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Luttes sociales sur l’île de Pâques : Ce n’est pas la déforestation ni une guerre ethnique qui a renversé la société de l’île de Pâques, ses statues, sa religion, son mode de production et sa classe dominante : c’est la révolte des esclaves !

28 janvier 2020, 04:31, par Leonardo

Les archéologues ne sont pas d’accord en ce qui concerne le premier peuplement de l’île (cf. Kirch & Green 2001) : les uns le datent vers les années 600-800 AD (Ayres 1971 ; Green 1998 ; Flenley 1996 ; Martinsson-Wallin & Crockford 2001), d’autres à des dates plus récentes entre 1000 et 1200AD (Hunt & Lipo 2008). Le consensus est par rapport à l’origine de cette population. Cette île volcanique très éloignée d’une autre terre fut visitée puis colonisée par des navigateurs venus de la direction du soleil couchant, issus d’une tradition culturelle qu’on appelle aujourd’hui « polynésienne ». Les archéologues ont reconnu que les premiers habitants de cette terre appelée aujourd’hui Rapa Nui partageaient plusieurs traits culturels avec l’aire d’interaction Mangareva-Tuamotu (Fischer 2005)

Les analyses linguistiques de Steven Roger Fischer (1997a) montrent que l’ancienne langue parlée à Rapa Nui appartenait sans doute à la famille « Proto-East Polynesian » et qu’elle était proche du marquisien. Plus tard, et en raison de l’évangélisation, il atteste une « intromission » du mangarevien et du tahitien dans les langues de l’île. Cependant, Fischer va trouver davantage de preuves qui montrent que les migrants arrivés sur l’île, en différentes vagues, ont eu pour origine « immédiate » l’aire d’intersection Mangareva-Pitcairn-Hederson (Fischer 2005 : 18). Auparavant, Katherine Routledge (1919), chef de l’expédition ethnologique de 1914, première scientifique à effectuer une recherche de grande ampleur sur l’île avec près de 17 mois sur place, et Alfred Métraux (1971 [1940]), membre de l’expédition franco-belge de 1934-35, avaient également proposé une origine mangarévienne de l’ancienne population de l’île.

Au cours des années 1950, Thor Heyerdahl, explorateur et archéologue norvégien, a essayé de prouver un peuplement initial venu de l’Amérique, notamment entrepris par la civilisation inca (Heyerdahl 2011 [1947] ; 2013 [1957]). Cependant, il n’a jamais trouvé de preuves convaincantes pour étayer son principal argument fondé sur l’analogie morphologique des constructions mégalithiques : c’est-à-dire, une ressemblance visuelle entre les murs de la rue Hatum Rumiyoc située à Cuzco, au Pérou, et le mur postérieur de l’ahu de Vinapū sur la côte sud de Rapa Nui, ou du fait de la présence des tubercules d’origine amérindienne en Océanie. En dépit de l’enthousiasme d’Heyerdahl, la souche polynésienne a été attestée depuis le début des contacts, même si, aujourd’hui, un nombre important de données indiquant un contact précolombien entre Polynésiens et Amérindiens se sont accumulées. Parmi ces données, les résultats de l’analyse génétique effectuée sur des os de volaille et des restes humains trouvés au sud du Chili et datés entre 1321 et 1407 AD, sont les preuves les plus convaincantes qui suggèrent un passage des navigateurs polynésiens sur les côtes américaines (Storey et.al 2007 ; Matisoo-Smith & Ramírez 2010).

La société d’antan a créé des manifestations culturelles et architecturales sans égal dans le plus grand isolement culturel, d’une durée estimée par certains archéologues à 1000 ans (Vargas et al. 2006). Cette société a construit d’énormes statues anthropomorphes, généralement en tuf volcanique, plus rarement en basalte, appelées moai en langue rapanui, qui étaient vraisemblablement des représentations des grands chefs décédés (Routledge 1919, Métraux 1971). Plus de 887 moai sont distribués sur toute la côte de l’île, tombés face ou dos contre terre. Certaines statues sont encore complètes, mais d’autres sont détruites. Auparavant elles étaient dressées sur des plateformes en pierres (ahu), formant un complexe architectural ahu-moai qui était le centre cérémoniel de chaque village. 95 % des moai de l’île se trouvent aujourd’hui à différentes étapes de fabrication dans la carrière du Rano Raraku, volcan placé au sud-est de l’île (Van Tilburg 2003).

Pour l’anthropologue australien Grant McCall (1976a), le complexe architectural ahu–moai, les statues inachevées situées dans le Rano Raraku, ainsi que tous les autres moai qui se trouvent à mi-chemin entre la carrière et un centre cérémoniel ahu sont l’exemple d’une grande coopération sociale. Le groupe désireux de construire un moai, et plus particulièrement le chef du clan, devait mobiliser une grande quantité de main-d’oeuvre, avoir la capacité d’accumulation de nourriture, d’autres matières premières comme le bois et les cordages et jouir d’une unité politico-idéologique afin de mener à bien le projet. Parmi ces éléments, le chef devait posséder surtout du mana, concept transpolynésien qui évoque un pouvoir surnaturel, venu des ancêtres fondateurs, capable de donner la vie et de provoquer la mort.
Du fait de son isolement géographique, la société rapanui d’antan est considérée comme un « laboratoire naturel » et une « métaphore du devenir de la Planète Terre entière » par sa condition de « microcosme fragile » (Flenney & Bahn 2002). Le récit le plus répandu désigne la population ancienne comme responsable de la surexploitation des ressources naturelles en provoquant la déforestation ; le surpeuplement et le manque de nourriture auraient provoqué des guerres fratricides et l’effondrement d’une glorieuse civilisation. C’est, du moins, la célèbre hypothèse de Jared Diamond (2006). Or, de nouvelles recherches archéologiques (Mulrooley et. al 2007 & 2009) et des hypothèses historiques récentes (Fischer 2005) proposent une explication alternative prenant en compte un ensemble de facteurs (Rainbird 2002). D’une part, la conjoncture environnementale d’une chute de la température sur toute la planète dans les années 1200 AD et effets du phénomène de « el niño » (McCall 1994) par exemple. Mais aussi des changements profonds dans l’organisation sociale dus à l’intensification de l’agriculture (Kirch 1984 ; Stevenson et al. 1999), s’ajoutant à une crise « cosmologique » due au contact avec les Européens (Rainbird 2002 ; Pollard et al. 2010). Ces conjonctures auraient intensifié un processus de changement social et religieux (Fischer 2005), sans pour autant conduire à un effondrement d’une société glorieuse à une société décadente.

Le temps de l’isolement de la société rapanui, du moins avec le monde au delà de l’aire polynésienne, s’est rompu, selon les sources européennes, le matin du 5 avril 1722 quand une flotte de trois bateaux de la Compagnie hollandaise des Indes Orientales commandée par le capitaine Jacob Roggeveen, est arrivée sur ses côtes. Ce jour-là elle fut baptisée « l’île de Pâques » et entra peu après dans les cartes du Pacifique comme le lieu des grandes statues…

En nous basant sur l’information recueillie en 1914 par Katherine Routledge (1919) auprès d’un petit groupe d’une quinzaine de personnes âgées, qui avaient probablement entre 15 et 20 ans au moment des razzias esclavagistes de 1862, nous pouvons conclure que pendant le XIXe siècle l’île était divisée en dix mata regroupés en deux confédérations territorialisées : une confédération de l’Est et l’autre de l’Ouest. Du côté Est, la confédération Ko Tu‘u Aro, concernait les mata Miru, Ra‘a, Hamea, Marama, Haumoana e Ngatimo. Du côté Ouest la confédération Ko Hotu Iti, regroupait les mata Tupahotu, Koro o Rongo, Ure o Hei et Ngaure. Le mata Miru était selon Routledge (1919 : 240) « à mi-chemin entre la magie et la religion ». Selon elle, c’était le seul clan qui avait une « organisation politique », car toute l’information relative aux ariki affirmait qu’ils appartenaient tous à ce mata. En effet, les informateurs âgés de Routledge avaient tous connu personnellement l’ariki mau, Nga‘ara, décédé « un peu avant l’incursion péruvienne » (Routledge 1919 : 241). C’est grâce à ce petit groupe de gens qu’aujourd’hui nous connaissons le rôle politico-religieux de l’aristocratie Miru, ainsi que les détails des guerres entre les Ko Tu‘u Aro et les Ko Hotu Iti (Routledge 1919 : 240-243).

Au XVIIIe siècle une autre institution de pouvoir cohabitait avec celle des ariki mau, celle des taŋata manu (homme-oiseux). Il s’agissait d’un sorte de chef guerrier annuel, rendu sacré lors d’un rite agonistique (Routledge 1919, Métraux 1971). Selon l’information récoltée par Routledge puis par Métraux, quand le printemps arrivait, les différents mata se réunissaient à Mataveri, qui signifie littéralement « grand rassemblement », selon Fischer (2005 : 59), au bord du Rano Kao, volcan où se trouvait le village cérémoniel d’Orongo. C’était à Orongo où, apparemment, se réalisaient des rites d’initiation ainsi que l’investiture d’un nouveau taŋata manu9. Pour Fischer (2005) le culte de l’homme-oiseau était lié à la divinité Makemake, divinité locale de l’abondance et que les missionnaires assimilèrent au dieu chrétien. Jo Anne Van Tilburg (2006) situe l’origine de ce rite au milieu du XVIe siècle, alors que Joshua Pollard (et al. 2010) propose de situer ce culte après le contact (post 1722). Pour Pollard en effet le culte de l’homme-oiseau aurait été la réponse donnée par les autres mata à la crise cosmologique du pouvoir des ariki miru. Dans ce nouveau contexte le pouvoir sacré arrivait de l’ailleurs, avec les oiseaux qui ramenaient la fertilité.

Thèse de D. Muñoz Azócar - ‎2017

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