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Friedrich Engels avait-il cautionné le légalisme petit-bourgeois de la social-démocratie allemande face à l’Empire du Kaiser ?

27 mars 2015, 06:24, par R.P.

Lorsqu’on analyse la doctrine marxiste de l’Etat, on ne peut passer sous silence la critique du projet de programme d’Erfurt adressée par Engels à Kautsky le 29 juin 1891, - et qui ne fut publiée que dix ans plus tard dans la Neue Zeit , - car elle est consacrée surtout à la critique des conceptions opportunistes de la social-démocratie dans les problèmes relatifs à l’organisation de l’Etat…

Engels donne ici trois indications particulièrement précieuses : 1. sur la question de la république ; 2. sur le lien qui existe entre la question nationale et l’organisation de l’Etat ; 3. sur l’autonomie administrative locale.

Pour ce qui est de la république, Engels a fait de cette question le pivot de sa critique du projet du programme d’Erfurt. Et si nous nous rappelons l’importance acquise par le programme d’Erfurt dans toute la social-démocratie internationale, et qu’il a servi de modèle à l’ensemble de la IIe Internationale, on pourra dire, sans exagération, qu’Engels critique ici l’opportunisme de la IIe Internationale tout entière.
"Les revendications politiques du projet, écrit Engels, ont un grand défaut. Ce que justement il eût fallu dire ne s’y trouve pas ." (Souligné par Engels.)

Il montre ensuite que la Constitution allemande est, à proprement parler, une réplique de la Constitution ultra-réactionnaire de 1850 ; que le Reichstag n’est, suivant l’expression de Wilhelm Liebknecht, que la "feuille de vigne de l’absolutisme", et que vouloir réaliser, - sur la base d’une Constitution consacrant l’existence de petits Etats et d’une confédération de petits Etats allemands, - la "transformation des moyens de travail en propriété commune" est "manifestement absurde".

"Y toucher [à ce sujet] serait dangereux", ajoute Engels, sachant parfaitement qu’en Allemagne on ne peut légalement inscrire au programme la revendication de la République. Toutefois, Engels ne s’accommode pas purement et simplement de cette considération évidente, dont "tous" se contentent. Il poursuit : "Mais, de toute façon, les choses doivent être poussées en avant. Combien cela est nécessaire, c’est ce que prouve précisément aujourd’hui l’opportunisme qui commence à se propager [einreissende ] dans une grande partie de la presse social-démocrate. Dans la crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes ou se souvenant de certaines opinions émises prématurément du temps où cette loi était en vigueur, on veut maintenant que le Parti reconnaisse l’ordre légal actuel en Allemagne comme pouvant suffire à faire réaliser toutes ses revendications par la voie pacifique."

Que les social-démocrates allemands aient agi par crainte d’un renouvellement de la loi d’exception, c’est là un fait essentiel qu’Engels met au premier plan et qu’il taxe, sans hésiter, d’opportunisme. Il déclare que, précisément parce qu’il n’y a ni république ni liberté en Allemagne, il est absolument insensé de rêver d’une voie "pacifique". Engels est assez prudent pour ne pas se lier les mains. Il reconnaît que, dans les pays de république ou de très grande liberté, "on peut concevoir" (seulement "concevoir" !) une évolution pacifique vers le socialisme. Mais en Allemagne, répète-t-il, "... en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant, où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont sans pouvoir effectif, proclamer de telles choses en Allemagne, et encore sans nécessité, c’est enlever sa feuille de vigne à l’absolutisme et en couvrir la nudité par son propre corps."

Ceux qui couvrirent l’absolutisme, ce sont en effet, dans leur immense majorité, les chefs officiels du Parti social-démocrate allemand, lequel avait mis ces indications "sous le boisseau".

"Une pareille politique ne peut, à la longue, qu’entraîner le Parti dans une voie fausse. On met au premier plan des questions politiques générales, abstraites, et l’on cache par là les questions concrètes pressantes, qui, aux premiers événements importants, à la première crise politique, viennent d’elles-mêmes s’inscrire à l’ordre du jour. Que peut-il en résulter, sinon ceci que, tout à coup, au moment décisif, le Parti sera pris au dépourvu et que sur les points décisifs, il régnera la confusion et l’absence d’unité, parce que ces questions n’auront jamais été discutées ?...

Cet oubli des grandes considérations essentielles devant les intérêts passagers du jour, cette course aux succès éphémères et la lutte qui se livre tout autour, sans se préoccuper des conséquences ultérieures, cet abandon de l’avenir du mouvement que l’on sacrifie au présent, tout cela a peut-être des mobiles honnêtes. Mais cela est et reste de l’opportunisme. Or, l’opportunisme "honnête" est peut-être le plus dangereux de tous...
Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la République démocratique. Cette dernière est même la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française."

Engels reprend ici, en la mettant particulièrement en relief, cette idée fondamentale qui marque comme d’un trait rouge toutes les oeuvres de Marx, à savoir que la république démocratique est le chemin le plus court conduisant à la dictature du prolétariat. Car une telle république, bien qu’elle ne supprime nullement la domination du Capital, ni par conséquent l’oppression des masses et la lutte des classes conduit inévitablement à une extension, à un développement, à un rebondissement, à une aggravation de la lutte tels qu’une fois apparue la possibilité de satisfaire les intérêts vitaux des masses opprimées, cette possibilité se réalise inéluctablement et uniquement dans la dictature du prolétariat, dans la direction de ces masses par le prolétariat. Pour la IIe Internationale tout entière, ce sont là encore des "paroles oubliées" du marxisme, et cet oubli est apparu avec beaucoup de relief dans l’histoire du parti menchévik durant les six premiers mois de la révolution russe de 1917.

Traitant de la république fédérative en rapport avec la composition nationale de la population, Engels écrit :

"Que faut-il mettre à la place de l’Allemagne actuelle ? [avec sa Constitution monarchique réactionnaire, et subdivision, non moins réactionnaire, en petits Etats, subdivision qui perpétue les particularités de "prussianisme" au lieu de les dissoudre dans une Allemagne formant un tout]. A mon avis, le prolétariat ne peut utiliser que la forme de la République une et indivisible. En somme, sur le territoire immense des Etats-Unis, la République fédérative est aujourd’hui encore une nécessité, bien qu’elle commence d’ores et déjà à être un obstacle dans l’Est. Elle constituerait un progrès en Angleterre, où dans deux îles habitent quatre nations et où, malgré un parlement unique, existent côte à côte, encore aujourd’hui, trois législations différentes. Dans la petite Suisse, il y a longtemps qu’elle constitue un obstacle tolérable seulement parce que la Suisse se contente d’être un membre purement passif dans le système d’Etats européen. Pour l’Allemagne, une organisation fédéraliste à la manière suisse serait un recul considérable. Deux points distinguent un Etat fédéral d’un Etat unitaire ; c’est d’abord que chaque Etat fédéré, chaque canton possède sa propre législation civile et pénale, sa propre organisation judiciaire ; c’est ensuite qu’à côté de la Chambre du peuple, il y a une Chambre des représentants des Etats, où chaque canton, petit ou grand, vote comme tel." En Allemagne, l’Etat fédéral forme la transition vers un Etat pleinement unitaire, et il ne faut pas faire rétrograder "la révolution d’en haut", accomplie en 1866 et 1870, mais au contraire la compléter par un "mouvement d’en bas".
Loin de se désintéresser des formes de l’Etat, Engels s’attache au contraire à analyser avec le plus grand soin précisément les formes transitoires, afin de déterminer dans chaque cas donné, selon ses particularités historiques concrètes, le point de départ et le point d’aboutissement de la forme transitoire considérée.

Engels, de même que Marx, défend, du point de vue du prolétariat et de la révolution prolétarienne, le centralisme démocratique, la république une et indivisible. Il considère la république fédérative soit comme une exception et un obstacle au développement, soit comme une transition de la monarchie à la république centralisée, comme un "progrès" dans certaines conditions particulières. Et, parmi ces conditions particulières, il met au premier plan la question nationale.

Lénine, L’Etat et la révolution

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