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Un spectre hante l’anthropologie : le spectre du communisme primitif

20 décembre 2013, 01:16

Voici ce que dit Engels à propos de la situation des femmes avant l’avènement des sociétés de classe.

« L’économie domestique communiste, où les femmes appartiennent pour la plupart, sinon toutes, à une seule et même gens, tandis que les hommes se divisent en gentes différentes, est la base concrète de cette prédominance des femmes universellement répandue dans les temps primitifs, et dont c’est le troisième mérite de Bachofen que d’en avoir fait la découverte. J’ajoute encore que les récits des voyageurs et des missionnaires sur le travail excessif qui incombe aux femmes chez les sauvages et les barbares ne contredisent nullement ce qui précède. La division du travail entre les deux sexes est conditionnée par des raisons tout autres que la position de la femme dans la société. Des peuples chez lesquels les femmes doivent travailler beaucoup plus qu’il ne conviendrait selon nos idées ont souvent pour les femmes beaucoup plus de considération véritable que nos Européens. La « dame » de la civilisation, entourée d’hommages simulés et devenue étrangère à tout travail véritable, a une position sociale de beaucoup inférieure à celle de la femme barbare, qui travaillait dur, qui comptait dans son peuple pour une véritable dame (lady, frowa, Frau : domina), et qui d’ailleurs en était une, de par son caractère. »

C’est à dire que la catégorie de domination masculine est qualitativement différente lorsque l’on considère des sociétés qui n’ont pas de classes sociales. Les rapports entre les sexes peuvent prendre plusieurs formes différentes avec un niveau technique global similaire. En revanche, l’évolution générale des systèmes de filiation est similaire d’un peuple à l’autre.

Maurice Godelier anthropologue se revendiquant du marxisme à l’époque, a étudié les Baruya un peuple de Nouvelle Guinée. Le système baruya présente ce type de société où les femmes travaillent beaucoup. Elles sont échangées directement entre les familles. Parmi leurs prérogatives, on compte la gestion des cochons qui est une ressource primordiale de cette société. Elles ont aussi le droit de vie ou de mort sur les nouveaux nés.
Mais elle sont exclues de toute instance décisionnelle à l’opposé de ce qui se passe chez les Iroquois.

Godelier souligne qu’il ne s’agit pas d’une société de classe. En revanche il montre que des tribus voisines, qui échangent les femmes contre les cochons, sont plus proches d’une société de classe dans la mesure où à la fois les femmes et les cochons ont un rôle primordial dans la production de richesses, les femmes prennent de fait le caractère de marchandise. Il s’en suit donc une extension des possibilités d’accumulation et un pas supplémentaire vers une société de classes.

« Cette société Baruya pratiquait donc l’agriculture et l’élevage ce qui place les Baruya selon la classification de Morgan au stade moyen de la barbarie, contrairement aux Iroquois chasseurs-cueilleurs du stade inférieur de la barbarie. Ces éléments du développement des forces productives permettant de produire un excédent sont les prémisses économiques à l’instauration d’une société de classe. On peut noter l’existence de barres de sel pour monnaie d’échange, élément également absent chez les iroquois. »

Ici, la domestication des animaux et l’élevage des troupeaux avaient développé une source de richesse insoupçonnée jusque-là et créé des rapports sociaux tout à fait nouveaux. jusqu’au stade inférieur de la barbarie, la richesse fixe avait consisté presque uniquement dans la maison, les vêtements, de grossiers bijoux et les instruments nécessaires à l’acquisition et à la préparation de la nourriture : barque, armes, ustensiles de ménage des plus rudimentaires. Quant à la nourriture, il fallait chaque jour la conquérir à nouveau. Désormais, les peuples pasteurs gagnaient du terrain : les Aryens, dans le Pendjab et la vallée du Gange aux Indes, aussi bien que dans les steppes encore plus abondamment arrosées de l’Oxus et de l’Iaxarte, les Sémites, sur les rives de l’Euphrate et du Tigre ; avec leurs troupeaux de chevaux, de chameaux, d’ânes, de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs, ils avaient acquis une propriété qui ne demandait qu’une surveillance et les soins les plus élémentaires pour se reproduire en nombre toujours croissant et pour fournir la nourriture la plus abondante en lait et en viande. Tous les moyens antérieurs pour se procurer des aliments passèrent à l’arrière-plan ; la chasse, cessant d’être une nécessité, devint alors un luxe.

A qui donc appartenait cette richesse nouvelle ? A l’origine, elle appartenait sans aucun doute à la gens. Mais de bonne heure déjà la propriété privée des troupeaux a dû se développer. Il est difficile de dire si l’auteur de ce qu’on appelle le premier Livre de Moïse considérait le patriarche Abraham comme propriétaire de ses troupeaux en vertu de son droit propre [comme chef d’une communauté familiale], ou en vertu de sa qualité de chef effectivement héréditaire d’une gens. Ce qui est bien certain, c’est que nous ne devons pas nous le représenter comme propriétaire au sens moderne. Et ce qui est aussi certain, c’est qu’au seuil de l’histoire pour laquelle nous possédons des documents, nous trouvons que les troupeaux étaient déjà partout [propriété particulière des chefs de famille] [7], au même titre que les produits de l’art barbare : ustensiles de métal, articles de luxe, au même titre enfin que le bétail humain : les esclaves.

Car l’esclavage aussi était inventé, dès ce moment-là.

Par ailleurs il est faux de dire qu’Engels soutient que la propriété privée soit la seule et unique cause de la domination masculine, il dit que ces deux éléments sont corrélés :

« Le mariage conjugal n’entre donc point dans l’histoire comme la réconciliation de l’homme et de la femme, et bien moins encore comme la forme suprême du mariage. Au contraire : il apparaît comme l’assujettissement d’un sexe par l’autre, comme la proclamation d’un conflit des deux sexes, inconnu jusque-là dans toute la préhistoire. Dans un vieux manuscrit inédit [7], composé par Marx et moi-même en 1846, je trouve ces lignes : « La première division du travail est celle entre l’homme et la femme pour la procréation. » Et je puis ajouter maintenant : La première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin. Le mariage conjugal fut un grand progrès historique, mais en même temps il ouvre, à côté de l’esclavage et de la propriété privée, cette époque qui se prolonge jusqu’à nos jours et dans laquelle chaque progrès est en même temps un pas en arrière relatif, puisque le bien-être et le développement des uns sont obtenus par la souffrance et le refoulement des autres. Le mariage conjugal est la forme-cellule de la société civilisée, forme sur laquelle nous pouvons déjà étudier la nature des antagonismes et des contradictions qui s’y développent pleinement. »

Ce que note Engels c’est que l’assujettissement de la femme se fait de manière générale et approximative en même temps que l’apparition de l’esclavage. Il prend ses précautions dans les généralisations.

Pour revenir aux Baruyas, Godelier présente la domination masculine matériel comme l’expression d’une supériorité symbolique du au pouvoir nourrisseur du sperme et à l’expropriation mythologique du pouvoir créateur des femmes.
Ce que dit Godelier correspond au reproche que faisait Engels à Bachofen (ou encore aux jeunes hégéliens) de vouloir expliquer le développement historique par le développement des représentations religieuses, qui ne sont en fait que le reflet de modification de la vie réelle des hommes.

Il dit :
"la division du travail chez les Baruya ne peut expliquer la domination sociale des hommes, puisqu’elle la présuppose"
En fait c’est Godelier lui-même qui présuppose que la division du travail ne peut pas engendrer la domination d’un sexe sur l’autre. C’est le développement des forces productives qui est la cause de la division du travail et qui fait apparaître ces antagonismes.
Ce n’est ni la représentation des Baruya sous forme de mythe, ni une idée de domination qui s’impose aux homme d’on ne sait où et qui serait l’essence de l’homme.

« La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent. »

Marx et Engels, L’idéologie allemande

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