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Qu’est-ce qui apparaît ?

4 avril 2015, 07:49, par Robert Paris

Exposons au travers d’un exemple, celui des cellules de convection, comment le chaos permet d’éclairer un problème important de la science : celui de l’émergence. Grégoire Nicolis, qui a étudié avec Ilya Prigogine le chaos déterministe, expose ainsi le phénomène des rouleaux de convection : « Comment expliquer que le jeu du mouvement désordonné des molécules puisse, dans certaines conditions de non-équilibre, conduire à l’émergence d’un ordre global macroscopique en l’absence de tout contrôle centralisé ? (...) Un exemple concret illustrera notre propos. Imaginons une couche mince d’un fluide limitée par deux plans parallèles horizontaux (...) Imaginons que l’on chauffe le fluide par en dessous. (...) Si l’on écarte progressivement le système de l’équilibre en augmentant la différence de température dT, on observe tout à coup pour une valeur critique de dT, une mise en mouvement de la matière. Ce mouvement est loin d’être aléatoire comme c’est le cas du mouvement des molécules individuelles : le fluide est structuré et apparaît sus forme d’une succession de petites « cellules » suivant la direction transverse à celle de la contrainte. Il s’agit du régime de convection thermique ou de Rayleigh-Bénard. On est à présent en droit de parler de propriété émergente (...) qui s’accompagne de la naissance d’une structure dissipative.(...) Au delà de dT, tout se passe comme si chaque élément de volume était à l’affût du comportement de ses voisins, afin d’en tenir compte et de participer au mouvement d’ensemble. (...) Au voisinage d’un point de bifurcation, l’émergence de solutions nouvelles dotées d’auto organisation –telles les cellules de convection de Rayleigh-Bénard- se traduit par des corrélations (...) à l’origine du changement qualitatif des propriétés du système. »

« Les lois de la nature qui sont importantes pour nous émergent par un processus collectif d’auto-organisation (…) « Le tout n’est plus la somme de ses parties » n’est pas seulement une idée, mais aussi un phénomène physique : voilà le message que nous adresse la science physique : voilà le message que nous adresse la science physique. La nature n’est pas uniquement régie par une règle fondamentale microscopique, mais aussi par de puissants principes généraux d’organisation. Si certains de ces principes sont connus, l’immense majorité ne l’est pas. (…) Les éléments fondamentaux de ce message sont formulés dans les très nombreux écrits d’Ilya Prigogine (…) Je suis de plus en plus persuadé que toutes les lois physiques que nous connaissons – pas seulement certaines – sont d’origine collective. La distinction entre lois fondamentales et lois qui en découlent est un mythe, de même que l’idée de maîtriser l’univers par les seules mathématiques. La loi physique ne peut pas être anticipée par la pensée pure, il faut la découvrir expérimentalement, car on ne parvient à contrôler la nature que lorsque la nature le permet, à travers un principe d’organisation. On pourrait baptiser cette thèse « la fin du réductionnisme » (réductionnisme c’est-à-dire le principe « divisons en composantes de plus en plus petites et nous finirons forcément par comprendre »). (…) Puisque le principe d’organisation – ou plus exactement leurs conséquences – peuvent être des lois, celles-ci peuvent elles-mêmes s’organiser en lois nouvelles, et ces dernières en lois encore plus neuves, etc. Les lois du mouvement des électrons engendrent des lois de la thermodynamique et de la chimie, qui engendrent les lois de la cristallisation, qui engendrent les lois de la rigidité et de la plasticité, qui engendrent les lois des sciences de l’ingénieur. Le monde naturel est donc une hiérarchie de descendance interdépendante (…) » écrit le physicien Robert B. Laughlin dans « Un univers différent ».

Dans leur ouvrage « A la recherche du complexe », Grégoire Nicolis et Ilya Prigogine expliquent ainsi l’apparition de comportements collectifs et de structures émergentes : « Une cellule de Bénard simple comporte quelques 1021 molécules. Qu’un nombre aussi énorme de particules puisse adopter un déplacement cohérent en dépit du mouvement thermique aléatoire de chacune d’elles est la manifestation d’une des propriétés essentielles qui caractérise l’émergence du mouvement complexe (...) Cette complexité « organisée » émerge par le jeu réciproque du mouvement thermique désordonné des molécules individuelles et de l’action des contraintes du non-équilibre. (...) La possibilité de décrire à travers ces concepts primordiaux à la fois le comportement des êtres vivants et celui des systèmes physiques, aussi simples soient-ils, marque une avancée essentielle que la Science n’aurait jamais pu prévoir quelques années auparavant. » L’émergence n’est pas un phénomène mystique ni extérieur à la physique, même s’il contredit l’idée de perte inévitable d’ordre qui était celle de la thermodynamique précédente : « L’expérience est parfaitement reproductible puisqu’à partir des mêmes conditions expérimentales on verra toujours apparaître la même structure de convection pour la même valeur du seuil dT (...) La matière est structurée en cellules qui tournent alternativement à droite et à gauche : une fois le sens de rotation établi, celui-ci demeure constamment le même par la suite. Toujours est-il, quelque soit le soin que l’on apporte au contrôle de leur mise en place, deux situations expérimentales qualitativement différentes peuvent apparaître dès que le seuil dT se trouve franchi. (...) Aussitôt que dT excède un peu (dT) seuil, nous savons parfaitement bien que les cellules vont apparaître : ce phénomène revêt un aspect déterministe strict. En revanche, le sens de rotation des cellules ne peut être ni prédit ni contrôlé : seul le hasard sous forme d’une perturbation particulière avait prévalu au moment de l’expérience décidera si une cellule donnée devra tourner à droite ou à gauche. Nous arrivons à une remarquable coopération entre le hasard et le déterminisme. (...) Cette coopération était jusque là limitée en sciences physiques à la seule description quantique des phénomènes se déroulant à l’échelle microscopique. (...) Le fait que, parmi plusieurs choix un seul soit retenu, confère au système une dimension historique, une espèce de « mémoire » d’un événement passé qui s’est produit à un moment critique et qui affectera son évolution ultérieure (...) Pour résumer, nous avons vu que le non-équilibre rendait le système apte à surmonter le désordre (...) et à transformer une fraction de l’énergie reçue de l’environnement en un comportement ordonné d’un nouveau type appelé structure dissipative. Il s’agit d’un régime caractérisé par des ruptures de symétries, des choix multiples et des corrélations à longue portée. »

La convection n’est pas une simple expérience curieuse de laboratoire : elle est à la base de nombreux phénomènes de l’atmosphère comme les vents et les nuages, de phénomènes de déplacement de l’énergie au sein des étoiles ou encore au sein du magma terrestre. Ce qui est caractéristique, c’est que l’on voit apparaître une structure (la cellule de Bénard) qui survient brutalement alors qu’elle n’existait pas auparavant (émergence). La matière a ainsi un grand nombre de phénomènes qui ont été appelés auto-organisation et ont suscité de nombreux travaux dont ceux d’Ilya Prigogine et Stuart Kauffman qui s’attaquent au lien entre propriétés d’auto-organisation de la matière et fonctionnement de la vie et les interprètent comme des effets du chaos déterministe inhérent aux lois de la matière. A la base de ce type de phénomène, l’émergence de structure dissipatives, on trouve deux réactions inverses interactives agissant dans une situation où le non-équilibre est sans cesse entretenu. C’est le cas d’un phénomène chimique qui a une importance déterminante pour le vivant : l’autocatalyse. La catalyse a lieu lorsqu’une réaction chimique à double sens est forcée d’agir dans un sens unique. Le produit de la réaction favorise à nouveau le sens de la réaction qui l’a produit. C’est une rétroaction dite positive. Ce produit est dit autocatalytique puisqu’il favorise sa propre production. La première macromolécule du vivant que nous connaissions et possédant cette propriété est l’ARN qui semble bien être à l’origine de l’ensemble du processus du vivant et de la croissance exponentielle qui le caractérise. « Pour observer les oscillations observées dans un extrait cellulaire, il fallait attendre la découverte du rôle clef de certaines enzymes dans ces chaînes de réactions qui, grâce à leurs propriétés « allostériques » régulent le débit de la chaîne de réactions. Concept développé par Jacob, Monod et Changeux à Paris et par Arthur Pardee aux Etats-Unis, il s’agit de la régulation d’une chaîne de production biochimique par la rétroaction d’un des produits de cette réaction sur un catalyseur situé au début de la chaîne. (...) Le plus souvent, les produits d’une réaction inhibent l’enzyme allostérique qui régule le débit de la chaîne métabolique (...) Dès que la quantité du produit final baisse, la chaîne de production peut redémarrer (...). Ce type de coopérativité entre site catalytique et site régulateur joue un rôle important dans la coordination de nombreuses réactions métaboliques dans la cellule. (...) Les calculs théoriques de Goldbeter permettent de représenter les oscillations entretenues du système (...) En variant la concentration du substrat, le système évolue vers un cycle limite. (...) Ce formalisme dit du « chaos déterministe » est en effet applicable à de nombreuses réactions biologiques. (...) La « constance » des paramètres physiologiques, concept central du fonctionnement normal de l’organisme, n’est qu’apparente. Les paramètres physiologiques ou biocliniques que l’on peut enregistrer avec une précision suffisante oscillent autour d’une valeur moyenne et ses oscillations obéissent aux lois de la théorie du chaos. » rapporte le biochimiste Ladislas Robert dans « Les temps de la vie ».

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