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Art et révolution

23 février 2015, 07:51

De façon générale, l’homme exprime dans l’art son exigence de l’harmonie et de ta plénitude de l’existence ‑ c’est‑à‑dire du bien suprême dont le prive justement la société de classe. C’est pourquoi la création artistique est toujours un acte de protestation contre la réalité, conscient ou inconscient, actif ou passif, optimiste ou pessimiste. Tout nouveau courant en art a commencé par la révolte. La force de la société bourgeoise a été, pendant de longues périodes historiques, de se montrer capable de discipliner et d’assimiler tout mouvement « subversif » en art et de l’amener jusqu’à la « reconnaissance » officielle, en combinant pressions et exhortations, boycottages et flatteries. Mais une telle reconnaissance signifiait au bout du compte l’approche de l’agonie. Alors, de l’aile gauche de l’école légalisée ou de la base, des rangs de la nouvelle génération de la bohème artistique, s’élevaient de nouveaux courants subversifs qui, après quelque temps, gravissaient à leur tour les degrés de l’académie.

C’est par de telles étapes que sont passés le classicisme, le romantisme, le réalisme, le symbolisme, l’expressionnisme, le mouvement décadent... Mais le mariage entre l’art et la bourgeoisie ne demeura, sinon heureux, du moins stable qu’aussi longtemps que dura l’ascension de la société bourgeoise, qu’aussi longtemps qu’elle se montra capable de maintenir politiquement ci moralement le régime de la « démocratie », non seulement en lâchant la bride aux artistes, en les gâtant de toutes sortes de manière, mais également en faisant quelques aumônes aux couches supérieures de la classe ouvrière, en domestiquant les syndicats et les partis ouvriers. Tous ces phénomènes sont à mettre sur le même plan.

Le déclin actuel de la société bourgeoise provoque une exacerbation insupportable des contradictions sociales qui se traduisent inévitablement en contradictions individuelles, donnant naissance à une exigence d’autant plus brûlante d’un art libérateur. Mais le capitalisme décadent est déjà incapable d’offrir les conditions minimales de développement aux courants artistiques qui répondent si peu que ce soit à I’exigence de notre époque. Il a une peur superstitieuse de toute nouveauté, car ce dont il s’agit pour lui n’est ni de s’amender ni de se réformer, c’est seulement une question de vie ou de mort. Les masses opprimées vivent de leur propre vie et la bohème est une base trop étroite. D’où le caractère de plus en plus convulsif des nouveaux courants, allant sans cesse de l’espoir au désespoir. Les écoles artistiques de ces dernières décennies, le cubisme, le futurisme, le dadaïsme, le surréalisme, se succèdent sans atteindre leur plein développement. L’art, qui est l’élément le plus complexe, le plus sensible et en même temps le plus vulnérable de la culture est le premier à souffrir de la décadence et du pourrissement de la société bourgeoise.

Il est impossible de trouver une issue à cette impasse par les moyens propres à l’art. Il s’agit de la crise d’ensemble de la culture, depuis ses fondements économiques jusqu’aux plus hautes sphères de l’idéologie. L’art ne peut ni échapper à la crise ni évoluer à l’écart. Il ne peut assurer par lui-même son salut. Il périra inévitablement, comme l’art grec a péri sous les ruines de la société esclavagiste, si la société contemporaine ne parvient pas à se reconstruire. Cette tâche revêt un caractère entièrement révolutionnaire. C’est pourquoi la fonction de l’art à notre époque se définit par sa relation avec la révolution.

Mais sur cette voie, justement, l’Histoire a tendu aux artistes un grandiose guet‑apens. Toute une génération d’intellectuels « de gauche » a, au cours des dix ou quinze dernières années, tourné ses regards vers l’Est, et, à des degrés divers, a lié son destin, sinon à celui du prolétariat révolutionnaire, du moins à la révolution triomphante. Mais ce n’est pas la même chose. Dans la révolution triomphante, il n’y a pas seulement la révolution, mais aussi la nouvelle couche privilégiée qui s’est hissée sur ses épaules. Au fond, l’intelligentsia « de gauche » a changé de maître. Y a‑t‑elle beaucoup gagné ?

La révolution d’Octobre a donné une impulsion magnifique à l’art dans tous les domaines. La réaction bureaucratique, à l’inverse, a étouffé la création artistique de sa main totalitaire. Rien d’étonnant à cela ! L’art est fondamentalement émotion, il exige une sincérité totale. Même l’art courtisan de la monarchie absolue était fondé sur l’idéalisation et non sur la falsification. Tandis que l’art officiel en Union Soviétique ‑ et il n’en existe pas d’autre là‑bas ‑ partage le sort de la justice totalitaire, c’est‑à‑dire le mensonge et la fraude. Le but de la justice, comme celui de l’art, c’est l’exaltation du « chef », la fabrication artificielle d’un mythe héroïque. L’histoire humaine n’avait encore rien vu de semblable, tant par l’ampleur que par l’impudence.

Léon Trotsky, 17 juin 1938

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