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Révolutions dans l’Inde antique

22 juillet 2010, 21:23, par Robert Paris

Raj et Renée Isar écrivent dans « L’Inde, au-delà des mythes et du mensonge », « Le système des castes constitue un caractère distinctif de la société indienne, c’est l’un des éléments de continuité les plus importants de la tradition hindoue depuis au moins la première moitié du premier millénaire avant J.-C. C’est lui qui, pendant ces trente siècles, a engendré l’ordre moral cohérent sur lequel l’hindou a la possibilité et le devoir de régler sa vie. (...) L’unité séculaire de l’Inde n’était pas politique mais socioculturelle. Les dynasties, qu’elles fussent indiennes ou étrangères, pouvaient bien naître et périr, les choses suivaient leur cours. » Pour appuyer leurs dires, les auteurs citent même Karl Marx rappelant un rapport officiel à la Chambre des Communes anglaise : « Les habitants ne se soucient pas de la destruction des royaumes ; tant que le village subsiste, peu leur importe quel pouvoir ou de quel souverain il relève ; son économie interne reste inchangée. » Dans un ouvrage traitant des transitions des diverses civilisations de l’Inde et intitulé « l’Inde ancienne », l’auteur Sir Mortimer Wheeler, ancien directeur général des Antiquités de l’Inde relève tous les indices montrant que la civilisation a plusieurs fois implosé du fait de contradictions sociales internes, en somme sujette à de multiples révolutions. Et pourtant, il ne retient même pas cette hypothèse. Il constate des discontinuités, des changements politiques, sociaux et culturels, les chutes de la civilisation ou ses bonds tout aussi brutaux. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur constate des sauts historiques, de véritables transitions civilisationnelles. Mais il recherche, par un a priori constant, des continuités partout. Ainsi, pour l’Age de pierre ou plutôt les diverses transitions des âges de pierre, il expose un point de vue continuiste : « Nous pouvons considérer le processus qui, partant du galet, s’achève au biface Acheuléen comme un développement organique progressif. » Il n’ignore pas que « Comme en Afrique, le tranchet Acheuléen ne s’insère pas facilement dans un tel schéma évolutif. ». A ce propos, il touche même du doigt le caractère révolutionnaire du changement : « Tout nous incite à tenir pour assuré que les diverses modes industrielles ont couvert chacune des périodes étonnamment longues ; que les changements culturels ont été quasi imperceptibles (...). Et lorsque des modifications se manifestaient (...) ils se peut que ces changements aient lieu avec une relative soudaineté. » Il ne renonce pas pour autant au « schéma évolutif ». Il en va de même pour les autres transitions révolutionnaires de la civilisation indienne, ou plutôt des diverses civilisations indiennes successives. D’un côté, l’auteur remarque que la continuité historique n’est pas la bonne formule ; on pourrait même dire qu’il décrit un développement civilisationnel « inégal et combiné », selon l’expression de Marx et de Trotsky : « La culture des haches (...). Chevauchant une culture mégalithique, celle-ci superposée à une culture chalcolithique qu’elle chevauche partiellement (...) Ce chevauchement atteste une coexistence partielle entre les deux cultures, la nouvelle et l’ancienne, mais il est aussi la preuve qu’il n’y eut pas de continuité culturelle organique entre les occupations successives. (...) Nous sommes donc confrontés à trois cultures essentiellement distinctes (...) ». L’interprétation d’un progrès linéaire ne fonctionne pas : « L’Age de fer détermina donc en Inde centrale une révolution dans toute l’acception du mot. (...) Au cours de l’Age de fer, nous voyons l’Inde des plaines adopter d’enthousiasme le métal nouveau (d’où une révolution qui eut cependant un caractère plus technique que social) (. .) » Surtout pas question de reconnaître une révolution sociale ! Il suffit d’admettre qu’il s’agit seulement d’un changement d’idées et que les idées circulent et changent d’elles-mêmes : « Le transfert des industries, voire des cultures, n’implique pas nécessairement des migrations massives. Il n’est pas besoin de mille hommes pour répandre une idées, surtout une idée révolutionnaire. En vérité, il m’arrive souvent de rêver que les idées ont des ailes (...). » Cette vision idéaliste permet à l’auteur, étudiant « la civilisation de l’Indus », de décrire le « passage soudain à une nouvelle phase culturelle, celle de l’Indus (...) Les cités d’Harrappâ et de Mohenjo-daro étaient l’une et l’autre couronnées par une acropole et une citadelle crénelée (...) en bordure de la ville proprement dite. (...) L’urbanisme méthodique de ces centres, la perfection des ouvrages à but utilitaire impliquent une gestion aux préoccupations plus civiles que religieuses. (...) La civilisation indusienne a été identifiée. (...) La Mésopotamie a élaboré l’idée même de la civilisation. Grâce à elle, cette idée était dans l’air au Moyen-Orient dès la fin du 4e millénaire et, comme je l’ai noté plus haut, les idées ont des ailes. (...) Depuis la Mésopotamie, l’idée de la civilisation ne tarda pas à gagner l’Egypte (...) Ne doutons pas non plus que de Mésopotamie, cette idée achevée, toujours liée à la notion d’écriture, a gagné plus tard la côte indienne et le bassin de l’Indus (...) La théorie selon laquelle la notion infiniment complexe de civilisation serait née spontanément et de façon indépendante dans chacun de ces trois pays (...) est tellement absurde qu’il ne vaut pas la peine de la réfuter. » La civilisation serait une idée et l’a priori d’un changement culturel continu, transmis progressivement, est bien là. Cependant notre auteur est repris par ses observations historiques qui sont en parfaite contradiction avec ces affirmations. Au lieu d’une lente influence extérieure d’une civilisation étrangère déjà en pleine possession de ses moyens, on constate tout autre chose : un changement radical. « Vers le milieu du 3e millénaire, le bassin de l’Indus fut le théâtre d’un événement historique d’une importance extrême et qui se produisit probablement avec une grande rapidité : (...) quelques unes des petites communautés installées au pied des plateaux du Béloutchistan se lancèrent dans une entreprise de conquête audacieuse (...) jusqu’aux vastes plaines qui tapissaient les jungles. (...) créant une civilisation pré-indusienne (...) aux alentours de 2400 avant J.-C. (...) Les tentatives de colonisation de la vallée (...) se soldant régulièrement par l’échec. (...) Jungles denses entourées de marécages, infestées d’éléphants, de tigres, de buffles, de rhinocéros et de crocodiles. Contrairement à ce qui se passait dans les vallées du haut pays où le sol est pauvre, l’approvisionnement en haut incertain et l’horizon barré, les perspectives nouvelles étaient vraiment immenses. » Tout le raisonnement de l’auteur a mené à l’idée d’un progrès continu des idées. Au contraire, sa description et son analyse, très incisive, mènent à l’idée d’une révolution sociale, inévitablement brutale, qu’il appelle, par un terme en oxymoron, « adaptation prompte » ou encore « évolution explosive », tout en expliquant que c’est exactement le même type d’évolutions que les biologistes rencontrent dans le changement d’espèce ! Voyons donc ce raisonnement selon lequel la civilisation nécessitait un bond en avant : il fallait d’un seul coup lancer un grand défrichement, une grande irrigation et, en même temps, aller vers la fondation de villes nourries par une agriculture en grand ! Une vraie révolution sociale ! « Chaque année, à la fonte des neiges, les rivières entraient en crue. Si l’inondation fertilisait la terre, elle apportait aussi de cruels ravages. Il fallait la maîtriser. Or l’irrigation extensive qu’exige une grande ville de plaine présuppose un incessant effort de prévision et de coordination. Le moindre relâchement est fatal. (...) Les avantages inouïs d’un milieu si vaste, si généreux mais en même temps si menaçant ne pouvaient fructifier – et ce dès les tout premiers temps de l’installation – qu’en fonction de la capacité de l’homme à maîtriser son environnement et à le plier à sa loi. La pusillanimité, les compromis boiteux ne pouvaient avoir cours dans cette situation. (...) N’en doutons pas : dans le cas contraire, elle eût succombé. C’est bien là un exemple où il nous est donné de discerner clairement la mise en œuvre dans les affaires humaines de ce processus d’adaptation prompte et de progrès accéléré que les biologistes appellent « évolution explosive ». » L’auteur parle encore de « fulgurants débuts » et en cela, il a sans doute raison. D’un seul coup, on voit apparaître non seulement des défrichements et une irrigation à grande échelle mais une urbanisation de haute volée, avec une organisation sociale très poussée et une différenciation sociale très évoluée. Il ne s’agit plus seulement de révolutions des techniques ou d’une « idée de civilisation » !

La chute de la civilisation de l’Indus est présentée par l’auteur avec les mêmes contradictions entre constat et conclusions. Les raisonnements, très fins, mèneraient aisément à l’idée d’un changement radical et brutal et un a priori s’y oppose fermement. Cela mérite encore une fois d’être cité longuement : « Comment s’éteignit la civilisation de l’Indus ? (...) dans la zone centrale du bassin, elle périclita pour disparaître finalement (...) Mais cette décadence fut-elle générale ? L’effondrement fut-il soudain ? (...) Les vicissitudes du déclin ont pris des formes variées. A Mohenjo-daro, en tout cas, la chute fut lente et progressive, l’écroulement ultime catastrophique. Parlons d’abord de la décadence. Les fouilles de Mohenjo-daro ont constaté dans les couches récentes une détérioration continue de l’urbanisme et du niveau de vie. (...) Mohenjo-daro laissa en quelque sorte son paysage se délabrer. Bien avant que le coup fatal lui ait été porté, la ville était condamnée. » Cependant, l’auteur est amené à reconnaître que la fin de cette ville elle-même a été brutale, violente et marquée par des assassinats : « Le souvenir de ce coup fatal, tant de fois décrit, est perpétué par des groupes de squelettes de femmes, d’hommes et d’enfants – certains portent des traces de coups de hache ou de sabre – qui ont été retrouvés dans le dernier niveau, affaissés tout de leur long dans la position même où les avaient abandonnés pour l’éternité des assaillants dédaigneux de la cité qu’ils avaient mise à sac. Cette fois Mohenjo-daro était bel et bien morte. Mais quelle est, au plan de l’histoire, la signification de ce raid ? (...) Il est tentant (...) de voir dans les destructeurs de Mohenjo-daro, indifférents à la cité conquise, des représentants de ces barbares mais héroïques Aryens, étrangers à la vie urbaine. » Il est tentant dit l’auteur qui préfère s’en tenir là. On retrouvera, lors de la chute des villes, des empires et royaumes, ces mêmes caractéristiques d’une attaque violente qui laisse là les richesses de la « civilisation », abandonne complètement l’ancien mode de vie et d’exploitation. La population des villes, elle-même, les a quittées. Généralement, on ne trouve pas dans ces villes abandonnées de traces d’une guerre entre armées mais plutôt celles d’une guerre sociale. Pourtant, à aucun moment, l’hypothèse, que les peuples exploités par cette civilisation se soient révoltés, n’est discutée ni même envisagée, alors que l’auteur a lui-même exposé que cette population voit ses conditions d’existence s’aggraver de manière sensible dans la période précédente. La guerre extérieure est considérée comme la plus probable… On remarquera aussi que la continuité est interrompue. L’auteur est contraint de le reconnaître tout en espérant que c’est un trou de la connaissance historique : « Que fut la phase qui succéda immédiatement à la civilisation de l’Indus ? L’histoire de l’Inde septentrionale ne commence à être connue de façon précise qu’à partir de l’époque de Bouddha, c’est-à-dire vers 500 avant J.-C. En admettant que (...) la civilisation soit tombée vers 1500 avant J.-C, il reste un hiatus de 1000 ans à combler. (...) Heureusement, les archéologues indiens se sont attaqués à cet Age des Ténèbres, et la lumière est en vue. » Pourquoi y a-t-il nécessairement une continuité qu’il faudrait trouver en remplissant les trous, l’Histoire ne le dit pas. Loin d’être un cas à part, cet auteur est tout à fait dans la norme.

Un autre historien de l’Inde, Alain Daniélou, dans son ouvrage « Histoire de l’Inde », considère la civilisation comme un produit de son idéologie et, du coup, il affirme sa continuité. On y retrouve aussi l’interprétation de la chute par l’attaque des barbares extérieurs, les Aryens. « L’Inde, par sa situation, son système social et la continuité de sa civilisation, constitue une sorte de musée de l’histoire (...) ». Curieux a priori de la continuité, ce même auteur remarque que la chute de la civilisation de l’Indus a été suivie de 2100 ans sans civilisation : « Il n’existe dans l’Inde aucun monument qui ait été construit entre la fin de Mohenjo Daro et l’époque bouddhiste (5ème siècle avant J.-C). » Il remarque aussi que ce n’était pas la première chute d’une époque florissante mais, selon la tradition, la quatrième : « Selon la tradition indienne, (...) le début du kali yuga (l’âge des conflits ou âge sombre), le quatrième du monde. Kali veut dire « querelle », yaya « ère ». » Le texte cité est le « Big Veda ». Rappelons que l’idéologie de l’époque, interprétation symbolique de l’histoire réelle est fondée sur les « créations et annihilation successive du monde ». En somme, la société organisée et hiérarchisée avait déjà été plusieurs fois construite et détruite. Par des « kali » ? Les « querelles » sont des luttes internes qui pourraient bien avoir eu un caractère social et sont une hypothèse qui s’oppose à celle que retient Daniélou d’une guerre, la guerre du Mahabharata qui marquerait l’invasion de la société dravidienne de l’Indus par les peuples nomades aryens. L’auteur relève pourtant lui-même la contradiction chronologique : « D’après les historiens occidentaux, la guerre du Mahabharata (...) remonterait aux années 1500 à 1000 avant Jésus-Christ. » Alors que la chute de la civilisation date environ de 3000 avant J.-C ! Relevons deux autres contradictions dans cette interprétation. Aucune chute brutale n’est possible dans cette hypothèse, car les Aryens n’attaquaient pas à la tête d’une armée et étaient seulement des nomades qui envahissaient de manière progressive et pacifique : « Les occupants aryens, tels qu’ils se présentent dans les hymnes du Big Veda, étaient des nomades, mais ils étaient intellectuellement et matériellement assez peu développés. (...) La descente des Aryens sur l’Inde fut progressive (...). » Une autre contradiction provient du caractère de la lutte décrite par le Big Veda. Le même auteur décrit la lutte des Dravidiens contre l’invasion aryenne : « Le conflit fut un conflit social plutôt que culturel. »

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