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Les citations les moins connues de Karl Marx

10 avril 2019, 07:43

Lettre de Marx à Arnold Ruge (1843)
Sur la péniche, vers D., mars 1843.
Je voyage présentement en Hollande. Comme je le constate d’après la presse locale et française, l’Allemagne s’est enfoncée dans le bourbier et s’y enfonce toujours plus. Je vous assure que, sans même ressentir le moindre orgueil national, on éprouve pourtant un sentiment de honte nationale, même en Hollande. Comparé au plus grand Allemand, le moindre Hollandais est encore un citoyen. Et que dire des jugements des étrangers sur le gouvernement prussien ! Il règne une unanimité effrayante, personne n’est plus dupe de ce système et de sa nature simplette. Ainsi, la nouvelle école a tout de même servi à quelque chose. L’habit de parade du libéralisme est tombé, et le despotisme le plus répugnant se dresse dans toute sa nudité à la vue du monde entier.
Et cela aussi est une révélation, bien qu’en sens inverse. C’est une vérité qui nous apprend, en tout cas, à connaître le vide de notre patriotisme, la difformité de notre État, et à nous voiler la face. Vous me regardez en souriant et vous dites : la belle affaire ! Ce n’est point par honte que l’on fait une révolution. Je réponds : la honte est déjà une révolution ; elle est vraiment la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui en a triomphé en 1813. La honte est une sorte de colère, la colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir. Même la honte, je l’avoue, n’existe pas encore en Allemagne ; bien au contraire, ces misérables sont toujours patriotes. Mais quel système pourrait exorciser leur patriotisme, sinon ce système ridicule du nouveau chevalier ? La comédie du despotisme qu’on joue avec nous est aussi dangereuse pour lui que le fut jadis la tragédie du despotisme pour les Stuarts et les Bourbons. Et quand on persisterait, longtemps encore, à ne pas voir qu’il s’agit d’une comédie, la comédie serait déjà une révolution. L’État est chose trop sérieuse pour qu’on en fasse une arlequinade. Sans doute pourrait-on, durant un bon moment, abandonner au gré du vent un bateau rempli de fous ; il voguerait cependant vers sa destinée justement parce que les fous n’en croiraient rien. Cette destinée, c’est la révolution qui nous attend.
II
Cologne, mai 1843.
[Dans cette lettre, Karl Marx répond à la lettre précédente d’Arnold Ruge dans laquelle ce dernier exprime une certitude résignée quant à l’impossibilité d’un révolution populaire – les Allemands étant trop dociles, « notre nation n’a aucun futur, aussi à quoi bon faire appel à elle ? »]
Votre lettre, mon cher ami, est une parfaite élégie, un chant funèbre à vous couper le souffle, mais elle n’a absolument rien de politique. Aucun peuple ne désespère, et même s’il doit, longtemps encore, n’espérer que par sottise, viendra pourtant le jour, après de longues années, où, par soudaine intelligence, il comblera tous ses pieux désirs.
Mais vous m’avez passé votre mal ; votre thème n’est pas encore épuisé, je vais y ajouter la finale, et quand tout sera terminé, vous me tendrez la main, pour que nous reprenions du commencement. Laissez les morts enterrer leurs morts, et les pleurer. En revanche, il est enviable d’être les premiers à entrer vivants dans la vie nouvelle. Que ce sort soit le nôtre !
Il est vrai, le vieux monde appartient au philistin. Mais nous ne devons pas le traiter en épouvantail dont on se détourne craintivement. Nous devons, au contraire, le regarder bien en face. Ce maître du monde, il vaut la peine de l’étudier.
Maître du monde, il l’est, certes, mais seulement en ce qu’il emplit le monde de sa société, tels les vers emplissant un cadavre. La société de ces messieurs n’a donc besoin que d’un certain nombre d’esclaves, et les propriétaires des esclaves peuvent ne pas être libres. Si, possédant terres et gens, ils sont appelés maîtres au sens éminent du terme, ce n’en sont pas moins des philistins tout comme leurs gens.
En tant qu’être humains, ce seraient des êtres pensants ; hommes libres, des républicains. Les philistins ne veulent être ni ceci ni cela. Que leur reste-t-il à être et à vouloir ?
Ce qu’ils veulent, vivre et se reproduire (et quoi qu’il fasse, nul, dit Goethe, ne réussit mieux), l’animal le veut aussi ; un politicien allemand pourrait tout au plus ajouter que l’homme sait qu’il le veut, et que l’Allemand est assez prudent pour ne rien vouloir de plus.
La dignité personnelle de l’homme, la liberté, il faudrait d’abord la réveiller dans la poitrine de ces hommes. Seul ce sentiment qui, avec les Grecs, disparaît de ce monde, et qui, avec le christianisme, s’évanouit dans l’azur vaporeux du ciel, peut à nouveau faire de la société une communauté des hommes, pour atteindre à leurs fins les plus élevées : un État démocratique.
En revanche, les hommes qui n’ont pas le sentiment de leur humanité adhèrent à leurs maîtres, telle une race d’esclaves, un élevage de chevaux. Les maîtres par héritage sont le but de toute cette société. Ce monde leur appartient. Ils le prennent tel qu’il est, tel qu’il se sent. Eux-mêmes, ils se prennent tels qu’ils se trouvent, et ils s’installent là où leurs pieds ont poussé, sur les nuques de ces animaux politiques qui ne connaissent qu’une seule vocation : leur être « soumis et fidèlement dévoués ».
Le monde des philistins est le monde d’animaux politiques, et si nous sommes obligés d’en reconnaître l’existence, il ne nous reste qu’à donner simplement raison au statu quo. Des siècles barbares l’ont produit et façonné, et il se dresse maintenant devant nous, tel un système cohérent, dont le principe est le monde déshumanisé. Le monde philistin le plus parfait, notre Allemagne, devait naturellement rester loin derrière la Révolution française, qui a rétabli l’homme ; et l’Aristote allemand qui voudrait déduire sa Politique de nos conditions sociales mettrait en épigraphe : « L’homme est un animal sociable, mais il n’a rien d’un animal politique. » Quant à l’État, il ne pourrait le définir avec plus de justesse que ne l’a déjà fait M. Zôpfl, l’auteur du Droit constitutionnel en Allemagne. C’est, d’après lui, une « réunion de familles » qui, ajoutons-le, appartient par héritage et en toute propriété à une éminentissime famille appelée dynastie. Plus les familles se montrent fécondes, plus les gens sont heureux, plus l’État est grand, plus la dynastie est puissante, et c’est pourquoi, dans la Prusse naturellement despotique, on accorde une prime de cinquante thalers pour le septième garçon.
Les Allemands sont des réalistes tellement circonspects que toutes leurs aspirations et toutes leurs pensées les plus sublimes ne dépassent pas la simple existence. Et c’est cette réalité, et rien de plus, qu’acceptent ceux qui les dominent. Étant, eux aussi, des réalistes, ces gens sont bien éloignés de toute pensée et de toute grandeur humaine, ils sont officiers ordinaires et hobereaux ; mais ils ne se trompent pas, ils ont raison : tels qu’ils sont, ils suffisent parfaitement pour exploiter et dominer ce règne animal, car domination et exploitation ne sont qu’une seule et même idée, ici comme partout. Et quand ils reçoivent l’hommage, et contemplent le pullulement de têtes de ces êtres privés de cerveaux, quelle pensée leur vient, sinon celle qui vint à Napoléon sur la rive de la Bérésina ? On raconte qu’il aurait montré du doigt le grouillement des hommes qui se noyaient, et crié à son compagnon : Voyez ces crapauds ! Il semble qu’on ait menti en rapportant ce propos, mais il n’en est pas moins vrai. La seule pensée du despotisme, c’est le mépris des hommes, c’est l’homme vidé de son humanité, et cette pensée a sur beaucoup d’autres l’avantage d’être en même temps un fait. Le despote voit les hommes à jamais privés de dignité. Devant ses yeux, et pour lui, ils se noient dans la vase de la vie vulgaire, d’où ils remontent incessamment à la surface, comme font les grenouilles. Si cette opinion peut s’imposer même à des hommes qui, tel Napoléon avant sa folie dynastique, étaient capables de grands desseins, comment se pourrait-il qu’un roi ordinaire fût idéaliste au sein d’une telle réalité ?
Le principe absolu de la monarchie, c’est l’homme méprisé et méprisable, l’homme déshumanisé ; et Montesquieu a grand tort d’affirmer que ce principe c’est l’honneur. Il se tire d’affaire grâce à la distinction entre monarchie, despotisme et tyrannie. Mais ce sont là des noms d’une seule et même idée ; il s’agit tout au plus d’une différence de mœurs, le principe étant identique. Quand le principe monarchique est majoritaire, les hommes sont dans la minorité ; quand il n’est pas mis en doute, il n’y a point d’hommes. Or, pourquoi un individu tel que le roi de Prusse, à qui rien n’indique qu’il soit mis en question, n’obéirait-il pas à son seul caprice ? Et puisqu’il le fait, qu’en résulte-t-il ? Des desseins contradictoires ? Soit, ce ne sera rien. Des velléités stériles ? Pourtant, elles sont toujours la seule réalité politique. Le rouge de la honte et les situations gênantes ? La seule honte et la seule gêne, c’est la perte du trône. Aussi longtemps que le caprice reste en place, il a raison. Quelque inconstant, insensé et méprisable qu’il soit, le caprice sera toujours assez bon pour gouverner un peuple qui n’a jamais connu d’autre loi que le bon plaisir de ses rois. Je ne dis nullement qu’un système stupide et la perte de l’estime à l’intérieur et à l’extérieur resteront sans conséquences ; je ne garantis pas, quant à moi, la sécurité de la nef des fous ; mais je prétends que le roi de Prusse sera un homme de son temps aussi longtemps que le monde absurde sera le monde réel.
Vous le savez, je m’intéresse beaucoup à cet homme. À l’époque où il n’avait pour organe que le Berliner politkches Wochenblatt, je m’apercevais déjà de sa valeur et de sa vocation. Dès la prestation de serment, à Kônigs-berg, il justifia mon sentiment que désormais la question allait devenir purement personnelle. Son cœur et son âme, proclama-t-il, seraient la future Constitution du domaine de Prusse, de son État à lui, et vraiment, en Prusse, le roi est le système. Il est la seule personne politique. Sa personnalité détermine le système dans un sens ou dans l’autre. Ce qu’il fait ou ce qu’on lui fait faire, ce qu’il pense ou ce qu’on lui fait dire, c’est ce qu’en Prusse l’État pense ou fait. Il est donc vraiment méritoire que le roi actuel l’ait admis sans réserve.
Il est un seul point sur lequel on s’est trompé un certain temps : on a donné trop d’importance aux désirs et aux pensées que le roi s’apprêtait à révéler. Cela ne pouvait rien changer à l’affaire : le philistin est le matériau de la monarchie et le monarque n’est jamais que le roi des philistins ; tant que les deux parties restent ce qu’elles sont, il ne peut changer ni lui-même ni ses gens en hommes libres, en hommes véritables.
Muni d’une théorie qui n’était certainement pas celle de son père, le roi de Prusse a tenté de modifier le système. Le sort de cette tentative est connu. Elle a complètement échoué. Tout naturellement. Une fois qu’on a atteint le monde animal de la politique, impossible de faire un pas de plus dans la réaction ; il n’existe plus qu’un moyen d’avancer, c’est de quitter sa base et de passer dans le monde humain de la démocratie.
Le vieux roi ne voulait rien d’extravagant ; c’était un philistin sans prétentions intellectuelles. Il savait que l’État de valets et la possession de cet État ne réclamaient qu’une existence prosaïque et calme. Le jeune roi était plus alerte et plus éveillé, et il se faisait une idée bien plus haute de la toute-puissance du monarque, qui ne connaît d’autre frein que son cœur et sa raison. Le vieil État encroûté, celui des valets et des esclaves, lui inspirait de la répugnance. Il voulait le rendre vivant et le pénétrer de ses désirs, de ses sentiments et de ses idées ; et cela, il pouvait l’exiger, lui, dans son État à lui : il s’agissait seulement de réussir. De là ses effusions et ses discours libéraux. C’était le cœur débordant et vivant du roi, non la loi morte, qui devait gouverner tous ses sujets. Il voulait mobiliser tous les cœurs et tous les esprits pour ses désirs profonds et ses projets longuement nourris. Il y eut un mouvement ; mais les autres cœurs ne battaient pas à l’unisson du sien, et les gouvernés ne pouvaient ouvrir la bouche sans parler de l’abolition de l’ancien règne. Les idéalistes, ces gens qui, dans leur impudence, veulent faire de l’homme un être humain, prirent la parole et, pendant que le roi délirait en vieil-allemand, ils se croyaient autorisés à philosopher en allemand moderne. Voilà qui, assurément, était inouï en Prusse. Pendant un instant, il sembla que l’ancien ordre des choses était sens dessus dessous ; bien mieux, on vit les choses prendre figure humaine, il y eut même des hommes de renom, bien qu’il soit interdit, dans les Diètes, de prononcer des noms ; mais les valets du vieux despotisme eurent tôt fait de mettre fin à ces menées peu allemandes. Il n’était pas difficile de provoquer un conflit ouvert entre les désirs du roi, nostalgique d’un grand passé plein de prêtres, de chevaliers et de serfs, et les desseins des idéalistes, uniquement préoccupés des résultats de la Révolution française, qui souhaitaient donc toujours, en fin de compte, la république et un ordre de l’humanité libre, au lieu de l’ordre des choses mortes. Quand ce conflit fut devenu suffisamment aigu et gênant, et quand le coléreux monarque fut assez irrité, les valets, qui avaient jusque-là dirigé si facilement la marche des affaires, s’approchèrent de lui et déclarèrent que le roi avait tort d’inciter ses sujets à des discours inutiles et qu’ils ne pourraient pas gouverner la race des parleurs. Le maître de tous les Russes de l’arrière s’inquiétait, lui aussi, de voir s’agiter les têtes des Russes de devant, et il exigeait le rétablissement du tranquille état de choses de naguère. On fit une nouvelle édition de l’ancienne mise au ban de tous désirs et de toutes pensées humaines vouées aux droits et aux devoirs de l’homme ; autrement dit, on en revint à l’État encroûté, à l’ancien État des valets, où l’esclave sert en silence et où le propriétaire du pays et des gens gouverne le plus silencieusement possible, par le seul moyen d’une domesticité bien dressée et obséquieuse. Ni les uns ni l’autre ne peuvent dire ce qu’ils veulent, ni les uns qu’ils veulent devenir des hommes, ni l’autre qu’il n’a que faire d’hommes dans son pays. Le silence est donc le seul expédient. Muta pecora, prona et ventri oboedientia.
Telle est la tentative de supprimer l’État des philistins sur sa propre base, et tel en est l’échec : on a rendu évident à tout le monde que le despotisme ne peut se passer de la brutalité et que l’humanité lui est chose impossible. Seule la brutalité peut maintenir un état de choses fait de brutalité. Et me voilà au terme de notre tâche commune, qui était d’examiner de près le philistin et son État. Vous ne direz pas que je surestime le présent, et si pourtant je n’en désespère pas, c’est uniquement parce que sa situation désespérée me remplit d’espoir. Je ne parle pas du tout de l’impéritie des maîtres ni de l’indolence des valets et des sujets qui laissent toutes choses aller comme il plaît au bon Dieu ; et pourtant, les deux réunies suffiraient déjà pour provoquer une catastrophe. Je me borne à vous signaler le fait que voici : les ennemis des philistins, en un mot tous les hommes qui pensent et tous ceux qui souffrent, sont parvenus à une entente, dont les moyens leur manquaient absolument jusqu’alors, et même le système de reproduction des sujets, le système passif d’autrefois, enrôle chaque jour des recrues pour le service de l’humanité nouvelle. Cependant, le système de l’industrie et du commerce, de la propriété et de l’exploitation des hommes conduit, plus rapidement encore que l’accroissement de la population, à une rupture au sein de la société actuelle ; et l’ancien système est incapable de guérir cette rupture, parce qu’il ne guérit ni ne crée rien, mais ne fait qu’exister et jouir. Or, l’existence de l’humanité souffrante qui pense, et de l’humanité pensante, qui est opprimée, deviendra nécessairement immangeable et indigeste pour le monde animal des philistins, monde passif et qui jouit sans penser à rien.
C’est à nous d’amener complètement au grand jour l’ancien monde et de former positivement le monde nouveau. Plus les événements laisseront de temps à l’humanité pensante pour se ressaisir et à l’humanité souffrante pour s’associer, et plus achevé viendra au monde le produit que le présent abrite dans son sein.

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