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Révolutions de la Grèce antique

22 janvier 2013, 20:52

Révolutions dans la cité antique grecque

par Fustel de Coulanges
(suite)
Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à relever la monarchie, ce n’était pas par un véritable attachement à ce régime. Il aimait moins les tyrans qu’il ne détestait l’aristocratie. La monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger ; mais jamais ce gouvernement, qui n’était issu que du droit de la force et ne reposait sur aucune tradition sacrée, n’eut de racines dans le coeur des populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte ; on lui laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité ; mais lorsque quelques années s’étaient écoulées et que le souvenir de la dure oligarchie s’était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement n’eut jamais l’affection des Grecs ; ils ne l’acceptèrent que comme une ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même. La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui s’accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l’avenir d’une classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre ère, la Grèce et l’Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l’homme ; les goûts se portaient vers le beau et vers le luxe ; même les arts naissaient ; alors l’industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu une richesse mobilière ; on frappa des monnaies ; l’argent parut. Or l’apparition de l’argent était une grande révolution. L’argent n’était pas soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre ; il était, suivant l’expression du jurisconsulte, res nec mancipi ; il pouvait passer de main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au plébéien. La religion, qui avait marqué le solde son empreinte, ne pouvait rien sur l’argent. Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation que celle de cultiver la terre : il y eut des artisans, des navigateurs, des chefs d’industrie, des commerçants ; bientôt il y eut des riches parmi eux. Singulière nouveauté ! Auparavant les chefs des gentes pouvaient seuls être propriétaires, et voici d’anciens clients ou des plébéiens qui sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait l’homme du peuple, appauvrissait l’eupatride ; dans beaucoup de cités, notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les rangs sont bien près d’être renversés. Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des distinctions et des rangs s’établirent, comme il en faut dans toute société humaine. Quelques familles furent en vue ; quelques noms grandirent peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d’aristocratie ; ce n’était pas un mal ; le peuple cessa d’être une masse confuse et commença à ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse acquise par le travail, c’est-à-dire le sentiment de la valeur personnelle, l’amour d’une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui en souhaitant les améliorations redoute les aventures. La plèbe se laissa guider par cette élite qu’elle fut fière d’avoir en elle. Elle renonça à avoir des tyrans dès qu’elle sentit qu’elle possédait dans son sein les éléments d’un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque temps, comme nous le verrons tout à l’heure, un principe d’organisation sociale. Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la classe inférieure à grandir ; c’est celui qui s’opéra dans l’art militaire. Dans les premiers siècles de l’histoire des cités, la force des armées était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait sur un char ou à cheval ; le fantassin, peu utile au combat, était peu estimé. Aussi l’ancienne aristocratie s’était-elle réservé partout le droit de combattre à cheval[3] ; même dans quelques villes les nobles se donnaient le titre de chevaliers. Les celeres de Romulus, les chevaliers romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens la cavalerie fut toujours l’arme noble. Mais peu à peu l’infanterie prit quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles ; les légionnaires, les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de l’extension, surtout en Grèce, qu’il y eut des batailles sur mer et que le destin d’une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c’est-à-dire des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société l’est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime influence. L’état social et politique d’une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées. Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de l’adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la religion par l’antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu’avec le sang. Ils travaillèrent à avoir aussi un culte. Il est impossible d’entrer ici dans le détail des efforts qu’ils firent, des moyens qu’ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le secret de chaque intelligence ; nous n’en pouvons apercevoir que les résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu’elle eût osé l’allumer elle-même, soit qu’elle se fût procuré ailleurs le feu sacré ; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, son sacerdoce, à l’image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité ; à Rome, ceux qui n’avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus[4]. Quand la classe supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, celle-ci se faisait des temples pour elle ; à Rome elle en avait un sur l’ Aventin, qui était consacré à Diana ; elle avait le temple de la pudeur plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, envahirent la Grèce et l’Italie, furent accueillis avec empressement par la plèbe ; c’étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, pour que la multitude eût l’occasion de faire des sacrifices ; de même les Pisistratides dressèrent des hermès dans les rues et sur les places d’Athènes[5]. Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et ses fêtes. Elle put prier ; c’était beaucoup dans une société où la religion faisait la dignité de l’homme. Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout ce qui donne à l’homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps. L’entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, du septième au cinquième siècle, a rempli l’histoire de la Grèce et de l’Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas partout de la même manière ni par les mêmes moyens. Ici, le peuple, dès qu’il s’est senti fort, s’est insurgé ; les armes à la main, il a forcé les portes de la ville où il lui était interdit d’habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a occupé leurs maisons, ou il s’est contenté de décréter l’égalité des droits. C’est ce qu’on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet. Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé alors un législateur et la constitution a été changée. C’est ce qu’on vit à Athènes. Ailleurs, la classe inférieure, sans secousses et sans bouleversement, arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la cité, d’abord très restreint, s’accrut une première fois par l’admission de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus tard on éleva jusqu’à mille le nombre des citoyens, et l’on arriva enfin peu à peu à la démocratie[6]. Dans quelques villes, l’admission de la plèbe parmi les citoyens fut l’oeuvre des rois ; il en fut ainsi à Rome. Dans d’autres, elle fut l’oeuvre des tyrans populaires ; c’est ce qui eut lieu à Corinthe, à Sicyone, à Argos. Quand l’aristocratie reprit le dessus, elle eut ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos, l’aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu’en affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d’énumérer toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s’est accomplie. Le résultat a été partout le même : la classe inférieure a pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique. Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux sortes d’hommes. Il appelle l’une la classe des bons, άγαθοί ; c’est en effet le nom qu’elle se donnait dans la plupart des villes grecques. Il appelle l’autre la classe des mauvais, κακοί ; c’est encore de ce nom qu’il était d’usage de désigner la classe inférieure. Cette classe, le poète nous décrit sa condition ancienne : elle ne connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois ; c’est assez dire qu’elle n’avait pas le droit de cité. Il n’était même pas permis à ces hommes d’approcher de la ville ; ils vivaient en dehors comme des bêtes sauvages. Ils n’assistaient pas aux repas religieux ; ils n’avaient pas le droit de se marier dans les familles des bons. Mais que tout cela est changé ! Les rangs ont été bouleversés, les mauvais ont été mis au-dessus des bons. La justice est troublée ; les antiques lois ne sont plus, et des lois d’une nouveauté étrange les ont remplacées. La richesse est devenue l’unique objet des désirs des hommes, parce qu’elle donne la puissance. L’homme de race noble épouse la fille du riche plébéien et le mariage confond les races.

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