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En quoi les idées de Marx et de Darwin convergent ?

1er mai 2017, 08:30

ENGELS À PIOTR LAVROV

À LONDRES

Londres, les 12-17 novembre 1875

1.

De la doctrine darwiniste, j’accepte la théorie de l’évolution, mais je ne prends la méthode de démonstration de D[arwin] (struggle for life, natural sélection [lutte pour la vie, sélection naturelle]) que comme une première expression, une expression provisoire, imparfaite, d’un fait que l’on vient de découvrir. Jusqu’à Darwin, ce sont précisément les gens qui ne voient aujourd’hui partout que la lutte pour la vie (Vogt, Büchner, Moleschott, etc.) qui affirmaient l’existence de l’action coordonnée de la nature organique ; qui soulignaient comment le règne végétal fournit au règne animal l’oxygène et la nourriture, et comment, en contre-partie, le règne animal fournit aux plantes engrais et acide carbonique, chose qui a été mise en lumière par Liebig notamment. Les deux conceptions se justifient dans une certaine mesure, dans certaines limites. Mais l’une est aussi bornée et unilatérale que l’autre. L’interaction des corps naturels — vivants et morts — implique aussi bien l’harmonie que le conflit, aussi bien la lutte que la coopération. Si, par conséquent, un soi-disant naturaliste se permet de résumer toute la richesse, toute la variété de l’évolution historique en une formule étroite et unilatérale, celle de « lutte pour la vie », formule qui ne peut être admise même dans le domaine de la nature que cum grano salis [avec un grain de sel — c’est-à-dire avec quelques réserves], ce procédé contient déjà sa propre condamnation.

2.

Des trois [darwinistes convaincus] cités, seul Hellwald semble mériter qu’on le mentionne. Seidlitz n’est dans le meilleur des cas, qu’une faible lumière, et Robert Byr, un faiseur de romans, dont un roman paraît actuellement dans le Über Land und Meer [A travers terres et mers] : Dreimal [Trois fois]. Là, toutes ses rodomontades sont bien à leur place.

3.

Sans contester les avantages de votre méthode d’attaque, que je pourrais qualifier de psychologique, j’en aurais choisi une autre. Chacun de nous est plus ou moins influencé par le milieu intellectuel dans lequel il évolue de préférence. Pour la Russie, où vous connaissez mieux que moi votre public, et pour un organe de propagande qui s’adresse au [sentiment de communauté], au sentiment moral, votre méthode est vraisemblablement la meilleure. Pour l’Allemagne, où une fausse sentimentalité a provoqué et provoque encore aujourd’hui des ravages si inouïs, elle ne conviendrait pas, elle ne serait pas comprise, elle serait interprétée à tort d’une manière sentimentale. Chez nous, la haine est plus nécessaire que l’amour — tout au moins pour l’instant — et avant tout, il est nécessaire de faire table rase des derniers vestiges de l’idéalisme allemand, de rétablir les faits matériels dans leur droit historique. J’attaquerai donc, — et je le ferai peut-être le moment venu — ces darwinistes bourgeois à peu près de la façon suivante :

Toute la doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum omnium contra omnes [la guerre de tous contre tous] [On rencontre cette expression dans les œuvres de Thomas Hobbes, De homine (préface aux lecteurs) et Léviathan.(N.R.).] et de la thèse de la concurrence chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe (dont je conteste la justification absolue comme je l’ai indiqué sub.

1 [dans mon § 1], surtout en ce qui concerne la doctrine de Malthus), on re-transpose les mêmes théories cette fois de la nature organique dans l’histoire humaine, en prétendant alors que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que les lois éternelles de la société humaine. Le caractère puéril de cette façon de procéder saute aux yeux, il n’est pas besoin de perdre son temps à en parler. Si je voulais cependant insister là-dessus, je le ferais de la façon suivante : je montrerais qu’en premier lieu ce sont de mauvais économistes et, seulement en second lieu, qu’ils sont mauvais naturalistes et mauvais philosophes.

4.

La différence essentielle entre sociétés humaines et animales est que les animaux, tout au plus, rassemblent des objets alors que les hommes produisent.

Il suffit de cette seule mais capitale différence pour rendre impossible la transposition pure et simple aux sociétés humaines, de lois valables pour les sociétés animales. Elle rend possible ce que vous remarquez à juste titre : [L’homme ne mène pas seulement un combat pour la vie, il lutte aussi pour son plaisir, et pour l’accroissement de ses plaisirs... il est prêt à renoncer aux jouissances les plus basses au bénéfice des plus élevées.]

Sans contester les conclusions que vous en tirez par la suite, je conclurais, pour ma part de la façon suivante à partir de mes prémisses : la production humaine atteint donc, à un certain stade, un tel niveau que non seulement elle satisfait les besoins indispensables à la vie, mais qu’elle produit des produits de luxe, même si, pour commencer, ils sont réservés à une minorité. La lutte pour la vie, si nous voulons accorder, pour un instant, quelque valeur à cette catégorie, se transforme donc en un combat pour des jouissances, non plus seulement pour des moyens d’existence, mais pour des moyens de développement, pour des moyens de développement produits socialement.

Et à ce stade, les catégories empruntées au règne animal ne sont pas utilisables. Mais si, ce qui arrive actuellement, la production, sous sa forme capitaliste, produit une bien grande quantité de moyens d’existence et de développement que la société capitaliste ne peut en consommer, parce qu’elle écarte artificiellement la grande masse des producteurs réels de ces moyens d’existence et de développement ; si cette société, par la loi de son existence même, est obligée d’augmenter continuellement cette production déjà démesurée pour elle, et si, par conséquent, périodiquement, tous les dix ans, elle en vient à détruire non seulement une masse de produits, mais aussi de forces productives, — quel sens ont donc alors tous les discours sur la « lutte pour la vie » ? La lutte pour la vie ne peut alors que consister en ceci : la classe productrice enlève la direction de la production et de la répartition à la classe à qui cette charge incombait, et qui est devenue incapable de l’assumer — et cela, c’est précisément la révolution socialiste.

Une remarque au passage : le seul fait d’envisager l’histoire jusqu’à nos jours comme une série de luttes de classes suffit pour faire apparaître tout ce qu’a de superficiel la conception qui veut faire de cette histoire une lutte pour la vie à peine diversifiée. Aussi ne ferai-je pas ce plaisir à ces faux naturalistes.

5.

Pour la même raison, j’aurais en conséquence formulé d’une façon différente votre phrase, juste quant au fond : [L’idée de la solidarité qui rend le combat plus facile, put finalement surgir... s’emparer de l’humanité entière, l’opposant ainsi, en tant que société de frères solidaires, au monde des minéraux, des plantes et des animaux.]

6.

Par contre, je ne peux souscrire à votre idée que [la lutte de tous contre tous] fut la première phrase de l’évolution humaine. A mon avis, l’instinct social fut l’un des moteurs essentiels de l’évolution qui mène à l’homme en partant du singe. Les premiers hommes doivent avoir vécu en bandes, et aussi loin que nous puissions remonter dans le passé, nous trouvons que ce fut le cas.

Le 17 novembre

J’ai été de nouveau interrompu et je reprends ces lignes aujourd’hui pour vous les remettre. Vous voyez que mes observations se rattachent plutôt à la forme, à la méthode de votre attaque, qu’au fond. J’espère que vous les trouverez assez claires, je les ai écrites à la hâte et, en relisant, je voudrais changer bien des choses, mais je crains de rendre le manuscrit trop illisible...

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