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Les dix commandements de l’âne

11 mai 2018, 07:56

Drôle d’aventure que celle de l’âne de Féron ! En 1750, moment des faits, Louis XV règne personnellement sur le royaume depuis la mort du cardinal de Fleury, en 1743. L’excellente gestion du contrôleur général Orry favorise l’expansion économique. A l’étranger, le traité d’Aix-la-Chapelle, mettant fin à la guerre d’Autriche, a été signé il y a maintenant deux ans. Le peuple en paix a alors tout le loisir de s’enflammer pour telle ou telle affaire intéressante, amusante ou sortant tout simplement des sentiers battus...
« Nous soussignés, curé et habitants de Vanvres 2, n’avoir point entendu que le présent âne ait fait de malice dans le pays... »« Le délit que l’âne de Jacques Féron a commis, à son corps défendant, est bien naturel ! Un peu d’intempérance, la rencontre imprévue d’une ânesse en chaleur et l’imprudence de la femme Leclerc en sont la source et les motifs. Cependant Pierre Leclerc veut aujourd’hui rendre Jacques Féron responsable de ce cas fortuit. Il lui demande 1200 livres de dommages-intérêts, résultants d’une morsure que sa femme s’est attirée, en excédant de coups l’âne de Féron. »
Voilà les premiers mots de la plaidoirie que prononça maître Lalaure, avocat du barreau de Paris, devant les juges ayant en charge le dossier Féron. Ce magistrat était un habile et redoutable orateur. Il fallait sans doute que cette affaire eut une quelconque importance !
Le magistrat expliqua que Jacques Féron était obligé d’avoir une bête de somme pour porter le linge de ceux qu’il blanchissait. Hélas, survint ce funeste premier juillet 1750... :
« (...) La femme Féron vint à Paris montée sur cet âne et descendit chez le sieur Nepveux, marchand épicier, porte Saint-Jacques. Elle lia le baudet par son licou aux barreaux de la boutique et fit emplette de savon et de soude : elle se souvint qu’elle avait besoin de sel. Voulant en acheter, elle pria le sieur Nepveux d’avoir l’œil sur son âne et fut au regrat3 qui est quatre portes plus bas.
« A peine la femme Féron était-elle partie que la femme Leclerc passa, montée sur une ânesse en chaleur. L’attitude de l’âne, attaché après les barreaux de la boutique du sieur Nepveux, fixa l’attention de la bourrique. Un mouvement naturel la fit arrêter. Allongeant les oreilles et ronflant des narines, elle se prit à braire. L’âne, ne voulant pas rester en reste de politesse avec la bourrique, lui répondit sur le même ton et la solution de la conversation asine, fut que l’âne de Féron, à la faveur de cinq ou six coups de tête, parvint à rompre son licou et suivit la femme Leclerc et son ânesse.
« Tout autre que la femme Leclerc aurait arrêté, ou tout du moins fait arrêter le baudet. L’inquiétude dans laquelle la perte de cet animal devait jeter son maître, était un motif plus que suffisant pour l’engager à prier quelque passant de s’en saisir. Mais, soit que le jeu lui plût, soit qu’elle fut charmée de s’approprier un âne qu’elle trouvait à sa convenance, elle ne s’opposa point à sa poursuite.
« Quoi qu’il en soit, la femme Leclerc, son ânesse et l’âne de Féron firent chemin de compagnie et arrivèrent paisiblement tous trois à la porte du demandeur - il demeure contre les Gobelins -. La femme Leclerc étant descendue de dessus son ânesse, l’âne de Féron jugea à propos de la remplacer. Alors, la femme Leclerc, on sait trop par quel motif, le frappa à grands coups de bâton.

« Les animaux les plus doux et les plus pacifiques étant irrités dans des moments aussi critiques entrent en fureur et deviennent très dangereux. C’est précisément ce qui arriva dans cette occasion. Le baudet se sentant harcelé aussi vivement par la femme Leclerc, fit trêve à ses plaisirs pour songer à sa conservation. La bourrique se mit aussi de la partie et chacun tâcha de se défendre de son mieux. Une querelle de cette nature causa, comme on peut se l’imaginer, une grande rumeur dans le quartier. Les voisins accoururent et séparèrent les combattants, mais l’âne de Féron eut le malheur d’être fait prisonnier. [Il est resté deux mois chez Leclerc et n’en est sorti qu’à la caution juratoire de son maître, à qui on demande aujourd’hui 1200 livres de rançon et 60 livres pour deux mois de nourriture !]
« La chaleur de l’action passé, la femme Leclerc s’aperçut qu’elle avait été mordue au bras. Alors elle abandonna le dessein qu’elle avait sans doute formé de s’approprier l’âne. Elle s’imagina qu’il lui serait plus avantageux de former une demande en dommages-intérêts contre le maître que de garder le baudet. Il ne s’agissait que de savoir à qui il appartenait, mais la chose ne lui était pas difficile. Elle envoya le lendemain 2 juillet 1750, sur les 7 heures du matin, une femme chez le sieur Nepveux, à la porte duquel elle l’avait vu attaché la veille, lui dire que si quelqu’un avait perdu un âne, il le pouvait venir chercher chez un jardinier fleuriste du faubourg Saint-Marceau, proche les Gobelins.
« Jacques Féron était encore occupé à la quête de son âne, lorsque le sieur Nepveux le fit avertir qu’il était chez Leclerc. Féron, charmé d’avoir retrouvé un animal qui lui était si utile pour son commerce, envoya promptement sa femme à l’endroit qu’on lui avait indiqué. Mais quelle fut la surprise de la femme Féron lorsqu’au lieu de lui rendre son âne, on la menaça de la ruiner. Elle retourna fort triste chez elle et le baudet resta chez Leclerc !

Malgré toute attente, l’éloquence et le talent de maître Lalaure n’y firent rien. Les juges estimèrent Féron responsable des agissements désordonnés et contraire aux bonnes mœurs du pauvre âne et le condamnèrent à soixante livres de dommages-intérêts envers Leclerc et à payer les frais du procès.
Mais l’affaire avait fait grand bruit et tout Paris riait des frasques de l’âne Féron. La plupart avaient pris fait et cause pour le blanchisseur et contestaient la décision des juges. Maître Lalaure qui, ne le cachons pas, fut fort blessé que sa plaidoirie qu’il estimait sans faille ne fut point couronnée du succès que légitimement il attendait, assura Féron de son soutien. D’autant plus que celui-ci lui fit part de ses sentiments et surtout de l’injustice dont il jurait être la victime. C’est qu’il n’était guère riche et que cette décision le ruinait, lui et sa famille. Le magistrat décida de continuer à le défendre et s’il ne pouvait plus casser cette sentence, qui était hélas définitive et sans appel, il en appellerait au public qui se prononcerait sur l’affaire4. Il lui promit un plaidoyer convaincant qui ferait éclater au grand jour l’irresponsabilité de ses juges.

« Dès l’âge le plus tendre, cette ânesse allait souvent seule au bois et dans la prairie où, libre du joug de la décence et de la pudeur si nécessaires à son sexe, elle faisait retentir les échos de ses hin-hans amoureux, appelait les amants et les sentait à la piste... »

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