Accueil > ... > Forum 27346

Friedrich Engels avait-il cautionné le légalisme petit-bourgeois de la social-démocratie allemande face à l’Empire du Kaiser ?

23 mars 2015, 18:58, par Robert Paris

Une des réflexions les plus remarquables, sinon la plus remarquable, que nous trouvons dans les oeuvres de Marx et d’Engels relatives à l’Etat, est le passage suivant de la lettre d’Engels à Bebel, datée du 18-28 mars 1875. Cette lettre, notons-le entre parenthèses, a été reproduite pour la première fois, à notre connaissance, dans le tome II des Mémoires de Bebel (Souvenirs de ma vie) , paru en 1911 ; c’est-à-dire qu’elle fut publiée trente-six ans après sa rédaction et son envoi.

Engels écrivait à Bebel pour critiquer le projet de programme de Gotha (que Marx a également critiqué dans sa fameuse lettre à Bracke). Parlant spécialement de la question de l’Etat, Engels disait ceci :

"L’Etat populaire libre est devenu un Etat libre. D’après le sens grammatical de ces termes, un Etat libre est un Etat qui est libre à l’égard de ses citoyens, c’est-à-dire un Etat à gouvernement despotique. Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage sur l’Etat, surtout après la Commune, qui n’était plus un Etat, au sens propre. Les anarchistes nous ont assez jeté à la tête l’Etat populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon, et puis le Manifeste communiste, disent explicitement qu’avec l’instauration du régime social socialiste l’Etat se dissout de lui-même (sich auflöst) et disparaît. L’Etat n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un Etat populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’Etat, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel. Aussi proposerions-nous de mettre partout à la place du mot Etat le mot "communauté" (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand, répondant au mot français "commune"" (pp. 321-322 de l’original allemand).

Il ne faut pas perdre de vue que cette lettre a trait au programme du parti, critiqué par Marx dans une lettre écrite quelques semaines seulement après celle-ci (la lettre de Marx est du 5 mai 1875), et qu’à l’époque Engels vivait à Londres avec Marx. Aussi, en disant "nous" dans la dernière phrase, c’est sans aucun doute en son nom propre et au nom de Marx qu’Engels propose au chef du parti ouvrier allemand de supprimer dans le programme le mot "Etat" et de le remplacer par le mot "communauté ".

Comme on les entendrait hurler à l’"anarchisme", les chefs du "marxisme" moderne accommodé au goût des opportunistes, si on leur proposait un semblable amendement au programme !

Qu’ils hurlent. La bourgeoisie les en louera.

Quant à nous, nous poursuivrons notre oeuvre. En révisant le programme de notre Parti, nous devrons absolument tenir compte du conseil d’Engels et de Marx, pour être plus près de la vérité, pour rétablir le marxisme en l’expurgeant de toute déformation, pour mieux orienter la classe ouvrière dans sa lutte libératrice. Il est certain que le conseil d’Engels et de Marx ne trouvera pas d’adversaires parmi les bolchéviks. Il n’y aura de difficulté, croyons-nous, que pour le terme à employer. En allemand, il existe deux mots signifiant "communauté", et Engels a choisi celui qui désigne non pas une communauté à part, mais un ensemble, un système de communautés. Ce mot n’existe pas en russe, et il faudra peut-être choisir le mot français "commune" bien que cela présente aussi des inconvénients.

"La Commune n’était plus un Etat, au sens propre", telle est l’affirmation d’Engels, capitale au point de vue théorique. Après l’exposé qui précède, cette affirmation est parfaitement compréhensible. La Commune cessait d’être un Etat dans la mesure où il lui fallait opprimer non plus la majorité de la population, mais une minorité (les exploiteurs) ; elle avait brisé la machine d’Etat bourgeoise ; au lieu d’un pouvoir spécial d’oppression, c’est la population elle-même qui entrait en scène. Autant de dérogations à ce qu’est l’Etat au sens propre du mot. Et si la Commune s’était affermie, les vestiges de l’Etat qui subsistaient en elle se seraient "éteints" d’eux-mêmes ; elle n’aurait pas eu besoin d’"abolir" ses institutions : celles-ci auraient cessé de fonctionner au fur et à mesure qu’elles n’auraient plus rien eu à faire.

"Les anarchistes nous jettent à la tête l’"Etat populaire"". Ce disant, Engels songe surtout à Bakounine et à ses attaques contre les social-démocrates allemands. Engels admet que ces attaques sont justes pour autant que l’"Etat populaire" est un non-sens, une dérogation au socialisme, au même titre que l’"Etat populaire libre". Il s’efforce de corriger la lutte des social-démocrates allemands contre les anarchistes, d’en faire une lutte juste dans ses principes, de la débarrasser des préjugés opportunistes sur l’"Etat". Hélas ! la lettre d’Engels est restée pendant trente-six ans enfouie dans un tiroir. Nous verrons plus loin que, même après la publication de cette lettre, Kautsky s’obstine à répéter, au fond, les erreurs qui avaient déjà motivé la mise en garde d’Engels.

Bebel répond à Engels, le 21 septembre 1875, par une lettre dans laquelle il déclare, entre autre, qu’il "partage entièrement" son point de vue sur le projet de programme, et qu’il a reproché à Liebknecht de se montrer trop conciliant (Mémoires de Bebel, édit. allemande, tome II, p. 334). Mais si nous prenons la brochure de Bebel intitulée Nos buts, nous y trouverons, sur l’Etat, des réflexions absolument fausses :

"L’Etat fondé sur la domination d’une classe doit être transformé en Etat populaire" (Unsere Ziele , édit. allemande, 1886, p.14)

Voilà ce qui est imprimé dans la neuvième (la neuvième !) édition de la brochure de Bebel ! Rien d’étonnant si la social-démocratie allemande s’est pénétrée de ces conceptions opportunistes sur l’Etat si obstinément répétées, d’autant plus que les éclaircissements révolutionnaires d’Engels étaient enfouis dans un tiroir et que la vie elle-même "déshabituait" pour longtemps de la révolution.

Lénine, l’Etat et la Révolution

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.