puissante et plus large que celle de nos boeufs ; ils ont le crâne aplati et des cornes recourbées et basses ; ce qui fait ressembler leur tête toute noire avec deux grands yeux doux plutôt à celle des moutons de chez nous.
Il sont originaires de Roumanie et constituent un butin de guerre...
Les soldats qui conduisent l’attelage racontent qu’il a été très difficile de capturer ces animaux qui vivaient à l’état sauvage et plus difficile encore de les dresser à traîner des fardeaux.
Ces bêtes habituées à vivre en liberté, on les a terriblement maltraitées jusquà ce qu’elles comprennent qu’elles ont perdu la guerre : l’expression vae victis s’applique même à ces animaux... une centaine de ces bêtes se trouveraient en ce moment rien qu’à Breslau.
En plus des coups, eux qui étaient habitués aux grasses pâtures de Roumanie n’ ont pour nourriture que du fourrage de mauvaise qualité et en quantité tout à fait insuffisante.
On les fait travailler sans répit, on leur fait traîner toutes sortes de chariots et à ce régime ils ne font pas long feu.
Il y a quelques jours, donc, un de ces véhicules chargés de sacs entra dans la cour.
Le chargement était si lourd et il y avait tant de sacs empilés que les buffles n’arrivaient pas à franchir le seuil du porche.
Le soldat qui les accompagnait, un type brutal, se mit à les frapper si violemmment du manche de son fouet que la gardienne de prison indignée lui demanda s’il n’avait pas pitité des bêtes.
Et nous autres, qui donc a pitité de nous ? répondit-il, un sourire mauvais aux lèvres, sur quoi il se remit à taper de plus belle...
Enfin les bêtes donnèrent un coup de collier et réussirent à franchir l’obstacle, mais l’une d’elle saignait... Sonitchka, chez le buffle l’épaisseur du cuir est devenue proverbiale, et pourtant la peau avait éclaté. Pendant qu’on déchargeait la voiture, les bêtes restaient immobiles, totalement épuisées, et l’un des buffles, celui qui saignait, regardait droit devant lui avec, sur son visage sombre et ses yeux noirs et doux, un air d’enfant en pleurs.
C’était exactement l’expression d’un enfant qu’on vient de punir durement et qui ne sait pour quel motif et pourquoi, qui ne sait comment échapper à la souffrance et à cette force brutale...
J’étais devant lui, l’animal me regardait, les larmes coulaient de mes yeux, c’étaient ses larmes.
Il n’est pas possible, devant la douleur d’un frère chéri, d’être secouée de sanglots plus douloureux que je ne l’étais dans mon impuissance devant cette souffrance muette.
Qu’ils étaient loin les pâturages de Roumanie, ces pâturages verts, gras et libres, qu’ils étaient inaccesibles, perdus à jamais.
Comme là-bas tout - le soleil levant, les beaux cris des oiseaux ou l’appel mélodieux des pâtres - comme tout était différent.
Et ici cette ville étrangère, horrible, l’étable étouffante, le foin écoeurant et moisi mélangé de paille pourrie, ces hommes inconnus et terribles et les coups, le sang ruisselant de la plaie ouverte...
Oh mon pauvre buffle, mon pauvre frère bien-aimé, nous sommes là tous deux aussi impuissants, aussi hébétés l’un que l’autre, et notre peine, notre impuissance, notre nostalgie font de nous un seul être.
Pendant ce temps, les prisonniers s’affairaient autour du chariot, déchargeant de lourds ballots et les portant dans le bâtiment.
Quant au soldat, il enfonça les deux mains dans les poches de son pantalon, se mit à arpenter la cour à grandes enjambées, un sourire aux lèvres, en sifflotant une rengaine qui traîne les rues.

Et devant mes yeux je vis passer la guerre dans toute sa splendeur...

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