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Qu’est-ce que la rupture de symétrie (ou brisure spontanée de symétrie) ?

23 août 2010, 18:44, par Robert Paris

Symétrie et dissymétrie comme ordre et désordre sont des contraires dialectiques inséparables.

Voici ce qu’en dit
Edouard Brézin dans « Symétries et symétries brisées : la compétition ordre-désordre et les changements d’état de la matière », conférence pour l’Université de tous les savoirs :

« Ce n’est qu’à partir de la fin du siècle dernier que (…) la symétrie s’est imposée progressivement comme instrument de compréhension de l’univers, et finalement, avec la notion contemporaine de symétrie locale, comme le concept premier et unificateur permettant de comprendre l’organisation de la matière, les interactions entre constituants élémentaires (électromagnétisme et forces nucléaires) et même la cosmologie de notre univers en inflation issue du big bang initial. Le rêve de Kepler s’est en quelque sorte enfin réalisé : la symétrie détermine le monde.

Le langage nous tend des pièges difficiles à éviter. C’est ainsi qu’à côté de symétrie-dissymétrie nous trouvons ordre et désordre qui leur sont étroitement associés. Mais que l’on y prenne garde, c’est à la symétrie qu’est associé le désordre, alors que l’ordre résulte de la symétrie brisée, qui n’est pas l’absence de symétrie, notion qu’il va donc falloir expliciter tout à l’heure.

Deux pionniers de l’étude des symétries ont marqué le siècle dernier, Louis Pasteur et Pierre Curie. Ils nous ont laissé des concepts profonds, et des interrogations qui n’ont cessé de nous accompagner depuis lors. Les expériences du jeune Pasteur visaient à préciser la propriété qu’ont certains cristaux, tel le quartz, de faire tourner le plan de polarisation de la lumière. En 1848 Pasteur, chimiste d’exception avant de devenir le biologiste génial que tout le monde connaît, cherchait à préciser le lien entre cette activité optique et la structure des cristaux ; il remarqua que les cristaux de paratartrate de sodium « étaient un mélange de deux « énantiomères », c’est-à-dire de petits cristaux qui étaient tantôt identiques, tantôt identiques à l’image des précédents dans un miroir (de même qu’une main droite n’est pas identique à une main gauche, mais simplement à l’image de celle-ci dans un miroir). Il montrait alors que chacun de ces deux types de cristaux avait des propriétés optiques opposées, signe d’une chiralité moléculaire. Mais la découverte de Pasteur allait beaucoup plus loin puisqu’elle mettait en évidence une différence fondamentale entre la matière inerte et la matière vivante. En effet la synthèse des paratartrates en laboratoire produisait des mésotartrates optiquement inactifs, qui se révélèrent être toujours des mélanges en parts égales des deux énantiomères, alors que la vie est profondément asymétrique puisque les cristaux de paratartrates, issus des dépôts dans le vin, étaient exclusivement lévogyres. Depuis la biochimie n’a cessé de nous révéler que les molécules constitutives du vivant (ADN, protéines, etc.) étaient asymétriques, avec une homochiralité universelle : ainsi toutes les hélices constitutives de l’ADN tournent toujours dans le même sens chez tous les êtres vivants.

Comment expliquer une telle différence entre la biochimie et la chimie du monde inanimé ? C’est bien un mystère, car les processus physiques qui régissent la constitution des atomes et molécules ne distinguent pas la droite de la gauche : une réaction chimique et celle qui serait constituées par l’image de cette dernière dans un miroir ont des probabilités égales de se produire. Notons tout de même que, rompant avec cette conception qui faisait de cette égalité un dogme, deux physiciens américains nés en Chine ? T-D. Lee et C-N. Yang, formulèrent en 1956 l’hypothèse que les interactions nucléaires, responsables de la radioactivité bêta, n’étaient pas identiques à leur « image dans un miroir ». Cette non-conservation de la parité fut rapidement mise en évidence expérimentalement par la physicienne de l’université de Columbia Mme C-S. Wu. (…) Certains imaginent que les fluctuations statistiques dans des populations d’énantiomères droits et gauches a priori égales, peuvent produire une inégalité accidentelle qui s’autoamplifie et conduit à l’homochiralité du vivant. (…) Il n’est pas question de trancher, mais on voit combien cette observation extraordinaire de Pasteur reste au cœur des préoccupations contemporaines sur l’origine de la vie.

C’est l’étude de la piézo-électricité du quartz, cette propriété aujourd’hui si abondamment utilisée par exemple dans nos montres à quartz, mise en évidence en 1888 par les frères Curie, qui conduisit Pierre Curie à formuler un principe de symétrie profond et général. Réfléchissant en effet sur le lien entre la direction de la polarisation électrique du cristal et celle des contraintes mécaniques qui lui donnent naissance, Pierre Curie postula que « lorsque certaines causes produisent certains effets, les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets possibles. »Malgré son aspect très formel ce principe est d’utilisation parfaitement opératoire, tout spécialement en présence de champs électriques et magnétiques. C’est ainsi qu’il implique qu’il n’est pas possible de réaliser des synthèses chimiques « asymétriques », privilégiant l’un des composés, droit ou gauche, de molécules possédant une chiralité déterminée sous le simple effet d’un champ magnétique.

Nous savons aujourd’hui que ce principe de Curie, pris au pied e la lettre, ne couvre pas le champ important des symétries brisées, et il est paradoxal de constater que l’une de ces premières brisures connues, celle de la transition paramagnétique-ferromagnétique, a été découverte également par P . Curie.

(…) La transition solide-liquide est la manifestation de deux phénomènes antagonistes qui mettent en jeu énergie et entropie. Dans cette matière macroscopique en effet, les configurations des molécules sont innombrables ; chacune d’entre elles est susceptible de se réaliser avec une petite probabilité, d’autant plus grande que son énergie est basse et la température élevée. A basse température, dans la phase solide donc, les configurations de basse énergie, très ordonnées spatialement pour autoriser les molécules à « profiter » de leur attraction réciproque, ont un poids dominant. En revanche, à plus haute température, la multiplicité conduit à rejeter les configurations ordonnées, bien moins probables donc, mais si nombreuses que cette considération (identifiée par Boltzmann à l’entropie des thermodynamiciens) l’emporte. Comparons le liquide et le solide : le liquide est isotrope, aucune direction n’y est privilégiée. Il est également tout à fait homogène, identique en tous ses points. Le solide, lui, possède des axes cristallins privilégiés et des points qui servent de sommets au réseau périodique sur lequel sont venues se ranger les molécules. Il est donc, certes plus ordonné que le liquide, mais moins symétrique que lui puisque des opérations telles que des rotations ou des translations arbitraires, qui ne changent rien au liquide, ne laissent pas le solide invariant. Cette rupture de symétrie, manifestée par l’ordre cristallin, est spontanée en ce sens qu’elle ne nécessite aucun agent extérieur, aucune interaction privilégiant des directions particulières. (…)

Un grand nombre des changements d’état de la matière résultent de ce phénomène de symétrie brisée. Les « aimants » permanents présentent une aimantation dans une direction spatiale bien déterminée qui disparaît au-delà d’une certaine température (celle-ci porte le nom de Curie qui avait découvert cette transition entre un état « ferromagnétique » aimanté et présentant une orientation, et un état « paramagnétique » désorienté et donc tout à fait isotrope). De nos jours, la supraconductivité, la superfluidité, les phases des cristaux liquides, et bien d’autres changements d’état, n’ont cessé d’enrichir le catalogue des symétries spontanément brisées que présente l’organisation de la matière. Les défauts à l’ordre eux-mêmes (un solide, ainsi que toute structure ordonnée, possède des défauts) s’organisent d’une manière tout à fait caractéristique des symétries brisées présentes dans la structure. (…) les travaux de 1940 du physicien R. Peierls montraient que la formulation statistique de la physique contenait bien la possibilité, la nécessité même, de transition de phase par brisure de symétrie."

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